Alain Gresh : ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, fondateur des journaux en ligne Orient XXI et Afrique XXI, spécialiste du Proche-Orient. Rony Brauman : ancien président de Médecins Sans Frontières, enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI), chroniqueur à Alternatives Economiques.
Le monde se rappelle le massacre des juifs mais oublie celui de Deir Yassine. D. R.
Une contribution de Kaddour Naïmi – La tragédie que les nazis ont fait subir à des Européens, dont le seul tort était d’être de confession juive, est connue et rappelée systématiquement dans le monde dit «occidental». Et c’est juste de commémorer ce criminel acte afin d’éviter sa répétition dans le futur.
Seulement, voilà : cette tragédie a servi, et sert, à ceux qui s’en réclament pour commettre un autre tragédie, un autre crime : les victimes sont, cette fois-ci, un peuple tout entier, parce qu’il avait, et continue à avoir, le «tort», aux yeux des bourreaux, d’occuper la terre de ses propres ancêtres : le peuple palestinien. La Shoah (catastrophe, anéantissement, holocauste) de juifs européens a donc causé la Nakba «catastrophe, anéantissement, expulsion» du peuple palestinien, notamment le 15 mai 1948 : la terreur armée des groupes terroristes sionistes Stern, Irgoun et Hagannah ont chassé de leurs villes et villages, avec des massacres de civils et la destruction de centaines de villages, environ 780 000 Palestiniens.
Le plus surprenant dans ces ceux tragédies est ce fait : ceux qui se proclament victimes et/ou descendants des victimes de la première, ainsi que ceux qui les soutiennent (notamment «occidentaux»), la rappellent toujours, tout en faisant silence sur la seconde tragédie. Deux poids, deux mesures, et cette inacceptable injustice est commise par ceux qui se proclament «démocrates, civilisés, libres, modèle social», etc.
Question : est-il conforme à la justice que les Israéliens puissent fêter le jour de naissance de l’Etat d’Israël en ignorant que, pour les Palestiniens, ce jour fut celui funeste de la «Nakba» ?
Autre fait surprenant : ceux qui étaient stigmatisés comme «terroristes» (les sionistes par l’occupant colonial anglais de la Palestine) sont les mêmes qui, une fois la Palestine occupée par eux, stigmatisent les Palestiniens qui veulent récupérer leur territoire, comme «terroristes». Et les «Occidentaux» font de même.
Parmi ceux qui ont parlé et parlent du massacre commis par les nazis contre les juifs du ghetto de Varsovie en 1943, combien ont parlé, et parlent, de ce qui s’est passé, seulement cinq années après dans la localité palestinienne de Deir Yassine (1) ?
Entre la Shoah des juifs et la Nakba des Palestiniens, combien reconnaissent cet aspect commun : le refus, de la part d’un Etat, de l’existence d’un peuple ? Il est vrai qu’il s’agit de types différents de dénégation : les nazis refusaient l’existence des Européens de religion juive, en les exterminant, tandis que les Israéliens, ne pouvant exterminer les Palestiniens, se content de nier leur existence et de déclencher de temps à autre, sous divers prétextes, des agressions militaires pour assassiner quelques-uns, y compris enfants et vieillards, afin de terroriser l’ensemble.
Des «justes» israéliens pour le peuple palestinien
Cependant, une minorité d’Israéliens se comportent en «justes» envers le peuple palestinien. L’un d’entre eux est Ilan Pape qui écrit : «En tant qu’enfant juif, né à Haïfa dans les premières années cinquante, je n’ai jamais rencontré le terme Nakba (catastrophe), ni j’en connaissais la signification. (…)
Successivement, comme jeune étudiant de doctorat à l’Oxford Université j’ai choisi 1948 comme argument de ma thèse. (…) je découvris par hasard dans les archives israéliennes et britanniques des preuves qui, mises ensemble, me donnèrent pour la première fois une claire idée de ce qu’a était la Nakba. Je trouvai de fortes preuves de l’expulsion systématique des Palestiniens de la Palestine et je fus saisi de surprise par la vitesse avec laquelle fut porté en avant la judaïsation des villages et des quartiers qui étaient auparavant palestiniens.
