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C'est la situation faite aux femmes
qui suscite souvent, chez les Occidentaux, les réactions de rejet ou
d'incompréhension face au monde arabe. "Ils voilent leurs femmes", "ils
battent leurs femmes", devenu aujourd'hui "ils violent les filles dans
les cités": la barbarie prétendument exercée par les hommes sur les
femmes résumerait, seule, la barbarie de la civilisation
arabo-musulmane. Ainsi la télévision française pouvait-elle, sans
susciter de révoltes, passer des sketches, pendant la guerre
d'Afghanistan, où l'on montrait une poupée "Barbie-spice-de-connasse",
voilée, que l'on pouvait battre à loisir*.
Mais quand ils
parlent des femmes arabes, les Occidentaux ont la mémoire courte. Ils
oublient qu'au début du siècle, à Paris, aucune femme convenable ne
pouvait s'asseoir à une terrasse de café, qui étaient réservées aux
femmes légères et aux professionnelles, comme le raconte Blaise
Cendrars. Ils oublient que les mariages forcés étaient aussi le fait de
l'Occident, dans la bonne société on mariait une fille très jeune avec
un vieux barbon, la littérature le théâtre et l'opéra sont pleins de
ces histoires-là, encore aujourd'hui dans la bonne société les mères
organisent des rallyes pour marier leurs filles à des jeunes gens
sélectionnés, comme les mères se concertent dans les salons et hammams
d'Oran ou de Tanger, Versailles-Bab el Oued plus proches qu'on ne le
croit.
Les Français oublient, quand ils stigmatisent le manque
de liberté sexuelle des filles arabes, que le tabou de la virginité
avant le mariage était encore sacro-saint jusqu'aux années 60, ils
oublient la révolution qu'ont constitué mai 68 et les luttes
féministes, et que la pilule n'a été légalisée qu'en 1973, ils oublient
que les jeunes filles qui tombaient enceintes étaient stigmatisées,
condamnées par l'opprobre, on disait fille-mère et non pas famille
monoparentale comme on dit aujourd'hui, ils oublient en parlant des
tenues musulmanes qu'une femme convenable en Europe ne peut exhiber ses
jambes et son corps que depuis récemment, ils oublient que sur les
photos des bains de mer des années 20, comme on le voit dans "Mort à
Venise", les messieurs seuls étaient en maillot, les dames devaient
garder leurs robes longues et leurs jupons, exactement ce qu'on voit
aujourd'hui sur les plages populaires de Beyrouth ou de Rabat. Les
Français oublient cette speakerine de l'ORTF qui à la fin des années 60
avait été virée pour avoir dévoilé ses genoux à la télé, ils ne savent
pas tous qu'au magazine ELLE, qui montre aujourd'hui des actrices nues
en couverture, jusqu'en 1968 la directrice Hélène Lazareff interdisait
le pantalon à son staff. Les Français oublient qu'en Corse et en Sicile
aussi, autrefois les filles n'avaient pas le droit de parler aux
garçons dans la rue, de se balader avec eux sur la place du village,
pour socialiser les hommes se mettaient entre eux et les femmes de leur
côté, comme dans les quartiers populaires d'Alger ou du Caire
aujourd'hui. Les Français se révoltent contre les crimes d'honneur chez
les musulmans aujourd'hui, mais ceux-ci existaient jadis dans d'autres
régions méditerranéennes, il suffit de lire Mérimée ou de regarder des
films sur la mafia sicilienne, sauver l'honneur de la famille était
plus important que tout. On dit les hommes arabes méprisent les femmes
ils sont machistes, mais on oublie qu'il en était de même en Occident
autrefois, d'où justement les mouvements de libération des femmes, et
si la discrimination sexuelle et le harcèlement sont aujourd'hui censés
être un délit, les femmes en France gagnent encore des salaires
inférieurs d'un tiers à ceux de leurs collègues hommes, et dans la rue
on entend encore dire "elle a un beau cul" ou "je me la taperais bien",
même en parlant de la femme d'un copain, même chez des gens que l'on
croit éduqués**.
