Lorsqu’Ariel Sharon a évacué plus de 8 000 colons juifs de la bande de Gaza en 2005, son principal objectif était de consolider la colonisation israélienne de la Cisjordanie, où la population de colons juifs a immédiatement commencé à augmenter. Mais ce « désengagement » avait un autre objectif : permettre à l’armée de l’air israélienne de bombarder Gaza à volonté, ce qu’elle ne pouvait pas faire lorsque des colons israéliens y vivaient. En quelque sorte, les Palestiniens de Cisjordanie ont une chance tristement paradoxale : ils sont encerclés par des colons déterminés à leur voler leurs terres, mais la présence juive sur leur territoire leur a épargné les bombardements massifs et la dévastation auxquels Israël soumet la population de Gaza plusieurs fois par décennie.
Le gouvernement israélien désigne ces épisodes de punition collective par la formule « tondre la pelouse ». Au cours des 15 dernières années, il a lancé cinq offensives dans la bande de Gaza. Les quatre premières ont été brutales et cruelles, comme le sont toujours les contre-insurrections coloniales, tuant des milliers de civils en représailles aux tirs de roquettes et aux prises d’otages du Hamas. Mais la dernière en date, l’opération « Glaive de fer », lancée le 7 octobre en réponse au raid meurtrier du Hamas dans le sud d’Israël, diffère des précédentes non seulement en degré, mais aussi en nature. Au cours des huit derniers mois, Israël a tué plus de 36 000 Palestiniens. Un nombre incalculable d’entre eux gisent encore sous les décombres et d’autres mourront de faim et de maladie. Quatre-vingt mille Palestiniens ont été blessés, dont beaucoup sont mutilés à vie. Les enfants désormais orphelins de leurs parents, voire privés de toute leur famille, constituent un nouveau sous-groupe de la population de Gaza.
Israël a détruit les infrastructures résidentielles de Gaza, ses hôpitaux et toutes ses universités. La plupart de ses 2,3 millions d’habitants ont été déplacés, certains à plusieurs reprises ; beaucoup ont fui vers des zones « sûres » pour y être de nouveau bombardés. Personne n’a été épargné : on compte un nombre record de travailleurs humanitaires, de journalistes et de médecins parmi les victimes. Alors que la famine gagne du terrain, Israël ne cesse de créer des obstacles à l’acheminement et à la distribution de nourriture, tout en continuant à proclamer que son armée est « la plus morale » du monde. Les images de Gaza — largement disponibles sur TikTok, que les partisans d’Israël aux États-Unis ont tenté d’interdire, et sur Al-Jazira, dont le bureau de Jérusalem a été fermé par le gouvernement israélien — nous racontent une tout autre histoire, celle de Palestiniens affamés, assassinés devant des camions d’aide alimentaire dans l’avenue Al-Rashid en février, de familles réfugiées dans des tentes à Rafah, incinérées lors de frappes aériennes israéliennes, de femmes et d’enfants qui subsistent avec 245 calories par jour. C’est là ce que le premier ministre Benyamin Nétanyahou décrit comme « la victoire de la civilisation judéo-chrétienne sur la barbarie ».
Ajout de Ben :
Attention, les images sont terribles et plus que difficiles mais moins que la réalité de ce que vivent des personnes humaines, dont le seul tort est d’être nées en Palestine… Rien ne justifie cela. Rien, sinon la volonté délibérée de les éliminer.
https://www.cinemutins.com/gaza-apres-le-7-octobre/watch/2034
L’opération militaire à Gaza a modifié la forme et peut-être même le sens de la lutte pour la Palestine. Il apparaît désormais absurde, voire insultant de parler de « conflit » entre deux peuples, après que l’un d’eux a massacré l’autre dans des proportions aussi stupéfiantes. L’ampleur des destructions se reflète dans la terminologie employée : « domicide » pour la destruction du parc immobilier ; « scholasticide » pour celle du système éducatif, y compris de ses enseignants (95 professeurs d’université ont été tués) ; « écocide » pour la dévastation des terres agricoles et des milieux naturels de Gaza. Sara Roy, éminente spécialiste de Gaza et fille de survivants de la Shoah, décrit ce processus comme un « éconocide », à savoir « la destruction en bloc d’une économie et de ses éléments constitutifs », « prolongement logique », écrit-elle, du « dé-développement » délibéré de l’économie de Gaza par Israël depuis 1967.
ET SI ON PARLAIT DE GÉNOCIDE ?
Si l’on reprend toutefois la définition d’une convention des Nations unies datant de 1948, il existe un terme plus ancien pour désigner les « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Ce terme est celui de génocide, et parmi les juristes internationaux et les experts en droits humains, il y a un consensus croissant sur le fait qu’Israël a commis un génocide — ou au moins des actes de génocide — à Gaza. Ce n’est pas seulement l’avis d’une série d’organismes internationaux, mais aussi d’experts qui ont généralement fait preuve de retenue, voire de la plus grande prudence, lorsque la responsabilité d’Israël est engagée, notamment Aryeh Neier, l’un des fondateurs de Human Rights Watch.
L’accusation de génocide n’est pas nouvelle dans la bouche des Palestiniens. Je me souviens de l’avoir entendue à Beyrouth en 2002, lors de l’assaut israélien contre le camp de réfugiés de Jénine, et de m’être fait la réflexion suivante : « Non, c’est juste un siège brutal et impitoyable. » Cet usage du mot « génocide » me semblait alors typique de l’inflation rhétorique qui caractérise le débat politique au Proche-Orient, un symptôme de la sordide concurrence des victimes entre Israéliens et Palestiniens. Pour leur plus grande infortune, les Palestiniens partaient avec un handicap de départ en raison de l’histoire de leurs oppresseurs : la destruction des juifs d’Europe conférait au jeune État israélien un capital moral qui le légitimait auprès des puissances occidentales. La revendication palestinienne de la notion de génocide semblait être une tentative de redresser la balance émotionnelle, ce que des mots tels qu’« occupation », voire « apartheid » ne suffiraient jamais à faire.
Mais cette fois, les choses sont différentes. Pas seulement en raison du massacre délibéré de milliers de femmes et d’enfants, mais aussi parce que l’ampleur de la dévastation a rendu la vie impossible aux survivants des bombardements israéliens. La guerre a certes été provoquée par l’attaque sans précédent du Hamas, mais le désir d’infliger des souffrances à Gaza, et pas seulement au Hamas, ne date pas du 7 octobre. Voici ce qu’en disait Gilad Sharon, le fils d’Ariel Sharon, en 2012 :
Nous devons raser des quartiers entiers de Gaza. Raser toute la bande de Gaza. Les Américains ne se sont pas arrêtés à Hiroshima — les Japonais ne se rendaient pas assez vite, alors ils ont aussi frappé Nagasaki. Il ne doit plus rien rester à Gaza, plus d’électricité, plus d’essence, plus aucun véhicule en circulation.