Ces villages, dont la population palestinienne avait été expropriée en 1948, furent désignés par un autre nom et repeuplés en peu de mois. Cette image contrastait non seulement avec ce que sur 1948 j’avais appris à l’école, mais aussi avec ce que sur 1948 j’avais compris à propos du Moyen-Orient dans mes études de licence à la Hebrew Université de Jérusalem, bien qu’un bon nombre de mes leçons concernaient l’histoire d’Israël. Sans le vouloir, ce que j’avais trouvé contredisait aussi les messages qui m’avaient été transmis comme citoyen d’Israël durant mon initiation dans l’armée, dans les événements publics tels le jour de l’indépendance et dans les discours quotidiens dans les médias du pays sur l’histoire du conflit israélo-palestinien.
Quand je retournai en Israël en 1984 pour commencer la carrière académique, je découvris le phénomène de la négation de la Nakba dans mon nouvel environnement. En réalité, il faisait partie d’un phénomène plus grand, c’est-à-dire l’exclusion de tous les Palestiniens de la discussion académique locale. (…)
Peu après, à la fin des années quatre-vingt, certains académiciens, moi inclus, ont attiré l’attention du public en publiant des livres scolaires qui défiaient la version israélienne généralement acceptée sur la guerre de 1948. Dans ces livres, nous accusions Israël d’avoir expulsé la population indigène et d’avoir détruit les villages et les quartiers palestiniens (…) l’État juif avait été construit sur les ruines de la population indigène de Palestine, dont les moyens de subsistance, habitations, culture et terre avaient été systématiquement détruits.
(…) Cependant, au niveau supérieur, l’establishment fit tout le possible pour réprimer ces premiers germes d’auto-conscience israélienne et d’admission du rôle d’Israël dans la catastrophe palestinienne, une admission qui aurait pu aider les Israéliens à comprendre mieux l’actuel point mort dans le processus de paix.»(2)
Le ver est dans le fruit
A propos de la tragédie palestinienne, les sionistes et leurs partisans occidentaux ne sont pas les seuls responsables. Une minorité de Palestiniens, corrompus, et des dirigeants de pays arabes, également corrompus, font le jeu des colonialistes sionistes.
Déjà, dans le passé, le Syrien Constantin Zureik avait examiné la signification de la Nakba non seulement pour le peuple palestinien, mais également pour l’ensemble du monde arabe (3). La défaite des cinq armées arabes contre l’armée israélienne en 1948 fut la première manifestation de l’incapacité des dirigeants arabes sur tous les plans ; les défaites qui suivirent montrèrent davantage cette incapacité ; les compromissions actuelles, suite au «plan Abraham» de Trump, démontrent à quel point cette incapacité de dirigeants arabes est devenue une complicité directe avec l’occupant sioniste contre l’intérêt légitime du peuple palestinien à disposer d’une patrie.