Bref devant toutes ces attaques contre les
hommes arabes et la situation désastreuse que vivraient leurs épouses
et filles, moi je dis regardez à quelle vitesse c'est en train
d'évoluer, les femmes arabes ont accompli en deux générations, entre ma
grand'mère et moi, ce que vous femmes d'Occident avez mis deux siècles
à réaliser, avoir le droit de sortir de voter de travailler d'étudier
d'épouser qui on veut d'aller danser d'inviter un joli garçon à danser
de dîner en amoureux de voyager de parcourir le monde de photographier
d'écrire de faire des films de faire de la haute-couture de ne rien
faire du tout d'être policier pilote de ligne chercheur en physique
nucléaire ou même mère au foyer, à tous ces gens qui me disent la femme
arabe ceci la femme arabe cela je dis: allez voir là-bas de vos propres
yeux, et surtout interrogez vos mères et vos grand'mères de France, et
vous verrez si là-bas aujourd'hui et ici autrefois c'est tellement
différent.
Et pour ceux qui veulent des preuves, des arguments
scientifiques, suffisent quelques livres. Germaine Tillion, ethnologue,
partie dans les années 30 en Algérie comprendre comment vivent les gens
là-bas, nous dit: il n'y a pas de monde arabe différent, mais une
culture de Méditerranée, culture antique grecque commune, qui structure
nos sociétés ici et là-bas depuis des milliers d'ans, et qui nous unit
plus qu'elle ne nous divise. C'est l'anthropologie qui le dit – car
pour comparer, la scientifique a étudié les Eskimos les Papous les
Incas et d'autres peuples éloignés: l'étude des structures de parenté,
des règles de mariage, d'héritage, bref des règles qu'on appelle de vie
en société, démontre qu'entre Européens et Arabo-maghrébins, nous
sommes cousins anthropologiquement, et non pas différents***.
Sur
un registre moins savant mais tout aussi convaincant, Virginia Woolf,
dans son roman Orlando****, en nous décrivant avec humour et férocité
la condition faite aux femmes dans l'Angleterre du début du XX° siècle,
démontre éloquemment qu'étouffement des femmes et domination masculine
ne sont pas l'apanage de l'Orient: dévoiler une cheville était fort
impudique, quant à exprimer sa créativité féminine par l'écriture, la
peinture, ou la musique, c'était proprement impensable. L'histoire
artistique et littéraire de l'Occident, où peu de femmes siègent, est
aussi un autre argument…
Bref, si la situation faite aux
femmes est censée résumer le fonctionnement d'une société, tout ceci
prouve que le prétendu clash des civilisations entre Orient et Occident
est un vue de l'esprit. C'est pourtant ce prétendu fossé entre "eux" et
"nous", entre islam et chrétienté, qui conduit aujourd'hui aux conflits
les plus sanglants. Car ici on dit: l'islam nous menace, nous devons
nous protéger, et nous l'attaquons en mots, articles, livres – voire
bombes, comme les USA en Irak. Et là-bas on dit: l'Occident nous
menace, nous devons nous protéger, et nous l'attaquons en mots,
articles, livres – voire bombes, comme les attentats terroristes de New
York ou Londres.
Mais nous, femmes d'Orient et d'Occident, qui
lisons aujourd'hui, nous documentons, avons Internet, organisant les
premières Conférences de femmes de l'histoire de l'humanité, réunissant
des femmes venues du monde entier à Mexico Nairobi et Pékin, savons que
notre condition de femmes est parfois étonnamment similaire, d'Est en
Ouest et du Nord au Sud de la planète terre. Et que partout, plus ou
moins vite, plus ou moins lentement, nos vies sont en train de changer,
parce que nous prenons notre destin en mains.
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* C'était l'une des émissions des désastreux "Guignols de l'info" sur Canal +.
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Pour mesurer l'évolution d'une vitesse supersonique de la condition des
femmes en France, rien de tel que de se plonger dans les
albums-anniversaires des magazines Marie Claire et ELLE lorsqu'ils ont
fêté respectivement leurs 50 et 60 ans: Marie Claire, 50 ans de la vie des femmes, 1954-2004, Editions Marie Claire, et ELLE, 1945-2005, Une histoire des femmes, Filipacchi, 2005.
*** Germaine Tillion, Le harem et les cousins, Seuil, 1966 et Il était une fois l'ethnographie, Seuil, 2000.
**** Virginia Woolf, Orlando, Stock, 2001.
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Nadia Khouri-Dgher
Voir son superbe livre sur le site :
Hammam et Beaujolais, sur www.hammam-et-beaujolais.com
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