La question de la récupération des fonds et des biens issus de la corruption d’hommes d’affaires, de militaires et des politiciens véreux ainsi que des parties influentes incarcérés pour corruption était une promesse de campagne du président mal élu Abdelmadjid Tebboune.
Aujourd’hui le bonhomme s’en remet à ses bons souvenirs et relance ce va-t-en guerre à la recherche de Dinars perdus dilapidés dans le cadre de la récupération des fonds dissimulés frauduleusement à l’étranger ou même en Algérie à travers des biens éparpillés çà et là. C’est d’ailleurs de l’un de ceux-là d’où est repartie cette affaire. Dimanche dernier, effectivement, le chef d’état lors du Conseil des ministres tenu sous sa présidence, avait sommé ses troupes d’accélérer la remise en production de l’usine des huiles végétales de Jijel, qui appartenait aux frères Kouninef, actuellement en détention pour corruption, lançant ainsi la première étape d’un début du processus de récupération.
C’est que l’histoire va chercher loin elle couterait au bas mot estiment les experts, plus de 7,5 milliards d’euros et 600 milliards de DA, un joli pactole pour des caisses assoiffées. Si pour ce qui est de récupérer l’argent volé et dissimulé à l’étranger, autant en faire son deuil tant les procédures complexes prendraient du temps pour le rapatrier, les démarches à entamer, se déroulant sous la houlette diplomatique. Au Bled c’est un autre son de cloche et cela semble plus envisageable. Mais dans cette histoire du voleur volé, et entre nous, le vrai pactole est en devises fortes et donc entre de bonnes mains chez les autres. Ce qui reste au pays va avec les pertes et profits. Et l’Exécutif algérien en ces temps durs est tout aise de rencontrer le fameux « limaçon » de la fable.
Sauf que là, la problématique de la récupération des biens et fortune des richissimes oligarques et hauts responsables du régime Bouteflika ne pourrait se faire, qu’après que toutes les voies de recours eussent été épuisées. D’ailleurs, seule la cour d’Alger « une voix de son maître sans équivoque », où se déroulent les procès en appel des accusés concernées par la confiscation de biens mal acquis, est apte ou non de confirmer les demandes de la partie civile, qui est le Trésor public en ordonnant donc la confiscation de biens précisément identifiés et localisés. Ce qui toutefois peut prendre parfois plusieurs mois, voire des années mais bien moins que pour l’autre opération de rapatriement.
Ces grands dossiers qui s’élèvent à 7,5 milliards d’euros, ont pour hommes d’affaires des sommités comme, Ali Haddad, Mahieddine Tahkout , Mourad Eulmi, Abdelghani Hamel, les frères Kouninef ainsi que des accusés de parts et d’autres, notamment ceux dont les biens ont fait l’objet d’un ordre de saisie dans l’affaire du montage automobile. La majorité de ces biens à confisquer se trouve dans la capitale Alger et ses environs, il s’agit de terrains, usines, sièges de sociétés ou bureaux… L’opération est, sauf retournement de situation comme c’est souvent le cas en Algérie, certes, des plus plausibles sur le plan juridique car la justice est toute acquise à l’exécutif qui n’est autre que l’uniforme en Algérie, mais elle restera dans le temps complexe à appliquer. Mais qu’on se le dise ! dans l’état actuel des choses ce n’est qu’une passation de mains ou de pouvoir. Les nouveaux « ayant droit » se bousculent déjà aux portillons de la bonne fortune que partage volontiers le parrain. C’est comme ça en Algérie depuis plus de six décennies. Les bonnes habitudes ne se perdent pas.
Le chef de l’Etat algérien, Abdelmadjid Tebboune, l’avait dit en janvier 2023, il le fait. Il est attendu ce mardi 13 juin à Moscou pour une visite officielle de trois jours. Il avait dit aussi qu’il se rendrait à Paris le même mois mais la crise diplomatique a eu raison de l’élan réconciliateur de Tebboune. Donc ça se passera chez Vladimir Poutine, à qui l’Occident a fermé toutes les portes depuis qu’il s’est installé chez son voisin, l’Ukraine…
«A l’invitation du Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, le Président de la République, Abdelmadjid Tebboune, entame aujourd’hui une visite d’Etat en Fédération de Russie, qui dure trois jours, dans le cadre du renforcement coopération entre les deux pays amis», dit le communiqué de la présidence algérienne.
Moscou et Alger avait peaufiné cette visite haut en couleurs en février dernier, en mettant le curseur sur la consolidation des partenariats dans moult domaines. Le communiqué indique qu'”au cours de cette visite, le président de la République participera aux travaux du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, en Russie“.
A noter que l’Algérie et la Russie ont des relations diplomatiques depuis plus de 50 ans et la coopération bilatérale touche des secteurs tels que l’énergie, la défense et la culture. Leurs liens n’ont pas été impactés par la guerre en Ukraine, Alger a même accentué le virage en déposant officiellement son dossier pour rejoindre les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Cette visite à Moscou balaie les derniers doutes sur les intentions et choix stratégiques de Tebboune.
On a appris que des accords économiques de poids seront paraphés avec Poutine, notamment dans le domaine de l’énergie où les deux pays pèsent lourd, même si les sanctions occidentales ont fermé à la Russie ses plus gros marchés, d’ailleurs Alger en a tiré un gros profit, notamment en Europe.
Les entreprises russes lorgnent les domaines de la construction, de l’agriculture et de la technologie en Algérie. Il est également question d’explorer les niches dans la santé, les sciences et l’éducation.
Par ailleurs la crise libyenne devrait être mise sur la table. On sait que l’Algérie est un acteur important dans ce dossier, la Russie aussi en tant que soutien du maréchal Khalifa Haftar. Tebboune milite activement auprès de la communauté pour une solution politique en Libye, il tentera d’entraîner Moscou dans cette direction…
Algérie : le président Tebboune entame une visite d'Etat en Russie
Alger et Moscou entretiennent des relations privilégiées de longue date
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune entame mardi une visite d'Etat de trois jours en Russie à l'invitation de son homologue Vladimir Poutine, a annoncé la présidence algérienne. Cette visite s'inscrit "dans le cadre du renforcement de la coopération entre les deux pays amis", souligne un communiqué de la présidence.
Lors de ce déplacement, M. Tebboune participera également aux travaux du Forum économique international à Saint-Pétersbourg qui se tiendra du 14 au 17 juin, a-t-on ajouté de même source.
Alger et Moscou entretiennent des relations privilégiées de longue date. Les échanges commerciaux entre les deux pays avoisinent les trois milliards de dollars et se basent "en grande partie sur les constructions mécaniques, la métallurgie, l’agroalimentaire", selon la mission économique russe en Algérie.
La coopération militaire n'est pas en reste. Moscou est un important fournisseur d'armement du plus grand pays d'Afrique par sa superficie.
M. Tebboune devait également effectuer une visite d'Etat en
Abdelmadjid Tebboune pourrait ne pas se rendre en France avant septembre prochain. Entre Paris et Alger, des dissensions existent, alors que les présidents des deux pays avaient prévu de se rencontrer ce mois-ci.
Officiellement, le président algérien et son homologue français ont du mal à accorder leurs agendas respectifs. Après la visite d’Emmanuel Macron en Algérie, en fin d’été dernier, l’on pensait que l’amitié retrouvée entre Paris et Alger allait durer. Abdelmadjid Tebboune avait alors prévu de se rendre à Paris. Un voyage qui a, déjà à plusieurs reprises, été reporté. Du côté des deux pays, on tente de dire que les relations entre les deux pays sont toujours apaisées et qu’il est simplement difficile d’accorder les agendas des deux présidents.
Mais en réalité, des nuages sont venus couvrir le ciel, un peu trop dégagé, de l’amitié franco-algérienne. De quoi expliquer les reports des voyages de Tebboune, initialement programmés en mai, puis en juin. Plusieurs faits seraient à l’origine de l’assombrissement des liens entre les deux pays. À commencer, selon Europe 1, par le livre de l’ancien ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, qui critique l’accord franco-algérien de 1968, ou encore le fait que l’ancien Premier ministre Édouard Philippe ait demandé que soit mis fin à cet accord.
Report confirmé
Mais dans les couloirs des palais présidentiels français et algérien, le discours reste mesuré. On assure qu’il est difficile de trouver un créneau de voyage pour les deux chefs de l’État. La faute, entre autres, à la guerre en Ukraine, qui occupe beaucoup Emmanuel Macron. L’été approche, et le président français va certainement, si elle n’a pas lieu en juin, reporter la rencontre à septembre. Mais du côté d’Alger aussi, on traîne des pieds et Tebboune devrait attendre de voir comment évolueront les relations franco-algériennes ces prochaines semaines.
Si certains espèrent encore un retournement de situation, il n’en sera rien. L’ambassadeur algérien en France, Saïd Moussi, a confirmé au président du Sénat français, Gérard Larcher, que Tebboune ne viendrait pas en juin. D’autres sources indiquent que le président algérien, s’il se déplace, désire que son voyage soit historique. Or, il n’aurait pas encore reçu l’assurance de traitement diplomatique et protocolaire qui sied à son rang, de la part de Macron.
