Créer dans la langue du colonisateur, tout en se ressourçant en arabe ou en berbère auprès de ses sœurs paysannes algériennes, telle est la permanente recherche d’équilibre d’Assia Djebar, cinéaste et romancière devenue membre de l’Académie française en 2006.
Dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française musulmane »), alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale, avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine.
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 apr. J.-C. à Madaure, dans l’Est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef-d’œuvre, L’Ane d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conservent une modernité étonnante. Quelle révolution ce serait de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’aujourd’hui. Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 apr. J.-C., qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine. Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce iie siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges, cette affirmation : « Toute vierge qui se montre subit une sorte de prostitution ! » et, plus loin, « depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ». Oui, traduisons-le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement « islamiste » !
En plein IVe siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés. Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Eglise : l’influence de sa mère Monique, qui le suit de Carthage jusqu’à Milan ; ses succès intellectuels et mondains ; puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion ; son retour à la maison paternelle de Thagaste ; ses débuts d’évêque à Hippone ; enfin son long combat d’au moins deux décennies contre les donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre. Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431, dans Hippone assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne, et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe. Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec en Occident, jusqu’à la fin du Moyen Age.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit des chefs-d’œuvre, dont les auteurs, Ibn Battuta le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter Al-Ghazzali ; enfin le plus grand mystique de l’Occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et, de là, retournant à Cordoue puis à Fez. La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques, etc.). Ainsi, c’est de nouveau dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie au milieu du XIVe siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient, comme presque deux siècles auparavant Ibn Arabi. Pour ces deux génies, le mystique andalou et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.
A quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? Je me pose presque ingénument la question. Dès l’âge de 20 ans, j’avais choisi d’enseigner en université l’histoire du Maghreb. Comme le doyen Vedel, j’aime de cette profession l’indépendance intellectuelle qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de jeunes esprits ; leur communiquer ce qu’on aime, rester en alerte avec eux qui vous aiguillonnent tandis que vous avancez en âge. Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père qui, instituteur dans les années 1930, en pleine montagne algérienne, seul dans une école où ne parvenait même pas la route, scolarisait en français des garçonnets. Il y ajoutait des cours d’adultes pour des montagnards de son âge, auxquels il assurait une formation accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers d’administration pour que leurs familles aient des ressources régulières.
Dès l’âge de mes 15 ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature. « J’écris pour me parcourir », disait le poète Henri Michaux. J’ai adopté, en silence, cette devise. L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’ijtihad, c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi ? vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui ? Peut-être, après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement, que la mobilité des vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles auparavant.
Est-ce que, me diriez-vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée, et ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ? Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre – presque une seconde peau – ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour dans Soho ou sur le pont de Brooklyn). Je ne me sens alors que regard dans l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste pour boire l’espace bleu gris, tout le ciel.
J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs-métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’Etat de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée, comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie 1990. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audiovisuelle.
Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes du Dahra, en langue arabe, ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs écorchées, j’ai reçu une commotion définitive ; un ressourcement ; je dirais même une leçon éthique et esthétique de la part des femmes de tous âges de ma tribu maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des minirécits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme une source qui lave et efface les rancunes.
Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large.
Or là-bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais, sinon chaque femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linges divers, de laines, de soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?
La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua revient dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de paroles ; leurs conversations s’entrelacent. Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain.
Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au-dehors des corps de femmes circulant, dansant, toujours au-dehors, défi essentiel.
Quant à la langue française, au terme de quelle transhumance tresser cette langue illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs ? Les mots de toute langue se palpent, s’épellent, s’envolent comme l’hirondelle qui trisse ; oui, les mots peuvent s’exhaler, mais leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire.
Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Béla Bartók est venu écouter en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d’écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au-dehors, parfilée de silence et de plénitude. Mon français s’est ainsi illuminé, depuis vingt ans déjà, de la nuit des Femmes du mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre-Atlantique leurs sourires, images de shefa’, c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
“La femme sans sépulture” est un roman écrit par Assia Djebar, publié en 2002. C’est aussi la recommandation de la semaine de Mayssa.
Voilà. J’ai fini La femme sans sépulture. Que dire, que dire de ce magnifique roman faisant revivre Zoulikha, héroïne de la guerre de libération, figure estimée de sa ville, Césarée de Maurétanie. « La visiteuse », « l’étrangère pas si étrangère », l’auteure elle-même ? revenue bien trop tard après l’indépendance dans la ville de ses aïeux, retrace minutieusement la vie de Zoulikha, contée par les femmes de la ville : ses filles, sa tante, Dame Lionne. Autant de personnages complexes et étonnants convoqués pour raconter le passé. Chacune se remémorant un souvenir, mis bout à bout pour restituer l’histoire de l’héroïne : « une large fresque féminine » dont Zoulikha est au centre, elle par trois fois épousée, par quatre fois mère, militante locale avant de rejoindre le maquis puis disparue, laissée sans sépulture. Disparue comme tant d’autres combattants, dont les familles n’ont, jusqu’à aujourd’hui pas d’explications, pas de traces malgré des recherches désespérées : une volonté d’effacer ces héros de la guerre d’indépendance.
Ce récit, écrit comme un chant, un conte où plusieurs conteuses prennent la parole lors de veillées féminines est également un voyage. Un voyage dans le temps : des époques romaines, vandales et numides à travers notamment le musée de Césarée, à la guerre de libération, et enfin au retour de « la visiteuse » en juin 1981. C’est également un voyage dans la région natale de l’auteure, les femmes-conteuses nous emmènent à l’antique cité romaine Césarée, actuelle Cherchell, prennent la route de Tipaza, ancienne ville romaine également, passant par des villages de pécheurs et dégustant des grillades de poisson frais, aux villages du mont Chenoua surplombant la douce Méditerranée… Pour qui, comme moi, y est déjà passé, les images des magnifiques paysages défilent au cours de la lecture, comme si j’étais retournée en Algérie les admirer, entre une douce brise marine et un soleil éclatant.
La femme sans sépulture, c’est surtout un hommage, c’est faire vivre le récit d’une femme extraordinaire, par sa complexité et son courage, c’est un remerciement : à tous ces combattants ayant donné leur vie à l’Algérie, et en particulier une mise en lumière du rôle des femmes dans la guerre. Zoulikha n’est en effet pas la seule femme algérienne ayant quitté sa famille, ses jeunes enfants, pour rejoindre le maquis ; ni la seule ayant participé à l’organisation d’un réseau de femmes en ville (dont Dame Lionne, ou Lla Lbia faisait partie), récoltant de l’argent et des vivres pour le maquis, « l’organisation » comme on disait, aidée par des hommes de la ville. C’est aussi une illustration de la vie sous l’occupation : les arrestations, le couvre-feu, les inspections des maisons…
C’est un récit intense, poétique, pour que la femme restée sans sépulture, ne soit jamais oubliée, son ombre flottant au-dessus de Césarée et l’histoire vivant dans les cœurs de ceux qui l’ont connue puis en ceux qui liront ce roman.
“Dieu soit loué, il n’y a plus de colonisation dans notre pays” (الحمد لله ما بقاش إستعمار في بلادنا) est le début d’un chant révolutionnaire écrit par El Hajj El Anka et qui se fait connaître le jour de l’indépendance algérienne, le 5 juillet 1962. Par Hakim.
Le 5 juillet 1962, l’Algérie est officiellement libérée du joug français. À 00h05, résonne à la radio une chanson que le père de la musique Chaâbi lui-même, le Hajj Mohammed Al Anka avait écrit des années auparavant et qu’il n’avait jamais pu jouer jusqu’à ce jour. Il s’agit de « Al hamdoulilah mab9ach isti3mar fi bladna » ; « Dieu soit loué, il n’y a plus de colonisation dans notre pays »
Dieu soit loué, il n’y a plus de colonisation dans notre pays.