Des propos qui sonnent aujourd’hui comme une prophétie.
La violence exterministe est presque toujours précédée par d’autres formes de persécution qui visent à rendre la vie impossible aux victimes : pillage, refus du droit de vote, ghettoïsation, nettoyage ethnique et déshumanisation raciste. Or, tous ces aspects sont caractéristiques des relations d’Israël avec le peuple palestinien depuis la création même de l’État israélien. Ce qui fait basculer la persécution dans le massacre de masse, c’est généralement la guerre, en particulier lorsque celle-ci est définie comme une bataille existentielle pour la survie. Nous avons vu que c’est bien le cas à Gaza, comme en témoignent les déclarations des dirigeants israéliens (Yoav Gallant, ministre de la défense : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » ; Isaac Herzog, président : « C’est toute une nation qui est responsable. »). Loin de dissimuler leurs intentions, ces derniers en ont fourni une description fort précise. Il en va de même avec les selfies jubilatoires pris par les soldats israéliens au milieu des ruines : on voit bien que pour certains d’entre eux au moins, la destruction de Gaza est une source de plaisir.
« LA VIE NUE », UNE EXISTENCE MENACÉE
Si les méthodes d’Israël ressemblent davantage à celles des Français en Algérie ou du régime de Bachar Al-Assad en Syrie qu’à celles des nazis à Treblinka ou des génocidaires hutus au Rwanda, cela ne veut pas dire qu’elles ne constituent pas un génocide. Pas plus que le fait qu’Israël n’ait annihilé « qu’une partie » de la population de Gaza. Car quel est le sort des survivants ? La « vie nue », pour reprendre le concept du philosophe italien Giorgio Agamben : une existence menacée par la faim et le dénuement, à la merci de la prochaine frappe aérienne (ou d’un « accident tragique », selon la description que Benyamin Nétanyahou faisait de la mort de 45 civils calcinés par les frappes israéliennes à Rafah). Pour les partisans d’Israël, tout cela n’atteint pas les dimensions de la Shoah. Mais se convaincre que la meilleure façon d’honorer la mémoire des morts d’Auschwitz est de tolérer le massacre des Palestiniens afin que les juifs israéliens puissent se sentir à nouveau en sécurité n’est-il pas l’une des plus grandes perversions morales de notre époque ?
En Israël, cette croyance s’apparente à un article de foi. Nétanyahou est peut-être méprisé par la moitié de la population, mais sa guerre contre Gaza ne l’est pas et, selon des sondages récents, une majorité substantielle d’Israéliens pensent que sa riposte est appropriée, voire qu’elle n’est pas allée assez loin. Incapables de porter leur regard au-delà des atrocités du 7 octobre, ou refusant même d’y voir plus loin, la plupart des juifs d’Israël considèrent comme pleinement justifiée la poursuite de la guerre jusqu’à la destruction du Hamas, même — ou surtout — si cela signifie la destruction totale de Gaza. Pour eux, le comportement d’Israël — l’étouffement de Gaza, la colonisation de la Cisjordanie, les pratiques d’apartheid, les constantes provocations autour de la mosquée d’Al-Aqsa, le refus persistant de l’autodétermination palestinienne — n’a aucun lien avec la fureur qui s’est exprimée le 7 octobre. Non, insistent-ils, les juifs sont une fois de plus la cible de l’antisémitisme, les victimes d’« Amalek », la nation ennemie des Hébreux aux temps bibliques. Le fait que les Israéliens ne puissent pas voir, ou qu’ils refusent de voir, où est leur part de responsabilité dans le chemin qui mène au 7 octobre témoigne des terreurs ancestrales qui les hantent, ravivées par les massacres. Mais cela révèle aussi à quel point ils habitent ce que Jean Daniel appelait « la prison juive ».
L’ambition initiale du sionisme était de transformer les juifs en acteurs historiques : souverains, légitimes, arborant fièrement leur pouvoir et sujets de leurs propres actions. Mais la tendance des juifs israéliens à se considérer comme d’éternelles victimes, legs de la diaspora, s’est avérée plus forte que l’idéologie sioniste, et les dirigeants d’Israël ont fait de ce réflexe conditionné une puissante armure protectrice et une source de cohésion. Rien de surprenant, donc, à ce que les Israéliens aient interprété le 7 octobre comme un prolongement de la Shoah, ou à ce que leurs dirigeants aient encouragé cette interprétation : tous adhèrent à une lecture théologique de l’histoire fondée sur la répétition mythique. Dans ce schéma, toute violence à l’encontre des juifs, quel que soit le contexte, s’inscrit dans un continuum éternel de persécution ; il devient dès lors impossible de faire la distinction entre la violence à l’encontre des juifs en tant que juifs, et la violence à l’encontre des juifs en rapport avec les pratiques de l’État israélien (ironiquement, cette vision de l’histoire minimise l’exceptionnalité du massacre industrialisé de la Shoah en en faisant simplement un vaste pogrom). En pratique, cela signifie que quiconque critique Israël pour sa politique d’avant le 7 octobre, ou pour le massacre de Gaza, peut être qualifié d’antisémite, d’ami du Hamas, de l’Iran et du Hezbollah : Amalek, encore une fois.
L’EXPULSION, UNE CONDITION DE LA SÉCURITÉ ?
Mais cela veut dire aussi que, sur un champ de bataille où un nombre croissant de combattants en uniforme sont des colons extrémistes, presque tout est justifié. Il n’est pas rare d’entendre des juifs israéliens défendre le meurtre d’enfants palestiniens sous prétexte que ceux-ci deviendront immanquablement un jour des terroristes (un raisonnement tout à fait similaire à celui de certains Palestiniens qui expliquent que tuer un enfant juif israélien, c’est éliminer un futur soldat de l’armée israélienne). Reste à savoir combien d’enfants palestiniens doivent mourir avant que les Israéliens ne se sentent en sécurité — ou bien si les juifs israéliens considèrent l’expulsion de la population arabe comme une condition nécessaire à leur sécurité.