Une question de détails ? Pas pour la presse marocaine qui souffle sur les braises en indiquant, ces derniers jours, que le président Tebboune a signé un décret pour le rétablissement d’un couplet anti-français, supprimé en 1986, dans l’hymne national de l’Algérie.
Née d’une mère russe, de père inconnu, Isabelle Eberhardt a choisi très tôt de s’affranchir des conventions. A une époque où les femmes peuvent à peine sortir dans la rue sans chaperon, s’habillant en homme, enivrée par l’orient des romans de Pierre Loti elle décide à 20 ans de partir pour l’Algérie
Le 28 octobre 1904, à Aïn-Sefra au sud de l’Algérie, après sept jours de recherche, le corps sans vie d’un jeune homme est retrouvé dans la boue après la crue d’un oued. Le jeune homme s’appelait Si Mahmoud. Tout le monde le connaissait : vêtu d’un burnous et d’un turban, il sillonnait le désert à cheval et discutait des heures avec les vieux sages soufis, ou, une cigarette à la main, avec son ami le général Lyautey. Mais le jeune homme mort est en réalité une jeune femme, née très loin du désert, Isabelle Eberhardt.
Née en Suisse d’une mère russe, de père inconnu, cette bâtarde a choisi très jeune de s’affranchir des conventions. A une époque où les femmes peuvent à peine sortir dans la rue sans chaperon, elle, s’habillant en homme, enivrée par l’orient des romans de Pierre Loti, décide à 20 ans de quitter l’Europe pour l’Algérie.
Le choc, à la fois sensoriel, esthétique et spirituel, est à la hauteur de sa soif de liberté. C’est là, en Algérie, qu’Isabelle Eberhardt va accomplir son rêve : devenir écrivaine.
L'invitée : Karelle Ménine, écrivaine, dramaturge et journaliste. A consacré à Isabelle Eberhardt une exposition en 2019 à Genève, et prépare un documentaire sur elle. avec un réalisateur algérien et une production suisse.
La fiction : "Isabelle Eberhardt, la vagabonde des sables" de Christel Mouchard Avec : Isabelle Eberhardt : Tatiana Spivakova Véra : Anouck Siboni Augustin : Gabriel Mirété Sliman Ehni : Nadhir El Arabi Victor Barrucand : François Bureloup Robert Arnaud : Elya Birman Hubert Lyautey : Jean Paul Bordes un soldat : Benoit Chauvin
Bruitage : Bertrand Amiel. Prise de son, montage, mixage : Eric Villenfin, Dhofar Guerid Assistante à la réalisation : Laure Chastant Réalisation : Cédric Aussir
A lire : de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu "Le voyage soufi d'Isabelle Eberhardt" paru aux Editions Joëlle Losfeld en 2008 et de Tiffany Tavernier "Isabelle Eberhardt : un destin dans l'islam" publié chez Tallandier en 2016. L'essentiel des œuvres d'Isabelle Eberhardt est disponible aux éditions Joëlle Losfeld.
A lire également : de Karelle Ménine "Nimbe Noir" paru chez Labor et Fidès et "Bleuir l'immensité" publié chez MétisPresses en 2022.
Connue pour ses déclarations parfois « irréalistes », Ibtissem Hamlaoui, fait encore parler d’elle. Non pour avoir été « élue » à la tête du Croissant rouge algérien, mais pour avoir tout bonnement accusé certaines associations (algériennes) de bénéficier d’un financement étranger.
« Certaines associations nationales bénéficient d’un financement étranger occulte dont on ignore la provenance », a-t-elle en effet laissé entendre ce jeudi, sur le plateau d’une chaîne TV privée.
Quelles sont ces associations ? Combien sont-elles ? D’où leur parvient ce financement « occulte ? Ibtissem Hamlaoui n’en dira pas plus. Pourtant, la déontologie l’exige, si ce n’est de la pure et simple « spéculation ».
Si ces affirmations s’avèrent vraies, celle qui s’est de tout temps distinguée par ses déclarations burlesques, ne servant dans la plupart des cas qu’un clan bien défini, des comptes doivent être rendus.
Ibtissem Hamlaoui, en sait quelques choses. En septembre 2021, elle n’a pas hésité à user de mots dégradants pour décrire le sélectionneur national Djamel Belmadi, qui n’avait pourtant fait que dénoncé l’état des pelouses de nos stades.
Elle est vite recadrée par des milliers d’internautes qui se sont solidarisés avec lui. « Belmadi pas touche ! », avaient-ils écrit unanimement sur les réseaux sociaux.
Quelques mois auparavant, elle se distingue par des critiques acerbes à l’adresse des « pouvoirs publics qui avaient mal géré la crise sanitaire liée au coronavirus »
« Le manque de moyens matériels dans les hôpitaux à causé un retard flagrant dans le nombre de dépistages laissant entrevoir une situation qui pourrait devenir hors de contrôle. Si le confinement total n’est pas décrété, le pays risque une catastrophe sanitaire », avait-elle notamment prédit en mars 2020.
Deux ans après, les faits sont là, pour lui rappeler qu’elle était entièrement en déphasage avec la réalité. Fruit du hasard ? Assurément pas.
La stratégie « gagnante » menée par l’Algérie pour lutter contre la propagation du Coronavirus (Covid-19), a été en effet saluée par y compris, des organismes internationaux telle que l’OMS qui s’est félicitée des « mesures prises par le gouvernement algérien pour circonscrire l’épidémie à tous les niveaux ».
Le Président Tebboune suivait en personne, heure par heure l’évolution de cette pandémie (…), à la tête d’une cellule de crise, donnait les orientations à suivre, les mesures à prendre et les adaptations à y apporter selon l’évolution des courbes de la pandémie avec comme premier et unique souci de sauver les vies.
Enfin, que dire de celle qui affirmait que les manifestants qui sortaient tous les vendredi (lors du Hirak) l’empêchaient de «faire sa sieste » ? Du délire tout simplement.
PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui, entretien avec l’auteur et illustrateur de BD Jacques Ferrandez. Né en 1955 en Algérie, le Niçois consacre depuis plus de trente ans une large partie de son œuvre à son pays natal. Le second tome de ses « Suites algériennes » vient de sortir.
Né en 1955 à Belcourt, dans ce quartier d’Alger où Albert Camus a passé toute son enfance et son adolescence, l’auteur de BD Jacques Ferrandez consacre depuis plus de trente ans une large partie de son œuvre à son pays natal. Les dix épisodes de ses « Carnets d’Orient » et « Carnets d’Algérie »qui racontent, à travers une galerie de personnages français et algériens dont les destins se croisent, l’histoire du pays de 1830 à 1962, sont une référence. Il a adapté plusieurs livres d’Albert Camus (« l’Etranger », « l’Hôte », « le Premier Homme »).
Dans le second et dernier volume des « Suites algériennes » (Casterman) qui vient de sortir, il met en lumière la complexité de cette Algérie post-indépendance. Mêlant souvenirs personnels romancés et travail documentaire, le récit choral raconte, en douze chapitres et douze personnages, l’évolution tumultueuse du pays depuis 1962. Entretien
Vous consacrez le second tome des « Suites algériennes » à la « décennie noire », la guerre civile algérienne des années 1990 qui a fait plus de 100 000 morts. Pourquoi ?
Jacques Ferrandez Parce que cette période a vu ressurgir les mécanismes d’une guerre fratricide qui sommeillait depuis la guerre d’indépendance entre 1954 et 1962. On a eu le sentiment que la barbarie qui s’est abattue dans les années 1990 sur les Algériens, avec ces villages massacrés et ces femmes éventrées, venait de nulle part. Or il suffit de regarder ce qui s’était passé pendant la guerre d’Algérie, à l’intérieur des familles et des villages algériens, entre ceux qui étaient instruits et ce qui ne l’étaient pas, entre les urbains et les ruraux, entre les Arabes et les Berbères, entre les harkis et leurs compatriotes, pour constater que ce n’était pas le cas. Les clivages qui se sont exprimés pendant la guerre d’indépendance ont rejailli d’autant plus fortement que rien n’avait été jugé, ni purgé. L’obsessionnelle question « Qui tue qui ? » qui renvoyait dos à dos islamistes et régime militaire à propos des massacres de civils me rappelle les luttes fratricides entre les deux factions rivales, le Front de Libération nationale (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA), pendant la guerre d’Algérie.
Quelles conséquences a eu, selon vous, cette période sur la société algérienne que vous décrivez ?
Je vais souvent en Algérie et je suis frappé de voir que depuis le début des années 2000, l’islamisme s’est infiltré dans toutes les couches de la société. Il ne s’exprime plus de façon violente, mais sous la forme d’une pression sociale et familiale. Je ne parle pas seulement du port du voile qui s’est banalisé, mais tout simplement de la possibilité de boire une bière en terrasse par exemple. Lors du Salon international du Livre d’Alger (SILA), le pavillon des livres religieux fait le plein chaque année. Cela donne une idée du marché du livre en Algérie et de ce que les gens lisent… Les religieux imposent de façon diffuse des règles sur la façon de s’habiller et de se comporter. Il y a des stratégies de contournement certes, mais cette islamisation rampante, qui n’existait pas dans les années 1980, est visible dans l’espace public.