Il s’ensuit que cet objectif nécessite d’abord l’élimination du ver de la compromission des dirigeants et «élites» d’abord palestiniens, ensuite des nations arabes, dont l’oligarchie marocaine est la manifestation la plus condamnable, puisqu’elle a permis la présence massive sioniste, qui menace l’Algérie, ferme soutien de la cause palestinienne. Le combat pour les droits eu peuple palestinien est, donc, une exigence de longue haleine qui doit s’exercer dans tous les domaines de la vie sociale, en commençant par le domaine culturel, «civilisationnel», comme disait Constantin Zureik et comme, aujourd’hui, le rappelle Jean Cohen : «Le régime sioniste occupe, colonise, emprisonne, tue. Et la communauté internationale ne fait rien et ne fera rien. Parce qu’Israël est une puissance nucléaire qui sert l’Occident et que les autres puissances ménagent pour toutes sortes de raisons. Il serait temps que les Arabes, en général, et les Palestiniens, en particulier, enfin ceux qui ont de l’imagination et de l’audace, s’attaquent à la nature du sionisme et à ses failles. Je m’étais interrogé hier pourquoi ce monde arabe est incapable de faire du 15 mai un «devoir de mémoire», très à la mode en Occident, pour la Palestine et le nettoyage ethnique de 1948, et mettre le paquet, des millions et des millions de dollars, qu’il possède en quantité. Et j’ai cité d’autres possibilités auxquelles le monde arabe, enfin celui qui résiste, peut recourir pour saper la légitimité sioniste. Je suis un peu désabusé de revenir sur des considérations cent fois répétées et qui restent sans effet.»(4)
Espérons que la naissance du nouveau monde multipolaire, avec notamment le rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, sera bénéfique au peuple palestinien, et permettra au peuple israélien (à l’exemple de personnalités tel Ilan Pape, et d’organisations citoyennes telles que Courage to Refuse)(5), et aux juifs du monde (tel Jean Cohen, et des associations telles que Rete Ebrei Contro l’Occupazione (Réseau juifs contre l’occupation) (6) de prendre conscience de leur responsabilité dans la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien.
En attendant, le soutien à sa lutte pour une patrie est, aujourd’hui, l’un des critères qui montre qui défend réellement une vraie justice universelle au bénéfice de tous les peuples de cette planète. Se taire, aujourd’hui, sur la Nakba palestinienne équivaut au silence, hier, sur la Shoah. Quant à ceux qui accuseraient le peuple palestinien et ses partisans d’être «anti-sémites», rappelons que les Palestiniens sont, eux aussi, des sémites. Enfin, à ceux qui invoquent l’histoire biblique («Jahvé» aurait offert la Palestine aux juifs), rappelons que l’événement fut possible par le génocide des habitants d’alors : les Cananéens. A la différence de ces derniers, le peuple palestinien, malgré tous les déboires et les trahisons, continue à exister, et l’enjeu en cours en Ukraine le concerne aussi.
Jérusalem, 13 mai 2022. Les forces de sécurité israéliennes bousculent les porteurs du cercueil de la journaliste Shirin Abou Akleh à la sortie de l’hôpital
Ahmad Gharabli/AFP
Le 11 mai 2022, la journaliste d’Al-Jazira Shirin Abou Akleh était tuée alors qu’elle couvrait un assaut sur Jénine. L’affaire aurait pu être enterrée, elle n’était ni la première ni la dernière journaliste palestinienne tuée par les forces israéliennes sans que jamais aucun militaire n’ait été poursuivi1. D’ailleurs dans un premier temps, Israël accusa des groupes armés palestiniens, avant finalement de reconnaitre qu’il y avait une « forte possibilité » que son armée soit responsable, mais sans prendre la moindre mesure contre les responsables de ce crime, une impunité qui est la règle dans ce pays.
La popularité régionale et internationale de Shirin, sa double nationalité palestinienne et américaine, ont rendu un peu plus difficile l’enterrement de ce forfait. D’autant qu’un enquête de CNN concluait, avec de nouvelles images, qu’il s’agissait d’un attaque délibérée. En novembre 2022, le FBI ouvrait une enquête, dénoncée par Tel-Aviv, mais elle est au point mort. Pourtant, un nouveau rapport du coordinateur américain pour Israël et l’autorité palestinienne semble confirmer le caractère délibéré de l’assassinat de Shireen ; pour l’instant, l’administration Biden refuse de le transmettre au Congrès avant de l’avoir « édité »2.
Nous republions ci-dessous notre éditorial du 16 mai 2022 « Obscénités israéliennes, complicités occidentales et arabes » sur ce crime et sur l’impunité d’Israël rendue possible par la complicité américaine, européenne — notamment française —, et arabe.
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Obscène. Si l’on en croit le Dictionnaire étymologique de la langue française d’Alain Rey, l’adjectif emprunté au latin obscenus signifie de « mauvais augure, sinistre », et il est passé dans le langage courant au sens de « qui a un aspect affreux que l’on doit cacher ».
