Rabea Nedjar specialiste de la Cuisine traditionnelle du chenoua
L’art culinaire au bout des doigts
.
Nourrie à la pâte de ses ancêtres, pétrie dans le
moule de la région chenouie, rivée à la passion culinaire qu’elle
cultive depuis une trentaine d’années et sa soif inextinguible de
connaître tout l’éventail des plantes de son terroir, Mme Rabéa Nedjar
ne laisse filer aucune occasion pour faire montre de son doigté et
faire apprécier les mets de la cuisine chenouie, confectionnés à base
d’herbes. Le Chenoua représente ce brassage de culture et de coutume
entre Berbères, Byzantins, Romains, dont l’empreinte révèle la richesse
de cette région côtière. «C’est pour sauvegarder l’identité de ma
région qui possède une des plus riches flores depuis l’antiquité (...).
Chaque année, au printemps, lorsque la nature se réveille, je me
ressource grâce à ses fragrances, je cueille les plantes pour
renouveler les gestes du passé en préparant les plats authentiques de
mes aïeules. Je marie les herbes de la montagne avec les fruits de la
mer», tient à souligner le cordon bleu, en quête perpétuelle d’une
cuisine savoureuse qu’elle décline pour les fins gourmets. Une femme
écolo qui milite, à sa manière, à la préservation de ce patrimoine
végétal. Focus.
Le midi Libre : Madame Rabea Nedjar, présentez-vous à nos lecteurs ?
Rabea Nedjar : Je suis native de Tipasa, d’origine chenouie. Je
travaille dans une institution de l’Etat, mais j’exerce aussi ma
passion qui rentre dans le cadre de la préservation du patrimoine
culinaire chenoui. Je le fais par passion et pour l’amour de cette
région que j’aime beaucoup et dont je ne peux pas m’en passer.
Depuis mon enfance et surtout dans le milieu où j’étais élevée, j’ai
gardé beaucoup de souvenirs qui m’ont marquée et c’est pour cette
raison que je militerai à ma façon pour faire sortir cette région de
l’anonymat, en m’exprimant à travers l’art culinaire et le patrimoine
floristique et marin dont recèle la région et que beaucoup de gens
méconnaissent. C’est une manière aussi de rendre un grand hommage à
toutes ces vieilles femmes chenouies qui oeuvrent à perpétuer
l’héritage culinaire de la région.
Quelle est la spécificité de cette région en art culinaire ?
Le secret réside dans le fait de conjuguer les herbes de la montagne
aux fruits de la mer. C’est une région où les gens consomment beaucoup
de poissons surtout la sardine qui est bien intégrée dans les maisons
chenouies. Dans le temps, la sardine était à la portée de tout le
monde, elle remplaçait le petit déjeuner des temps modernes. Dans tout
le dédale de la cité, nos narines étaient titillées par le fumet de la
sardine frite ou grillée, offerte au niveau du port aux gens. Il y a
aussi l’anémone de mer, un produit très prisé par les vrais Tipasiens,
mais qui est en voie de disparition à cause de la pollution marine.
Chenoua est aussi connue pour le fameux couscous au poisson et aux
herbes. Pour sauvegarder l’identité de la région, je me suis donc
investie en m’initiant aux anciennes recettes et ce, grâce à ma mère et
ma tante.
Qu’est-ce qui vous a inspiré à vous investir dans la quête de la cuisine à base d’herbes ?
Depuis mon jeune âge, j’étais inspiré de cette cuisine que je voyais à
l’époque. Une cuisine très naturelle avec beaucoup d’herbes et plantes
que ma tante cueillait dans son jardin chaque matin. D’ailleurs, c’est
comme cela que j’ai appris à connaitre tous les noms des plantes en
berbère. Je notais tout ce qu’elle faisait dans le domaine de l’art
culinaire chenoui, à base d’herbes et de poissons. Il a y a lieu de
vous préciser que le Chenoua recèle une des plus riches flores. En
plus, nos vieilles connaissent la variété de plantes.