L’épée de l’injustice a été brisée au combat par les braves
Les hommes ont donné leurs vies dans nos forêts, déserts et montagnes
Longue Vie à l’Algérie libre et à sa jeunesse
Longue vie à l’Algérie libre, à ses hommes et à ses femmes
الحمد لله ما بقاش إستعمار في بلادنا
إتكسر سيف الظلم في الحروب هلكوه الشجعان
ضحات الرجال في الغيب والصحراء وجبالنا
تحيا الجزائر حرة و يحياو الشبان
تحيا الجزائر حرة رجال ونسوان
Voici les quelques vers de ce poème écrit par El Hajj El Anka considéré comme père de la musique Chaâbi Algérienne et que l’on surnomme aussi « Le Cardinal ». Cet homme à la fois grand musicien et patriote, était aussi un homme de foi,i comme l’indiquent aussi bien les poèmes qu’il a écrit mais aussi son appellatif « El Hajj », titre que l’on accorde aux Musulmans qui ont effectué le pèlerinage à la Mecque.
En 1962, l’Algérie sort d’une guerre de libération qui a fait de nombreuses victimes. Malgré cette période sanglante où la pratique de la musique avait beaucoup diminué, les musiciens Chaâbi avaient quand même joué leurs rôles. Le fils de Al Anka affirme, dans le documentaire El gusto , détenir encore des lettres que son père recevait des maquisards qui lui demandaient de les soutenir à travers ses chansons. Que cela soit en France ou en Algérie, beaucoup de joueurs Chaâbi soutenaient le FLN au travers de métaphores dans leurs chansons, le passage de messages ou d’armes ou encore le reversement d’une partie de leurs recettes au FLN.
Cette chanson devenue presque un hymne à la libération, retentit dans l’Algérie tous les 5 juillet pour célébrer la libération en rendant hommage aux sacrifices des femmes et des hommes qui ont lutté pour l’indépendance algérienne. Les écoliers l’apprennent d’ailleurs dès leur plus jeune âge. Elle fait aussi référence à la place de la religion musulmane au sein de la société algérienne, longtemps victime de propagande par le gouvernement français dont la politique coloniale passait par l’effacement de la culture et de la religion des colonisés, cœur de leur l’identité.
Juin 1936 Naissance de Fatma Zohra à Cherchell, Algérie, de Tahar Imalhayène et de Bahia Sahraoui (de la tribu des Berkani du Dahra)
1937-1946 Enfance à Mouzaïaville dans la Mitidja où le père est instituteur. Elle fréquente l’école française. Les premières années, après l’école française, elle va dans une école coranique privée ; elles sont deux filles au milieu des garçons.
1946-1953 Elle étudie au Collège de Blida, section classique, le latin, le grec et l’anglais. Elle est la seule musulmane dans sa classe. Il y a une vingtaine d’Algériennes qu’on appelle « les indigènes » mais elles sont en section moderne. Toutes sont internes. Fatma Zohra passe le bac à Blida et Alger.
Oct. 1953 Hypokhâgne au Lycée Bugeaud (aujourd’hui Lycée Emir-Abdelkader) à Alger, où Albert Camus a fait ses études. Elle suit l’enseignement du Professeur Lamblin.
Oct. 1954 Son père accepte de la laisser partir en khâgne à Paris, au Lycée Fénelon où elle rencontre Jacqueline Risset. Leur Professeur de Philo est Dina Dreyfus.
1 Nov. 1954 La guerre d’Algérie commence.
Juin 1995 Elle réussit l’entrée à l’ENS de Sèvres qui s’installe Boulevard Jourdan, dans le 14ème arrondissement. La directrice de l’Ecole est Mme Prenant, Professeur de Philo, spécialiste de Spinoza.
A partir d’Octobre 55, en 1ère et 2ème années, elle choisit non pas la Philo mais l’Histoire. Elle aurait aimé étudier l’arabe littéraire mais cet enseignement n’existe pas.
Mai-Juin 1956 Grève des étudiants algériens. Fatma Zohra ne passe pas ses examens en raison des « événements »
Juin 1957 Son premier roman La Soif, qu’elle a écrit en deux mois, est publié chez Julliard. Il est traduit aussitôt aux Etats-Unis où il a du succès et reçoit une importante édition en livre de poche. Fatma Zohra prend le pseudonyme de Assia Djebar à cause de ses parents et à cause de l’administration de l’Ecole.
Mars 1958 Elle continue à faire la grève des examens. La directrice de l’ENS, qui est alors Marie-Jeanne Durry, la contraint de quitter l’école.
Assia épouse un Algérien et quitte la France avec lui pour la Suisse puis Tunis.
Eté 1958 – À Tunis, Assia travaille comme journaliste en collaboration avec Frantz Fanon.
Eté 1959 Elle se rend dans les camps, aux frontières tunisiennes, avec la Croix Rouge et le Croissant Rouge, où elle fait des enquêtes parmi les paysans algériens réfugiés après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef. Son 4ème roman Les Alouettes naives, qu’elle publiera en 1967, retrace cette période.
A Tunis, en 1958, Assia rencontre Kateb Yacine.
Elle prépare, sous la direction de Louis Massignon, un Doctorat d’Histoire sur Aïcha el Manoubia, sainte patronne de Tunis à la fin du XIIème siècle, et étudie le récit des miracles.
Sept. 1959 Assia retrouve au Maroc son Professeur en Sorbonne Charles-André Julien, spécialiste de l’Histoire de l’Algérie, qui est Doyen de la Faculté des Lettres de Rabat. Elle enseigne pendant 3 ans comme Assistante en Histoire.
Été 1960 Assia écrit Les Enfants du nouveau monde. Certains récits lui sont inspirés par sa mère et sa belle-mère qui viennent lui rendre visite à Rabat et qui lui racontent des épisodes de la guerre à Blida vue depuis le patio des femmes. Le roman ne sera publié qu’en 1962 à cause d’un litige entre le Seuil et Julliard.
1962 Le 1er juillet, Assia rentre à Alger, envoyée par Françoise Giroud, directrice de l’Express, pour faire un reportage sur les premiers jours de l’Indépendance.
Enterrement de sa grand-mère maternelle. Son texte Les morts parlent se fait l’écho de ce deuil.
Le 1er septembre, elle est nommée Professeur à l’Université d’Alger où elle est la seule Algérienne à enseigner l’Histoire. Assia choisit de travailler sur le XIXème siècle et l’Etat de l’Emir Abdelkader. Elle enseigne jusqu’en 1965. L’Histoire, comme la Philosophie, doivent alors être arabisées : Assia se met en disponibilité et quitte Alger pour Paris.
Oct. 1966 – Résidente en France, elle fait des séjours réguliers, l’été, chez ses parents au
Janv. 1974 bord de la mer, à Daouda (Alger). Adoption à 13 mois de sa fille Djalila, née en Juin 1965.
1974 – En janvier 1974, retour à Alger. Elle enseigne la littérature française et le
1975 le cinéma au Département de Français de l’Université. Tahar Djaout suit son séminaire de Cinéma. Elle travaille également à l’A.A.R.D.E.S., dirigée par M’Hamed Boukhobza, pour des enquêtes sociologiques sur les structures familiales d’émigrants.
Divorce en Octobre 1975.
Assia dépose à la TV algérienne un projet de film long métrage qui est un documentaire-fiction sur la tribu de sa mère, les Berkani, au nord de Cherchell.
1976 – Le tournage du film La Nouba des femmes du Mont Chenoua a pour lieu
1978 principal Tipasa, avec deux comédiens et des acteurs non-professionnels. En même temps, Assia assure ses cours de littérature à l’Université. Plusieurs chapitres de son roman Vaste est la prison évoquent des épisodes du tournage.