Les islamistes ont, d’une certaine manière, gagné. Cette victoire est préoccupante, surtout pour ceux qui ont vécu la période de la « décennie noire ». L’ancien président Abdelaziz Bouteflika [mort en 2021, après vingt ans au pouvoir (1999-2019), NDLR] a ramené la paix avec la loi de concorde civile et le principe de l’amnistie pour les islamistes qui déposeraient les armes à la condition qu’ils n’aient pas commis de crimes de sang. Mais en choisissant l’oubli et le silence, le pouvoir s’expose à ce que rejaillisse cette violence.
Dans la préface de votre album qu’il signe, l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud s’interroge : « Qu’est-ce qui explique cette violence ? Cette tension que l’on ressent dans le pays ? » Une question qui revient chez un de vos personnages.
La violence ne remonte pas à la colonisation et à ce qui s’est passé pendant la guerre d’Algérie. Pendant la période ottomane, le dey d’Alger faisait régner avec ses janissaires la loi et l’ordre sur les populations soumises à l’impôt. Comme je le fais dire à mon personnage de l’écrivain, inspiré par mon ami Rachid Mimouni [auteur algérien, décédé en 1995], la conquête arabe ne s’est pas déroulée avec des pétales de rose, du lait et du miel. La Kahena, cette princesse berbère qui résista à la conquête musulmane, a été exécutée, sa tête envoyée en trophée au calife omeyyade Abd al-Malik à Damas. A chaque fois, une puissance autochtone ou étrangère met le pays en coupes réglées. Et ceux qui arrivent par la suite se servent des frustrations et des velléités de vengeance de ceux qui ont eu à souffrir des oppresseurs précédents.
Cette période de la guerre civile est peu connue en France, alors qu’elle reste un traumatisme vivace en Algérie. Pourquoi ?
Les journalistes ont couvert l’interruption du processus électoral et l’assassinat de Mohamed Boudiaf [président du Haut Comité d’Etat, une autorité politique provisoire, de facto chef de l’Etat] en 1992. Après ces événements, il a été très difficile d’obtenir des visas. C’est devenu une guerre sans images. On ne savait plus ce qui se passait en Algérie qui a vécu un terrible huis clos pendant presque dix ans.
Les deux épisodes des « Suites algériennes » se sont focalisés sur les années post-indépendance de l’Algérie. Qu’est-ce qui vous a motivé ?
L’histoire de l’Algérie ne s’est bien sûr pas arrêtée en 1962. Ce qui s’est passé dans ce pays après l’indépendance est peu connu. Elle a été racontée de façon très officielle, en éliminant tout ce qui pouvait être gênant, en mettant la poussière sous le tapis. Elle s’est réveillée avec l’émergence du terrorisme en Algérie.
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C’est pourtant une période passionnante : la prise du pouvoir par le FLN, Alger qui devient la capitale du tiers-mondisme avec la présence de tous les mouvements de libération africains, des Palestiniens, des Black Panthers, la venue de Che Guevara que je montre dans ce tome II. Tout cela faisait que j’avais envie de m’intéresser à cette période. C’est une mine inépuisable de scénarios.
Vous n’êtes pas tendre lorsqu’il s’agit de décrire les acteurs politico-militaires qui gouvernent l’Algérie depuis soixante ans. Vous faites dire à un officier, puissant patron des services de renseignement qui n’est pas sans rappeler le général « Toufik », l’ancien chef du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) démis de ses fonctions en 2015 : « L’Algérie n’est dirigé que par l’ambition, la cupidité, la médiocrité, l’intérêt personnel de ceux qui sont arrivés au pouvoir. » Partagez-vous cet avis ?
Je me mets en position de porte-parole de ce que j’entends quand je vais en Algérie. Pendant le mouvement de contestation populaire, le « Hirak » [qui a commencé en 2019 avec des manifestations contre le cinquième mandat de Bouteflika], on a assisté à un déferlement de « dégagisme » à l’égard d’un pouvoir considéré comme corrompu qui a confisqué l’indépendance. Je n’invente rien : l’Algérie est gouvernée par des généraux devenus des hommes d’affaires, qui siphonnent les ressources du pays pour ensuite les déposer sur des comptes bancaires en Suisse ou dans des paradis fiscaux.
« Suites algériennes » s’attache à l’histoire d’un général glorifié pour avoir lutté contre le colonisateur français – alors qu’il dissimule son passé de harki – et à celle d’un islamiste antisioniste qui ne sait pas qu’il est l’enfant d’une Française de confession juive. A travers ces personnages, vous semblez illustrer l’envers de cette « histoire algérienne imaginaire » fantasmée et véhiculée par le pouvoir que décrit Kamel Daoud dans la préface.
C’était une manière de mettre les pieds dans le plat. La base historique sur laquelle je peux m’inspirer est faussée car on nous raconte des histoires qui arrangent ceux qui sont au pouvoir. Il y a tellement de cadavres dans les placards. Mais on ne peut pas toucher au roman national en Algérie. Le célèbre slogan « Un seul héros, le peuple » que brandissaient les Algériens pour arracher leur indépendance a été repris par le pouvoir. C’était une manière commode de glorifier le peuple tout en ne retenant pasles noms des leaders de la révolution car la plupart avaient été écartés ou tués. J’avais envie de représenter ces dirigeants algériens arrivés au pouvoir en éliminant ceux qui étaient montés au maquis et qui n’ont pas tiré un seul coup de fusil pendant la guerre d’indépendance. Mais les Algériens ne sont pas dupes. Dans les mémoires, on sait ce qui s’est réellement passé.
Dans cet opus, comme dans le reste de votre œuvre, vous avez choisi de raconter le point de vue de tous. Est-ce une façon de ne pas prendre parti dans ce que l’historien Benjamin Stora a appelé « la guerre des mémoires » ?
Je prends parti pour mes personnages. Et d’ailleurs j’essaie le plus souvent de les sauver ! Ecrire une histoire qui serait partisane ne ferait que continuer à propager une partie de la vérité. Il faut être capable de penser contre soi-même et d’avoir une vision qui ne soit pas biaisée. Il faut confronter les points de vue. C’est ce qui crée du scénario. Le personnage de Saïd montre bien toutes ces ambiguïtés. Il s’est engagé dans la résistance car son village avait été brûlé par des soldats français. Son père, capturé par l’armée française, puis relâché, a été vu comme un traître et assassiné par ses compatriotes de façon expéditive. Lui-même a été une cible du FLN et a trouvé protection auprès des Français, avant de devenir l’homme le plus puissant du pouvoir algérien. Il aurait pu être chef de maquis, ne pas devenir harki. Mais son destin a basculé à la faveur de circonstances qu’il n’a pas choisies.
Je veux parler de tout cela sans me sentir le porte-parole d’une communauté, en étant libre de ce que je raconte. Justement pour comprendre, pour ne pas tronquer, ne pas me cantonner dans un camp ou un autre. Il faut s’empêcher de juger le passé avec les yeux d’aujourd’hui, car on continuerait à ne pas lecomprendre, à le voir en noir et blanc. Or les faits sont beaucoup plus fins, plus nuancés, plus complexes.
Le président Abdelmadjid Tebboune doit effectuer une visite d’Etat en France en juin. Si elle était confirmée, ce ne serait que la troisième visite d’un chef d’Etat algérien en France en soixante ans. Pourquoi cette relation est si compliquée ?
Elle est compliquée entre officiels et responsables politiques, mais pas entre les populations. Quand je vais en Algérie, je suis bien accueilli. Je suis considéré comme un des leurs. Le travail de réconciliation a été fait depuis longtemps à l’échelle individuelle et collective.
Que reste-t-il, selon vous, des aspirations du peuple algérien, et notamment des jeunes qu’on a vu défiler lors du « Hirak » ?
L’histoire algérienne est ponctuée de sursauts qui laissent espérer un basculement dans le bon sens. Mais ce souffle démocratique retombe à chaque fois. L’heure est aujourd’hui au pessimisme. L’espoir du « Hirak » s’est envolé depuis la reprise en main du président Abdelmadjid Tebboune.
Vers un renouveau du cinéma ? ·« Qu’avons-nous fait de notre indépendance ? » « Que sommes-nous devenus depuis et qu’aurions-nous pu être ? » 52 ans après la liesse de juillet 1962, ces questions à la fois politiques et identitaires hantent les Algériens et pèsent lourdement sur le devenir de leur pays. Et c’est à ces interrogations que se confronte, avec succès, L’Oranais du réalisateur algérien Lyes Salem, sorti en salles le 19 novembre. Cette oeuvre serait-elle le signe d’un renouveau du cinéma algérien ?
La trame de L’Oranais s’articule autour de deux amis, Hamid et Djaffar, montés ensemble au maquis pour combattre la France coloniale et que le destin finira par séparer, bien longtemps après l’indépendance. Entre les deux hommes, il est aussi question de secret inavouable, de trahison et de renoncements aux idéaux de la Thawra (« la Révolution », c’est-à-dire la guerre d’Algérie).
