L'histoire insoupçonnée de l’érotisme en terre d’Islam
Saphisme, homosexualité, plaisirs défendus…
Surprenante, audacieuse et longue, longue… L’histoire de l’érotisme
dans les pays arabo-musulmans fait la part belle à l’homosexualité et
à la célébration des plaisirs interdits. Interdits ? Pas tout à fait…
L’histoire rapporte plusieurs exemples de califes clamant leur amour pour leurs “mignons”
(portrait de Chah Abbas 1er enlaçant un de ses pages, Ispahan, 1627). (LE JARDIN PARFUME DU CHEIKH NEFZAOUI)
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Dans leur langue, il n’est pas louable qu’un homme exprime sa passion pour un jeune homme. Ils éprouvent fortement ce genre d’expression. C’est pour cela, quand ils veulent traduire nos livres, qu’ils remplacent “j’aime un jeune homme” par “j’aime une jeune femme” ou par “j’aime une personne” pour ne pas être dans l’embarras. Ecrire sur ces choses-là est une pure perversion pour eux”. L’auteur de ces lignes n’est pas un écrivain européen ou un journaliste américain déplorant le sort réservé à la littérature gay dans les zones tribales afghanes, mais un voyageur égyptien décrivant les moeurs du peuple…français au 19ème siècle. Dans cet extrait de ses souvenirs de voyage à Paris, le cheikh Rifaa Tahtawi explique comment les écrivains français étaient gênés et embarrassés à l’idée de traduire en français des poèmes et des contes arabes célébrant la beauté masculine ou évoquant des amours homosexuelles.
Eh oui ! Les traducteurs européens déployaient alors des trésors d’imagination, entre ruses et jeux de mots, pour ne pas choquer leurs lecteurs avec cette littérature libertine et “étrangère” aux moeurs des Européens à l’époque.
L’islam ose, l’Europe censure
Dans son célèbre A la recherche du temps perdu,
Marcel Proust se souvient de l’hésitation de sa mère
à lui offrir l’une des deux traductions disponibles
des Mille et une nuits : la première, plus ou moins fidèle
au texte originel en arabe, ou une autre, élaguée
et expurgée de tout contenu érotique ou
homosexuel. Pour ces sociétés européennes, la
perversion, le libertinage et la corruption morale
venaient de l’autre : le musulman. La littérature
arabe, persane ou turque était à l’époque vue d’un
mauvais oeil. Les moeurs arabes ont ainsi pu choquer
: au 17ème siècle, Joseph Pitts, un jeune Anglais
capturé par des corsaires algériens, décrit dans ses
mémoires, non sans aversion et horreur, comment
à Alger “les hommes tombent amoureux des garçons,
comme en Angleterre ils le feraient avec des femmes”.
Ces exemples peuvent faire sourire ou irriter.
Surtout si l’on s’en tient à l’idée, largement répandue
aujourd’hui, selon laquelle l’homosexualité est
une mode étrangère, une greffe, une perversion occidentale
que des esprits malintentionnés tentent
d’importer dans nos chastes contrées musulmanes.
Les tenants de ce discours, conservateur et binaire,
esquivent ainsi tout un pan de l’histoire et de la culture
musulmanes. Exit donc la poésie libertine arabe
et persane, adieu les traités érotiques, écrits
pourtant par des théologiens musulmans. Quant à
Abou Nouass, Omar El Khayam et Al Jahid, tous
ces (grands) auteurs de textes à caractère homosexuel,
ils n’ont, à les croire, tout simplement jamais
existé. Il y a pourtant une histoire musulmane
de l’homosexualité, qui éclaire sous un autre angle
l’évolution des sociétés musulmanes et leurs rapports
avec la sexualité et le plaisir.
En tant que religion et selon les textes sacrés,
l’islam interdit l’homosexualité et la considère
comme un vice et une turpitude. Sur ce point,
l’islam s’inscrit dans la continuité des autres
religions monothéistes, en reprenant l’histoire
de Sodome et le sort du peuple de Loth pour interdire
l’homosexualité.
Le mythe fondateur de Sodome
Comme l’explique le Tunisien Abdelwahab
Boudhiba dans La sexualité en islam (1975, éd.
Puf), l’islam a une vision du couple fondée sur
“l’harmonie préétablie et préméditée des sexes”. Ce
qui suppose une complémentarité foncière du
masculin et du féminin. Le but de cette complémentarité
est la jouissance et le plaisir, mais aussi
et surtout la procréation et la perpétuation de la
race humaine. Dans cet esprit, l’homosexualité
serait une violation de l’harmonie naturelle et
une menace d’anarchie et de déséquilibre.