Vous êtes déterminée à assurer la pérennité du legs qui vous est transmis par vos aïeules.
Oui, je suis jalouse de cette richesse qui fait partie du patrimoine
immatériel de la région. Ce qui me pousse, d’ailleurs à participer aux
différents concours de l’art culinaire et ce, depuis 1987.
Vous avez pris part à des salons, expositions, etc.
J’ai participé à nombre de concours culinaires à l’échelle nationale et internationale où j’ai été primée.
Vous avez cette propension à développer un art culinaire qui allie le
patrimoine floral de la montagne avec les produits marins...
Parce que tout simplement, la géographie de la région a cet avantage
qui se trouve à cheval entre deux climats. J’adore ce mariage de la
montagne et de la mer. La montagne du Chenoua regorge d’une variété
d’espèces florales dont une partie est soit menacée, sinon non
exploitée ou méconnue.
Avez-vous des difficultés à dénicher toutes ces plantes ?
Oui. Je dois faire parfois le parcours du combattant pour cueillir ce
dont j’ai besoin. Les gens qui habitent la montagne nous ramènent les
plantes qu’on utilise dans la cuisine, durant toutes les saisons.
Autrefois, les champs étaient embellis de diverses espèces de plantes
comestibles. Hélas, aujourd’hui, la nature est devenue chiche... Le
décor verdoyant et luxuriant d’autrefois a laissé, au fil des ans,
place au béton qui rogne monts et vaux. Il y a aussi, dois-je vous
signaler, la pollution, générée par le taux de concentration d’engrais
chimiques, l’usage abusif des herbicides, pesticides ...
La nature en prend un sacré coup ...
Malheureusement, oui. Notre comportement est devenu de plus en plus
agressif vis-à-vis de la nature. On se doit de réagir intelligemment et
concilier l’homme avec Dame nature, sinon tout un écosystème en
pâtirait. La consommation des plantes sauvages comestibles n’est donc
pas incompatible avec la protection de la nature. Il s’agit de
l’inventorier ce patrimoine végétal et le développer, que cela soit
pour l’usage de la pharmacopée ou les saveurs culinaires.
’’L’homme ne peut protéger ce qu’il ignore et ne peut aimer ce qu’il ne connait pas’’.
La cuisine du Chenoua a des similitudes avec celle de la région de Kabylie, non ?
Oui, en effet, parce que les deux cuisines sont d’essence berbère, avec
les astuces de grands-mères qui diffèrent, bien sûr. On retrouve en
effet, presque les mêmes plantes, sauf que les gens de la région du
Chenoua consomment beaucoup de poissons et de plantes des aires
montagneuses, mélangées à la flore de la zone maritime.
Que ‘’cache’’ le mot bio dans vos recettes ?
L’art culinaire aux herbes Bio, n’est pas encore assez apprécié en
Algérie malgré qu’il ait atteint un stade bien avancé en Europe où il y
a une prise de conscience alimentaire. Je ne reproche à personne, au
contraire, j’essaie de faire passer mon message pour que les gens, un
jour, arrivent à aimer cette cuisine aux herbes. Sur la base de mon
expérience de 30 ans, à travers toutes ces expositions que j’ai fait
sur les territoires national et à l’été International, je ne le cache
pas, je suis très contente de la curiosité, des gens, que j’ai
rencontré dans ces manifestations, en me posant beaucoup de questions,
les gens retournent à nos traditions et à cette cuisine du terroir et
de nos ancêtres, c’est un très grand plaisir pour moi.
Bien que je n’aie pas fait la grande école de la gastronomie, cela ne
m’empêche pas de représenter avec fierté ma région et ce, dans le souci
de préserver et de faire connaitre ce patrimoine culinaire de la région
du Chenoua.
Le bio serait-il un phénomène de mode alimentaire, selon vous ?
Je ne pense pas. Quand je représente l’Algérie à l’étranger, je ne me
sens pas dépaysé, par contre chez nous, on est très en retard dans ce
domaine parce que des gens, quand on leur parle de cuisine Bio aux
herbes, ils ne saisissent pas la portée. Je trouve que c’est une
cuisine d’avenir pour ses bienfaits qui sont diététiques et sains. Cela
dit, il faut accorder une grande importance à ce que nous mangeons, en
suivant le rythme des saisons, aussi.