L’idée sioniste du « transfert » — version euphémisée de cette expulsion — est plus ancienne qu’Israël. Elle était chère à la fois à David Ben Gourion et à son rival Vladimir Jabotinsky, le sioniste « révisionniste » qui était le mentor du père de Nétanyahou, et elle a directement alimenté les nettoyages ethniques de la guerre d’indépendance. Mais jusqu’aux années 1980, lorsque les « nouveaux historiens israéliens » ont commencé à déconstruire les mythes de 1948, Israël a vigoureusement nié avoir commis de tels actes : les Palestiniens étaient simplement partis, il avaient « fui », incités à le faire par les armées d’invasion arabes. Lorsque leur expulsion violente et la destruction de leurs villages étaient évoquées, comme dans le roman Kirbet Khizeh de Smilansky Yizhar (1949), ou le récit Face aux forêts d’Avraham B. Yehoshua (1963), c’était avec une certaine angoisse coupable, et comme pour se justifier. Mais, comme le souligne le journaliste français Sylvain Cypel, membre du comité de rédaction d’Orient XXI, dans son livre L’État d’Israël contre les Juifs (La Découverte, Paris, 2024), la honte secrète qui sous-tendait ce déni s’est aujourd’hui évaporée. La Nakba, ce que les Palestiniens décrivent comme la « catastrophe » de 1948, est désormais défendue effrontément en Israël comme une nécessité, et considérée comme un projet inachevé, voire un acte héroïque. Le ministre des finances Bezalel Smotrich et le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir sont tous deux des défenseurs inconditionnels du transfert. Ce à quoi nous assistons à Gaza est bien plus que le chapitre le plus meurtrier de l’histoire israélo-palestinienne : c’est l’aboutissement des expulsions de 1948 et la transformation d’Israël, un État qui servit jadis de refuge aux survivants des camps de la mort, en nation coupable de génocide.
UN ÉTAT NATIONALISTE RÉACTIONNAIRE
« Il y a des décennies où il ne se passe rien, écrit Lénine, et des semaines pendant lesquelles s’écoulent des décennies. » Les huit derniers mois ont vu une accélération extraordinaire de la longue guerre d’Israël contre les Palestiniens. L’histoire du sionisme aurait-elle pu suivre un autre cours ? Nétanyahou est un homme vain à l’imagination limitée, motivé en grande partie par son appétit de pouvoir et son désir d’éviter une condamnation pour fraude et corruption (son procès avance par intermittence depuis le début de l’année 2020). Mais il est aussi le premier ministre israélien ayant servi le plus longtemps, et son idéologie expansionniste et raciste fait aujourd’hui partie du sens commun national en Israël. N’ayant jamais cessé d’être une ethnocratie fondée sur le privilège de sa population juive, Israël est devenu sous son égide un État nationaliste réactionnaire, un pays qui appartient désormais officiellement et exclusivement à ses citoyens juifs. Ou encore, pour reprendre les termes de la loi sur l’État-nation de 2018, qui consacre la suprématie juive : « Le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël appartient exclusivement au peuple juif ». Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les Palestiniens et leurs partisans proclament que « la Palestine sera libre du fleuve à la mer ». Ce que nombre de sionistes interprètent comme un appel au nettoyage ethnique ou au génocide est, pour la plupart des Palestiniens, un appel à la fin de la suprématie juive sur la totalité du territoire de la Palestine historique — à la fin d’une situation de totale absence de liberté.
Rien d’étonnant, non plus, à ce que pour les étudiants progressistes aux États-Unis, le mot « sioniste » ne serve plus qu’à désigner ceux qui s’opposent à l’égalité des droits et à la liberté pour les Palestiniens — ou même à ceux qui, tout en prétendant approuver l’idée d’un État palestinien, continuent à estimer que, du fait de la persécution de leurs ancêtres en Europe, les aspirations des juifs israéliens doivent prévaloir sur celle des autochtones arabes. Mais, comme le rappelle Shlomo Sand dans son livre Deux peuples pour un État ? (Seuil, Paris, 2024), il existait un autre sionisme dissident, un « sionisme culturel » qui prônait la création d’un État binational fondé sur la coopération entre juifs et Arabes, et qui comptait parmi ses membres Ahad Ha’am, Judah Magnes, Martin Buber et Hannah Arendt. En 1907, le sioniste culturel Yitzhak Epstein reprochait ainsi au mouvement sioniste d’avoir « oubli[é] une chose : tout un peuple existe dans notre séduisant pays ; il y est ancré depuis des centaines d’années, et n’a jamais eu l’intention d’en partir. » Epstein et ses alliés, qui fondèrent en 1925 Brit Shalom, l’Alliance pour la paix, imaginaient Sion comme un foyer de renaissance culturelle et spirituelle. Ils voulaient alerter l’opinion sur le fait que toute tentative de création d’un État exclusivement juif transformerait le sionisme en un mouvement colonial classique et entraînerait une guerre permanente avec les Arabes palestiniens. Après les émeutes arabes de 1929, le secrétaire de Brit Shalom, Hans Kohn, dénonça le mouvement sioniste officiel pour avoir « adopt[é] la posture des innocents agressés » et évité « le moindre débat avec le peuple vivant dans ce pays » : « Nous nous sommes exclusivement reposés sur la force de la puissance britannique. Nous nous sommes fixé des objectifs qui allaient nécessairement dégénérer en conflit. »
CITOYENS DE L’OCCIDENT BLANC
Mais cette évolution ne devait rien au hasard : le conflit avec les Arabes était essentiel pour le courant sioniste dominant. Les partisans du « sionisme musclé », comme l’explique l’historien Amnon Raz-Krakotzkin, estimaient que la création d’un État juif en Palestine permettrait aux juifs non seulement de mettre en œuvre la « négation de l’exil », mais aussi, paradoxalement, de se réinventer en tant que citoyens de l’Occident blanc — « rempart de l’Europe contre l’Asie », pour reprendre la formule de Theodor Herzl. La vision de Brit Shalom, à savoir un horizon de réconciliation et de coopération avec la population autochtone, était impensable pour la plupart des sionistes, qui considéraient les Arabes de Palestine comme des occupants illégitimes de la terre sacrée des Hébreux. À quoi David Ben Gourion ajoutait que « nous ne voulons pas que les Israéliens se transforment en Arabes. Il est de notre devoir de lutter contre la mentalité levantine qui détruit les individus et les sociétés ». En 1933, Brit Shalom disparut ; un an plus tard, Kohn quitta la Palestine en désespoir de cause, convaincu que le mouvement sioniste était lancé sur une trajectoire de collision avec les Palestiniens et tout l’environnement régional.
