Un collectif de 150 diplomates anciens et en poste, peu habitués à s’exprimer ainsi publiquement, ont publié une tribune, le 23 juin 2024 dans Le Monde, pour alerter sur les conséquences d’une victoire du Rassemblement national (RN) en matière de relations internationales. Les extrêmes droites — du RN à Reconquête en passant par des groupuscules qui servent souvent d’écoles de formation — voient le Proche-Orient au prisme de leurs obsessions franco-françaises : l’islam, l’immigration… Sans toujours en évaluer les retombées diplomatiques.
Beyrouth, 21 février 2017. La candidate d’extrême droite à la présidentielle française Marine Le Pen (à gauche) rencontre le cardinal libanais Mar Bechara Boutros al-Rai (au centre), le patriarche maronite d’Antioche et de tout le Levant, en présence du député français Gilbert Collard (2e à droite) à le Patriarcat Maronite de Bekerk
Par « extrême droite française », on entend les partis politiques Rassemblement national (RN) et Reconquête, qui participent au jeu électoral et peuvent être aussi nommées « droites radicales » en raison de leurs propositions sur l’immigration, la « priorité nationale » et la place des religions minoritaires (islam, judaïsme) dans la communauté nationale — laquelle est définie, avant tout, comme une communauté d’héritage ethnoculturel au sens barrésien de « la terre et les morts ».1 La position de cette famille politique sur le Proche-Orient est déterminée par un corpus idéologique moins élaboré et moins riche que celle, qui n’est pas unanime, des formations groupusculaires situées aux marges (identitaires, nationalistes-révolutionnaires et même monarchistes héritiers de l’Action française). Pour ces groupuscules, la place des juifs dans la société française a été un sujet essentiel, et l’attitude de la France vis-à-vis du sionisme, d’Israël et du monde arabe a donné lieu à des débats intenses, entre antijuifs philo-israéliens et antijuifs philo-arabes.
En ce qui concerne le RN et Reconquête, cette réflexion se produit dans le cadre d’un projet politique de conquête du pouvoir qui doit comprendre la trame d’une politique étrangère. Aux marges, cette préoccupation est absente, mais elle ne doit pas être négligée car cette part groupusculaire du spectre politique est en général une école de formation des futurs cadres des partis. Elle exprime souvent, sous une forme brute, des idées (racisme antimusulman, antisémitisme décomplexé), qui apparaissent de manière euphémisée dans des organisations politiques contraintes à une certaine forme de respectabilité.
LE SÉPARATISME DU RASSEMBLEMENT NATIONAL
Dans son programme pour les élections législatives intitulé « Défendre votre pouvoir d’achat, votre sécurité et votre identité », le RN demeure très discret sur la politique étrangère. Bien que sa position de principe sur la situation en Palestine/Israël soit de soutenir une solution à deux États, il s’oppose à la reconnaissance immédiate d’un État palestinien, Jordan Bardella arguant que, dans le contexte du 7 octobre 2023, cela reviendrait « à légitimer le Hamas »2. Cet argument rejoint l’une des propositions essentielles du RN en matière de politique intérieure, à savoir l’interdiction de l’idéologie « islamiste », qui a fait l’objet d’une proposition de loi présentée en 2021 en réponse à la loi « séparatisme ».3 Selon le député européen RN et ancien magistrat Jean-Paul Garraud, ce texte aurait pour objectif de bannir une mouvancequi refuse de respecter la laïcité, qui est un facteur de scission majeur induisant des menaces graves pour l’unité de la nation et l’intégrité de son territoire, qui est incompatible avec les droits, libertés et principes reconnus ou consacrés par la Constitution et notamment la dignité de la personne humaine ou la liberté de conscience et d’expression4 .
e, souvent présentée comme issue de la matrice des Frères musulmans, ne sont pas énoncés, et les conséquences que l’adoption d’une telle loi aurait sur les relations de notre pays avec le monde arabo-musulman pas davantage. Ce qui est certain, c’est que le RN cible un pays en particulier : le Qatar. Le député Jean-Philippe Tanguy dénonçait ainsi, le 22 octobre 2023, le fait que « ça fait des années qu’on déroule le tapis rouge dans la vie politique française, mais également dans la vie économique du pays aux investissements qataris »5, tandis que Jordan Bardella, toujours dans le contexte de l’après 7 octobre, assurait : « On sait par ailleurs que le Qatar finance pourtant des mouvements terroristes comme le Hamas. »
Ce ciblage de Doha a-t-il à voir avec le fait, révélé en 2019 par Mediapart, que le parti avait renfloué ses caisses, après la campagne électorale de 2017, avec un emprunt de 8 millions d’euros auprès d’un homme d’affaires, opérant essentiellement en Afrique, mais dont les fonds ont été transférés depuis une société de gestion d’actifs basée à Abou Dhabi en direction de la Société générale, alors banque du Front National (FN)6 ? Il est très probable que ce transit par les Émirats ait été une simple question d’opportunité. L’Afrique semble au cœur des préoccupations politico-financières du RN, bien davantage que le Proche-Orient.