Coproduction franco-algérienne, cette fresque mémorielle échappe au piège habituel de l’exhaustivité. La guerre d’Algérie, puis l’indépendance et ses lendemains désenchantés, en sont bien sûr la toile de fond. Mais Lyes Salem prend soin de les raconter à sa manière en privilégiant l’angle de la destinée individuelle. Et c’est déjà une façon de se colleter avec une histoire officielle qui se méfie, aujourd’hui encore, de l’individu, préférant glorifier la collectivité, à l’image du slogan « un seul héros, le peuple ». D’ailleurs, de nombreuses péripéties du film peuvent être lues comme un pied de nez aux dogmes mémoriels ou identitaires encore en vigueur dans l’Algérie du XXIe siècle. Djaffar, par exemple, ne rejoint le maquis que parce que les circonstances et le hasard décident pour lui (pour échapper à un ratissage de l’armée française, il tue de manière presque involontaire un garde-champêtre). On est dans le récit à hauteur d’homme, loin de l’épopée héroïque.
Par la suite, l’itinéraire des deux amis diverge. Hamid sert la Révolution à l’extérieur tandis que Djaffar, dont le rôle est interprété par Lyes Salem, passe plusieurs années dans le maquis. Après l’indépendance, le premier, marié à une Américaine, devient un grand ponte du système, installé dans une belle demeure — un « bien vacant », c’est-à-dire un bien immobilier abandonné par des Européens — tandis que l’autre hérite la direction d’une entreprise de menuiserie. Et même si l’amitié et l’affection demeurent, l’érosion de l’espérance va produire ses effets négatifs. Au fil des scènes, on voit changer l’Algérie, Hamid et Djaffar. L’unanimisme brutal au profit du parti unique s’installe. L’affairisme ne tarde pas à faire son apparition, l’identité berbéro-arabe est sacrifiée au dogme de l’arabo-islamisme le tout dans un contexte où les « services », comprendre la sécurité militaire, peuvent embarquer n’importe qui à n’importe quel moment. Dans les propos de Hamid, on sent peu à peu poindre le mépris pour un peuple qui n’a de cesse de revendiquer sa part du gâteau. Dans certaines scènes, notamment celle d’une balade en mer, on ne peut s’empêcher de penser que Hamid, Djaffar et leurs amis ont pris la place des anciens colons…Dès lors, seule une issue dramatique peut clore les relations entre les deux hommes.
LE LEGS COLONIAL
L’Oranais est surtout une allégorie de la question de l’identité algérienne et de ses liens avec la France. En montant au maquis, Djaffar ignore, contrairement à Hamid qui gardera ce secret, que son épouse a été violée en représailles par le fils du garde-champêtre qu’il a tué. À son retour, il apprend que sa femme — peut-être le symbole de ce qu’aurait pu être l’Algérie indépendante — a donné vie à un garçon puis qu’elle est morte, sa santé s’étant étiolée faute de nouvelles de son mari. Après quelques hésitations, Djaffar décide d’élever l’enfant comme son propre fils, comme la « chair de sa chair ». Cet enfant, prénommé Bachir, « celui qui porte la (bonne) nouvelle », est le symbole de ce que la France a laissé aux Algériens. Un legs, fruit d’un viol originel — celui de la colonisation — qu’il ne sert à rien d’occulter, voire de rejeter. Il en va ainsi de la langue française mais aussi du reste, de la manière de penser, du cartésianisme, de la croyance aux valeurs universelles : autant d’éléments qui sont remis en cause, alors qu’ils ont contribué à faire de l’Algérie une singularité à la fois politique mais aussi culturelle et intellectuelle dans le concert des nations décolonisées.
RÉALISME SANS CONCESSION
Dans le même temps, ce film est aussi un bel hommage à l’Oranie, région de l’ouest algérien, à sa joie de vivre et à sa musique, à un mode de vie qui a pratiquement disparu ou, pour être plus précis, qui n’a plus sa place dans une Algérie de la bigoterie et de la pratique de plus en plus ostentatoire et ritualiste de la religion. Dans le film, les personnages principaux boivent de l’alcool, des femmes ne portent pas le haïk et encore moins le hijab, quasiment inconnu jusqu’à la fin des années 1970. On y parle l’algérien. Non celui, incompréhensible, des discours officiels lénifiants, mais une darja (langue algérienne souvent qualifiée de « dialecte ») vivante, vigoureuse, qui se pratique au quotidien, avec ses fulgurances, ses captures de mots français et ses insultes imagées. En cela, L’Oranais est, malgré quelques maladresses et longueurs, un film « vrai », y compris dans le choix des figurants. Un film qui ne fait pas de concession au « politiquement correct » à l’algérienne mais qui, aussi, évite soigneusement les concessions auxquelles se sont pliés de nombreux créateurs maghrébins désireux de faire entendre leur voix en France. Point de « c’était mieux du temps des colons car tout le monde vivait bien ensemble ». De même, le Front de libération nationale (FLN) de la guerre d’Algérie est décrit tel qu’il a été, c’est-à-dire une organisation révolutionnaire avec un but précis à atteindre. Point donc, à ce sujet, de digressions sur la terreur qu’aurait imposée la djebha (le Front) à la population pour l’obliger à rejoindre ses rangs et à le soutenir. Une thèse qui renvoie dos-à-dos les deux acteurs du conflit et que font mine d’épouser quelques écrivains algériens désireux d’entrer en grâce auprès des milieux germanopratins.
LA « FAMILLE RÉVOLUTIONNAIRE » GRINCE DES DENTS
Comme il fallait s’y attendre, le film n’a pas été du goût de tout le monde en Algérie. La première salve est venue du cheikh Chamseddine, un célèbre téléprédicateur salafiste, qui a reproché au film de mettre en scène des moudjahidines (terme qui désignait aussi les soldats de l’Armée de libération nationale) en train de boire du vin. Un reproche repris à l’identique par l’Organisation nationale des enfants de chouhadas (les martyrs de la Guerre d’indépendance) et d’autres figures de ce que l’on appelle en Algérie, parfois non sans ironie, « la famille révolutionnaire ». Comme l’ont relevé de nombreux journalistes, ces mises en cause ne portent pas sur le fond et ne concernent qu’un élément du film : la consommation d’alcool, un phénomène réel qui a permis à de nombreux Algériens d’avaler maintes couleuvres de l’après-indépendance. Plus important encore, les appels à en interdire la diffusion du film en Algérie et à l’étranger (!) sont souvent venus de personnes n’ayant vu que la bande-annonce…
Pour l’heure, et contrairement à ce qu’exigent les détracteurs du film, les autorités algériennes n’ont décidé aucune interdiction ni censure officielle. Toutefois, Nadia Laabidi, ministre de la culture, a ainsi déclaré « comprendre les critiques de la famille révolutionnaire » et laissé entendre que le réalisateur se serait éloigné du scénario déposé pour obtenir un financement.
UNE PRODUCTION CINÉMATOGRAPHIQUE EN PANNE
Du coup, la responsable a annoncé des modifications à venir dans les futurs cahiers des charges en matière de soutien à la production cinématographique. Une perspective qui inquiète les professionnels d’un secteur qui vient de traverser plus de trente années de disette. Ils espéraient l’amorce d’un renouveau avec la sortie de films comme L’Oranais ou Le Crépuscule des ombres du réalisateur Lakhdar Hamina (Palme d’or 1975 du festival de Cannes avec le célèbre Chronique des années de braise). De fait, et pour reprendre un constat très célèbre en Algérie, le pays « compte plus de réalisateurs que de salles et plus de salles que de films réalisés ». Dans les grandes villes comme Alger ou Oran, nombre de cinémas sont à l’abandon, transformés parfois en aires de stockage. De manière récurrente, les autorités promettent la relance du secteur et une réhabilitation des salles sans pour autant abandonner les contraintes administratives qui pèsent sur la création cinématographique. Pourtant les attentes sont nombreuses. De jeunes réalisateurs profitent du développement des réseaux sociaux pour diffuser de courts métrages réalisés avec des moyens de fortune. De même, des festivals sont organisés dans de nombreuses villes du pays, à l’image des Rencontres cinématographiques de Béjaïa. En 2011, la réalisatrice algérienne Mounia Meddour a présenté un long métrage consacré au nouveau souffle du cinéma algérien. À l’époque, déjà, le constat était le même : dans un contexte marqué par un retour à la paix civile, de nombreuses énergies créatrices attendaient de l’État qu’il libéralise le secteur à défaut de s’engager financièrement comme il le faisait dans les années 1970, période faste du cinéma algérien.
AKRAM BELKAID
Journaliste et écrivain algérien. Journaliste au Monde diplomatique et membre du Comité de rédaction d’Orient XXI,… (suite)
En 1953, le monde est entré dans l’ère de la confrontation Est-Ouest pour le partage du monde : d’un côté, les États-Unis et les grandes puissances occidentales (France et Royaume-Uni), de l’autre, l’URSS et les « démocraties populaires ». C’est aussi le temps des décolonisations, et l’empire colonial français craque de partout : Vietnam, Madagascar, Cameroun, Maroc, Tunisie, sans parler de l’Algérie et des massacres du 8 mai 1945 dans le Nord-Constantinois.