Le mouvement de Ben Gourion était hostile à ceux qui, comme Kohn et Arendt, sympathisaient avec l’idée d’un refuge culturel juif en Palestine, mais rejetaient la vision maximaliste, excluante et purement territoriale de l’État associée à la création d’Israël en 1948. Les critiques juifs d’Israël, qui avaient leurs racines dans le sionisme culturel de Magnes et Buber, ou bien parfois dans l’idéologie antisioniste du Bund, furent vilipendés comme des hérétiques et des traîtres. Dans Our Palestine Question : Israel and American Jewish Dissent, 1947-1978,1 Geoffrey Levin montre comment les critiques juifs étatsuniens d’Israël furent chassés des institutions juives dans les décennies qui ont suivi la formation de l’État. Au lendemain de la guerre de 1948, la presse juive des États-Unis avait amplement couvert, le plus souvent avec sympathie, le sort des réfugiés palestiniens : Israël n’avait pas encore déclaré qu’il n’en réadmettrait pas un seul sur son territoire. « La question des réfugiés arabes est une question morale qui va au-delà de la diplomatie, écrivait en 1950 William Zukerman, rédacteur en chef de la Jewish Newsletter. Le pays que l’on appelle aujourd’hui Israël n’appartient pas moins aux réfugiés arabes qu’à n’importe quel Israélien. Ils ont vécu sur cette terre et y ont travaillé […] depuis mille deux cents ans. […] Le fait qu’ils aient fui dans la panique n’est pas une excuse pour les priver de leurs demeures. » Sous la pression des autorités israéliennes, Zukerman perdit son emploi de correspondant à New York pour le Jewish Chronicle, basé à Londres. Arthur Lourie, le consul général d’Israël à New York, se réjouit alors de son licenciement, y voyant « une véritable MITZVAH », un commandement biblique.
Zukerman n’était pas le seul dans son cas. En 1953, le rabbin réformateur américain Morris Lazaron récita une prière d’expiation dans le camp de réfugiés de Chatila à Beyrouth : « Nous avons péché », déclarait-il, et d’appeler au rapatriement immédiat de cent mille réfugiés. Pour Lazaron, en tant que membres de la « tribu des pieds nomades », les juifs devaient se tenir aux côtés des réfugiés de Palestine. Le principal expert étatsunien des réfugiés palestiniens, Don Peretz, travaillait pour l’American Jewish Committee (AJC). Après la guerre de 1948, il avait collaboré avec un groupe de Quakers qui distribuait de la nourriture et des vêtements aux Palestiniens déplacés vivant sous régime militaire en Israël. Horrifié de découvrir « une attitude envers les Arabes qui ressemble à celle des racistes américains », Peretz rédigea alors une brochure sur les réfugiés pour l’AJC. Esther Herlitz, consul d’Israël à New York, recommanda à l’ambassade « de penser à lui préparer une tombe » sur le campus de l’établissement juif de Pennsylvanie où il enseignait. Peretz n’était pas un radical : il voulait simplement créer ce qu’il appelait « une plate-forme à partir de laquelle formuler non seulement des éloges envers Israël, mais aussi exprimer un souci critique à l’égard de nombreux problèmes auxquels le nouvel État est confronté », et en particulier le « problème des réfugiés arabes, la condition de la minorité arabe d’Israël ». En lieu de quoi, il se heurtait à un « environnement émotionnel » qui rendait « la formation d’une atmosphère propice au libre débat aussi difficile que l’est aujourd’hui toute discussion sur les relations interraciales dans le Sud [des États-Unis] ».
UNE DANGEREUSE ÉQUATION
Parmi les épisodes les plus éclairants relatés dans le livre de Levin figure la campagne visant à salir la réputation de Fayez Sayegh, principal porte-parole du peuple palestinien aux États-Unis dans les années 1950 et au début des années 1960. Originaire de Tibériade, « Sayegh comprenait parfaitement que tout flirt avec les antisémites ne pouvait que ternir la cause arabe », écrit Levin, et prenait donc bien soin de rester à l’écart des néonazis et autres activistes judéophobes qui se présentaient à sa porte. Il s’associa à un rabbin antisioniste, Elmer Berger, du Conseil américain pour le judaïsme, qui s’était déjà imposé comme critique du sionisme dans un livre publié en 1951, A Partisan History of Judaism. Berger y accusait le mouvement d’avoir adopté « la logique hitlérienne de séparatisme » et d’avoir trahi le message universaliste du judaïsme. Décrit par un militant pro-israélien comme « l’un des polémistes les plus compétents que le judaïsme américain ait jamais eu à affronter », Sayegh était considéré comme particulièrement dangereux parce qu’il ne pouvait pas facilement être dépeint comme un antisémite. Dans leurs efforts pour combattre cet allié arabe d’un rabbin éminent, quoique controversé, et qui n’avait jamais succombé à la rhétorique judéophobe, les activistes sionistes furent contraints d’inventer une nouvelle accusation : l’antisionisme était lui-même une forme d’antisémitisme. L’Anti-Defamation League2 allait développer cet argument dans un livre publié en 1974, mais, comme le montre Levin, il était déjà en circulation vingt ans plus tôt.
Sayegh finit par s’installer à Beyrouth, où il rejoignit les rangs de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Dans le sillage de la guerre de juin 1967, la communauté juive étatsunienne subit ce que Norman Podhoretz a appelé une « sionisation complète ». Comme l’affirme Joshua Leifer dans son nouveau livre, Tablets Shattered,3 l’establishment juif est devenu de plus en plus « particulariste, et sa rhétorique s’est faite toujours plus agressive dans sa défense de l’intérêt étroit des juifs ». Ledit establishment continue d’exercer une influence indéniable sur les cercles du pouvoir et les institutions universitaires aux États-Unis : en témoigne par exemple l’éviction de l’afro-américaine Claudine Gay, présidente de Harvard, orchestrée par le milliardaire sioniste Bill Ackman4. Comme l’écrit Leifer, l’adhésion inconditionnelle au sionisme a « engendré une myopie morale » au sujet de l’oppression des Palestiniens par Israël. Au refus de certains secteurs d’extrême gauche de reconnaître que le Hamas a commis des atrocités le 7 octobre répond en miroir le négationnisme des juifs étatsuniens qui affirment qu’il n’y a aucune pénurie de nourriture à Gaza et que la famine dont sont censés souffrir les Palestiniens n’est qu’une forme de théâtre politique.
Cette myopie morale a toujours été combattue par une minorité de juifs aux États-Unis. Il y a eu des vagues successives de résistance, provoquées par des épisodes antérieurs de brutalité israélienne : la guerre du Liban, la première Intifada, la deuxième Intifada. Mais la vague la plus importante est sans doute le mouvement de protestation actuel organisé par une génération de jeunes juifs pour lesquels l’identification avec un État ouvertement autoritaire et raciste dirigé par un proche allié de Donald Trump est impossible à digérer. Comme l’écrivait Peter Beinart5 en 2010, l’establishment juif a demandé aux juifs étatsuniens de « laisser leur libéralisme à la porte du sionisme », et a fini par réaliser que « de nombreux jeunes juifs avaient fait le contraire » et abandonné le sionisme pour être fidèle à leur libéralisme.