ANTIGONE À JÉRUSALEM
C’est le premier qualificatif qui vient à l’esprit avec les images des funérailles de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh assassinée le mercredi 11 mai 2022 par l’armée israélienne. Des policiers prennent d’assaut son cercueil qui manque d’être renversé, matraquent les manifestants, lancent des grenades assourdissantes et arrachent des drapeaux palestiniens. Cette action, au-delà même de tout jugement politique, porte atteinte au plus profond de la dignité humaine, viole un principe sacré qui remonte à la nuit des temps : le droit d’être enterré dans la dignité, que résume le mythe d’Antigone. Celle-ci lance au roi Créon, qui refuse une sépulture à son frère et dont elle a violé les ordres :
Je ne croyais pas tes proclamations assez fortes pour que les lois des dieux, non écrites et toujours sûres, puissent être surpassées par un simple mortel3.
Israël ne tente nullement de cacher ses actions, car il ne les considère pas comme obscènes. Il agit au grand jour, avec cette chutzpah, cette arrogance, ce sentiment colonial de supériorité qui caractérise non seulement la majorité de la classe politique israélienne, mais aussi une grande partie des médias, alignés sur le récit que propagent les porte-paroles de l’armée. Itamar Ben-Gvir a beau être un député fasciste — comme le sont, certes avec des nuances différentes, bien des membres du gouvernement actuel ou de l’opposition —, il exprime un sentiment partagé en Israël en écrivant :
Quand les terroristes tirent sur nos soldats à Jénine, ils doivent riposter avec toute la force nécessaire, même quand des “journalistes” d’Al-Jazira sont présents dans la zone au milieu de la bataille pour perturber nos soldats.
Sa phrase confirme que l’assassinat de Shirin Abou Akleh n’est pas un accident, mais le résultat d’une politique délibérée, systématique, réfléchie. Sinon, comment expliquer que jamais aucun des journalistes israéliens qui couvrent les mêmes événements n’a été tué, alors que, selon Reporters sans frontières (RSF), 35 de leurs confrères palestiniens ont été éliminés depuis 2001, la plupart du temps des photographes et des cameramen4 — les plus « dangereux » puisqu’ils racontent en images ce qui se passe sur le terrain ? Cette asymétrie n’est qu’une des multiples facettes de l’apartheid à l’œuvre en Israël-Palestine si bien décrit par Amnesty International : selon que vous serez occupant ou occupé, les « jugements » israéliens vous rendront blanc ou noir pour paraphraser La Fontaine, la sentence étant le plus souvent la peine de mort pour le plus faible.
LE CRIMINEL PEUT-IL ENQUÊTER SUR LE CRIME QU’IL A COMMIS
Pour une fois, le meurtre de Shirin Abou Akleh a suscité un peu plus de réactions internationales officielles que d’habitude. Sa notoriété, le fait qu’elle soit citoyenne américaine et de confession chrétienne y ont contribué. Le Conseil de sécurité des Nations unies a même adopté une résolution condamnant le crime et demandant une enquête « immédiate, approfondie, transparente et impartiale », sans toutefois aller jusqu’à exiger qu’elle soit internationale, ce à quoi Israël se refuse toujours. Or, peut-on associer ceux qui sont responsables du crime à la conduite des investigations ? Depuis des années, les organisations de défense des droits humains israéliennes comme B’Tselem, ou internationales comme Amnesty International ou Human Rights Watch (HWR) ont documenté la manière dont les « enquêtes » de l’armée n’aboutissent pratiquement jamais.