En France, la gauche politique et syndicale est surtout focalisée autour de la guerre d’Indochine et contre les États-Unis1 et plusieurs militants et dirigeants communistes ou cégétistes sont arrêtés et inculpés pour « atteinte à la sûreté de l’État », comme le soldat Henri Martin2.
LA POLICE PROTÈGE L’EXTRÊME DROITE
Peu de gens le savent, mais pendant longtemps les organisations politiques et syndicales de la gauche française ont défilé le 14 juillet depuis 1935. Ces défilés faisaient partie des traditions ouvrières au même titre que le 1er mai. Ils étaient autorisés et à partir de 1950, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine légale du Parti du peuple algérien (PPA) — interdit depuis 1939 —, avec à sa tête Messali Hadj, décident de se joindre aux défilés du mouvement ouvrier français. `
La manifestation démarre place de la Bastille à Paris, et on peut y voir d’anciens combattants, le Mouvement de la paix, le Secours populaire, l’Union de la jeunesse républicaine de France, l’Union des étudiants communistes et de l’Union des femmes françaises (UFF). La CGT suit avec ses différentes fédérations syndicales (cheminots, métallurgie…), puis viennent les organisations de la banlieue parisienne. On voit aussi des bonnets phrygiens, des Marianne qui font des rondes, des fanfares républicaines. Une tribune avec un grand nombre de personnalités politiques de gauche est placée à l’arrivée, place de la Nation. Dans la manifestation, on entend les slogans : « Libérez Henri Martin ! » ou « Paix en Indochine ! » Enfin, en queue du défilé viennent les Algériens du MTLD. Mais avant même que le cortège des Algériens ne se mette en marche, un petit groupe d’une vingtaine de militants d’extrême droite cherche à les provoquer et à les frapper. Très rapidement, ils se retrouvent encerclés par le service d’ordre de la CGT et des Algériens. La police va alors intervenir, mais pour les protéger et non les arrêter.
Passé cet accrochage, les militants du MTLD poursuivent leur défilé. Ils sont très organisés en six groupes, précédés chacun d’un numéro désignant leurs différents secteurs. Au total, ils sont entre 6 000 et 8 000, soit plus d’un tiers de la totalité des manifestants (15 000 à 20 000). Ils défilent derrière le portrait de leur dirigeant Messali Hadj, et sont encadrés par un service d’ordre repérable à ses brassards verts. Quelques drapeaux algériens apparaissent ici et là. Ils sont très applaudis sur le parcours et scandent leurs propres mots d’ordre réclamant l’égalité entre Français et Algériens et la libération de Messali Hadj, qui se trouve en résidence surveillée depuis plus d’un an.
Arrivé place de la Nation, le premier cortège des Algériens passe devant la tribune officielle où il est applaudi, et commence à se disloquer. Un orage éclate au moment où les policiers chargent pour enlever les drapeaux, portraits et banderoles du MTLD. Le brigadier-chef Marius Schmitt3 dira plus tard : « Selon les ordres reçus, nous avons essayé de dégager la place et de fragmenter le groupe de manifestants ». Pour le gardien de la paix Henri Choquart : « C’est un inspecteur principal adjoint qui a donné l’ordre. Il s’agissait de disperser un cortège de Nord-Africains qui criaient et portaient des banderoles ou pancartes. » Et le gardien Pierre Gourgues : « Suivant les ordres reçus, nous nous sommes emparés des banderoles et, brusquement, à partir des rangs situés à l’arrière de la colonne de manifestants, nous furent jetés toutes sortes de projectiles ».
« LES CANIVEAUX ÉTAIENT ROUGES »
Selon de nombreux manifestants, l’affrontement s’est déroulé en plusieurs temps. Premier temps, les policiers chargent matraque à la main, mais les Algériens ne se laissent pas faire. Ils utilisent des barrières en bois qui servent à un marché et se défendent comme ils peuvent. D’autres vont chercher des bouteilles et des verres qu’ils trouvent sur les terrasses des cafés et les lancent sur les forces de l’ordre… Les policiers en nombre inférieur sortent alors leurs armes et tirent une première fois dans la foule. Malgré ces premiers morts, les Algériens avancent toujours et les policiers pris de panique reculent et se retirent derrière leurs cars en attendant les secours. Pendant ce temps-là, un fourgon et une voiture de police sont incendiés. Puis, selon plusieurs témoins, deux policiers seraient restés à terre. Soixante ans après, le gardien de la paix Robert Rodier le confirme :
Nous, on allait repartir dans les cars. Mais quelqu’un a dit : “Attention ! Vous laissez deux gars là-haut !” Alors on a fait demi-tour et on est repartis pour aller les ramener. Alors là, […] je voyais les collègues qui tenaient leurs pétards à l’horizontale. Ce n’étaient pas des coups de feu en l’air pour faire peur. […] C’étaient des coups de pétard avec le revolver à l’horizontale. Et les gars arrivaient, le premier rang tombait, et ça revenait derrière. Les caniveaux étaient rouges, ouais ! Ça, je m’en souviendrai toujours. Et ça tirait ! Deux cent dix douilles sur le terrain. […] Moi aussi, j’ai tiré, mais ça, je ne le disais pas4.
Les affrontements les plus violents ont lieu entre les carrefours du boulevard de Charonne et du boulevard de Picpus, et de chaque côté de l’avenue du Trône et du cours de Vincennes. Puis, une véritable chasse à l’homme est organisée dans tout le quartier. Il y a de nombreux blessés, tabassés par la police. On relèvera sept morts (six Algériens et un Français qui voulaient s’interposer entre les policiers et les Algériens). Le climat politique et le racisme à l’œuvre dans la police parisienne mènent à ce massacre. Conclusion de l’historien Emmanuel Blanchard :
Il est important de rappeler que si cet événement est alors inédit du point de vue parisien, il est d’une certaine façon courant de longue date aux colonies. Mais ce qui est peu commun, c’est que cela se passe à Paris, un 14 juillet, sur la place de la Nation.
LES SEPT VICTIMES DU 14 JUILLET 1953
➞ Abdallah Bacha (25 ans), né en 1928 à Agbadou (Algérie). Atteint d’une balle dans la région dorsale qui est ressortie à la base du cou, il est décédé à 18 h à l’Hôtel-Dieu ; ➞ Larbi Daoui (27 ans), né en 1926 à Aïn Sefra (Algérie). La balle, que l’on n’a pas retrouvée, est entrée par le sternum et a traversé le cœur. Décédé à 18 h 30 à l’hôpital Tenon. Il habitait à Saint-Dié (Vosges), où il était manœuvre et domestique ; ➞ Abdelkader Draris (32 ans), né en 1921 à Djebala (Algérie). Il a été atteint d’une balle dans la région temporale gauche, qui est ressortie par la tempe droite. Décédé à 18 h à l’hôpital Saint-Louis, il travaillait chez Chausson ; ➞ Mouhoub Illoul (20 ans), né en 1933 à Oued Amizour (Algérie). La balle est entrée dans le sourcil gauche jusqu’à la boîte crânienne puis est ressortie. Décédé à 20 h 30 à l’hôpital Saint-Louis, il habitait et travaillait comme ouvrier du bâtiment au centre de formation de Saint-Priest (Rhône) ; ➞ Maurice Lurot (41 ans), né en 1912 à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes). La balle est entrée dans la poitrine au niveau du sternum et a traversé le poumon et le thorax. Décédé à l’hôpital Saint-Louis, il était ouvrier métallurgiste à Paris ; ➞ Tahar Madjène (26 ans), né en 1927 au douar Harbil (Algérie). Frappé d’une balle sous la clavicule gauche qui lui a perforé le cœur et les poumons, il est décédé à 17 h 40 à l’hôpital Tenon ; ➞ Amar Tadjadit (26 ans), né en 1927 au douar Flissen (Algérie). Il a reçu une balle qui a atteint le cerveau dans la région frontale gauche. Il présentait, en plus, de nombreuses traces de violences au niveau de la face. Décédé à 20 h à l’hôpital Saint-Louis.
Tandis que les balles sifflent encore sur place de la Nation, les secours s’organisent. Beaucoup d’Algériens préfèrent se soigner chez eux, ils craignent de se faire arrêter à l’hôpital. Les hôpitaux les plus proches sont pleins, un formidable mouvement de solidarité envers les blessés s’organise. On fait la queue (surtout chez des gens de gauche) pour les voir, leur parler et les réconforter. On leur apporte des fruits, des légumes, des cadeaux…
UNE « ÉMEUTE COMMUNISTE »
Le traitement de l’information est diamétralement différent dans les journaux. D’un côté, la presse anticommuniste reprend la version policière de l’émeute algérienne. Scénario que l’on retrouve dans Le Figaro, l’Aurore, le Parisien libéré, France-Soir, ou de façon atténuée dans Le Monde, quotidien qui va évoluer au fil des jours. Exemple de L’Aurore qui titre en une : « Ce 14 juillet, hélas ensanglanté par une émeute communiste ». Sous-titre : « 2 000 Nord-Africains attaquent sauvagement la police ». Les articles de deux journaux de gauche (Libération et L’Humanité) rétablissent la vérité. Mais l’information va progressivement disparaître de la une à partir du 24 juillet.