Le Coran ne précise pas de châtiment spécifique
sanctionnant l’acte homosexuel, ce qui
ouvre la porte à tout un débat théologique sur la
nature de la punition. D’après un hadith du prophète,
la sanction doit être la peine de mort, reproduisant
par là même le châtiment divin qui
s’est abattu sur le peuple de Loth. Toutefois, la
similitude avec Zina (la fornication) est évoquée
par certains ouléma musulmans pour établir des
variations dans la sanction : la lapidation jusqu’à
la mort pour l’homosexuel marié, et des coups
de fouet pour le célibataire. L’homosexualité féminine
est traitée avec une indulgence relative.
Elle n’est pas assimilée à la fornication ni à l’homosexualité
masculine. Les Sihakyate (lesbiennes)
font l’objet d’une simple réprimande
laissée à la discrétion du juge. L’absence de pénétration
anale, qui définit l’homosexualité aux
yeux des théologiens musulmans, explique vraisemblablement
cette “mansuétude”.
Dans la théologie musulmane, la pratique de
l’homosexualité, pour pouvoir être démontrée
comme un fait avéré, requiert les mêmes preuves
que dans le cas de la fornication : le témoignage de
quatre personnes attestant avoir vu et discerné
une pénétration totale, ou bien un aveu sans rétractation
des personnes concernées. Des exigences
draconiennes qui rendent quasiment
inapplicables les sanctions qui frappent les pratiques
homosexuelles. Fréderic Lagrange remarque
dans son livre Islam d’interdits, Islam de
Jouissance (Editions Tétraèdre, 2008), que le juriste
musulman remercie souvent Dieu “de pouvoir
cacher les vices des croyants qui ne sont pas ostentatoires
dans leur transgression de la loi divine”.
Mais l’évolution de la société musulmane, suite
aux conquêtes militaires et au contact avec
d’autres civilisations, a produit des réalités nouvelles
et des modes de vie différents de ce que le texte religieux prescrit et interdit.
L’élargissement de l’empire musulman, notamment sous la dynastie
abbasside, a engendré un changement des
valeurs et des normes, et de nouvelles habitudes
sont apparues. Les amours masculines n’étaient
plus dissimulées, cachées ni réprimés, mais elles
étaient affichées, proclamées et tolérées. Des
amours non seulement charnelles et sexuelles,
mais aussi philosophiques et mystiques.
Califes amoureux
Dans son Histoire des califes, le théologien et
historien égyptien Jalaloudine Assayouti, fournit
cette description du calife abbasside Al Amine :
“Il achetait, sans compter, des eunuques qu’il réservait
à son plaisir, renonçant ainsi à ses femmes
et concubines”. Al Amine, fils et successeur du
grand calife Haroun Arrachid, vouait un amour
démesuré à certains de ses esclaves mâles, et
composait pour eux des poèmes où il manifestait
sa passion et sa flamme. Le calife, dont l’empire
s’étendait du Maghreb jusqu’à la Chine, décrit
ainsi son serviteur Kawthar dans l’un de ses
poèmes : “Kawthar est ma religion et ma vie, ma
maladie et mon médecin. Bien injuste est celui qui
blâme un coeur pour son amour”.
D’autres califes abbassides, comme Al Moâtassim
et Al Wathiq, écrivaient des poèmes d’amour
dédiés aux jeunes garçons et éphèbes. Assayouti,
grand théologien malékite, nous apprend à ce
propos que le calife Al Moâtassim avait “un mignon
d’une beauté exceptionnelle qui s’appelait
Ajib, et dont il était follement amoureux”.
Ces quelques exemples renseignent sur les
changements qui ont touché la société musulmane
lorsqu’elle est passée d’un petit Etat désertique
à un empire qui domine le monde. Les rapports
avec l’homosexualité ont également muté. Ce qui
relevait de la turpitude qu’il fallait taire et cacher
est devenu une pratique courante et consacrée
même par les califes, détenteurs du pouvoir politique
mais également spirituel et religieux.
Dans son traité historique Albidaya wa Alnihaya,
Ibn Kathir, juriste et théologien syrien du
14ème siècle, déplore que l’homosexualité touche
“la majorité des rois et des princes, mais aussi les
commerçants, les gens ordinaires, les écrivains, les
ouléma et les juges, sauf ceux que Dieu a voulu préserver de ce vice”. Quant à Al Maqrizi, l’historien
égyptien du 15ème siècle (cité par Malek Chebel
dans Le dictionnaire amoureux de l’Islam,
Editions Plon, 2004), il témoigne qu’à son
époque “l’homosexualité était si répandue que
les femmes devaient s’habiller en hommes pour
avoir grâce aux yeux de leurs prétendants”.
Cette mutation mentale et culturelle s’explique
par l’influence qu’ont exercée les cultures
et civilisations annexées par les
conquêtes militaires musulmanes. L’héritage
grec, persan et hindou ont été déterminants
dans ce changement culturel.
