Hedi R. a été touché par le tir d’un Flash-Ball de la police et roué de coups par des policiers lors de la soirée d’émeute, à Marseille, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 juillet, sans avoir fait partie des émeutiers. Ici, le 9 juillet 2023. SPEICH FREDERIC / MAXPPP
Sur les quinze pages d’un réquisitoire aussi neutre qu’implacable, la liste des blessures subies par Hedi R., 22 ans, dans la nuit du 1er au 2 juillet à Marseille, en occupe près de trois. Le document, que Le Monde a pu consulter, a été rédigé par le parquet général d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) alors que deux policiers mis en cause pour ces violences demandent, jeudi 3 août, la levée de sa détention pour l’un, de son contrôle judiciaire pour l’autre. Le ministère public s’oppose aux deux. La justice devrait donner sa décision vers 16 heures.
« Traumatisme crânien grave », fracture au visage, hématomes, abrasions diverses, hémorragies : lorsqu’il arrive aux urgences de l’hôpital de La Timone, à 2 h 15, le jeune homme est « en morceaux », pour reprendre une expression du cru. Intubé et sédaté, il est opéré en urgence, « en neurochirurgie pour effectuer une craniectomie décompressive ». En d’autres termes, pour lui ôter une partie du crâne afin de faire baisser la pression due à une hémorragie, sans doute provoquée par un tir de balle en caoutchouc. Depuis, le jeune homme a fêté son 22e anniversaire le 9 juillet avec une moitié de crâne manquante – son image, après plusieurs interviews, a fait le tour de France. Son esprit aussi est atteint. Deux certificats médicaux, rédigés les 5 et 6 juillet 2023 par des médecins de l’unité de soins intensifs, ajoutent « un syndrome de stress aigu » à cet inventaire de lésions physiques.
Que s’est-il passé, cette nuit du 1er au 2 juillet où Marseille flambait ? Des milliers d’émeutiers, près de cinq cents commerces dévastés ou pillés à l’occasion des violents affrontements qui ont suivi la mort de Nahel M., 17 ans, abattu par un tir policier après un refus d’obtempérer à Nanterre le 27 juin. Dans deux documents d’une quinzaine de pages, la justice a retracé, à l’aide de témoignages, d’auditions et grâce à l’exploitation de la vidéosurveillance, le déroulement des faits qui valent à quatre policiers des brigades anticriminalité (BAC) Centre et Sud de la ville d’être mis en examen pour des violences volontaires en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique, et à l’un d’eux d’être incarcéré à la prison de Luynes (Bouches-du-Rhône) depuis le 21 juillet.
Coups de poing et de pied
L’ami qui accompagne Hedi, Lilian P., est le premier à livrer le récit de la soirée, dès la fin d’après-midi du 2 juillet. Le jeune homme, coiffeur de formation qui effectue des extras dans la restauration, confesse une « forme de “curiosité” pour justifier sa présence à Marseille, en ajoutant qu’il avait l’habitude de sortir le soir avec Hedi ». Vers 2 heures du matin, Hedi l’appelle : veut-il le rejoindre pour se rendre à Marseille ? Il acquiesce, prend sa voiture et la gare « près de la Joliette » pour retrouver son ami sur le Vieux-Port. Quelques minutes plus tard, alors qu’ils marchent dans la rue, ils croisent cinq hommes à l’angle des rues d’Italie et du Commandant-Imhaus, dans le 6e arrondissement de la ville. A ce moment-là, assure-t-il, il entend une voix les interpeller : « Vous allez où comme ça ? »
« Le témoin, poursuivent les magistrats, affirmait n’avoir pas eu le temps de répliquer dans la mesure où l’un des membres du groupe sortait quelque chose de son pantalon, qui s’apparentait à une matraque télescopique, pour tenter de lui donner un coup sur la tête. Il parait le coup et partait en courant. » Hedi le suit, paniqué. Un « plop » caractéristique retentit. Il chute au sol presque aussitôt.
Toujours selon Lilian P., « au moins trois des membres du groupe se jetaient sur ce dernier en lui donnant des coups de pied et de poing, alors que lui-même se trouvait à environ dix mètres de la scène. Craignant pour sa personne, il n’intervenait pas ». Et il voit son ami traîné au sol vers une ruelle, « hors de son champ de vision ».