Ces protestations officielles seront-elles suivies d’effet ? On peut déjà répondre par la négative. Il n’y aura pas d’enquête internationale, car ni l’Occident ni les pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël ne sont prêts à aller au-delà des dénonciations verbales qui n’égratignent personne. Ni de reconnaitre ce que l’histoire récente pourtant confirme, à savoir que chaque concession faite à Israël, loin de susciter la « modération » de Tel-Aviv, encourage colonisation et répression. Qui se souvient que les Émirats arabes unis (EAU) affirmaient que l’ouverture d’une ambassade de Tel-Aviv à Abou Dhabi permettrait d’infléchir la politique israélienne ? Et la complaisance de Washington ou de l’Union européenne (UE) pour le gouvernement israélien, « notre allié dans la guerre contre le terrorisme » a-t-elle amené ne serait-ce qu’un ralentissement de la colonisation des territoires occupés que pourtant ils font mine de condamner ?
LA COUR SUPRÊME ENTÉRINE L’OCCUPATION
Deux faits récents viennent de confirmer l’indifférence totale du pouvoir israélien aux « remontrances » de ses amis. La Cour suprême israélienne a validé le plus grand déplacement de population depuis 1967, l’expulsion de plus de 1 000 Palestiniens vivant dans huit villages au sud d’Hébron, écrivant, toute honte bue, que la loi israélienne est au-dessus du droit international. Trop occupés à punir la Russie, les Occidentaux n’ont pas réagi. Et le jour même des obsèques de Shirin Abou Akleh, le gouvernement israélien a annoncé la construction de 4 400 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie. Pourquoi se restreindrait-il alors qu’il sait qu’il ne risque aucune sanction, les condamnations, quand elles ont lieu, finissant dans les poubelles du ministère israélien des affaires étrangères, et étant compensées par le rappel permanent au soutien à Israël. Un soutien réitéré en mai 20225 par Emmanuel Macron qui s’est engagé à renforcer avec ce pays « la coopération sur tous les plans, y compris au niveau européen […]. La sécurité d’Israël est au cœur de notre partenariat. » Il a même loué les efforts d’Israël « pour éviter une escalade » à Jérusalem.
Ce qui se déroule en Terre sainte depuis des décennies n’est ni un épisode de « la guerre contre le terrorisme » ni un « affrontement » entre deux parties égales comme le laissent entendre certains titres des médias, et certains commentateurs. Les Palestiniens ne sont pas attaqués par des extraterrestres comme pourrait le faire croire la réaction du ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian Sur son compte officiel twitter : « Je suis profondément choqué et consterné face aux violences inacceptables qui ont empêché le cortège funéraire de Mme Shireen Abou Akleh de se dérouler dans la paix et la dignité. »
Quant à tous les donneurs de leçons qui reprochent aux Palestiniens l’usage de la violence, bien plus limité pourtant que celui des Israéliens, rappelons ce qu’écrivait Nelson Mandela, devenu une icône embaumée pour nombre de commentateurs alors qu’il était un révolutionnaire menant la lutte armée pour la fin du régime de l’apartheid dont Israël est resté jusqu’au bout l’un des plus fidèles alliés :
C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense.
On ne connaitra sans doute jamais l’identité du soldat israélien qui a appuyé sur la gâchette et tué la journaliste palestinienne. Mais ce que l’on sait déjà, c’est que la chaine des complicités est longue. Si elle prend sa source à Tel-Aviv, elle s’étire à Washington, se faufile à Abou Dhabi et à Rabat, se glisse à Paris et à Bruxelles. Le meurtre de Shirin Abou Akleh n’est pas un acte isolé, mais un crime collectif
10 MAI 2023
ALAIN GRESH
Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens…
El-Qods et la mosquée Al-Aqsa sont en «réel danger» face à la politique de l’administration extrémiste de l’entité sioniste et à ses violations incessantes contre le peuple palestinien et ses lieux sacrés, a prévenu mercredi le conseiller à la Présidence palestinienne pour les affaires d’El-Qods, Ahmad Rwaidy, exhortant la nation arabe à apporter son soutien pour protéger la ville.Suite à l’assaut mené, mardi, par les forces d’occupation contre les fidèles de la mosquée Al-Aqsa, dont des centaines ont été blessés et des centaines d’autres arrêtés, M. Rwaidy a précisé à l’APS qu’Al-Aqsa est en «réel danger» face à une administration d’occupation constituée de partis extrémistes issus du mouvement terroriste «Kakh», qui avait considéré l’auteur du massacre de la mosquée d’Ibrahim dans la ville d’Al-Khalil en 1994 comme un «héros national».
