En juin 2012, Samia Lakhdari, mon amie, ma sœur de combat, s’en est allée définitivement, comme elle a vécu : discrètement, sur la pointe des pieds. Après l’avoir enterrée dans un quasi-anonymat, je me suis rendu compte que j’enterrai dans les mêmes conditions une grande part, non seulement de moi-même, mais de nous-mêmes, génération née sous les ténèbres de l’occupation coloniale de peuplement, construite contre son système d’oppression absolue, de négation totale de notre être collectif, de ses droits à la liberté et à la dignité. (…) Comme l’écrit la moudjahida Jacqueline Guerroudj, condamnée à mort par la «justice» coloniale, sœur de combat et de détention, dans son merveilleux livre Des douars et des prisons 1 : «… Je vis avec les jeunes, je discute avec eux, je comprends leur difficulté à vivre. Ils sont notre espoir pour l’avenir, mais ils n’ont aucune représentation concrète de leur passé, de ce qu’était l’Algérie colonisée, ni des motivations profondes qui ont soulevé le peuple et qui l’ont soutenu jusqu’à l’indépendance. L’histoire ne leur est enseignée ou présentée que sous une forme abstraite, dogmatique, stéréotypée, bref rebutante. Je voudrais leur raconter, non pas l’Histoire, mais des histoires vécues, dans l’espoir de donner à rêver et à réfléchir…»
Et puis vint le jour où, au cours d’un débat public à Marseille, 50 ans après la fin de l’occupation de mon pays par la puissance étrangère qu’était la France, je découvrais abasourdie que la guerre dont nous étions censés célébrer le cinquantenaire de la fin n’avait jamais cessé de l’autre côté de la Méditerranée. Je découvrais, ahurie, que les organisateurs de ce forum attendaient de moi que je condamne, depuis la France, le combat mené par les miens pour recouvrer dignité, liberté, souveraineté et indépendance, que je condamne Larbi Ben M’hidi, Hassiba Ben Bouali, Ali la Pointe, toutes nos chahidate et tous nos chouhada d’être allés à la mort pour libérer notre pays ! Ce jour-là eut sur moi l’effet d’un électrochoc. (…)
Olympe et les «ratons»
Un jour, mon amie Olympe, de retour de week-end passé chez ses parents dans le village de Birtouta, nous raconta le premier match de football auquel elle avait assisté : une rencontre qui opposait l’équipe des Européens à celle des indigènes. A la question de savoir où elle était assise et si les publics étaient mélangés, elle répondit spontanément : «Ah ! Mais chez nous à Birtouta, nous sommes toujours d’un côté et les ratons de l’autre». Je l’ai regardée interloquée, réalisant brutalement qu’à ses yeux et ceux des autres amies participant à la discussion, moi aussi j’étais un raton.
Réalisant très vite que j’avais bien compris, elle ajouta : «Mais Zohra, toi tu n’es pas comme les autres !». A 13 ans, grâce à Olympe, Anne et d’autres camarades, je perdais ce qui me restait d’innocence. Les paroles de ma mère me revenaient, me rappelant la réalité : mon amitié, aussi sincère fut-elle avec les Européennes, se fracassait sur le mur de séparation entre nos conditions différentes. Cela ne m’empêcha pas de continuer à fréquenter et même à me lier d’amitié avec mes camarades, en ne perdant jamais de vue le fameux mur. Terribles conditions pour une élève de 13 ans, seule indigène parmi trois classes d’Européennes. (…)
La réponse tant attendue
Depuis les événements des années 50, notamment ceux de l’OS, nous savions que des jeunes militants travaillaient à libérer le pays. Nous ne savions pas où ni comment. Le 2 novembre 1954, les journaux nous apportèrent la réponse. Dès ce moment je n’eus qu’une hâte, celle que le 12 novembre, date de la rentrée universitaire, arrive et que je retourne à Alger pour mieux m’informer et tenter par tous les moyens de rentrer en contact avec ces gens dont j’ignorais tout et qui réalisaient mon rêve : libérer le pays. Mais avant cette date historique à l’échelle du pays et de ma propre vie, mes sept années d’internat au lycée Fromentin d’Alger m’avaient permis de passer de l’enfance innocente à l’adolescence consciente avec la construction de très solides convictions philosophiques et politiques. (…)
Comment entrer en contacte ?