Vous mettez l’accent sur le patrimoine floral de la région et son usage
dans la cuisine. Procédez-vous à une sélection de ces herbes, car si
certaines sont comestibles, d’autres, en revanche, demeurent vénéneuses
?
Oui, bien sûr, on ne doit cueillir que celles propres à un usage
culinaire. La région du Chenoua est réputée pour sa richesse
gastronomique grâce à une panoplie d’herbes du terroir dont nos
ancêtres faisaient un usage régulier aussi bien en cuisine qu’en
médecine. Aussi, les plantes sauvages sont les aliments les plus
anciens de l’homme, ce sont des végétaux forts parce qu’ils poussent
spontanément dans les endroits qui leur conviennent le mieux, très
riches en nutriments, fer, sels minéraux, en potassium, etc. La cuisine
chenouie est donc un peu spéciale et différente de celle des autres
régions d’Algérie. Tous les plats chenouis sont à base d’herbes, selon
ce qui pousse pendant les quatre saisons, ce qui fait que toute
l’année, on consomme les herbes. Aussi, la cuisine chenouie fait appel
aux produits marins. Tout se mange sainement et naturellement et tout
ce qui pousse à l’état naturel (champignons de forêt, asperges
sauvages, escargots des champs, fruits des bois). Il y a même des
plantes qui poussent sur la côte rocheuse de la mer comme la criste
marine ou fenouil de mer, qu’on cueille sur les rochers.
Quel regard portez-vous sur ce patrimoine végétal qu’il s’agit de respecter et protéger.
En effet, chaque plante a son propre langage. Il s’agit respecter tous
les éléments qui composent la plante qui pousse dans la nature (tige,
feuille, fleur, fruit, graine, le bouton floral).Il me semble, donc
important de répertorier ce patrimoine qui se perd au fil des années,
car chaque vieille qui disparait sans que ses enfants soient intéressés
à ce patrimoine, c’est toute une bibliothèque de connaissances et de
savoir qui disparaît. Je m’attelle, de ma part, à préserver ce legs
ancestral depuis une trentaine d’années. Toutes ces années là, je me
suis consacré dans la cuisine à base d’herbes comestibles et je ne
m’arrêterai jamais pour consigner, au fil de mon humble recherche, tous
les noms des plantes. La panoplie des goûts de plantes sauvages offre
un changement fascinant par rapport aux légumes et fruits que nous
cultivons couramment. Et, au risque de me répéter, grâce à toutes ces
vieilles dames de ma région chenouies, que j’ai été initiée depuis ma
prime enfance à cette passion des herbes. Cela dit, l’art culinaire
chenoui n’est pas seulement un héritage du passé, mais un des aspects
de l’identité de la région que les générations futures doivent
connaître et faire perpétuer.
Pouvez-vous nous citer quelques plats traditionnels à base d’herbe.
La cuisine à base d’herbes occupe une place prépondérante dans la
nourriture du chenoui, l’hiver et le printemps sont les saisons les
plus indiquées pour cette consommation
Tikourine (boulettes d’herbes cuites à la vapeur) est composé de pas
moins de treize espèces de plantes (Fliou, Izaathrine, Minstha, El
kasvar, Bibras, Mouther, Izlith, Averghenis, Sounadjam...) auxquelles
sont additionnés la semoule, le piment fort, l’ail...
Les boulettes obtenues seront consommées chaude, accompagnées d’une soupe imprégnée d’huile d’olive.
Ce repas pris, généralement le soir, les chenouis ont toujours pour
coutume de s’interdire la consommation d’eau au moins pendant la durée
de la digestion.
Et pourquoi il ne faut pas boire juste après avoir consommé ces plats ?
Cette pratique, on le sait aujourd’hui, a une explication simple. L’eau
favorise énormément l’élimination des vitamines contenues dans les
plantes consommées.