1979 Montage du son à Paris. La réception du film, lors de la première projection à Alger, est houleuse. Sélectionné par le Festival de Carthage, La Nouba est déprogrammé par Alger. Protestation des Critiques étrangers qui demandent une autre projection.
Reçoit le Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise. Accueil enthousiaste du public.
1980 Est invitée avec La Nouba des femmes du Mont Chenoua au premier Festival de femmes. La Télévision algérienne ne donne pas suite : il faut attendre 1995 pour que le film soit diffusé par « Women Make Movies » à New York.
Publication du recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement aux Editions des femmes.
1981 – Epouse le poète Malek Alloula.
1984 Assia refuse un poste à l’UNESCO. Retirée à l’Hay-les-Roses, elle se consacre à l’écriture.
Elle travaille à un nouveau film de montage à partir des Archives à Paris : La Zerda ou les chants de l’oubli, avec le musicien Hamed Essyad. Le film est financé par la Télévision algérienne. En février 1983, il obtient au Festival de Berlin le Prix du Meilleur Film historique.
1985 Publication de L’amour, la fantasia, premier livre du « Quatuor algérien ». Critique enthousiaste. Prix de l’Amitié franco-arabe. Détachée au Centre Culturel Algérien à Paris jusqu’en 1994, elle y organise entre autre un colloque sur l’œuvre de Mohammed Dib.
Elle est nommée par Pierre Bérégovoy au Conseil d’Administration du Fonds d’Action Sociale (Emigration en France) ; elle y restera six ans.
1987 Publication d’Ombre sultane, deuxième volume du quatuor. Prix Liberatur à Francfort-sur-le-Main (meilleur roman de femme). Assia commence à faire de régulières tournées de lectures. A l’Institut culturel Français de Heidelberg, elle est reçue par Mireille Calle-Gruber.
1991 Publication de Loin de Médine.
Nommée Membre du jury de l’International Literary Neustadt Prize aux Etats-Unis, qui est composé de dix écrivains, Assia y défend Mohammed Dib.
à partir de Série de conférences dans les Universités d’Amérique du Nord. Lors du
1992 Colloque de Queen’s University (Canada) organisé par Mireille Calle-Gruber, elle rencontre Gayatri Spivak.
1993 Carrefour des littératures à Strasbourg.
1993 – Les assassinats en Algérie frappent ses proches : Tahar Djaout est tué le 3 juin
1994 1993 ; Mahfoud Boucebci le 15 juin ; M’Hamed Boukhobza le 27 juin. Abdelkader Alloula, son beau-frère, est assassiné le 11 mars 1993 et meurt à Paris le 15.
1994 Passe trois mois à Strasbourg avec une bourse d’écrivain. Commence Les Nuits de Strasbourg, qui sera interrompu. Participe à la fondation du Parlement international des écrivains Christian Salmon.
1995 Publication de Vaste est la prison, écrit à Paris en 1994. A Berkeley, où elle est Professeur invité, Le Blanc de l’Algérie, hantée par les assassinés d’Algérie. Reçoit le prix Maurice-Maeterlinck à Bruxelles, Doctorat honoris causa à l’Université de Vienne.
Mort du père en octobre. Elle va à Alger.
Puis, à son retour, elle accepte la direction du Centre Francophone de l’Université de Louisiane, à Baton Rouge.
1996 Parution du Blanc de l’Algérie.
1997 Parution de Oran, langue morte. Prix Marguerite Yourcenar (Boston, octobre 1997) Sortie des Nuits de Strasbourg. Prix du Meilleur essai en Allemagne et Prix International de Palmi en Italie (1998). Vaste est la prison, traduit aux Etats-Unis et publié par Seven Stories, reçoit de nombreuses et excellentes critiques.
1999 Elue à l’Académie Royale de Belgique sur le fauteuil de Julien Green.
2000 Monte au Teatro di Roma (juin-octobre) l’opéra écrit l’année précédente : Figlie d’Ismaele nel Vento e nella Tempesta. Repris à Palerme et à Trieste en octobre.
Reçoit le Prix de la Paix à Francfort-sur-le-Main.
2001 Quitte la Louisiane pour New York University.
2002 Doctorat honoris causa de l’Université de Concordia (Montréal).
Nommée Silver Chair Professor à New York University.
Parution de La Femme sans sépulture.
2003 Un colloque international « Assia Djebar, nomade entre les murs… », organisé à la Maison des Ecrivains par Mireille Calle-Gruber, réunit autour d’Assia, outre de nombreux critiques universitaires et ses traducteurs, les écrivains Andrée Chédid, François Bon, Pierre Michon, Albert Memmi, Abdelkebir Khatibi, Jacqueline Risset.
Publie La Disparition de la langue française.
2004 En Italie (Pordenone), le prix littéraire Dedica est consacré tout le mois à l’œuvre d’Assia Djebar.
2005 Reçoit le doctorat honoris causa de l’Université d’Osnabrück, ville-symbole de l’historique Traité de Westphalie et de la concorde entre les peuples et les religions.
16 juin 2005 Assia Djebar est élue à l’Académie Française.
Reçoit le prix Pablo Neruda à Naples, Italie en décembre 2005.
2006 Reçoit le prix Grinzane Cavour à Turin, Italie en janvier 2006.
Réception à l’Académie Française aura lieu le 22 juin 2006.
Photo by Nadji
« 1936 Cherchell, à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, l’ancienne capitale de la Maurétanie césarienne et de Juba II dans l’Algérie antique : c’est là que naît le 30 juin 1936 Fatma-Zohra Imalhayène dans une famille de petite bourgeoisie traditionnelle.
Le père fait des études à l’Ecole normale musulmane d’instituteurs de Bouzaréah, où il est condisciple du futur romancier algérien Mouloud Feraoun (1913-1962). Du côté maternel, dans la tribu des Béni Menacer, on trouve un aïeul, Mohammed Ben Aïssa El Berkani, qui était lieutenant (khalifa) de l’Emir Abdelkader à Médéa. L’arrière-grand-père, Malek Sahraoui el Berkani, neveu du khalifa et caïd des Beni Menacer, prend la tête en juillet 1871 d’une rébellion, parallèlement à la révolte dans les Kabylies. Il est tué au combat le 2 août 1871. Fatma-Zohra fréquente l’école coranique et l’école primaire française à Mouzaïaville (Mouzaïa actuellement) dans la Mitidja, où le père était instituteur. »
Jean Déjeux, Assia Djebar, écrivain algérien cinéaste arabe
Mon Enfance
Mon enfance, dans l’Algérie coloniale, s’est passée dans deux lieux. Mon père était instituteur. L’année scolaire se déroulait dans un petit village de colonisation, dans la plaine de la Mitidja, non loin d’Alger. Mon père était le seul instituteur algérien musulman, au milieu de collègues français, la plupart débarqués récemment de la France métropolitaine. Quand arrivaient les vacances scolaires, nous retournions à la ville d’où est originaire toute ma famille maternelle et paternelle ; c’est une des plus vieilles villes d’Algérie, qui s’appelle Cherchell, qui s’appelait, dans l’antiquité, Césarée, près de Tipasa, elle fut la capitale de la Maurétanie Cesarienne pendant cinq siècles.
Dans cette cité, repeuplée au seizième siècle par des familles de réfugiés andalous, toutes mes attaches et les traditions des miens se trouvent là. Alors que, dans le petit village de colonisation, nous étions isolés : la population autochtone étant presque entièrement composée d’ouvriers dépossédés, salariés dépendant de colons français très riches.