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Auditionné à son tour deux jours plus tard, Hedi complète le récit de son ami. « Ensuite, déclare-t-il, c’est allé très très vite. (…) Ils nous ont tiré dessus au Flash-Ball. Ils n’ont tiré que sur moi, une balle dans la tête. De là, je suis tombé au sol. Quand je suis tombé au sol, les policiers sont venus me chercher, ils m’ont traîné dans le coin de la rue. Ils m’ont tabassé, ils m’ont mis des coups de poing dans la tête, des coups de pied, ils m’ont frappé avec les matraques. »
Versions divergentes
C’est à partir de ce moment précis que les versions divergent entre celle fournie par Hedi R. et Lilian P. et celle avancée par les policiers. Les investigations de la police judiciaire de Marseille et de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) permettent, sitôt l’ouverture d’une information judiciaire contre X, le 18 juillet, d’identifier une « colonne constituée de sept policiers de la brigade anticriminalité, engagés sur les lieux et aux horaires correspondant à la commission des faits ». Quatre d’entre eux, un major et trois gardiens de la paix, désignés de XH01 à XH04, sont directement impliqués dans les faits. L’un d’eux, XH01, est bien équipé d’un lanceur de balles de défense (LBD), que les non-initiés désignent souvent du terme générique de « Flash-Ball ».
Placés en garde à vue, tous les policiers décrivent à l’unisson « le contexte insurrectionnel dans lequel ils étaient amenés à intervenir, synonyme d’épisodes de violences sur la voie publique inédits dans leur intensité, auxquels ces policiers expérimentés n’avaient jamais été confrontés ». Ils évoquent aussi un trafic radio saturé et des geôles de garde à vue bondées, et n’oublient pas de préciser le manque de visibilité dans la rue d’Italie, théâtre des violences, totalement dépourvue d’éclairage. Plus surprenant, tous s’accordent à affirmer n’avoir été témoins d’aucun tir de LBD sur place. Jeudi matin à l’audience toutefois, le policier C.I., identifié comme le tireur, a admis un tir, mais « rien ne prouve » que ce soit celui qui a blessé le jeune Hedi, selon son avocat. A cela s’ajoutent des déclarations pour le moins troublantes quant au rôle et aux gestes de chacun des policiers présents sur les lieux cette nuit-là.
Le plus gradé, le major, affirme d’abord « ne jamais avoir frappé quelqu’un qui se trouvait au sol ». Puis, confronté à des images de vidéosurveillance, il admettra l’avoir fait. Un autre, qui fait pourtant partie de la même équipe, affirme « ne pas être en mesure d’identifier quiconque sur les images tirées de la vidéosurveillance, formule qu’il appliquait à sa personne », note le parquet général d’Aix-en-Provence. Le tireur au LBD, lui, nie contre l’évidence toute participation aux violences : « Pour ma part, dit-il au magistrat instructeur, je n’ai pas assisté aux faits. Encore une fois, la rue d’Italie étant dans le noir, je n’ai pas assisté à la scène. » Mais, finira-t-il par ajouter, « il se trouvait dans un état d’épuisement qui pouvait avoir entamé sa lucidité », étant entendu que « l’absence de souvenirs plus précis ne se réclamant aucunement d’une volonté de dissimulation ». Deux autres policiers, enfin, présents sur les lieux, ne se souviennent pas du déroulement de la soirée, pas davantage que d’une « confrontation » avec deux individus.
Moins d’une minute
Quatre caméras de surveillance appuient les témoignages de Hedi R. et son ami Lilian P., selon le réquisitoire du parquet général d’Aix-en-Provence. « L’exploitation, dans le temps de la flagrance, des images issues de la vidéoprotection municipale, ne semblait pas remettre en cause l’économie générale de ce récit quant au cheminement du plaignant et de son ami », précise même le texte.