Le dilemme décrit par M. Beinart est ancien. En 1967, le célèbre journaliste progressiste I.F. Stone le décrivait comme suit :
Israël engendre une sorte de schizophrénie morale dans la communauté juive internationale. Hors d’Israël, le bien-être de la communauté juive dépend de la préservation de sociétés laïques, non raciales et pluralistes. Mais dans l’État juif, elle se retrouve à défendre une société dans laquelle les mariages mixtes ne peuvent être légalisés, les non-juifs ont un statut inférieur à celui des juifs, et dont l’idéal national a un contenu racial et excluant. Partout ailleurs, pour assurer leur sécurité et leur existence même, les juifs doivent lutter contre les mêmes principes et les mêmes pratiques qu’ils sont amenés à défendre en Israël.
UN NATIONALISME DIASPORIQUE JUIF
Pour beaucoup de jeunes juifs étatsuniens progressistes, cette contradiction s’est révélée intolérable, d’où le nombre étonnamment élevé d’étudiants juifs parmi les protestataires des campus.
Ces jeunes essayent également de développer ce que Leifer appelle « de nouvelles expressions de l’identité et de la communauté juives [...] sans aucun lien avec le militarisme israélien ». Certains, comme Leifer, expriment une affinité pour le judaïsme traditionnel, voire pour sa version orthodoxe, du fait de sa distance par rapport au libéralisme laxiste du judaïsme étatsunien, même lorsque les juifs libéraux déplorent les violations des droits humains commises par Israël. Les plus radicaux d’entre eux embrassent une sorte de « nationalisme diasporique soft », reniant tout lien avec Israël, proclamant leur soutien au mouvement Boycott désinvestissement sanctions (BDS) et adoptant les symboles de la lutte palestinienne. Leifer est troublé par le fait que certains juifs se sont refusés à critiquer les attentats du 7 octobre. Il les accuse d’être « insensibles à la vie d’autres juifs simplement parce que leurs ancêtres se sont réfugiés dans le jeune État juif en armes au lieu d’émigrer aux États-Unis ».
Cette réaction apathique aux événements du 7 octobre — que des critiques comme Leifer trouvent si perturbante, en particulier lorsqu’elle est le fait de juifs de gauche — ne reflète peut-être pas tant une insensibilité foncière qu’un acte conscient de désaffiliation, nourri par la honte et par le refus de la complicité avec un État qui exige la loyauté des juifs du monde entier — ainsi qu’une répudiation de la prétention sioniste de voir dans les juifs un peuple unique et unifié doté d’un destin commun. Le livre de Leifer est une critique de la prison juive, mais rédigée depuis l’intérieur : « renoncer » à Israël, insiste-t-il, est impossible parce que l’État israélien accueillera bientôt la majorité des juifs du monde, ce qui constitue selon lui « une révolution des conditions fondamentales de l’existence juive ». Ceux qui privilégient leur appartenance à une communauté laïque plus large cherchent à se libérer complètement de la prison, au risque d’être excommuniés en tant que « non-juifs ». Pour ces auteurs et ces activistes, dont beaucoup sont rassemblés autour de la revue Jewish Currents et de l’organisation militante Jewish Voice for Peace, la fidélité aux principes du judaïsme éthique exige qu’ils adoptent ce que Krakotzkin appelle « la perspective des expulsés ». Or, depuis 1948, ces derniers sont les Palestiniens et non les juifs.
« Le peuple palestinien n’a pas ses Einstein, ses Chagall, ses Freud ou ses Rubinstein — du moins le monde ne les connait pas —, capables de nous protéger sous la glorieuse aura de leurs accomplissements, écrivait Edward Saïd en 1986. Nous n’avons pas de Shoah qui puisse nous faire bénéficier de la compassion de l’humanité. Nous sommes totalement “autres”, une contradiction, une faille dans la géométrie de l’exode et de la migration. » Les Palestiniens continuent à être perçus comme des « autres » dans le calcul moral de Washington et des puissances occidentales, sans le soutien desquelles Israël n’aurait pas pu mener son offensive contre Gaza. Mais ils peuvent désormais invoquer leur propre génocide, et même si cette tragédie ne leur offre pas encore de protection, elle a largement contribué à éroder le capital moral d’Israël, déjà bien entamé. Le droit des Palestiniens à la terre et à la justice, déjà bien ancré dans la conscience des peuples du Sud global, a fait une percée extraordinaire dans celle de l’Occident libéral et aussi dans celle du judaïsme étatsunien, en grande partie grâce à Saïd lui-même et à d’autres auteurs et activistes palestiniens.
UNE CAUSE ASSOCIÉE AU DROIT INTERNATIONAL
L’émergence d’un mouvement mondial d’opposition à la guerre d’Israël à Gaza et de défense des droits des Palestiniens est, à tout le moins, le signe qu’Israël a perdu le conflit sur le plan moral aux yeux des personnes douées de conscience. Alors que la cause palestinienne est associée au droit international, à la solidarité entre les peuples opprimés et à la préservation d’un ordre mondial fondé sur des règles équitables, l’attrait d’Israël est largement confiné aux juifs religieux, à l’extrême droite, aux nationalistes blancs et aux politiciens démocrates d’un certain âge, tels que Joe Biden — qui croit voir dans les manifestations en faveur de Gaza une « résurgence féroce » de l’antisémitisme aux États-Unis — ou Nancy Pelosi — qui y perçoit la main de Moscou. Lorsque le fondateur des Proud Boys6, Gavin McInnes, et le président républicain de la Chambre des représentants, Mike Johnson, ont visité le campus new-yorkais de Columbia, soi-disant pour défendre les étudiants juifs contre les manifestants « antisémites » (parmi lesquels on comptait en fait des juifs organisant des séders — les repas de Pessa’h, la Pâque juive — au nom de la libération de la Palestine), on aurait pu penser qu’il s’agissait d’un acte commémoratif en l’hommage des émeutiers du 6 janvier 2021 au Capitole. Prétendant être isolés dans un océan de sympathie pour la Palestine, les partisans juifs d’Israël, tout comme l’État israélien lui-même, ont de puissants alliés à Washington, au sein du gouvernement comme dans les conseils d’administration des universités.
La brutalité militarisée des réactions aux campements de solidarité de Columbia, de l’Université de Los Angeles et d’autres campus, ainsi que les ripostes furibondes des autorités britanniques, allemandes et françaises aux manifestations de Londres, Paris et Berlin, témoignent en fait de l’influence croissante du mouvement. Comme disait Régis Debray, « la révolution révolutionne la contre-révolution ». L’évacuation de ces campements par la police a rappelé que la rhétorique des safe spaces — généralement associée à l’hypersensibilité du « wokisme » — peut facilement se prêter à une récupération par la droite, ce qui est inquiétant pour tous ceux qui se soucient de la liberté d’expression et de réunion. Le projet de loi sur l’antisémitisme récemment adopté par la Chambre des représentants aux États-Unis menace de se traduire par la censure de tout discours propalestinien sur les campus américains, dans la mesure où les administrations universitaires pourraient être tenues pour responsables de ne pas appliquer la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, qui fait l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme.