Lectures de jeunesse
J’ai quitté cette vie familiale à dix ans pour aller au collège de Blida. Mon père était passionné d’histoire, pendant les longues siestes d’été, je lisais ses collections sur La Révolution française avec les portraits de tous les grands révolutionnaires de 89…
Sur le plan littéraire, mon père aimait Anatole France, et naturellement les classiques du XIX… Moi, ce qui m’a d’abord marquée, vers l’âge de 13 ans, à la pension où j’étais à Blida (j’avais une amie mi-italienne, mi-française et nous lisions énormément), ce fut un livre : La Correspondance d’Alain Fournier et de Jacques Rivière. Deux jeunes étudiants, à 18 ans, au début de ce siècle, découvraient Gide, Claudel, puis Giraudoux… Grâce à ce livre, j’ai commencé, plus jeune que les autres, à lire, à lire vraiment, à faire la différence entre les livres de littérature qui vous forment et, disons, les livres pour enfants, livres d’aventures et de simple évasion…
Le plaisir de lire
A propos de livres d’enfant, je me souviens qu’à sept ans, je crois, en rapportant de l’école un livre d’Hector Malot, je pleurais à gros sanglots dans ma chambre et ma mère accourait affolée: or c’était le plaisir de pleurer à la lecture d’un livre sentimental! Ce fut mon premier souvenir de lecture…
Mais ce qui a dû déterminer ma conscience vive et admirative de ce qu’est vraiment la littérature, ce fut le fait que 3 ans ou 4 ans à l’avance, je lisais des livres un peu complexes et dont la densité (ou la difficulté à les comprendre vraiment) me fascinait…
Peut-être que mon désir d’écrire est né à ce moment là !...
J’ai eu d’ailleurs, un été de cette pré-adolescence, (à 13 ans, je crois) le projet d’écrire un roman pour pouvoir, l’ayant terminé et pensant l’envoyer en cachette à quelque éditeur, en faire simplement la surprise à mon père ! Projet puéril dont j’ai oublié le contenu, sauf que je ne pus terminer cette ébauche…
L'association Coup de Soleil a organisé à Lyon, le 4 mars 2023, un hommage à Assia Djebar avec des interventions (celle d’Afifa Bererhi est publiée ci-dessous) et la projection du film, La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Décédée le 7 février 2015, cette écrivaine algérienne a vu sa renommée franchir les frontières jusqu’aux Etats-Unis d’Amérique où elle enseigna dans les prestigieuses universités de la Louisiane et de New York. Les traductions de ses romans sont nombreuses comme en rend compte Traduire Assia Djebar de Amal Chaouati, en 2018.
C’est au cours de mes études en licence de français à l’université d’Alger, où Assia Djebar enseignait et dirigeait le département, que j’ai découvert son parcours de vie si dense et surtout son talent d’écrivaine en lisant ses romans et en m’intéressant à sa production cinématographique grâce à Ahmed Bedjaoui, qu’on appelait alors Monsieur cinéma quand il fut en charge de l’émission Les deux écrans à la télévision algérienne. Il a publié en 2018, à Alger, Le Cinéma à son âge d’or – Cinquante ans d’écriture au service du septième art : p. 125, il analyse l’apport d’Assia Djebar. J’ai vu son film La Nouba des femmes du mont du Chenoua (1976), film présenté à la Biennale de Venise en 1979 où elle reçut le Prix de la critique internationale en tant que réalisatrice, aidée par Abdelkader Alloula. Son autre film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration de Malek Alloula à partir d’archives coloniales, a été présenté en 1982 à Alger et au 1er festival du cinéma arabe à Paris en 1983.
L’itinéraire littéraire d’Assia Djebar débutevecc la publication de son premier roman La Soif en 1957. Elle était alors âgée de 21 ans. Dans le contexte de l’époque, les intellectuels algériens engagés dans la révolution l’ont mal reçu, qualifiant ce roman de « décalé » parce que n’étant d’aucun apport pour la cause défendue. Quelques années plus tard, sa réponse fut une pirouette quand, pour se justifier, elle rétorqua qu’il ne s’agissait que d’un effet de style : « Mon ambition, disait-elle, était d’arriver à saisir un air de flûte et que cet air fût bien composé ! Je n’ai pas employé le tambour. » Le tambour se fera entendre par la suite à travers notamment ses romans. Plus tard en 1968 elle s’exprimera de nouveau à propos de son roman inaugural que le critique marocain, Abdelkader Khatibi appréciera ainsi, la même année, dans son ouvrage, Le Roman maghrébin : « pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante ». Nul ne pourrait le contredire aujourd’hui car, sur ce point, elle était assurément en avance sur son temps. Plus tard, allant au bout de sa conviction, elle publie en 1997, Les Nuits de Strasbourg, roman où l’érotisme se déploie sans complexe aucun.
Au cours de l’année 1969 elle publie une plaquette Poèmes pour l’Algérie heureuse à la SNED et une pièce de théâtre Rouge l’Aube chez le même éditeur. La pièce montée par Mustapha Kateb sera jouée au festival panafricain de 1969 à Alger. Par ailleurs, elle se fait connaitre sur les ondes radio en Allemagne par la diffusion de sa pièce théâtrale radiophonique : La fièvre dans les villes, conçue à partir de son livre Oran langue morte de 1997. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans le large éventail des genres qui s’interpénètrent lorsque l’expression romanesque se fait poésie musicale et que la construction des scènes narratives emprunte à la dramaturgie.
Toutefois, force est de constater que la partie la plus volumineuse de son œuvre demeure sa production romanesque qui s’épanouit sous le signe d’un féminisme qui consiste à donner voix aux femmes recluses, à ces femmes « exilées de la vie ». En effet, il ne s’agissait pas, pour elle, de s’aligner sur les revendications féministes occidentales – avec lesquelles elle était manifestement en accord dans sa vie personnelle – mais d’épouser dans ses livres le sort des femmes musulmanes ses semblables moins favorisées socialement et culturellement. Dès lors son écriture entre en résonance avec le statut des femmes de son pays. Dans cette perspective elle en vient à déclarer : « Comment parler de la femme de mon pays sans parler de l’ensemble de l’Islam ». Elle pose ainsi d’emblée le sujet de ses préoccupations : la dimension existentielle de la femme d’Algérie ne saurait se lire qu’à travers le prisme de l’Islam.
Dans ses romans, Assia Djebar donne visibilité et présence aux femmes en explorant ce qui fait le tragique de leur quotidien et en pointant la cause inhérente à leur relégation, ce fruit amer né de la conjonction de l’archaïsme pérenne du modèle de société ancestral doublé du malentendu, ou du détournement voire de la dénaturation de ce qu’énonce l’Islam en sa double composante, le Coran et les Hadiths (dires du Prophète). C’est au regard de ces données tantôt ouvertement affichées, tantôt sous-jacentes, que va s’écrire la partition romanesque de l’écrivaine. Ainsi, la condition de la femme sous l’emprise d’un Islam biaisé, jusqu’à paraître, oserais-je dire, obsolète au regard des exigences des temps modernes, imprégnera tout le cycle d’écriture d’Assia Djebar
Tout commence avec, ce que l’on pourrait considérer comme un essai ; il s’agit de Women of Islam, édité à Londres en 1961, et se poursuit jusqu’au drame musical, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, joué à Rome en 2005. Ce drame est immédiatement suivi de Nulle part dans la maison de mon père, en 2007, roman à dimension autobiographique, qui à son tour reprend le sujet de la dépossession de la femme. L’essai et le drame lyrique si distants dans le temps, si différents par leurs genres, ne sont que des variantes d’un même sujet thématique. L’un et l’autre se focalisent sur la relation femme/Islam. C’est à croire et dire que malgré le temps qui s’écoule, rien ou presque n’a affecté le statut de la femme demeurée une éternelle subalterne, comme soumise à une malédiction inhérente à un Islam violé dans sa lecture et donc dans l’observation de ses préceptes. Ce qu’entreprend Assia Djebar dans ces deux œuvres est assurément inédit dans la littérature algérienne et confère à son écriture une portée véritablement novatrice et marquée d’une audace certaine.