Chaque jour, Samia et moi nous répétions le bien-fondé de notre décision de rester discrètes, de ne pas attirer l’attention par des prises de position publiques, de préserver notre anonymat et tant pis pour les rumeurs qui pourraient nous faire passer pour des «administratives». Car notre démarche était claire, tracée et décidée. Nous voulions d’abord nous faire recruter par «l’organisation secrète des combattants» pour activer à Alger et, peu à peu, faire accepter l’idée d’être versées dans les groupes armés, persuadées de la nécessité de porter la guerre dans les quartiers français et la ville européenne. (…)
En 1955, à Alger et dans toutes les cités du pays, il y avait en fait deux sortes d’agglomérations : d’un côté, la ville et les quartiers arabes, et de l’autre la ville et les quartiers européens séparés par un mur immatériel infranchissable et un apartheid de fait. Et comme l’écrira Mouloud Mammeri : «Devant le mur, la garde aux portes était féroce». La guerre était vécue dans les villes et quartiers arabes, les campagnes et les montagnes. Les villes et les quartiers européens baignaient dans une quiétude révoltante par rapport à la terrible répression qui s’abattait sur la population civile indigène.
Samia et moi pensions que nous avions des atouts immenses : nous étions deux femmes à l’allure européenne, maîtrisant parfaitement la langue et la culture françaises, issues de familles aisées et totalement inconnues des services de sécurité français. Nous étions donc convaincues de pouvoir être d’un grand apport aux combattants, car nous avions la capacité et la facilité de pouvoir nous faufiler partout sans provoquer la méfiance que marquaient habituellement les Européens dès qu’ils apercevaient une tête de «Mohamed» ou de «Fatma». Mais notre problème restait entier : comment entrer en contact avec «l’organisation» ? Par qui ? (…)
Rendez-vous clandestin
C’était un jeudi ensoleillé du bel hiver algérois et nous sortions à midi de nos cours de la matinée. A peine hors de l’amphithéâtre Morand, nous tombâmes sur Boualem Oussedik qui semblait tenir la porte pour ne pas nous rater. (…) Tout à coup, sans crier gare, ce dont nous rêvions depuis plus d’un an nous fut annoncé comme la chose la plus banale qui soit, à la manière de Boualem Oussedik, calmement, en souriant : «Vous avez rendez-vous toutes les deux au square Laférière demain après-midi à 16 heures précises. Vous vous assoirez sur un des bancs publics, le journal Le Monde en évidence sur vos genoux. Un homme vous abordera». Samia : «Au square Laférière ? Mais c’est à quelques pas de la fac, en face de la Grande poste !». «Exactement», nous répondit Boualem Oussedik. Nous nous regardâmes, médusées. Je savais qu’elle pensait comme moi : «Un rendez-vous à 16 heures en pleine ville européenne avec un combattant de l’ombre ?». Boualem nous quitta en nous souhaitant bonne chance, le sourire collé aux lèvres, la main gauche dans les cheveux en bataille et la droite libre et tendue pour nous saluer. (…)
«Demande à ton Camus»
Mimi ne savait évidemment rien de notre appartenance à «l’organisation», ni de nos activités clandestines, ni des quartiers populaires où nous passions la moitié de notre nouvelle vie, ni du dénuement et de la misère que nous y côtoyions, ni des informations précieuses que nous y récoltions sur la situation d’extrême insécurité et de répression féroce qui s’abattait sur nos djebels et nos mechtas. Il n’était pas question non plus de lui en parler. Notre discussion vira donc sur le terrain purement intellectuel des principes et sur ce que nous avions lu d’Albert Camus dans Alger Républicain. Nous lui avons donc rappelé que «Camus est un Français à part entière, alors que nous sommes des indigènes, c’est-à-dire des êtres inférieurs en droits, qui n’avons accès ni à la citoyenneté ni à la nationalité françaises. Et comme nous sommes des colonisés, nous n’avons pas le droit d’être algériens.
En somme, nous ne sommes ni Français ni Algériens, nous sommes ''rien'' pour le pouvoir français. Nous sommes un peuple nié jusque dans son essence et son existence et qui subit un système de domination absolue et insupportable depuis 126 ans ! Pour couronner le tout, ce système déclare que l’Algérie c’est la France. Ce qui signifie que les Européens et Camus sont chez eux ici et nous, des étrangers sur notre propre terre». Nous avons ajouté : «Est-ce que ton appel pour la trêve civile pose les problèmes en ces termes ? Est-ce qu’il dit que l’origine et la cause de notre malheur, c’est le système colonial ? Est-ce qu’il dit que la seule solution, c’est son abolition et sa disparition par tous les moyens ?» Mimi, déstabilisée par autant de virulence nous rétorqua : «Vous êtes des extrémistes et votre position ne nous mènera à rien. Lisez les reportages de Camus sur les conditions de vie des nôtres en Kabylie et vous verrez qu’il est sincère. Il est de notre côté.»