UN « MACCARTHYSME PHILOSÉMITE »
À l’instar des mesures anti-BDS adoptées par plus de trente États, la loi sur la sensibilisation à l’antisémitisme est l’expression de ce que la philosophe Susan Neiman, commentant la répression du soutien aux droits des Palestiniens en Allemagne, définit comme un « maccarthysme philosémite ». Il est en outre presque certain qu’elle entraînera une recrudescence de l’antisémitisme, puisqu’elle traite les étudiants juifs comme une minorité privilégiée dont l’insécurité ressentie exige une protection juridique spéciale. L’assentiment des politiciens démocrates et le fait que la menace de l’antisémitisme soit instrumentalisée par la droite chrétienne évangélique, qui fait par ailleurs cause commune avec le nationalisme blanc et les vrais antisémites, ne fait qu’ajouter au caractère surréaliste de ce débat aux États-Unis.
Lorsqu’un membre de la police municipale a enlevé un drapeau palestinien qui flottait sur le City College de New York et l’a remplacé par un drapeau étatsunien, le maire afro-américain de la ville Eric Adams a déclaré : « Je n’ai pas honte d’être fier d’être Américain. [...] Pas question de céder sur notre mode de vie. » Il s’agissait bien entendu d’une expression ridicule de xénophobie — et on imagine mal Adams, ou tout autre politicien étatsunien, faire une remarque similaire à propos d’activistes brandissant le drapeau ukrainien (la police de New York a filmé le nettoyage du campus de Columbia et en a fait une vidéo promotionnelle, comme s’il s’agissait d’un raid antiterroriste). Mais elle témoigne de la forme de racisme banalisé, souvent teinté de préjugés anti-arabes et islamophobes, dont les Palestiniens sont depuis longtemps l’objet. Edward Saïd fut jadis surnommé le « professeur de terrorisme », et le département d’études du Moyen-Orient de Columbia de « Birzeit sur Hudson ». Bari Weiss, ancienne éditorialiste du New York Times qui se considère comme une « guerrière de la liberté d’expression », s’était fait les dents lors de ses études à Columbia en essayant de faire licencier plusieurs membres du département susmentionné. La campagne contre les universitaires palestiniens, qui a contribué à jeter les bases intellectuelles de l’attaque contre les campements de solidarité, est fort symptomatique. Arafat se trompait lorsqu’il disait que la meilleure arme des Palestiniens était le ventre des femmes palestiniennes : leur meilleure arme est bien plutôt la documentation et la diffusion des connaissances sur ce qu’Israël a fait et continue de faire au peuple palestinien. Ce qui explique le saccage par l’armée israélienne du Centre de recherche sur la Palestine de Beyrouth lors de l’invasion du Liban en 1982 et les attaques contre les enseignants susceptibles de faire la lumière sur une histoire que certains préféreraient occulter.
« QU’EST-CE QUE L’ANTISÉMITISME S’IL N’EST PAS ACCOMPAGNÉ D’OPPRESSION ? »
Y a-t-il eu des dérapages antisémites dans certains discours prononcés sur les campus étatsuniens ? Certains partisans juifs d’Israël ont-ils été malmenés, physiquement ou verbalement ? Oui, même si on ne sait rien sur l’ampleur réelle de ce harcèlement, qui reste controversée. Comme l’écrit Shaul Magid dans The Necessity of Exile : Essays from a Distance,7 la question se pose aussi de savoir si tous ces incidents méritent d’être regroupés « sous la seule étiquette de l’antisémitisme ». « Qu’est-ce que l’antisémitisme s’il n’est plus accompagné d’oppression ? », s’interroge Magid. Qu’est-ce qui constitue de l’antisémitisme lorsque ce sont en fait des juifs qui sont les oppresseurs ? »
Beaucoup d’attention a été portée à la vulnérabilité accrue des juifs, mais la vulnérabilité des étudiants palestiniens, arabes et musulmans n’a guère fait l’objet de discussions, et encore moins d’une commission universitaire ou d’un projet de loi censé y remédier. Contrairement aux juifs, les étudiants palestiniens, arabes et musulmans doivent sans cesse prouver leur droit de fréquenter les campus. Les Palestiniens, surtout s’ils participent à des manifestations, risquent constamment d’être considérés comme des « intrus », des infiltrés venus d’un pays étranger. En novembre 2023, trois étudiants palestiniens qui rendaient visite à des membres de leur famille dans le Vermont se sont fait tirer dessus par un fanatique raciste ; l’un d’entre eux restera paralysé à vie. Joe Biden n’a pas pris la peine de réagir à cette agression ou à d’autres attaques contre les musulmans ni de déclarer que « se taire, c’est être complice », comme il l’avait fait à propos de l’antisémitisme.
C’est de fait le refus du silence, le refus de la complicité, qui a poussé les étudiants de toutes origines dans la rue, mettant ainsi leur avenir beaucoup plus en péril que lors des manifestations de 2020 contre les meurtres de Noirs par la police. Pour l’élite libérale, l’opposition au racisme anti-noir est acceptable — elle est même une obligation et un signe de vertu ; celle contre les guerres d’Israël ne l’est pas. Ils ont bravé l’exposition publique de leurs données personnelles, le mépris de l’administration de leur propre université, les violences policières et, dans certains cas, l’expulsion. Plusieurs cabinets d’avocats de premier plan ont annoncé qu’ils n’embaucheraient pas d’étudiants ayant participé aux campements de solidarité.
L’establishment politique et les médias dominants n’ont pas caché leur mépris envers les étudiants, que certains libéraux ont dénigré en les traitant de « privilégiés ». En réalité, nombre d’entre eux, en particulier dans les universités publiques, venaient de milieux populaires et sans ressources. D’aucuns ont affirmé que la vraie cible de ces manifestations était l’Amérique, et pas le Proche-Orient (l’un n’empêche pas l’autre). On a également accusé les protestataires de créer une ambiance de stress et d’insécurité contre les juifs à travers leurs dénonciations ritualisées du sionisme, de faire de la démagogie, de vouloir mettre en scène leur propre 1968 imaginaire, d’ignorer les atrocités du Hamas ou même de les justifier, de propager une vision romantique de la lutte armée en appelant à « mondialiser l’intifada », d’être possédés par une ferveur manichéenne qui les rendait aveugles aux complexités d’une guerre impliquant de nombreux acteurs, et pas seulement Israël et Gaza.