Par ailleurs, il y a aussi tout lieu de signaler que l’essai ainsi que le texte intégral du drame chanté avec ses didascalies, indications scéniques, jeu de lumière, interventions du chœur, etc., sont demeurés presque inédits : on peut seulement lire une scène extraite des filles d’Ismaël… au tableau 19, qui figure dans les actes du colloque de Cerisy de 2010, consacré à l’écrivaine à l’initiative de Mireille Calle Gruber.
De même c’est dans Études littéraires, (vol. 33, N°3, Automne 2001), que l’on découvre la préface de l’auteure suivie de l’ouverture et de l’acte I. Nous y reviendrons. Pour ce qui est de Women of islam, traduction deFemmes d’Islam qui est le titre de la version originale, comme mentionné en deuxième de couverture, nous supposons en avoir un écho, dans l’article « La femme en Islam ou le cri du silence », paru dans Femmes tome II, La condition féminine, aux éditions Plon, en 1967. C’est donc de manière fragmentaire, parcimonieuse et par un jeu de recoupements avec les articles publiés par l’auteure que nous appréhenderons la matière d’une part de l’essai et d’autre part du drame lyrique ; deux opus que nous considérons, ironie du sort, ironie des conjonctures, comme étant précisément la partie « voilée » de l’œuvre d’Assia Djebar, elle qui se révolta contre le voile. De ce paradoxe précisément nous tirons un argument pour les présenter et participer à l’opération de « dévoilement » de ces écrits qui demeurent méconnus pour une majorité de son lectorat.
Women of Islam
Ce titre, nous l’avons rappelé, est la traduction de celui de la version originale en langue française « Femmes d’Islam » tel que mentionné par le traducteur Jean-Marc Gibbon. L’opuscule est édité pour la première fois en 1961 à Londres. Aujourd’hui, après avoir effectué des recherches, je voudrais préciser que le traducteur est décédé et que la maison d’édition n’existe plus. Il semble donc improbable de prendre connaissance de la version originale dans son intégralité. Reste à consulter les archives si la possibilité se présente.
La question qui vient aussitôt à l’esprit est : pourquoi n’y a-t-il pas eu de publication de la version originale de langue française ? Julliard le premier éditeur d’Assia Djebar, connaissant son engagement, ne se serait pas opposé à sa publication. Je me hasarde donc à émettre l’hypothèse d’une autocensure ; l’auteure n’a-t-elle pas déclaré qu’ « écrire c’est s’exposer » ? Pour autant, on s’interroge : pourquoi l’autocensure n’interdit-elle pas l’édition en langue anglaise ? La question mérite d’être posée. Et on peut émettre l’hypothèse que le texte serait moins accessible au lectorat algérien largement francophone. Peut-être aussi par égard pour le père puisque l’on sait que l’expression érotique des Nuits de Strasbourg a été censurée jusqu’après la mort du père. Quelles que soient les hypothèses, il fallait assurément oser soumettre à la question le Livre sacré et les Hadiths, plus exactement à procéder à l’examen de ce que recèle l’Islam au sujet des femmes, quelle lecture interprétative en faire dans une société archaïque fondée sur le modèle patriarcal et par ailleurs appelée au changement au gré des évolutions de quelque nature qu’elles soient. C’est là un sujet fort délicat d’autant qu’au cours de la colonisation la question culturelle – langues et Islam – est une revendication de taille soulevée par l’Association des Oulémas de Constantine à Tlemcen en passant par Alger, c’est un argument brandi au cours de la guerre d’Algérie. Par ailleurs dans l’Algérie de la postindépendance, l’Islam est déclaré religion d’état à l’instar des pays du Machrek. Or, on le sait, dans les pays du Moyen-Orient la revendication des femmes s’est déjà fait entendre de manière bouillonnante, au nom de principes républicains. C’est précisément ce qui ressort de la préface que rédige Assia Djebar pour le roman Ferdaous de Nawel Saadaoui et où l’on apprend, entre autre, comment le roi Farouk plie et cède devant la gigantesque manifestation de femmes de l’Association Bent El Nil fondée par Doria Chafik : elles finissent par obtenir le droit de vote. C’était en 1951. Assia Djebar est bien instruite des frondes de femmes menées en Syrie, Irak et Egypte ; frondes annonciatrices du mouvement féministe en pays d’Islam impulsé par l’idéal républicain et qui a vite été rattrapé par l’étau de la religion.
Par ailleurs il me semble important de rappeler dans quelles circonstances Assia Djebar aurait probablement écrit Women of islam. Elle avait rejoint la Tunisie en 1958 pour apporter sa contribution au journal El Moudjahid, organe du Front de Libération National (FLN), dirigé par Redha Malek et auquel a largement contribué Frantz Fanon avec l’épouse duquel Assia Djebar était liée. Elle y publie aussi Journal d’une maquisarde en 1959, en ayant enquêté auprès des réfugiés algériens à la frontière tunisienne. Lors de ce séjour tunisien, elle n’a pas manqué d’interviewer le Président Bourguiba, premier gouvernant en pays d’Islam, après Kamel Atatürk, à avoir fait le choix d’une laïcité absolue et, partant, à avoir fait sauter les verrous qui emprisonnaient les Tunisiennes dans les prescriptions supposées de la religion musulmane. De fait, le 13 août 1956, il signe un décret « portant promulgation du statut personnel ». Désormais le mariage exige un consentement mutuel, la répudiation et la polygamie sont interdites ; des changements qui interviennent, faut-il le préciser, avec l’assentiment des hautes instances religieuses de la Zitouna, (université de référence dans le champ culturel et religieux du monde sunnite avec El Azhar du Caire et El Quaraouiyine de Fès). Ce défi de Bourguiba, Assia Djebar voudrait le porter à son tour et à sa manière en rédigeant Women of Islam. Voilà qui explique que l’entretien avec Bourguiba figure en annexe de l’essai désignant ainsi, de manière oblique, la politique menée par le Président tunisien comme source d’inspiration de l’auteure algérienne. Ces quelques indications mises bout à bout laissent supposer que c’est bien au cours de ces années 58/59 que serait intervenue la rédaction de ce qui sera Women of Islam, paru en 1961.
Cet essai me semble être la matrice originelle de l’ensemble de l’œuvre à venir qui va se déployer de manière rhizomique et ainsi offrir la mosaïque d’écrits romanesques et autres que nous connaissons. Une œuvre multiple, aux tons divers, bâtie sur une fondation principale qui supporte la problématique de la relation entre femme et Islam, tout au moins selon sa perception générale dans la société algérienne et plus largement dans le monde musulman.