En Algérie, il y aura quelques arrêts de travail, mais peu de débrayages. Le 21 juillet 1953, un hommage est rendu à la Mosquée de Paris devant les cercueils des victimes algériennes recouverts du drapeau algérien. Le soir, un important meeting de protestation est organisé au Cirque d’hiver à Paris et le 22 juillet, c’est le jour des obsèques du militant CGT Maurice Lurot à la Maison des métallos, rue Jean-Pierre Timbaud (Paris 11e). Le drapeau algérien recouvre ceux des victimes algériennes et le drapeau rouge celui de Maurice Lurot. Dans l’après-midi, c’est le départ des convois funéraires des victimes algériennes jusqu’à Marseille pour les ramener en Algérie. Ensuite, une foule estimée à plusieurs milliers de personnes accompagne à pied le cercueil de Maurice Lurot jusqu’au cimetière du Père-Lachaise. En fait, les autorités françaises ont très peur du rapatriement des corps en Algérie, car la tuerie du 14 juillet a un grand retentissement. C’est surtout le quotidien de la gauche algérienne, Alger républicain, proche du Parti communiste algérien (PCA)et dirigé par Henri Alleg qui donne le plus d’écho à cet événement. Des grèves éclatent, des débrayages ont lieu et un large comité de soutien aux familles des victimes se constitue avec des représentants du MTLD, du PCA, et de toutes les forces progressistes du pays. La foule se presse devant le port d’Alger et se recueille devant les cercueils. Puis les convois funéraires prennent les directions de leurs villages.
LES MENSONGES DES POLICIERS ET DE LA JUSTICE
Évidemment, le soir même du drame, la hiérarchie policière et le gouvernement ont entrepris une vaste opération que l’on peut résumer à un véritable « mensonge d’État ». Pour eux, ce sont les Algériens qui étaient agressifs et qui ont même tiré sur les forces de l’ordre d’où leur conclusion de « légitime défense ». Ainsi dans les archives de la police ou du juge d’instruction, l’unanimisme des affirmations des représentants des forces de l’ordre est pour le moins troublant, car ils seront 55 à avoir, sans aucune preuve, « entendu des coups de feu qui venaient du côté des manifestants ou du côté de la place de la Nation », là où se trouvaient les Algériens.
La fabrication du mensonge d’État s’est aussi illustrée par la façon dont le juge Guy Baurès a sélectionné les déclarations des policiers pour rendre ses conclusions de non-lieu. En effet, lorsqu’on regarde de plus près les dépositions mensongères des policiers, on remarque dans la marge de petits traits qui correspondent aux phrases que le juge d’instruction a relevées. Ces annotations vont lui servir à rendre son avis sur cette « violence à agents ». Bien entendu, le juge va écarter toutes les déclarations des Algériens, car pour lui elles ne sont pas assez précises, bien qu’accablantes pour la police.
L’autre grand mensonge d’État concerne l’analyse des balles et la récupération des douilles. On sait qu’au moins une soixantaine de balles ont été tirées (les 50 blessés par balle et les 7 tués). Or le dossier d’instruction ne fait état que de 17 douilles ramassées place de la Nation : une véritable anomalie. Or l’analyse des balles n’a été faite que sur les armes des 8 policiers qui ont affirmé avoir tiré. Soixante ans après, Robert Rodier qui reconnaît avoir alors tiré sur les Algériens confirme qu’il ne l’a jamais dit lors de l’enquête judiciaire : « Moi je sais que j’avais deux chargeurs de dix cartouches, il en est parti neuf. Et c’était à l’horizontale. » Et il confirme la manipulation :
C’est les gars en civil de notre service qui ont ramassé les douilles ! … C’est pour cela que l’on nous avait convoqués au Grand Palais un jour, et on nous a dit : “Ici vous pouvez parler. Vous pouvez dire ce que vous voulez.” Mais il fallait la mettre en veilleuse après !
André Brandého est encore plus précis sur cette question :
Mais les balles… Les gars allaient en chercher chez Gastinne-Renette, avenue Franklin-Roosevelt, là où il y avait une armurerie [pour mettre des neuves dans leur chargeur] ; j’ai un collègue qui a pris une boîte complète pour remplacer celles qu’il avait tirées.
Dans les archives du département de la Seine, j’ai pu identifier, à partir des archives accessibles, 47 manifestants blessés par les tirs policiers du 14 juillet 1953. Deux autres blessés par balle, et hospitalisés à l’hôpital Saint-Antoine (Paris 12e) : Vasvekiazan (tête) et Cyprien Duchausson (main) sont également mentionnés dans L’Algérie libre, le journal du MTLD (numéro spécial du 29 juillet 1953), mais je n’ai retrouvé aucune trace de leur hospitalisation. Cela dit, il y a eu certainement d’autres blessés par balle, comme Mohamed Zalegh, qui n’est pas allé à l’hôpital, mais m’a déclaré en 2012 : « La bagarre a commencé quand ils ont voulu prendre le portrait de Messali. Moi, j’ai été touché là ! Au derrière par une cartouche. Cela brûle la veste, la peau ».
À tous ces blessés par balle, il faut bien entendu ajouter les nombreux blessés à coups de matraque.
« LA SUITE, C’EST LE DÉCLENCHEMENT DE LA RÉVOLUTION DU 1ER NOVEMBRE 1954 »
La hiérarchie policière va profiter du mensonge d’État pour renforcer son arsenal répressif. Deux corps de police spécifiques vont être créés peu de temps après le 14 juillet. Un premier, les compagnies d’intervention ou compagnies de district, qui vont être mieux équipées et spécialisées dans le maintien de l’ordre. On les retrouvera en action lors des manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 au métro Charonne.
L’autre corps qui est créé dès le 20 juillet est la “Brigade des agressions et violences” (BAV). Qui se spécialisera surtout par des contrôles de population algérienne dans les cafés et les hôtels en constituant un fichier de tous les individus nord-africains.
Enfin, une autre conséquence, très surprenante, de cette manifestation est donnée par l’historienne Danielle Tartakowsky :
À la suite de cette manifestation du 14 juillet 1953, tous les cortèges ouvriers dans Paris vont être interdits… jusqu’en 1968. Il n’y aura plus de défilés du 1er Mai à Paris, mais seulement des rassemblements, souvent dans le bois de Vincennes… Et ce sera aussi le dernier défilé populaire du 14 juillet à Paris.
Enfin, dernière conséquence et non des moindres, le massacre du 14 juillet 1953 va être un déclic pour nombre de militants nationalistes pour passer à la lutte armée. En effet, il faut savoir qu’en 1953, le MTLD était déjà en crise. Le conflit entre Messali Hadj et le comité central du mouvement avait pris un tournant dès le congrès d’avril 1953, quand de nouveaux statuts limitant les pouvoirs du président avaient été adoptés. L’été 1954 verra la création de deux congrès du MTLD, les uns excluant les autres. Dans cette situation, Mohamed Boudiaf et 5 autres militants nationalistes contactent les anciens de l’Organisation spéciale (OS), organisation paramilitaire du PPA pour créer le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA). Officiellement pour unir le parti, mais surtout pour passer à la lutte armée. Cette décision amena à la « réunion des 22 » militants du PPA qui fixera au 1er novembre 1954 le déclenchement de la libération nationale avec la création du FLN. Finalement, la répression aveugle en plein Paris du 14 juillet 1953 sonne à la fois comme un prélude et un déclic à une véritable lutte armée guerre totale. Indiscutablement, comme l’affirment certains témoins de cette répression aveugle, on peut dire que ce 14 juillet 1953, ont été tirés les premiers coups de feu de la guerre d’Algérie.
UN DRAME EFFACÉ DES MÉMOIRES
En dehors d’une banderole du MTLD dépliée le 1er mai 1954 au bois de Vincennes, d’une minute de silence observée à la mémoire des victimes lors du congrès « messaliste » du MTLD en juillet 1954, d’un article dans Liberté, organe du PCA et d’un très bon reportage dans le mensuel du Secours populaire (La Défense, juillet-août 1954), on peut dire que dès l’été 1953, le drame du 14 juillet est quasiment oublié. En Algérie, la division du mouvement nationaliste et surtout la guerre d’Algérie (avec ses milliers de morts) auront vite recouvert cette tuerie. Et puis, le nouveau pouvoir issu de la révolution de 1962 — dirigé par Ahmed Ben Bella puis par Houari Boumediene après son coup d’État de 1965 — a cultivé un certain « patriotisme sélectif », au détriment de la vérité historique.
Honorer des gens qui défilaient derrière le portrait de Messali Hadj, qualifié pendant longtemps de « traître à la révolution », était impensable pour ce nouvel État au parti unique. Ces six victimes algériennes n’ont jamais été reconnues par le pouvoir comme martyrs de la révolution et aucune indemnité n’a été versée aux familles jusqu’à aujourd’hui.