Le responsable palestinien a rappelé le degré d’extrémisme de ses membres, qui ont été jusqu’à menacer publiquement de démolir la mosquée Al-Aqsa pour construire le présumé temple sur ses ruines. Le conseiller palestinien a condamné les attaques répétées contre la mosquée Al-Aqsa, les agressions sanglantes contre les fidèles palestiniens et les défenseurs de la mosquée, ainsi que les plans criminels de l’occupation contre ce lieu sacré. Mettant également en garde contre la politique de terreur adoptée par les autorités d’occupation à travers les assassinats, dans le but de dissuader les Palestiniens d’accéder à Al Aqsa, le même responsable a cité l’assassinat d’un Palestinien, la semaine passée, venu d’«el Naqab» pour prier à la Mosquée, note l’APS. Et d’affirmer : «Quels que soient les massacres commis par l’occupation, la Mosquée Al Aqsa demeurera un lieu sacré de l’Islam destiné exclusivement aux Musulmans». Imputant la responsabilité de l’escalade à l’occupation, Ahmed Rwaidy a demandé à la Communauté internationale d’assumer ses responsabilités, en préservant le statut historique et juridique actuel de la Mosquée Al Aqsa et à mettre un terme aux plans visant à le modifier le statut et à judaïser la ville d’El Qods, note l’APS. Face aux tentatives de judaïsation que subit El Qods occupée visant à renier la présence palestinienne et à imposer la mainmise sioniste sur cette ville sainte, et sur ses églises et ses mosquées, à leur tête la Mosquée Al Aqsa, le responsable palestinien a appelé les pays arabes et musulmans à apporter leur soutien à cette ville afin de préserver ses institutions, ses hôpitaux, ses écoles, ses maisons, ses biens immobiliers et ses commerçants menacés de déplacement forcé». Les questions de la ville d’El Qods et de la Mosquée Al Aqsa «ne trouveront de solution qu’en mettant fin à l’occupation et en établissant un Etat palestinien, avec El Qods comme capitale», a conclu Rwaidy, note l’APS. Le sioniste Netanyahou tente, par le massacre contre les palestiniens, d’obtenir la réforme décriée des pouvoirs judiciaires, et échapper à la justice pour les affaires de corruption. Pour la réélection il a établi un accord avec les racistes sionistes et nommés au gouvernement. Le but de Netanyahou est de ne pas etre jugé pour les affaires de corruption. Il est prêt, pour ça, à lancer une guerre dans la région pour échapper et au procès.
La Palestine n’a pas d’histoire officielle. Les pages des écrivains et des poètes palestiniens ont donc un rôle essentiel dans le parcours douloureux de la réapparition existentielle d’un peuple soumis au processus colonial d’effacement de son identité.
L’Andalousie était-elle là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans un poème ? écrivait le grand poète Mahmoud Darwich, questionnant métaphoriquement l’histoire et le destin de sa terre, la Palestine. Où est la Palestine aujourd’hui ? Trouver ce qu’il en reste sur les cartes actuelles n’est pas chose aisée. Une terre fragmentée entre deux petits territoires séparés et distants, la Cisjordanie et la bande de Gaza, dont les frontières discontinues sont souvent délimitées par des lignes pointillées, symboles évidents d’une situation encore transitoire et sujette à la politique d’expansion des colonies israéliennes. Depuis presque 70 ans, l’État d’Israël s’est littéralement superposé à la Palestine, occultant sa géographie et son histoire, et causant la disparition réelle et métaphorique de son peuple.