Women of Islam est composé de deux parties, l’une scripturale, l’autre iconique. Cette dernière, la plus volumineuse, est un catalogue de photographies en noir et blanc captant exclusivement des portraits de femmes citadines et rurales, de classes sociales différentes, drapées de différentes façons de leur voile, pas toujours le même, ou au contraire exhibant la nudité des jambes, des bras, des poitrines. Cet album d’images – visions sur le féminin musulman – émet à lui seul un discours que décrypte Assia Djebar pour finalement le mettre au placard tant les photos regorgent du langage pour touristes avides de percer le mystère d’Orient, dit-elle. Ces clichés font naître en elle le trouble, car ils dépeignent, je cite « un exotisme oriental à la manière d’un Pierre Loti pour coller à une légende de tranquillité ». Aussi, pour Assia Djebar ces photos ne disent que des mensonges. Alors, pour toucher à la vérité la concernant personnellement, elle s’interroge : comment parler des femmes musulmanes en toute conscience de femme musulmane fière de l’être. C’est ce qu’elle proclame en s’interrogeant : « Comment puis-je parler de la position des femmes d’Islam sans parler de l’ensemble de l’Islam, parler d’elles dans le passé et le présent, leurrôle dans la construction du futur ? Je devrais être sociologue, historienne, économiste et théologienne tout à la fois. Moraliste aussi pour évaluer leur influence dans la recherche de nouvelles affirmations et pourquoi pas poétesse pour chanter leur présence avec amour et gratitude. »
Vaste programme auquel elle va se plier car la grille de lecture du port du voile ne saurait se limiter au seul discours spirituel et théologique. Inévitablement, comme elle le préconise, des approches historiques – rappelons qu’elle est historienne de formation –, sociologiques, anthropologiques, économiques s’imposent d’elles-mêmes. D’autant que l’Islam a proclamé, dès l’origine, sa vocation à régenter tout l’ordre social (la umma) et ce en interpellant à la fois les musulmans et les musulmanes, établissant ainsi l’égalité de principe hommes/femmes au regard de Dieu. S’inscrivant dans cette logique, Assia Djebar s’attaquera aux pratiques qui auraient, à ses yeux, trahi le principe égalitaire originel. Elle adoptera tour à tour, tout au long de son exposé-commentaire, différentes postures pour démontrer que l’Islam de la période de l’Egire, né dans les sables aujourd’hui couverts par les gratte-ciels et transpercés par les pipelines, l’Islam né dans une société tribale patriarcale aujourd’hui éclatée, s’avère en totale inadéquation, voire en contradiction, avec les mutations inexorables qui se produisent au cours du temps. Faut-il rappeler aussi l’arbitraire du décret de suspension définitive de la lecture interprétative polysémique du Coran. L’interruption de l’Ijtihad a été décrétée par le pouvoir politique de manière unilatérale. Ce coup d’arrêt porté à l’ébullition intellectuelle initiée par l’expansion du Texte coranique s’est transmis à une société qui s’est refermée sur elle-même, qui s’est figée comme en un bloc monolithique, entraînant le déclin de la civilisation islamique. Assia Djebar note que la Umma cessa d’être ce que le Coran lui-même avait prescrit en se projetant comme « une nation intermédiaire ». Elle rappelle que c’est dans la perspective de renverser cet immobilisme, de permettre aux nations musulmanes de s’épanouir et d’entrer de plain pied dans l’ère de la modernité que se produisit ce que l’on appelle la Nahda (ou Renaissance) culturelle et religieuse. On le sait, la Nahda est un mouvement survenu en Egypte au XIXe siècle et qui s’est propagé dans nombre de pays musulmans et notamment au Maghreb pour proclamer le retour à une forme de libéralisme en matière de pratique religieuse. Il s’accompagne d’un élan politique panarabe en plein essor. Assia Djebar à sa manière, dans Women of Islam, plaide en quelque sorte pour une seconde Nahda afin que la femme musulmane des temps modernes, toujours considérée comme mineure, toujours confinée, en dépit du bouillonnement ambiant, sorte de son isolement et de sa claustration dans un monde amputé de la participation socio-politique de sa population féminine ; un monde handicapé dans son évolution par cette exclusion. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans la filiation de Kamal Atatürk proclamant que « l’avenir de la Turquie dépend de l’émancipation des femmes, et qu’un pays dont la moitié de la population reste enfermée est un pays à demi paralysé », comme le rappelle Kenizé Mourad dans son roman de 1987, De la part de la princesse morte.
Pour proposer cette analyse, je m’appuie sur une traduction de Women of islam vers le français, la langue première, non encore éditée et faite par Amina Bekkat. Ce qui vient corroborer la matière révolutionnaire de Women of Islam, c’est l’article d’Assia Djebar cité plus haut. Le titre serait la métaphore du statut de la femme musulmane réduite à une éclipse sociale totale, à une non-présence. Comme un rappel dirais-je de l’ensevelissement physique des fillettes à leur naissance qui se pratiquait en Arabie au cours de la période antéislamique ; souvenir enfoui dans l’inconscient des hommes et qui ressurgirait sous la forme d’interdits que nous connaissons.
Cet article, bien postérieur à la publication de Women of islam, ne serait-il pas plutôt la version originale en langue française de Women of Islam ? Toujours est-il qu’on décèle nombre de points communs aux deux textes. Dans cet article une même stratégie qui consiste à décrire la femme musulmane et son vis-à-vis, l’homme musulman, à l’aune de l’historicité du monde car, dit l’auteure : « Les formes de pensée qui ont servi depuis des siècles se révèlent inefficaces devant la confrontation, imposée par un voisinage machiniste et industriel ». Elle en fait la démonstration par paliers successifs. Dans un premier temps elle s’emploie à comparer la musulmane « imbriquée dans des restrictions, dans des interdits en toile d’araignée » avec l’Européenne, telle la soviétique Valentina Terechkova première femme cosmonaute de l’histoire, ou la Française dont les traits du visage « lui viennent de la figure de Jeanne d’Arc, de celle de Madame Bovary, du chant de Ronsard et d’Eluard, de la musique de Debussy, des chiffons des couturiers… ou la femme espagnole inséparable de Vélasquez, de Goya, des corridas et des murmures de Fédérico Garcia Lorca ». De cette comparaison entre monde musulman qui se morfond et monde occidental qui vit, surgit un « dilemme pour l’Islam : se rénover ou mourir ». Et d’affirmer : « La religion, la foi islamique face à l’historicité du monde semble pâlir dans le rétrécissement de ses domaines et risquer, pour ne plus avoir plusieurs têtes, de perdre le souffle. S’affaiblir ou s’épurer, reculer ou se rénover, s’étioler ou se moderniser, tel est le dilemme à résoudre pour que l’Islam revienne à son essence qui est d’exister au cœur d’une conscience personnelle, de redevenir une pensée en mouvement, une action réfléchie, une prise de position et non une opposition, une mise en question d’habitudes et de traditions sacralisées ».
De l’ensemble de l’analyse critique d’Assia Djebar menée à différents stades (*L’homme à la dérive s’abrite à l’ombre des femmes, *Une vie squelettique à l’ombre d’un voile, *Parfois majeur à soixante ans,* La polygamie : un héritage plus vieux que l’Islam) ressort le regret d’un Islam en rupture avec ce qui a fait son essence première. Tout est synthétisé dans l’énoncé du titre de son roman de 1991, Loin de Médine, une litote pointant la disjonction entre les pratiques en cours et les prescriptions de l’Islam originel, élaboré à Médine ; point de vue développé et illustré au cours de la narration. Pour autant Assia Djebar garde en elle l’espérance. Son article s’achève sur une citation coranique : « Peut-être une partie de ce dont vous appelez la venue est-elle déjà en croupe derrière vous… »
Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête
Assia Djebar, dans sa démarche qui bouscule tous les interdits infondés infligés aux « fille(s) d’Ismaël » en vient à livrer l’intention qui la guide, celle précisément de « susciter un désir d’Islam ». C’est par ces mots que s’achève sa préface, publiée en 2001, qui accompagne le drame musical de 2000, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, dédié à Maria Nadotti (essayiste italienne spécialiste des questions culturelles,) qui après l’avoir traduit en italien, le fera jouer en 2005 au théâtre de Rome. C’est grâce à elle que je détiens l’intégralité du texte des Filles d’Ismaël. Il faut attendre 2010 pour découvrir un post d’Assia Djebar sur un site électronique algérien où elle s’exprime sur le pourquoi et le comment de cette pièce chantée. Entre la préface et le post, neuf ans, se sont écoulés. L’auteur introduit en chapeau du post, par souci pédagogique, l’histoire d’Agar, la servante d’Abraham, lequel la livra avec son fils Ismaël à l’aridité du désert et au désarroi, jusqu’à ce que jaillisse l’eau de la vie et qu’éclate alors la joie.