Samia, la fausse calme, lui renvoya : «Demande à ton Camus comment son pays, la France, s’est libérée de l’occupation nazie. Ce sont les extrémistes comme tu les appelles, les résistants et les Américains qui ont libéré la France et non les appels à la trêve civile. Pourquoi ni Camus ni ses amis n’ont proposé aux Allemands une trêve civile pour régler le problème de l’occupation de leur pays ? Quant aux papiers de Camus dans Alger Républicain, nous les avons lus. Pour lui, notre problème est un problème de misère due au chômage et à l’analphabétisme alors que pour nous, la misère n’est qu’une conséquence de notre problème qui s’appelle colonisation française.»
L'élégance du combat
La matinée du 30 septembre 1956, nous nous présentâmes, Samia, sa mère et moi au très chic salon Rocques de la rue d’Isly, non loin du Milk-Bar pour un coup de peigne et les dernières retouches de maquillage, exactement comme nous l’avait proposé l’employée deux jours avant. A 11h00, nous étions de retour à Saint-Eugène, où nous nous consacrâmes à la préparation de nos tenues de «volontaires de la mort». La mienne était franchement jolie avec une élégante robe d’été à bretelles, moulant le buste, marquant la taille pour descendre dix centimètres au-dessus des chevilles en s’évasant et finissant par un volant. Elle était de couleur bleu lavande à petites rayures blanches et se mariait parfaitement avec mes chaussures d’été blanches à talons compensés en liège ainsi que le petit sac d’été de la même couleur. Ma robe bohémienne et ses accessoires étaient dans le vent de la mode de l’été 1956.
A l’essayage, nous vérifiâmes qu’avec nos nouvelles coupes de cheveux et notre maquillage, nous allions parfaitement nous fondre dans la jeunesse dorée européenne et même parmi la plus nantie d’entre elles. A midi, nous déjeunâmes avec les parents de Samia dont nous admirâmes le calme et la sérénité pendant que l’anxiété tordait nos boyaux à l’idée que peut-être en fin de journée, on leur apprendrait la mort ou l’arrestation de l’une d’entre nous. Ou des deux. Ou même des trois, puisque Mama Zhor devait être avec sa fille à la Cafétéria. Pauvre Cadi Lakhdari ! A treize heures trente, nous nous habillâmes et, conscientes que nous ne pouvions sortir dans le quartier ainsi accoutrées, nous passâmes de longues et amples blouses ordinaires par-dessus nos très jolies robes, dernier cri. (…)
Le grande frère, la benjamine
Nous nous retrouvâmes, Samia et moi, sous les ailes protectrices de celui que la presse coloniale présentait comme «le chef de la pègre de la pire espèce» ou comme «le plus grand voyou que la terre ait jamais mis au monde» que toutes les polices et l’armée françaises recherchaient, mais que tout le bon peuple indigène d’Alger adorait et admirait pour son courage légendaire, son sens aigu de la justice et de la dignité : Ali la Pointe. Il prit place sur le lit, nous demanda de nous asseoir à ses côtés en l’encadrant. Il posa un bras sur les épaules de chacune et nous ramena vers lui comme un grand frère ou un père qui retrouve ses enfants dont il est fier. Ce faisant, il interpellait de sa voix pleine de rires, une personne invisible à nos yeux, dans le langage des enfants de la Casbah : «Ya khou, ya khou, viens donc voir les deux fausses gaouriate qui leur ont fait leur fête !» Je me sentais minuscule sous le bras athlétique d’Ali la Pointe. Je ne savais pas que j’allais vivre à ses côtés pendant des mois, protégée par son immense affection, nourrie par son inépuisable fraternité, rassurée par sa bravoure légendaire et son courage extraordinaire durant les moments les plus douloureux et les plus difficiles de la «Bataille d’Alger», que je le quitterai un soir en compagnie d’El Kho (Yacef Saâdi) et que je ne le reverrai plus jamais. Un après-midi, alors que nous nous amusions à imaginer les vies antérieures d’El Kho et d’Ali et que nous nous esclaffions à nos hypothèses, Djamila fit irruption dans notre chambre.