Il faut également regarder la tradition française de protection des chrétiens orientaux et le choix stratégique de sortir du commandement militaire intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) afin de restaurer l’autonomie de notre défense nationale vis-à-vis des États-Unis.
La question des « chrétiens d’Orient » a été abordée, le 14 août 2020, dans une tribune de la députée européenne Dominique Bilde, consécutive à l’explosion du port de Beyrouth7 Elle y déplore « l’exode de la communauté chrétienne du Liban », en particulier des maronites qui, « avec les coptes d’Égypte ou les chrétiens de Syrie et d’Irak, quittent massivement leur pays d’origine depuis des décennies maintenant », en raison de la pression de l’État islamique et du Hezbollah. Mais cette tribune, dans laquelle transparait la nostalgie du Liban d’avant 1975, est avant tout écrite dans une optique de politique intérieure française : islamisation, ingérences étrangères et faillite de l’État sont vues comme des maux du Liban qui menacent la France d’implosion.
RENCONTRE AVEC UN EXTRÉMISTE ISRAÉLIEN
Ce tropisme franco-français présidait déjà à la rencontre, en 2015, entre Marine Le Pen et le premier ministre égyptien Ibrahim Mahlab, la présidente du RN déclarait alors : « Le président Al-Sissi est un des leaders qui a le message le plus clair à l’égard du fondamentalisme. » De même, si sa visite au Liban en 2017 comprenait des rencontres avec des interlocuteurs plus diversifiés (le président Michel Aoun, le premier ministre Rafik Hariri, le mufti de Beyrouth, le patriarche maronite et Samir Geagea, chef chrétien maronite des Forces libanaises), Marine Le Pen avait mis en avant, en sortant de Baabda, le palais présidentiel libanais, « l’inquiétude que nous partageons face à la très lourde crise des réfugiés », autrement dit face à l’immigration. Dans un geste symbolique à destination des militaires, elle avait pris soin de déposer une gerbe au pied de la stèle en l’honneur des soldats français, dont ceux du « Drakkar »8, morts au Liban depuis 1975.
L’impression dominante est donc celle d’une politique proche-orientale qui vise avant tout à des gains de politique intérieure. Ainsi, faute de pouvoir encore se rendre en Israël en raison de l’interdit qui pèse sur elle (pour combien de temps ?), Marine Le Pen rencontre, les 18 et 19 mai 2024 à Madrid, le ministre israélien (Likoud) de la diaspora Amichaï Chikli, connu pour ses outrances, puisqu’il qualifie l’Autorité palestinienne de « néo-nazie ». Insérée dans le cadre plus vaste d’une réunion des droites radicales européennes pilotée par le parti espagnol Vox, cette rencontre a pour but de crédibiliser l’assertion de Jordan Bardella : « Le Rassemblement national est le meilleur bouclier pour les Français de confession juive. »
RECONQUÊTE : UN NATIONALISME ENCORE PLUS FERMÉ
Fondé le 30 avril 2021 par Éric Zemmour, Reconquête, au devenir incertain après les élections européennes et le départ de Marion Maréchal, inscrit clairement son programme dans le cadre d’un nationalisme plus fermé encore que celui du RN. Il se réclame d’une « tradition judéo-chrétienne » opposée à une autre « islamo-gauchiste », qui représenteraient non pas des sensibilités au sein du peuple français, mais « deux peuples [qui] ne sont d’accord sur rien » et « se détestent de plus en plus »9. Visitant Israël dans l’atmosphère particulière de l’après 7 octobre 2023, l’essayiste a confirmé sa croyance dans un conflit de civilisations avec le monde arabo-musulman, qui opposerait à la fois Israël et les forces du djihad, et, en France, les personnes issues de l’immigration arabo-musulmane dont l’attitude de conquête aurait comme résultat que « dans les banlieues (…) désormais, il n’y a quasiment plus de Juifs et de chrétiens ». Zemmour en est persuadé, la position du président Emmanuel Macron, affirmant à la fois son soutien à la sécurité d’Israël et la nécessité d’un État palestinien, découle de l’existence de ces deux « peuples » séparés dans la France contemporaine, à qui il faudrait, selon le « en même temps » macronien, donner des gages.