L’histoire tragique d’Agar et son dénouement heureux par la grâce de Dieu, habite la mémoire des musulmans. Cette histoire est sanctifiée par un rite observé par tout pèlerin à la Mecque parce qu’il compte parmi les choses sacrées de Dieu, dit une sourate. En rappelant ce rite, Assia Djebar s’interroge, « ne préfigure-t-il pas un théâtre de la passion féminine, une célébration de la Mère étrangère, que seul Dieu a protégée ». Et de poursuivre, quel sens donner à ce rite si ce n’est « exorciser la tentation permanente de l’expulsion de la première mère… oublier le dénuement de l’abandonnée Agar, pour se rapprocher avant tout d’Abraham prêt à sacrifier son fils Ismaël, leur père… au détriment de la mère ». Par la médiation du chant, la référence à l’histoire d’Agar entre en résonance avec l’image au présent des femmes en terre d’Islam, « vulnérables dans leur corps, dans leur mouvement, dans leur liberté individuelle, parce que prises dans la spirale de la violence. Elles sont devenues en fait un enjeu pour un islamisme politique s’opposant à la laïcité », comme le confirme entre autre « la décennie noire » en Algérie. Sur ce point précis relisons Le blanc de l’Algérie de 1996 et Oran langue morte de 1997.
Après l’évocation d’Agar dans la préface, le drame musical se voulant leçon d’histoire, embraye sur un autre drame, celui qui se joue lors des derniers jours du Prophète. Il s’agit de « la succession politique du Fondateur au cœur de laquelle surgit la figure emblématique de Fatima qui devient pour nous symbole de la dépossession féminine, de la révolte et de la lucidité amère ». La mort du prophète est le lieu-temps de la Rupture entre la famille du prophète et le calife Abou Bakr son successeur, désigné comme tel dans l’urgence avant même les funérailles, sans l’assentiment des plus proches de Mohammed notamment son épouse Aïcha, sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali, le témoin direct et premier transcripteur de la parole révélée. L’Iranienne, Fariba Hachtroudi, a édité en 2022, Ali, la parole défendue. Tous refusent cette succession. Ce front du refus, dans un même mouvement, vient en soutien à Fatima qui se découvre privée de son droit à l’héritage, et dès lors entre en dissidence. Fatima conteste la décision des hommes politiques, elle n’a eu de cesse de rappeler les déclarations insistantes du Récepteur de la parole divine qui répétait que sa fille était une partie de lui-même et que ce qui la touchait le concernait directement et le blessait. Ce que confirment invariablement les Rawiya témoins-transmetteurs des dires du prophète, les scripteurs des hadiths. Devant l’intransigeance du calife, Fatima « notre Antigone » s’insurge et devient « pour nous symbole de la dépossession féminine, mais aussi de la révolte, et de la lucidité amère ». Ainsi c’est bien le pouvoir séculier, le pouvoir politique despotique qui, au gré des circonstances et conjonctures, entrave et fait fi de la parole du Guide suprême de l’Islam. Islam offensé parce que dénaturé, devenu aujourd’hui un outil de guerre et un moyen de légitimation de l’exclusion des femmes et de leur claustration. L’analyse, par Assia Djebar, du statut de mineures dévolu aux femmes de son pays, se fonde aussi bien sur une expérience vécue – et vécue douloureusement – que sur une connaissance d’historienne qui puise dans les sources premières fourni par Tabari par exemple. Une telle analyse trouve, par ailleurs, son illustration de nos jours dans la situation extrême des femmes afghanes ou iraniennes et dans les divers combats menés ici et là dans le monde musulman pour l’émancipation des femmes. Autant de situations évoquées, du reste, dans le chant d’ouverture de Filles d’Ismaël
D’un point de vue strictement esthétique, en composant ce drame musical pour dire la tragédie de Fatima, Assia Djebar en vient à s’expliquer sur l’ensemble des éléments scéniques. D’abord, le choix de l’expression théâtrale est voulu comme pour l’inscrire dans une tradition culturelle : celle du théâtre de rue avec ses conteurs formant la halqa, une assemblée sur la place publique ouverte également aux bonimenteurs, aux expressions carnavalesques semblables aux scènes rabelaisiennes, un théâtre qui aujourd’hui encore se produit au Maroc sur la fameuse place de Marrakech (Djemâa el fena). Assia Djebar signale aussi le théâtre de marionnettes des garagouz, né en Turquie et adopté en Algérie lors de l’occupation ottomane. Toutes ces références attestent que les expressions théâtrales ne sont pas étrangères aux manifestations socio-culturelles en terre d’islam. Par ailleurs, A. Djebar bat en brèche le lieu commun de l’interdiction de figuration de la personne humaine en islam, en rappelant les miniatures persanes si précieuses qui reproduisent des portraits d’hommes et de femmes et même des scènes érotiques. Cependant cette figuration présente des limites par le recours à l’usage des masques et des paravents, ou d’une étincelle de lumière quand il s’agit du prophète. La fonction de la musique et du chant comme paramètres qui participent du narratif sont aussi là comme pour rappeler, dit-elle, le goût du prophète pour la fête. Elle rappelle à ce sujet une anecdote selon laquelle il invita son épouse Aïcha à dépêcher auprès de leur voisine la chanteuse Djamila la « Ancariya » pour animer les festivités d’une cérémonie de mariage. En outre, elle se réfère aux chants et danses jusqu’à la transe auxquels les dervich-tourneurs, à la suite de Jalal Eddine Rûmi, le soufi, s’adonnent dans leur recherche de l’extase qui consacre la fusion dans le divin.
L’ensemble de ces développements étaient nécessaires à l’auteure pour justifier le choix du drame musical en tant que genre qui n’altère d’aucune manière l’esprit et la lettre du Coran et de la Sunna. Se faisant, Assia Djebar par son audace, donne l’estocade aux esprits ténébreux qui mettent en berne l’Islam des Lumières. Dès lors, l’ensemble des paramètres scéniques qui participent de la composition de ce drame lyrique, plaident aussi, de manière adjacente, pour un Islam souple propice à l’innovation donc au progrès.
Women of islam et Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête si différents par leurs genres, si distants dans le temps, sont traversés par une même veine tramée par deux sujets conjoints : la femme et l’Islam. Ces paramètres sont ceux par lesquels Assia Djebar se définit explicitement. Pour être pleinement femme et pleinement musulmane, être et exister en tant que telle, elle le démontre aux moyens d’analyses socio-historiques, socio-culturelles et en se saisissant de l’expression artistique, symbiose de l’éloquence poétique, du chant et d’une dramaturgie qui emprunte tout à la fois à la culture traditionnelle et au théâtre à l’italienne, signe de son universalité. Assia Djebar a osé et a reconnu s’être risquée sur « un terrain dangereux parce que proche du religieux ». Elle a assumé son audace sans compromis.
En conclusion, citons le chant d’ouverture des Filles d’Ismaël qui résonne comme un énième appel à la raison pour que l’Islam émancipateur des origines retrouve sa vocation première :
Écoutez ô croyants et croyantes
O vous qui croyez en un Dieu unique Et vous qui pensez ne pas croire Ni en Mohammed Ni en Jésus fils de Marie Ni en Abraham l’Ami Vous qui ne savez pas plus que nous Quand arrivera votre Heure dernière Mais proche ou lointaine, Elle arrivera
Écoutez, vous tous, d’aujourd’hui et d’hier Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête !
La tempête en Arabie dite Heureuse Mais femmes ségréguées Le vent à Téhéran, La flamme de l’avenir A peine préservée La honte à Kaboul Pour toute femme Dressée
La peur hier à Alger Par des fous désespérés Femmes et enfants trop souvent Massacrés
La longue solitude à Sarajevo La folie de la haine au Kosovo Les ruines du désastre à effacer
Écoutez, vous tous, aujourd’hui et demain, Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête
Allumons pour vous et pour nous Allumons le vif du passé Pour l’avenir Éclairons le nid des premiers temps de l’Islam Dans sa lumière et ses ombres Ressuscitées !