Cette même attitude est observée après la prise d’autres plats dont la
composition est voisine de la précédente comme Sthridh n’akvouchth
achrourth, Aghroum l’khlyi… Devant un tel comportement alimentaire, on
conclura sans risque de nous tromper que la connaissance des règles
diététiques était maîtrisée et observée depuis bien longtemps dans
cette région. Certains plats spéciaux sont préparés et présentés dans
certaines ocacsions.
Pouvez-vous nous citer quelques plats particuliers ?
Par exemple, Ajlilith, ce plat très rapide à préparer, riche en
calories, il est offert à des invités arrivés par surprise après une
longue marche ou à l’occasion d’une touiza.
De nombreux autres plats à base d’herbes figurent sur la liste des mets
consommés par le chenoui tels Arwayth, Avissarth, Guernina, Merdjila,
Medjir, Avidhasth… Ces plats présentent à la fois l’intérêt de fournir
des qualités nutritives certaines et d’être à la portée des bourses les
plus démunies. La galette d’orge aux herbes et le couscous d’orge ou à
base de glands entrent également dans la tradition. Pour agrémenter ces
mets, la nature est appelée à contribution. Ainsi l’hiver et le
printemps donnaient Aguernina, l’été et l’automne Merdjila (pourpier
sauvage), des plantes riches en vitamines.
Des exemples de plats à base de produits marins.
Le chenoui habitant les versants est et sud du mont Chenoua,
familiarisé avec la mer y puisera ses besoins en iode, phosphore,
vitamines A et autres...
La sardine, le poulpe, la sépia, l’oursin, la moule, présentés sous différentes préparations.
Parmi les plats que vous nous avez cités, on les consomme avec du pain, faites-vous aussi des pains traditionnels ?
Effectivement, il n’y a pas uniquement les plats, il y a aussi les
pains "maison aux herbes" depuis quelques 2 ans, j’ai découvert une
autre spécialité de pains, qui sont les pains spéciaux. C’est un autre
créneau qui n’a rien avoir avec la cuisine chenouie, à part le pain de
base aux herbes. Je me suis mise dans ce créneau grâce à un spécialiste
et expert en farines complètes, M. Benbernou Majdoub de Mostaganem, qui
m’a aidée et encouragée. Aussi, à partir de là, est née l’idée
d’intégrer les herbes médicinales de la région du Chenoua dans le pain
complet ou le pain artisanal aux herbes et à base de farine : son,
orge, seigle, farine complète, farine de campagne, etc. J’ai suivi même
une formation et ce, suite au concours de l’agro-alimentaire en février
2008 qui a eu lieu au Palais des expositions à Oran où j’étais invitée
par l’expert des farines spéciales à représenter le pain aux herbes du
Chenoua. Je suis également des cours par correspondance dispensés par
MM. Serge Lebau et Jean Yves Ouvrard, spécialisés en pains spéciaux.
Pour vous dire le monde des pains est extraordinaire.
Pour tous ces plats traditionnels, quels ustensiles utilisez-vous ?
Pour les ustensiles de cuisine, seule la poterie utilitaire est
conseillée ; on fabrique aussi des cuillères, des louches avec du bois
de bruyère. Aussi, le granite taillé offrira à la ménagère sa meule
(assirth..)
Pour conclure, avez-vous un message à transmettre ?
J’aimerais bien ouvrir un restaurant à Tipasa pour faire une cuisine du
terroir et qui sera de spécicificité chenouie et, éventuellement écrire
un livre qui sera d’un apport. incontestable aux amateurs de la cuisine
de nos encêtres.Cela dit, j’exhorte les jeunes à s’intéresser à ce legs
culinaire, une manière de le perpétuer et le faire connaitre aux gens,
notamment les touristes de passage qui sont toujours curieux de
découvrir notre patrimoine immatériel. Je remercie, à l’occasion, le
wali de Tipasa qui m’a toujours poussée de l’avant, comme je remercie
également votre quotidien de m’avoir ouvert ses colonnes.
.
O. A. A.
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