Il y a, bien sûr, une part de vérité dans ces critiques. Comme jadis l’appel à « définancer la police » pendant les manifestations antiracistes, le slogan « du fleuve à la mer » peut séduire par son absolutisme, mais il est aussi porteur de dangereuses ambiguïtés qui alimentent les critiques de droite en quête de preuves que les protestataires en appellent à un « génocide » contre les juifs. Comme toujours, le mouvement a son côté théâtral, donnant à certains étudiants l’illusion de participer à un drame similaire à celui de Gaza, comme si l’évacuation expéditive d’un campement de solidarité (baptisé « zone libérée ») était comparable à la destruction violente d’un camp de réfugiés. Mais ces attaques contre les protestataires — contestant leurs « privilèges », leur hostilité supposée envers les juifs ou leur fanatisme idéologique — offrent une image complètement déformée d’un ample mouvement mobilisant à la fois des Palestiniens et des juifs, des Afro-Américains et des Hispaniques, des chrétiens et des athées.
LA COMPARAISON GROTESQUE DE NÉTANYAHOU
Quels que soient leurs défauts, les étudiants ont attiré l’attention sur des questions qui semblent échapper à leurs détracteurs : l’obscénité de la guerre d’Israël contre Gaza, la complicité d’un gouvernement (le leur) qui arme l’armée israélienne et rend possible ce massacre, l’hypocrisie d’une puissance américaine qui prétend défendre les droits humains et un ordre international fondé sur des règles équitables tout en donnant carte blanche à Israël, et la nécessité urgente d’un cessez-le-feu. Ils ne se sont pas laissé intimider par la comparaison grotesque faite par Nétanyahou entre leur mouvement et les mobilisations antijuives des années 1930 dans les universités allemandes (où personne n’organisait de séders). Si Donald Trump gagne, on les en rendra responsables, tout comme on le reprochera aux électeurs arabes et musulmans qui ne peuvent se résoudre à voter pour un président ayant armé Nétanyahou, mais ils ont le mérite d’avoir fait croître le soutien en faveur d’un cessez-le-feu et d’avoir contribué à modifier le discours sur la Palestine.
La destruction de Gaza sera aussi formatrice pour eux que les luttes contre la guerre du Vietnam, l’apartheid en Afrique du Sud et la guerre en Irak l’ont été pour les générations précédentes. Lorsqu’ils penseront à un enfant assassiné par un État génocidaire, ce ne sera pas Anne Frank, mais Hind Rajab, la fillette de six ans tuée par des tirs de chars israéliens alors qu’elle était assise dans une voiture et implorait de l’aide, entourée des cadavres de ses proches. Lorsqu’ils scandent « Nous sommes tous des Palestiniens », ils sont animés par le même sentiment de solidarité que celui qui poussait les étudiants français de 1968 à scander « Nous sommes tous des juifs allemands » suite à l’expulsion du leader étudiant Daniel Cohn-Bendit. Il y a là un faisceau d’émotions dont aucun groupe de victimes ne peut rester à jamais le bénéficiaire privilégié, pas même les descendants des juifs d’Europe ayant péri dans les camps de la mort.
Comme l’explique l’historien Enzo Traverso, depuis les années 1970, c’est une version particulière de la mémoire la Shoah, centrée sur la souffrance juive et la fondation « miraculeuse » d’Israël, qui tient lieu de « religion civile » en Occident. Les peuples du Sud n’ont jamais sacrifié à ce culte, notamment parce qu’il est associé à une défense automatique de l’État d’Israël, qu’on décrit en Allemagne sous le nom de Staatsräson (raison d’État). Pour beaucoup de juifs imprégnés du récit sioniste de la souffrance juive et de la rédemption israélienne, et encouragés à penser que la tragédie de 1939 est à nouveau au coin de la rue, le fait que ce soit les Palestiniens, et non les Israéliens, qui soient aujourd’hui perçus par la plupart des gens comme des victimes de l’oppression et de la persécution et comme des réfugiés apatrides, est un véritable choc. Leur réaction naturelle est d’essayer de ramener la discussion à la Shoah ou aux événements du 7 octobre. On ne peut se contenter d’ignorer leurs anxiétés. Mais, comme l’écrivait James Baldwin à la fin des années 1960 « nous n’avons pas envie [...] d’entendre un juif américain nous affirmer que sa souffrance est aussi grande que celle des Noirs américains. Ce n’est pas vrai, et le ton même avec lequel cela est affirmé est la preuve que ce n’est pas vrai. »
LA CRISE DU MOUVEMENT NATIONAL PALESTINIEN
Reste à savoir si ces mobilisations peuvent contribuer à mettre fin à la guerre à Gaza, à l’occupation et à la matrice de répression et de contrôle qui affecte tous les Palestiniens, y compris ceux qui sont citoyens d’Israël et constituent un cinquième de la population de ce pays. Alors que la justice de la cause palestinienne n’a jamais bénéficié d’une reconnaissance aussi ample et universelle, et que le mouvement BDS (vilipendé comme « antisémite » et « terroriste » par les défenseurs d’Israël) n’a jamais été aussi populaire, le mouvement national palestinien lui-même végète dans un désarroi presque complet. L’Autorité palestinienne n’a d’autorité que le nom, faisant pratiquement office de gendarme d’Israël, honnie et moquée par ceux qui vivent sous sa juridiction. Elle s’est avérée incapable de protéger les Palestiniens de Cisjordanie contre la vague d’attaques perpétrées par les colons et d’agressions de l’armée qui s’est soldé par la mort de 500 d’entre eux au cours des huit derniers mois et a entraîné le vol de plus de 15 000 hectares de terres. À l’intérieur d’Israël, les Palestiniens font l’objet d’une surveillance intense, risquent en permanence d’être accusés de trahison et sont à la merci des bandes criminelles qui tyrannisent de plus en plus les villes arabes.
L’avenir de Gaza est encore plus sombre, même en cas de trêve ou de cessez-le-feu durables. Le projet « Gaza 2035 », diffusé par l’équipe de Benjamin Nétanyahou, envisage d’en faire une zone de libre-échange du type de celles qui existent dans les pays du Golfe. Jared Kushner, le gendre de Donald Trump, a en vue de mirifiques projets immobiliers en bord de mer et la droite israélienne est bien décidée à rétablir les colonies. Quant aux survivants de l’offensive israélienne, le politologue Nathan Brown prédit qu’ils vivront dans un « super-camp » où, comme il l’écrit dans un recueil d’essais sur la guerre en cours, « la loi et l’ordre [...] seront probablement gérés — à supposer qu’ils le soient — par des comités de camp et des gangs autoproclamés ». Et d’ajouter : « Plus qu’à un lendemain de conflit, cela risque de ressembler à un long crépuscule de ruine et de désespoir . »8
Ruine et désespoir sont bien entendu des conditions idéales pour que fleurisse le « terrorisme » qu’Israël prétend combattre. Et il serait facile pour les survivants de Gaza de succomber à cette tentation, d’autant plus qu’on ne leur a offert aucun espoir d’une vie meilleure, et encore moins d’un État ; ils doivent se contenter de sermons sur les bonnes raisons de transformer la bande en nouveau Dubaï au lieu de construire des tunnels.