CHRONIQUE. Comme en témoignent les nombreuses études universitaires, colloques, et autres rencontres, l’œuvre et les combats de l’écrivaine algérienne résonnent toujours.
La romancière et historienne Assia Djebar est décédée à Paris le 6 février 2015. Elle repose au cimetière de Cherchell en Algérie, face à la mer Méditerranée qu'elle chérissait tant. Force est de constater qu'elle reste présente dans le champ culturel algérien et français, comme en témoignent les nombreuses études universitaires, colloques, articles et autres rencontres sur son œuvre dense et significative. Une vie intellectuellement riche l'a menée à être la cinquième femme à entrer à l'Académie française. Ce fut une consécration pour une romancière qui a reçu tant de récompenses des deux côtés de la Méditerranée et aux États-Unis.
Par la force de ses écrits et au fil du temps, elle est devenue le symbole de l'amitié entre les deux rives, France/Algérie, malgré une histoire commune mouvementée, tragique, profonde. Son premier roman La Soif fut publié en1958 en pleine guerre d'Algérie et son dernier Nulle part dans le pays de mon père fut publié en 2007. Une autofiction où Assia Djebar raconte son enfance et son adolescence. Sa formation d'historienne influença beaucoup ses œuvres fictionnelles dans le sens où l'histoire collective s'est infiltrée subrepticement dans ses récits, en rapport avec l'Histoire, l'histoire des femmes en Algérie, où se mêlent le religieux et le sociétal, avec une critique sans relâche de l'intégrisme religieux. Ses personnages relèvent de son imaginaire comme dans L'Amour, la Fantasia où l'Histoire et la fiction s'entremêlent et où se croisent le « je » et le « nous ».
Une œuvre qui évoque aussi le sort des intellectuels confrontés à l'intolérance et à la violence des années 1990 en Algérie
Dans Ombre sultane, le couple, l'amour, l'histoire, la révolte féminine contre l'oppression prend une grande ampleur : la psychologie et l'histoire se fondent pour mettre en scène le vécu des femmes, comme dans Les Femmes d'Alger dans leur appartement où elle détourne avec bonheur le célèbre tableau de Delacroix peint en 1834 à Alger. Son roman Loin de Médine répond à une période difficile pour la société algérienne quand l'islamisme commençait à s'installer. Le récit octroie une parole libre aux femmes de Médine qui deviennent actrices de leur histoire, une dénonciation acerbe d'un intégrisme intolérant qui falsifie justement l'Histoire. Cette critique s'accentue quand la douleur devient intolérable après les assassinats des intellectuels algériens par les islamistes durant la décennie noire. Elle fustige et dénonce les assassins dans Le Blanc de l'Algérie, une Algérie où le sang a toujours coulé, avec un peuple qui a toujours su résister.
Assia Djebar questionne l'Histoire comme dans Oran ville morte et Vaste est la prison. Dans Nulle part dans le pays de mon père, personnage autodiégétique, elle décrit sa vie en tant qu'enfant, adolescente et jeune femme. Le style d'Assia Djebar est poétique et réaliste à la fois, car elle prend le lecteur par la main pour l'introduire dans sa famille, dans son intimité, du côté de Cherchell la romaine. Le territoire de l'enfance est revisité, révélant ses rapports avec sa mère, une femme de son temps, dont les seules sorties hebdomadaires étaient le hammam. La narratrice décrit avec volupté et finesse la 'fouta' orange et noire, accrochée à l'entrée pour signaler que le hammam est réservé aux femmes. Elle recrée les conversations qui résonnent, les commérages et les secrets, le hammam, un espace de liberté d'expression.
Un parcours d'excellence dans une société patriarcale
Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zohra Imalayen, travaillait bien à l'école, car son père, instituteur, veillait à sa réussite. Elle le décrit comme un homme tolérant et traditionaliste à la fois et raconte qu'un jour, avec un voisin, elle apprenait à se tenir en équilibre à vélo. Son père fit irruption dans la cour et lui intime l'ordre de rentrer, lui déclarant qu'elle ne pouvait faire de vélo, car elle montrait ses jambes. Âgée de cinq ans, cet ordre et cet argument furent un traumatisme dont elle ne s'était jamais remise, la poussant plus tard à toujours être la pionnière, à réussir tout ce qu'elle entreprenait et braver les interdits.
Elle fut l'une des premières musulmanes à être admise au lycée de Blida durant la colonisation. Elle décrit sa première révolte quand elle fut désignée par ses camarades algériennes à être leur porte-parole auprès de la directrice pour protester de ne pas avoir de viande, sous prétexte qu'elles jeûnaient. Elle rapporte avec humour sa réponse d'une grande pertinence à la directrice qui lui demandait ce qu'elles voulaient alors manger : « des vol-au-vent ». La présence de deux communautés, vivant côte à côte, sans se mêler, transparaît avec ses codes et ses valeurs, et dans le même temps, elle se rappelle sa meilleure amie française qui partageait avec elle son amour de la lecture et de la littérature.
Au lycée, il n'y avait pas de différence entre les filles françaises et algériennes, mais étrangement elle signale que ce mélange s'arrêtait à la porte. Les premiers émois et les premières sorties avec celui qui allait être son premier mari sont racontés avec subtilité. Lui qui lisait de longs poèmes d'amour en arabe et elle, fascinée par cette langue. Assia Djebar a le courage de dire implicitement comment cet amoureux lui a fait perdre son « innocence » dans le hall d'un immeuble pas loin de la Grande Poste d'Alger. Son amour pour ses parents, la prise de conscience de son corps et sa passion pour la littérature y sont exprimés. Elle révèle que cette autobiographie ne pouvait être publiée tant que « l'ombre géante du père encombrait la baie d'Alger ». Les émotions, le détail des instants qui comptent sont décrits à travers de belles pages sur son père, sa terre, sur un temps colonial qui semblait immuable, mais que la volonté de la jeune fille allait changer, vu son engagement pour l'indépendance de l'Algérie.
Une trajectoire individuelle qui se confond avec celle du peuple algérien
La question des langues fut au cœur de son discours, de par son vécu de la dualité coloniale et de sa position vis-à-vis des intégristes qui veulent éradiquer la langue française, car cette langue reste porteuse d'ouverture. Durant la colonisation, en tant que jeune fille appartenant à la communauté des colonisés, la langue française lui avait permis de ne pas porter le « haïk » comme elle le dit : « J'ai échappé au voile grâce à la langue française, c'est-à-dire grâce au père dans la langue française. » La langue française a toujours été perçue comme une langue de liberté. Pendant la période coloniale, Assia Djebar avait étudié très dur pour être une des premières algériennes à réussir dans un contexte politique particulièrement douloureux, car fermé aux « indigènes ». Le même constat est fait après l'indépendance, suite à une arabisation forcée et non préparée, prise en charge souvent par des idéologies d'un autre temps, la romancière avait saisi les enjeux idéologiques et ainsi elle a lutté pour le plurilinguisme. Dans ses romans elle a mis en scène des femmes qui bravent les interdits comme Chérifa, Lella Aïcha, Salima, Amna, Touma, Suzanne, Hassiba, Lila, Malika, Nadia, Sarah, Nfissa ou Isma, car elle avait dit un jour qu'« en Algérie même une pierre serait féministe ». Ce n'est donc pas un hasard si elle fut souvent comparée à Simone de Beauvoir et qu'elle avait reçu le Prix Marguerite Yourcenar, entre autres prix. Assia Djebar fut une femme engagée dans le bon sens du terme, une femme qui a su raconter des histoires pour libérer non seulement la société algérienne, mais toutes les sociétés.
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