Derrière elle, se profilait une silhouette drapée dans un haïk blanc. «Vous avez l’air de bien vous amuser», commenta Djamila, puis elle dit : «Je vais vous présenter une sœur.» Elle se tourna vers la silhouette et lui dit : «Tu peux avancer et enlever le haïk. Tu es en sécurité, ici. Tu vas passer quelques jours avec les sœurs que voici.» Puis, Djamila nous présenta par nos pseudonymes. Notre nouvelle sœur franchit le seuil de la chambre tout en se débarrassant du voile et en abaissant son aâdjar. Elle était longiligne, avait le maintien altier, les cheveux d’un blond vénitien relevés en queue de cheval et le regard bleu, direct. Samia et moi la reconnûmes immédiatement. C’était la belle jeune fille que nous avions croisée, un jour du mois d’août, alors qu’elle sortait de l’épicerie de La Consolation. C’était bien elle. C’était ce regard qui m’avait accrochée ce jour-là et poussée à affirmer qu’elle était algérienne et non européenne comme le suggéraient son allure et sa manière de s’habiller. Son corps si mince, ses yeux bleus limpides et son visage arrondi qu’auréolaient de longs cheveux disaient qu’elle était encore à peine adolescente. Pourtant, tout en elle respirait la détermination inébranlable et les convictions solides. C’était Hassiba Ben Bouali, notre merveilleuse benjamine. (…)
Pourquoi riait-ils ?
Ainsi, lorsque les sentences de mort tombèrent, Khalti Baya entoura de son bras Lla Yamina et Oukhiti serra contre elle Lla Rabéa. Dans le calme, la pudeur et la dignité, elles partagèrent leur indicible douleur, se soutinrent mutuellement et se donnèrent du courage. Alors qu’elles étaient rassemblées dans une position de profonde détresse, de solidarité et de communion, leurs corps furent secoués par la voix subitement brutale du président qui hurlait : «Accusée Bouhired ! Ne riez pas ! L’heure est grave !». Elles regardèrent vers le box des accusés pour apercevoir Djamila, penchée vers Dahmane et entourant Ghani d’un bras.
Tous les trois étaient en train de rire ! Un grondement sourd sortit des rangs des pieds-noirs et des insultes aussi haineuses que grossières fusèrent à l’adresse de Djamila. Le racisme bestial et la vulgarité sauvage de ces Français censés venus nous «civiliser» durent faire honte au président Roynard, puisqu’il exigea le silence en menaçant de faire évacuer la salle puis, de sa voix impavide, continua la lecture de son long et macabre verdict. Mais pourquoi Djamila, Dahmane et Ghani riaient-ils ? Je ne le saurai que plus tard, une fois en prison avec ma sœur de combat et de détention. (…)
Les larmes d'Ali la pointe
Un peu plus tard, Ali nous raconta son terrible cauchemar. «J’étais encerclé par les paras. Quand j’ai commencé à me battre, ce ne sont pas des balles mais des jets de sang qui sortaient de ma mitraillette». A l’évidence, son rêve était directement lié à la mort de Ramel et Si Mourad. Je fus parcourue d’un frisson, me demandant comment réconforter Ali qui était en grande souffrance, ne supportant plus que le sort lui impose de regarder mourir ses frères sans pouvoir leur porter secours. Et ce n’était pas par manque de courage. Hassiba et moi entourâmes ses épaules de nos bras et je lui dis : «Tu sais Ali, le courage, c’est aussi de pouvoir s’imposer une démarche contraire à ses principes lorsque les conditions et l’avenir de notre combat l’exigent. Tu sais bien qu’ils auraient été heureux de te voir mort, surtout toi, à côté de Athmane (Ramel) et Si Mourad, même si tu en avais abattu des centaines». Il ne put articuler que «Ya khtou…» et se mit à sangloter de manière irrépressible, longtemps. (…)
Derrière les moucharabiehs
Durant cette journée, Hassiba et moi nous parlâmes plusieurs fois, séparées par la rue Caton. Seules nos voix nous parvenaient. Hassiba était dissimulée aux regards par les moucharabiehs de la fenêtre des escaliers menant au premier étage de la maison du 4, rue Caton et moi, derrière les persiennes de la fenêtre de la maison d’Oukhiti qui lui faisait face, à partir de la chambre où El Kho, très mal en point et quasi-inconscient, était alité. Ce jour-là, nos échanges ne se limitèrent pas à la santé du frère ou à nos activités militantes, mais il fut aussi question de nos régions et de nos familles, découvrant même que des liens anciens les unissaient. La vallée du Chéliff de Hassiba s’étendait jusqu’au pied de l’Ouarsenis dont un versant dominait les hautes plaines de mon Sersou natal. Nos bavardages à travers les fenêtres nous rapprochèrent plus qu’à tout autre moment. J’en garde encore, gravée en moi, la voix cristalline de Hassiba, ses rires, ses évocations insolites d’anecdotes familiales intimes, elle qui nous avait habitués à une réserve à toute épreuve malgré son jeune âge. J’en garde encore et surtout cette présence-absence de Hassiba ainsi que les engagements pris l’une envers l’autre de vérifier des points obscurs auprès de nos deux familles, loin de nous imaginer que notre séparation ce jour-là par la rue Caton était le prélude à notre séparation définitive.
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