UN EXEMPLE EMBLÉMATIQUE D’UNE LUTTE CONTRE L’AGRESSION
Au cours des huit derniers mois, la Palestine est devenue pour la gauche étudiante étatsunienne et britannique ce que l’Ukraine est pour les libéraux : l’exemple emblématique d’une lutte contre l’agression à l’état pur. Mais tout comme les admirateurs de Zelensky ignorent les tendances autoritaires du nationalisme ukrainien, les partisans de la Palestine ont tendance à refuser de voir la brutalité du Hamas, non seulement envers les juifs israéliens, mais aussi à l’encontre de ses détracteurs palestiniens. Comme l’écrivait Isaac Deutscher, si « le nationalisme des exploités et des opprimés » ne peut pas être « mis sur le même plan moral et politique que le nationalisme des conquérants et des oppresseurs », il « ne doit pas pour autant échapper à toute critique ».
Dans son livre The Hundred Years’ War on Palestine (2020), l’historien palestinien américain Rashid Khalidi raconte que lorsque le chercheur et militant pakistanais Eqbal Ahmad visita les bases de l’OLP dans le sud du Liban, « il en revint avec une critique qui déconcerta ceux qui l’avaient consulté à ce propos. Bien qu’en principe partisan de la lutte armée contre les régimes coloniaux tels que celui de l’Algérie [...], il se demandait si la lutte armée était la meilleure solution pour combattre contre l’adversaire spécifique de l’OLP, Israël ». Pour Ahmad, « le recours à la force ne faisait que raffermir un sentiment préexistant et omniprésent de victimisation chez les Israéliens, tout en unifiant la société israélienne, en consolidant les tendances les plus extrémistes du sionisme et en renforçant le soutien que lui apportaient divers acteurs extérieurs ». Il ne niait pas le droit des Palestiniens à s’engager dans la résistance armée, mais il pensait que celle-ci devait être pratiquée intelligemment, afin de créer des divisions parmi les juifs israéliens, car c’est avec eux qu’une solution émancipatrice basée sur la coexistence, la reconnaissance mutuelle et la justice devrait finalement un jour être négociée9.
Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer le type d’alliance entre Palestiniens et juifs israéliens progressistes qui a pu sporadiquement émerger pendant la première Intifada. Il existe toujours des groupes qui promeuvent une action commune entre Palestiniens et Israéliens, mais ils sont de moins en moins nombreux et se heurtent à de graves difficultés. Les partisans d’un binationalisme tel que celui esquissé par des personnalités aussi diverses que Judah Magness, Edward Saïd, Tony Judt ou Azmi Bishara ont pratiquement disparu. On peut néanmoins se demander comment Eqbal Ahmad aurait perçu l’attaque spectaculaire du Hamas le 7 octobre, un raid audacieux contre des bases israéliennes qui s’est transformé en sordide massacre de civils habitant des kibboutz ou participant à une rave. L’impact à court terme de cette action est indéniable : l’opération Déluge d’Al-Aqsa a remis la question palestinienne à l’ordre du jour international, saboté la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie Saoudite, brisé le mythe d’une occupation à bon marché et celui de l’invincibilité d’Israël. Mais ses architectes, Yahya Sinouar et Mohamed Deif, n’avaient apparemment aucun plan pour protéger la population de Gaza des conséquences de leur action. Tout comme Nétanyahou, qu’ils côtoient depuis peu sur la liste des personnes recherchées par la Cour pénale internationale, ce sont des tacticiens implacables capables de déclencher une violence apocalyptique, mais passablement dénués de vision stratégique. « Demain, tout aura changé », promettait Deif dans son communiqué du 7 octobre. Il avait raison. Mais ce changement — une fois passé l’ivresse initiale d’avoir franchi victorieusement les murs de la prison — se mesure aussi à l’étendue des ruines de Gaza.
TOUJOURS PLUS SOURD AUX CRITIQUES
Huit mois après le 7 octobre, la Palestine reste à la merci de la fureur vengeresse d’un État israélien toujours plus attaché à son projet de colonisation et toujours plus sourd aux critiques internationales. Le peuple de Gaza est transformé en étranger sur sa propre terre ou en masse impuissante de survivants, dans l’attente de la prochaine livraison de rations alimentaires. La « start-up nation » israélienne met à profit son expertise en matière de technologie de surveillance pour conclure des accords lucratifs avec les dictatures arabes et former à la contre-insurrection les délégations de police qui viennent la visiter, mais son militarisme instinctif ne laisse place à aucune initiative innovatrice. Israël est incapable d’imaginer un avenir partagé avec ses voisins, ou même avec ses propres citoyens palestiniens, dans lequel il n’aurait plus à s’appuyer sur la force.
Le « Mur de fer » jadis prôné par Jabotinsky n’est pas simplement une stratégie de défense : c’est la zone de confort dans laquelle évolue l’État israélien. La politique de tension de Nétanyahou avec l’Iran et le Hezbollah n’est pas seulement une manœuvre de ce dernier pour rester au pouvoir, mais un prolongement typique de la politique de « défense active » de Moshe Dayan. La violence ne cessera pas tant que les États-Unis n’interrompront pas leurs livraisons d’armes et ne forceront pas la main à Israël, ce qui n’est pas près d’arriver : il est prévu que Nétanyahou s’adresse au Congrès étatsunien le 24 juillet, suite à une invitation bipartisane qui lui suggère obséquieusement de venir y partager sa « vision de la défense de la démocratie, de la lutte contre le terrorisme et de l’instauration d’une paix juste et durable dans la région ». L’appel au cessez-le-feu lancé par Joe Biden s’est heurté à un nouveau refus humiliant de la part de Nétanyahou, qui sait fort bien que la Maison-Blanche n’est pas prête à suspendre son aide militaire ni à faire respecter les soi-disant « lignes rouges » qu’elle a tracées. Mais le mouvement des campements de solidarité et la dissidence de plus en plus ouverte d’une série de personnalités démocrates progressistes, de Rashida Tlaib à Bernie Sanders, préfigurent un avenir dans lequel Washington ne pourra plus soutenir les crimes d’Israël en poursuivant son approvisionnement en armes ou en leur offrant une couverture diplomatique. Reste à savoir si, en attendant ce jour, les Palestiniens auront la force de protéger leurs terres face aux colons fanatiques et aux experts du nettoyage ethnique qui se sont emparés de l’État
israélien.
Les commentaires récents