En France, le drame du 14 juillet 1953 a lui aussi disparu très tôt de la mémoire collective. De plus, pour l’ensemble des Français, l’intérêt pour les événements internationaux se focalise non pas sur l’Algérie, mais sur la guerre en Indochine (commencée en 1946). Cela dit, un autre facteur a favorisé l’effacement mémoriel de l’événement, comme l’explique l’historienne Danielle Tartakowsky : quelques mois avant le 14 juillet, le PCF, par la voix de Maurice Thorez, avait décidé d’abandonner la ligne dure d’affrontement « classe contre classe » pour revenir à une union de la gauche et de toutes les forces démocratiques. La grève d’août 1953 sera dans la droite ligne de cette nouvelle stratégie, avec un recentrage sur des problèmes salariaux et syndicaux. Cette manifestation du 14 juillet vient donc perturber la nouvelle orientation.
L’histoire de France ne veut pas se souvenir ni même retenir ces morts algériens, comme ce fut le cas pour ceux du 17 octobre 1961, contrairement à la répression au métro Charonne de la manifestation du 8 février 1962 : des écoles, des stades, des rues portent les noms des victimes. Là, rien… Cette forme de différentialisme fondé sur le « eux et nous » puise sa source dans un patriotisme ethnocentré, loin des valeurs universelles. Il y a aura pourtant en France, comme en Algérie un timide retour de la mémoire à partir des années 1980-1990, mais surtout dans les années 2000 avec le chapitre du livre de Danielle Tartakowsky sur Les Manifestations de rue en France, 1918-1968 (éditions de la Sorbonne, 1997), et le premier livre sur ce drame écrit par Maurice Rajsfus, 1953. Un 14 juillet sanglant (Viénot, 2003 ; éditions du Détour, 2021) et enfin, plusieurs chapitres très documentés du livre d’Emmanuel Blanchard La Police parisienne et les Algériens (1944-1962) (Nouveau Monde, 2011). En Algérie, on peut quand même signaler un hommage rendu à Amar Tadjadit dans son village à Tifra en 2006 et une journée d’étude sur Larbi Daoui à Tiout en 2009.
Ce massacre doit être reconnu comme crime d’État, au même titre que ceux du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962. Une première étape importante de cette réhabilitation a déjà eu lieu le 6 juillet 2017. La mairie de Paris, sur proposition de Nicolas Bonnet Oulaldj, président du groupe communiste, a organisé la pose d’une plaque commémorative place de la Nation à la mémoire des victimes de cette répression du 14 juillet 1953. Depuis, avec la Ligue des droits de l’homme, la mairie du 12e arrondissement de Paris et différentes associations et partis, chaque année une commémoration et un bal populaire sont organisés place de la Nation pour perpétuer cette mémoire.
DANIEL KUPFERSTEIN
Illustration : manifestation du 14 juillet 1953, le défilé des travailleurs algériens (archives de la CGT).
Fils du militant communiste anticolonialiste Maurice Audin, le mathématicien est mort dimanche 28 mai d’un cancer. Il avait combattu toute sa vie pour que la lumière soit faite sur la mort de son père.
Pierre Audin, avec l’écharpe verte, lors de l’inauguration d’un buste de son père sur la place Maurice-Audin, au centre d’Alger (Algérie), le 5 juin 2022. PHOTO BY AFP
La photo de Pierre Audin, tout sourire et passeport vert à la main, datant d’avril 2022, a été maintes fois partagée sur les réseaux sociaux algériens à l’annonce de son décès, dimanche 28 mai 2023, des suites d’un cancer. Professeur de mathématiques et longtemps médiateur scientifique au Palais de la Découverte à Paris, il avait attendu 55 ans pour se voir délivrer son passeport algérien grâce à une naturalisation par décret présidentiel, publié au Journal officiel le 25 août.
C’est « bizarre qu’on naturalise algérien un Algérien », avait alors déclaré Pierre Audin. Sa mère, Josette Audin, avait en effet la nationalité algérienne depuis 1963, ce qui aurait dû automatiquement lui permettre de l’acquérir, selon la loi.
L’histoire de la famille est en effet avant tout une histoire algérienne. Pierre Audin a passé sa vie à défendre la mémoire de son père Maurice Audin, mort lorsqu’il n’avait qu’un mois. Le militant communiste anticolonialiste soupçonné d’être en lien avec le Front de libération nationale (FLN), avait été enlevé à Alger le 11 juin 1957, en pleine guerre d’Algérie, et assassiné par les paramilitaires du général français Jacques Massu. Une responsabilité que la France a mise soixante et un ans à assumer. La reconnaissance est venue par la voix d’Emmanuel Macron. Le 13 septembre 2018, le président français a déclaré « au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile ».
De la guerre d’indépendance au Hirak
« La vie de Pierre aura été consacrée au combat incessant, aux côtés de sa mère Josette, pour que soit dite toute la vérité sur les circonstances de la disparition de son père, Maurice Audin, mathématicien et militant actif du Parti communiste algérien » rappelle un communiqué de l’association Josette et Maurice Audin.
La mémoire de Maurice Audin, considéré comme un martyr de la cause indépendantiste, reste vive en Algérie. Le nom du militant a d’ailleurs été donné à une place au cœur de la ville d’Alger, devenue l’épicentre du vaste mouvement de contestation du régime, le Hirak, entamé en février 2019 pour contester la candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat et pour réclamer un changement de système politique, largement dominé depuis l’indépendance par les hauts gradés militaires. Dès les premières manifestations, des jeunes avaient entouré le portrait en céramique de Maurice Audin, créé sur un mur de la place, de quantité de petits mots notés sur des post-it pour rendre hommage à son combat et s’inscrire dans la continuité de sa lutte pour la liberté des Algériens.
Pierre Audin était revenu à Alger en mai 2022, à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance. Puis le 5 juin, il avait assisté à l’inauguration du buste à l’effigie de son père. Un grand moment d’émotion dans ce lieu évocateur du combat d’hier pour l’indépendance, comme celui pour les libertés porté récemment par le Hirak, aujourd’hui étouffé par la répression.
Car le combat des Audin n’avait rien d’une histoire passée. Pierre Audin s’est distingué ces dernières années par ses prises de position en faveur du Hirak et contre la répression. Il s’était engagé dans un comité international de soutien au journaliste Khaled Drareni et avait adressé un message d’une grande vigueur aux autorités algériennes, appelées à se « ressaisir » et à laisser les citoyens s’exprimer.
Alors que Khaled Drareni était incarcéré de mars 2020 à février 2021 pour sa couverture en direct des manifestations du Hirak, Pierre Audin lui envoyait souvent des courriers. « Ces lettres étaient souvent écrites dans une écriture quasi illisible. Lorsque je le lui ai fait remarquer, Pierre m’a expliqué avec humour qu’il faisait exprès d’écrire mal pour fatiguer les responsables de la prison qui lisaient les lettres avant de me les remettre », raconte Khaled Drareni, rendant hommage à un homme « resté profondément attaché à ses compatriotes en Algérie et qui soutenait leur quête de la dignité et des libertés ».
Ce combat, Pierre Audin l’a mené jusqu’au bout de sa vie. « Maurice Audin a été torturé et assassiné parce qu’il voulait une Algérie indépendante, fraternelle et solidaire. Aujourd’hui, j’ai honte pour ce pouvoir qui oublie son histoire, agresse des manifestants sur la place Audin, arrête Khaled Drareni à proximité de la place Audin, dans la rue même où ma mère garait sa 4 CV, une rue en pente, pour pouvoir démarrer sans manivelle ! Moi, mon histoire me colle aux tripes, c’est comme si, encore une fois, on arrêtait quelqu’un chez moi », écrivait Pierre Audin qui estimait qu’« Alger était la plus belle ville au monde ».
Par Karim Amrouche(Alger, correspondance)
Publié aujourd’hui à 01h27, modifié à 08h42https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/05/30/pierre-audin-une-histoire-algerienne_6175356_3212.html.
Au cours d’un entretien à Angoulême en janvier 2020, Jacques Ferrandez, nous l’avait annoncé : « Je termine la suite des Carnets d’Orient ». Promesse tenue avec la parution de « Suites algériennes » appelée à devenir un classique comme les dix ouvrages précédents. Incontournable.
Ferrandez est né en 1955 à Alger dans le quartier de Belcourt, ce quartier qui a vu grandir le jeune Albert Camus. Le dessinateur n’a aucun souvenir de ses premiers mois en Algérie, mais cette coïncidence, cette proximité avec le Prix Nobel de littérature l’a probablement incité à chercher à comprendre ce pays qui les a vu naître. Il écrivait en conclusion de Entre mes deux Rives (1) :
« Je suis comme un enfant trouvé de la Méditerranée, ballotté d’un bord à l’autre. Je suis né sur la rive sud, j’ai vécu sur la rive nord. Les deux m’appartiennent. J’appartiens aux deux ».
Sa rive nord, Nice en l’occurrence, sera notamment l’univers de Giono (voir Le Chant du monde). Sa rive sud sera celle de Camus et de sa série Les carnets d’Orient, entamée en 1986, composée de dix tomes (cinq initialement prévus) qui est devenue une BD de référence présente dans les bibliothèques des bédéphiles, comme dans de nombreuses écoles, voire universités. Ferrandez a su, dans cette saga familiale, transmettre d’abord la lumière, celle qui éclaire à jamais la baie d’Alger, la blancheur aveuglante de la Casbah. Et par des histoires individuelles qui recoupaient la grande histoire, il a offert une multiplicité de points de vue qui expliquent des destins collectifs algériens et français de 1830 à 1962. Octave, Saïd, Noémie, Samia pour expliquer la colonisation, les massacres de Sétif, la guerre d’indépendance.