En dépit de positionnements parfois éloignés de l’action, et d’une luminosité basse dégradant la qualité des images, ces quatre angles de vue racontent un assaut durant au total moins d’une minute. L’exploitation de la caméra de la synagogue Ohel-Torah, située du 96 rue d’Italie, offre même des « éléments primordiaux ». Elle montre ainsi qu’à 1 h 56 min et 35 secondes – l’horodatage commence avec le déclenchement de la caméra, il ne coïncide pas nécessairement avec l’horaire proprement dit –, alors qu’il vient d’être touché par le tir de LBD, Hedi est déséquilibré par un « violent coup de pied (…) au niveau des mollets ou des chevilles, ce qui faisait chuter le jeune homme au sol. Ce dernier se retrouvait alors en position assise, entouré de plusieurs policiers ».
Deux secondes plus tard, le même policier qui vient de le balayer lui assène « deux coups de pied en direction de son bassin ou de son ventre ». Couché, Hedi reçoit encore un coup de poing. Puis, à 1 h 56 min et 48 secondes, un nouveau policier fait son apparition pour lui donner « une gifle ou un coup de poing au visage ou sur la tête ». Le jeune homme parvient à se rétablir, s’assied tant bien que mal « avec une main sur son visage ou sa tête, s’apprêtant à se relever » et prend un « nouveau coup de pied dans les jambes ».
Une autre vidéo, tournée par un riverain témoin direct des faits, vient même ajouter une touche d’humiliation à ce traitement. Alors que le jeune homme quitte les lieux « d’un pas hésitant », totalement sonné, un policier lui délivre un coup de pied aux fesses. Il s’effondrera, inconscient, quelques minutes plus tard, au moment où le propriétaire d’une épicerie de nuit et son camarade Lilian P. le chargent dans la voiture qui le conduira en trombe vers les urgences de l’hôpital de la Timone. Les assaillants, formellement reconnus selon le réquisitoire, se sont déjà évanouis dans la nuit.
Débrayages perlés et dépôts d’arrêts maladie
Jeudi matin, parmi les douze dossiers au menu de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, celui de C. I., 35 ans, concentrera toutes les attentions. Ce membre de la BAC Sud nuit de Marseille demande la levée de son incarcération à la prison de Luynes. Son audition sera suivie de très près. Par les policiers marseillais et leurs collègues qui multiplient, depuis son incarcération, débrayages perlés et dépôts d’arrêts maladie. Par la hiérarchie, qui redoute l’effet d’une décision de maintien en détention sur les troupes. Par l’institution judiciaire, enfin, soucieuse de démontrer son indépendance à cette occasion après, notamment, les déclarations du directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, qui avait estimé dans une interview accordée au Parisien qu’« avant un éventuel procès, un policier
Un autre membre du groupe de policiers, G. A., 51 ans, soumis pour sa part à un contrôle judiciaire, sera, lui aussi, entendu jeudi, dans l’espoir de recouvrer la liberté. D’après le réquisitoire lié à son dossier, il confirme avoir donné un coup de pied « en haut de son corps vers sa tête » à Hedi R., mais nie avoir compris que le jeune homme était grièvement blessé. Du reste, n’était-il pas « habillé en mode délinquant », capuche rabattue sur le visage ? Au passage, le réquisitoire des magistrats aixois fait le lit de rumeurs distillées par des sources policières anonymes depuis une dizaine de jours : loin du délinquant multirécidiviste complaisamment décrit « en off », Hedi R. n’a fait l’objet que de deux procédures mineures, une conduite sous l’empire de produits stupéfiants, un défaut de permis de conduire.
Les réquisitions de l’avocat général appellent, en revanche, à confirmer le placement en détention de C. I. et le contrôle judiciaire de son collègue G. A. Les occasions de discussion, voire de dissimulation inquiètent d’autant plus la justice que les premières auditions des policiers ont révélé aux yeux des magistrats des indices d’entente. La « nécessité d’éviter toute concertation frauduleuse » implique, selon le parquet général, de tenir les prévenus isolés les uns des autres.
Fait rare, dans un communiqué publié le 24 juillet, le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Renaud Le Breton de Vannoise, et la procureure générale Marie-Suzanne Le Quéau, ont prévenu : « Il appartient à l’autorité judiciaire seule de qualifier les faits et de conduire les investigations utiles à la manifestation de la vérité, et ce en toute impartialité et à l’abri des pressions. »
https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/08/03/c-est-alle-tres-vite-minute-par-minute-la-justice-a-reconstitue-le-tabassage-d-hedi-r-grievement-blesse-par-des-policiers-a-marseille_6184299_3224.html
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