Cette position ne découle pas, contrairement à une idée reçue, d’un calcul électoral, même s’il est arrivé en tête chez les électeurs français vivant en Israël, dont seulement 8 % ont voté aux élections européennes. Zemmour assume le combat civilisationnel. Il le fait simplement d’une manière binaire et simpliste n’ayant rien à voir avec la vision métaphysique d’un Pierre Boutang qui, à partir de 1967 et d’un point de vue néo-maurrassien, voyait dans Israël, État et peuple (au sens de Am Israel, donc de peuple juif), le « dépositaire des valeurs anciennes de l’Europe » et « le plus profond défi du vingtième siècle au matérialisme historique que des penseurs juifs du siècle précédent avaient jeté à la conquête du monde ».10 Malgré le souverainisme de Zemmour, on serait tenté de voir dans son attitude la même forme d’occidentalisme que chez Geert Wilders ou, pour retenir une référence française, dans le slogan du mouvement Occident des années 1960 : « Défendre l’Occident partout où il se bat ». Il est incontestable que les choix d’Éric Zemmour, pour qui l’islam est incompatible avec la citoyenneté française, découlent en partie de son expérience personnelle de français de confession juive originaire d’Algérie, chantre d’une assimilation dont la capacité et la volonté sont déniées à l’Autre arabo-musulman. Cette posture ne peut déboucher que sur la « remigration » qu’il appelle de ses vœux, voire sur un conflit civil tel que décrit dans le roman de Jean Raspail Le Camp des saints (publié chez Robert Laffont en 1973).
L’INCONNUE DES RELATIONS AVEC LE MAGHREB
Le RN comme Reconquête ont un programme d’arrêt total de l’immigration non européenne qui compliquera énormément les relations futures avec le Maghreb. D’autant que Jordan Bardella a annoncé le 24 juin 2024 vouloir interdire aux binationaux, nombreux dans l’administration française, de travailler dans certains secteurs stratégiques comme la défense — ce qui n’est sans doute que le prélude à une remise en cause du droit à la binationalité.
Accompagné par l’abrogation du droit du sol, ce volet identitaire du programme RN, validé par Éric Ciotti et ceux des Républicains qui l’ont suivi, ouvre la possibilité d’une crise majeure avec nos voisins d’outre-Méditerranée.
Jordan Bardella a déclaré que son parti proposait d’abroger les accords franco-algériens de 1968 pour résoudre la question de l’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) : cela ne peut résulter que d’une négociation bilatérale, qui devra aussi avoir lieu avec les autres pays qui ne délivrent qu’avec réticence les laissez-passer consulaires permettant les reconduites à la frontière. Et toute négociation bilatérale supposant des concessions de part et d’autre, la France a-t-elle une si grande marge de manœuvre vis-à-vis des pays d’émigration ? C’est peu probable, la vision que le RN a de l’histoire coloniale et de la guerre d’Algérie étant en outre un repoussoir total à une relation équilibrée avec Alger. Au Maroc, on envisage l’arrivée éventuelle d’un gouvernement RN d’une manière plus mesurée : au négatif, la politique migratoire (la Tunisie, elle, a une approche beaucoup plus restrictive sur l’immigration africaine qui peut converger avec celle du RN) et l’opposition du parti aux accords de libre-échange ; au positif, la possible reconnaissance officielle de la souveraineté marocaine sur le Sahara, qui serait perçue à Alger comme une provocation de plus, et une possible coopération sécuritaire maintenue avec Paris.
La relation avec le Maghreb et la partie la plus compliquée de la politique étrangère d’un éventuel gouvernement RN, parce qu’elle est la plus chargée d’histoire ; du côté français, de préjugés xénophobes, et du côté algérien, de volonté, partagée par la population, de ne pas céder à l’ancien colonisateur. Pour ne rien arranger, la question de la pratique de l’islam en France, que le RN veut limiter, y compris en interdisant l’abattage rituel halal et l’envoi d’imams venus du Maghreb comme de Turquie. Cette mesure risque d’ouvrir une crise de confiance avec l’ensemble du monde arabo-musulman.
MIROIR DES FRACTURES FRANÇAISES
Au total, le Proche-Orient et le Maghreb sont pour l’extrême droite, avant tout, un miroir des fractures françaises et le champ où se déploient les forces, en premier lieu l’islamisme, vues comme une menace pour l’essence culturelle et ethnique supposée du peuple français. Notre histoire coloniale accentue ce tropisme de revanche, dans une sorte de souhait sous-jacent d’une « croisade après les croisades » et dans un contexte où la volonté de « normalisation » des droites radicales rejette à l’ultra-droite le vieux fonds antisémite hérité de l’antijudaïsme chrétien comme Drumont, Maurras et Vichy. Une des questions qui se pose alors que le RN peut arriver au pouvoir est de savoir combien de temps cet héritage antisémite pourra être tenu en lisière par une direction dont rien ne dit que la base militante la suit complètement. Et quel est le risque que la désignation de l’arabo-musulman comme ennemi intérieur fasse de la France un pays isolé, incapable de peser au Proche-Orient, ostracisé au Maghreb et plus loin encore.
JEAN YVES CAMUS
Codirecteur de l’Observatoire des radicalités politiques Chercheur rattaché à l’IRIS (Institut des relations internationales...
https://orientxxi.info/magazine/le-rn-au-proche-orient-changement-de-cap,7440
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