Dans la dernière page de Terre Fatale, ultime ouvrage paru en 2009, Octave promettait à sa mère, sur le quai du départ du port d’Alger en 1962, « Oui on retournera. Je te le promets ». Il aura donc fallu à Ferrandez, douze ans pour tenir la promesse de son personnage et reprendre l’histoire là, où elle s’était arrêtée : l’indépendance algérienne.
Plus exactement, la BD commence avec le Hirak, le 37e vendredi consécutif de manifestation depuis le 22 février 2019, un saut complet pour dire hier et aujourd’hui.
« Je voulais démarrer avec le Hirak, parce que c’est l’élément saillant qui permet de reconsidérer toute cette histoire de l’Algérie contemporaine ».
Ce sont deux chauffeurs de taxis, comme porte-paroles de la population, à plus de cinquante ans d’écart qui vont servir de témoins relais pour expliquer l’après indépendance. Nous sommes en terrain connu, des prénoms ressurgissent, mais le format est différent et la structure narrative de l’histoire se morcèle en épisodes de vie de différents personnages permettant, à chaque fois, à Ferrandez d’exposer les multiples points de vue. C’est, avec la beauté de son dessin, léger et bleu comme l’air de la méditerranée, l’autre qualité essentielle du dessinateur : exposer des situations les plus complexes de la manière la plus simple, sans manichéisme, ni parti pris.
Deux temps forts sont privilégiés : le coup d’État de Boumédiène en 1965, et les manifestations réprimées de 1988 qui annoncent la montée du Front Islamique du Salut (FIS). Avec l’éclairage de ces deux évènements majeurs, la situation algérienne post coloniale apparait clairement, situation qui fait dire à un personnage citant Danton:
« En révolution, le pouvoir reste toujours aux mains des plus scélérats ».
En peu de pages, Ferrandez réussit à évoquer notamment la situation des femmes, le volontarisme des « pieds rouges », ces Français venus aider le gouvernement socialiste naissant par opposition aux « Pieds noirs », les Harkis, les « Nord-Africains » devenus « Algériens » dans le bidonville de Nanterre. Les pièces d’un puzzle historique et sociologique se mettent en place dans une construction chronologique éclatée, mais parfaitement fluide.
Aussi, et surtout, sans aucune caricature, l’auteur met au grand jour les multiples contradictions auxquelles chacun dans son camp doit faire face. Pour ce faire il utilise des personnages connus dans les albums précédents et en créé de nouveaux qui agissent comme des révélateurs de ces contradictions historiques. Privilégier la démocratie ou abattre l’islamisme extrême ? Aider les femmes algériennes à se libérer en s’asservissant soi-même ? Accepter la présence cachée de la France ou admettre l’implantation des pays de l’Est ? La liste est infinie et vertigineuse. L’ouvrage s’arrête en 1992 avec la mort du président Boudiaf et la lutte de l’armée contre les Islamistes vainqueurs des élections de 1991. Un deuxième tome en préparation racontera la suite qui confirmera certainement la nouvelle place importante accordée aux femmes qui ne sont « plus juste celles dont les hommes tombent amoureux ».
En gardant ses qualités de conteur, Ferrandez demeure un formidable passeur historique qui pour la première fois se dessine en couverture sous les traits d’un personnage de fiction. Comme un lien entre les « deux rives », lui, quittant provisoirement la rive nord pour mieux comprendre la rive sud. Où il est né.
Suites algériennes : 1962. 2019. Première partie. Jacques Ferrandez. Éditions Casterman. 144 pages. 16€. Parution 12 mai 2021.
(1) Entre mes deux rives de Jacques Ferrandez. Editions Mercure de France. 2017. À lire absolument pour en savoir plus sur l’auteur.
Avec le dernier tome de ses « Suites algériennes », le dessinateur clôt brillamment une série de douze bandes dessinées qui couvrent l’histoire de l’Algérie depuis 1836.
L’auteur de bande dessinée Jacques Ferrandez, lors du Festival du livre de Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes, le 8 octobre 2017. FRANZ CHAVAROCHE / PHOTOPQR/NICE MATIN/MAXPPP
Jacques Ferrandez ne se doutait naturellement pas, lors de la publication de ses premiers Carnets d’Orient, en 1987, qu’il n’achèverait sa uittée peu après, le dessinateur niçois vouait certes une passion précoce pour son pays natal. Mais c’est le souffle romanesque de sa fresque algérienne qui l’a poussé à d’abord publier une série de cinq albums sur l’Algérie de la colonisation française, puis cinq autres sur la guerre d’indépendance. Le cycle est désormais complété par les deux tomes de ses Suites algériennes, qui couvrent la période allant de 1962 à 2019, le second et dernier volume venant de sortir aux éditions Casterman.
La série des « Carnets d’Orient »
Ferrandez ouvrait ses Cahiers d’Orient avec la découverte de l’Algérie par un peintre aux fausses allures de Delacroix qui, tombé follement amoureux d’une belle Djemilah, traversait le pays pour la retrouver, non sans apprendre l’arabe et s’arabiser lui-même. Le lecteur suivait ce Joseph/Youssef du siège de Constantine, en 1837, jusqu’au camp de l’émir Abdelkader, alors autant en lutte contre l’envahisseur français que contre les autres chefs arabes. Préfacés par Jean-Claude Carrière, Jules Roy, Benjamin Stora et Louis Gardel, les quatre tomes suivants de ce cycle s’attachaient chacun à un moment charnière de l’Algérie coloniale : 1871 et l’arrivée des exilés communards en pleine insurrection de la Kabylie ; le début du XXe siècle d’une enfance entre Beni Ounif et Mascara ; 1930 et le centenaire de l’occupation française ; et enfin 1954 avant le déclenchement de la lutte armée par le Front de libération nationale (FLN).
Ferrandez pensait sincèrement en rester là, avant de se lancer, en 2002, dans un nouveau cycle de cinq albums, dont l’action est marquée par les différentes phases de la guerre d’Algérie. En se situant dans une chronologie plus ramassée, l’auteur, même s’il avait déjà suivi des personnages d’un album à l’autre, construit cette fois une saga plus dense, avec ses intrigues, ses rebondissements et ses secrets. Le charme du scénario et des illustrations est servi par une riche documentation et une solide recherche, au fil de nombreux séjours en Algérie et de relations de plus en plus confiantes avec des témoins de tous bords.
Non seulement le succès est au rendez-vous, mais les Carnets d’Orient trouvent aussi leur public en Algérie, en français comme dans une traduction locale en arabe. Le quotidien algérien El Watan salue le « travail tout simplement colossal » de Jacques Ferrandez, qui « nous invite à nous méfier de l’histoire officielle, à regarder en nous-mêmes, à affronter notre passé avec ses parts d’ombre ».
« Les Suites algériennes », inspirée par le Hirak
Une fois encore, Ferrandez pensait avoir tourné la page. C’était compter sans le Hirak, cette protestation populaire qui, en 2019, pousse le président Bouteflika à la démission. Le dessinateur, en visite à Alger lors d’une des plus importantes manifestations, le 1er novembre, anniversaire du soulèvement du FLN, en retire l’inspiration de deux Suites algériennes, ouvertes par le Hirak. Mais c’est pour mieux remonter le temps jusqu’à 1962 et à « l’indépendance confisquée » de l’Algérie, pour reprendre l’expression de son premier président, Ferhat Abbas, écarté par les militaires qui détiennent toujours, six décennies plus tard, la réalité du pouvoir.
Le premier tome, sorti en 2021, était déjà mené à un rythme haletant, une intensité que ce second tome, tout juste publié, avec une préface de l’écrivain Kamel Daoud, maintient de bout en bout. On sent l’auteur en totale maîtrise de son sujet, brisant les tabous et brouillant les lignes, notamment à propos de la « décennie noire » des années 1990, cette guerre civile entre le régime et les islamistes qui fit au moins cent cinquante mille morts.
C’est que la passion de Jacques Ferrandez pour l’Algérie ne l’a pas conduit qu’à créer cette formidable saga. Elle l’a aussi convaincu d’oser adapter, pour les éditions Gallimard, trois œuvres algériennes d’Albert Camus, L’Etranger, L’Hôte et Le Premier Homme, ce manuscrit posthume et inachevé auquel il fut même, insigne privilège, autorisé à apporter une conclusion.
Cette passion se retrouve aussi dans sa collaboration avec Fellag et dans son adaptation d’Alger la Noire, ce polar de Maurice Attia situé dans les derniers mois de l’Algérie française. Il avait déjà illustré des textes de Rachid Mimouni, mort en 1995, et il transfigure cet écrivain dans le personnage à qui il offre de conclure, avec ces Suites algériennes, l’ensemble de la saga : « Nous en avons assez de cultiver l’échec. Nous avons le droit d’avoir un pays à nous, dont nous puissions être fiers. Il est temps enfin de recouvrer notre indépendance. »
Il faut vraiment aimer l’Algérie avec passion pour publier cela en 2023.
Jean-Pierre Filiuprofesseur des universités à Sciences Po
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