Les éphèbes du paradis
L’un des premiers textes littéraires en arabe
traitant de la question de l’homosexualité est Mofakharat
Alghilman wa Aljawari d’Al Jahid (traduit
en français par l’écrivain marocain Maâti
Kabbal sous le titre Ephèbes et courtisanes, Payot,
2008). Dans ce livre écrit sous forme de dialogue,
deux hommes débattent de leurs préférences
sexuelles : le premier expose les raisons de son
amour pour les jeunes garçons, tandis que le second
défend sa passion pour les femmes.
Femmes et femmes
Il était une fois à Fès
Dans sa Description de l’Afrique, Hassan Al Wazzan, dit Léon l’Africain,
décrit les moeurs d’un genre particulier de voyantes dans la ville
de Fès. Amatrices de plaisir saphique, les voyantes recourent à des
subterfuges pour séduire et attirer d’autres femmes, qui succombent
à leur appel, par naïveté ou par consentement. Extrait.
''La troisième catégorie de devins comprend des femmes qui font croire qu’elles sont liées d’amitié avec certains démons d’espèces différentes.
Elles appellent en effet les uns démons rouges, les autres démons blancs, les autres démons noirs… Mais les gens qui joignent à l’honnêteté une certaine instruction ainsi que l’expérience des choses, nomment ces femmes Sahacat… Lorsqu’il se trouve une belle femme parmi celles qui viennent les consulter, elles s’en éprennent ainsi qu’un jeune homme s’éprend d’une jeune fille et, comme si le démon parlait en personne, elles lui demandent en paiement des embrassements amoureux. La femme qui croit devoir complaire à l’esprit, y consent le plus souvent.
Beaucoup de femmes qui se plaisent à ce jeu demandent aux devineresses d’entrer dans leur corporation.
Elles feignent d’être malades et font appeler l’une d’elles. C’est souvent l’imbécile de mari qui fait la commission.
Elles manifestent aussitôt leur désir à la devineresse qui dit ensuite au mari qu’un démon est entré dans le corps de sa femme,et que, s’il tient à la santé de celle-ci, il faut qu’il l’autorise à faire partie de la corporation des devineresses, et à travailler librement avec elles. Le buffle de mari y croit, y consent, et, par comble de sottise, offre un somptueux banquet à toute la corporation.
Après le repas, chacune des femmes danse et l’on festoie, au son d’un orchestre de nègres. Ensuite le mari laisse partir sa femme à l’aventure. Mais il en est qui font sortir les esprits du corps de leur femme au son d’une vigoureuse bastonnade.
D’autres font semblant d’être eux-mêmes possédés par un démon et ils attrapent les devineresses comme elles ont attrapé leur femme”. ''
Jean-Léon L'Africain.
Description de l’Afrique. Editions Maisonneuve et Larose, 1980
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Selon un historien égyptien du 15ème siècle, l’homosexualité était si répandue que les femmes devaient s’habiller en hommes pour trouver grâce aux yeux de leurs prétendants.
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Biblio
Ouvrages utiles
Éphèbes et courtisanes d’Al Jahid (Payot, 2008).
Court et intéressant livre d'Al Jahid, où deux hommes débattent de leurs préférences sexuelles, en puisant des arguments dans différents registres.
Nozhat Al Albab de Chihab Eddine Al Tifashi (Ryad Rayess, 1992).
Une somme de poèmes, d'anecdotes et de proverbes sur l'amour et la sexualité, compilé par un juge et érudit musulman du 13ème siècle.
Tawq Al Hamama ou Le collier de la colombe de Ibn Hazm (Sindbad, 1992).
Célèbre traité du théologien et juriste andalou sur l'amour et ses différentes manifestations, évoquant également l'amour platonique entre les hommes.
La sexualité en Islam de Abbdelwahab Boudhiba (PUF, 1975)
Livre de référence du sociologue tunisien sur la relation entre le sacré et le sexuel en Islam.
L’amour des garçons en pays arabo-islamiques de Khaled Al Rouayheb (EPEL, 2009).
Etude historique, riche et détaillée, sur l'amour homosexuel au Moyen-Âge dans la culturearabo-musulmane.
Islam d’interdits, Islam de Jouissance de Fréderic Lagrange (Téraèdre, 2008).
Un retour sur les différentes représentations de la sexualité dans les pays musulmans, avec une grande place consacrée à l'homosexualité.
Gay life and culture a world history de Robert Aldrich (Universe, 2006)
Un tableau général de l'histoire de l'homosexualité, avec une partie consacrée au monde musulman, tableaux et miniatures anciennes à l'appui.
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Al Mot’at Al Mahdoura ou Le plaisir interdit d’Ibrahim Mahmoud (Ryad Rayess, 2002).
L'homosexualité dans la culture arabo-musulmane à travers la littérature et les récits Coming out. L’histoire rapporte historiques traditionnels.
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PAR ABDELLAH TOURABI
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