Entre le XIXe et le XXe siècle, la société palestinienne, sous domination ottomane, construisait son identité en mélangeant ses origines plurielles (arabe, islamique, chrétienne, tribale, familiale, etc.) aux idées laïques du nationalisme occidental véhiculées par les chrétiens orthodoxes, le tout en opposition à l’élément turc alors perçu comme étranger.
Après la défaite de l’empire ottoman, les puissances occidentales se sont partagé le Proche-Orient et la Palestine a été placée en 1920 sous mandat britannique. Durant ces années, une nouvelle élite palestinienne s’est formée et une presse nationaliste a émergé, à l’instar des journaux Al-Karmel et Filastin, respectivement fondés en 1908 et 1911. Une vaste campagne contre le mandat britannique et le début de l’immigration juive a alors été menée, jouant un rôle essentiel dans la construction de l’identité palestinienne.
REMPLACEMENT DE POPULATION
À la fin du XIXe siècle, le journaliste Theodor Herzl, dans son pamphlet Der Judenstaat (L’État des Juifs, La Découverte, 2008) théorisait à l’inverse la création d’un État juif en Palestine en le présentant aux puissances occidentales comme « un avant-poste de la civilisation contre la barbarie ». Mouvement politique à l’origine de la fondation de l’État d’Israël, le sionisme recevait le plein appui des puissances coloniales européennes, avec lesquelles il partageait les idéaux de la mission civilisatrice, qui considérait « les autres » comme des peuples inférieurs dépourvus de toute civilisation. Le 2 novembre 1917, avec la déclaration Balfour, le Royaume-Uni envisageait favorablement à la construction d’un foyer juif en Palestine, et l’Agence juive intensifiait le transfert de juifs d’Europe vers le territoire palestinien. L’écrivain et journaliste hongrois Arthur Koestler a résumé les événements de manière éloquente : « En Palestine, une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième ».
vider la Palestine afin de mettre en œuvre un remplacement de population, exauçant prophétiquement son plus fameux slogan : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Les intellectuels et les écrivains palestiniens ont alors commencé à comprendre ce qu’allait être le destin réservé à leur peuple et à leur terre.
Mais pourquoi poursuivre cette très longue route Et pour nous et pour vous, pourquoi étendre ce chemin ? La Terre qui se vide de nous vous suffit ou, pour nous, vous préférez la mort ?
Ibrahim Touqan, « Voi potenti », in La terra più amata. Voci della letteratura palestinese, Manifestolibri, 2002.
Le 29 novembre 1947, l’ONU approuvait la partition du territoire palestinien avec la résolution 181, à l’avantage de la communauté juive. Quand l’armée britannique a quitté la Palestine, les milices juives — l’Irgoun et la Haganah — ont intensifié les attaques contre la population palestinienne, avec l’objectif de « nettoyer » le territoire des « communautés non juives ». Les groupes paramilitaires juifs n’ont cherché en aucune façon à cacher les massacres perpétrés ; au contraire, ils les ont encouragés pour effrayer la population palestinienne qui s’est alors trouvée devant un choix simple : fuir ou mourir. Le massacre, le 9 avril 1948, de la population du village de Deir Yassin en a été l’exemple emblématique.
Menahem Begin [premier ministre israélien] a été le premier à dire : “Si nous n’avions pas gagné à Deir Yassin, l’État d’Israël n’existerait pas”. Ils n’ont jamais caché l’intentionnalité du massacre de Deir Yassin, vu que leurs poids lourds circulaient en diffusant dans des haut-parleurs leur ultimatum : “Évacuez ou ce sera la fin de Deir Yassin”. Dans chaque village qu’ils occupaient, ils rassemblaient tous les habitants sur la place principale et les laissaient sous le soleil pendant des heures, puis ils choisissaient les hommes les plus beaux et les tuaient devant la population pour les convaincre de s’en aller, […] s’assurant que la nouvelle du massacre parvienne jusqu’aux villages palestiniens encore libres.
Mahmoud Darwich, Chroniques de la tristesse ordinaire, Cerf, 1989.
« UN PAYS FAIT DE MOTS »
La naissance de l’État d’Israël, le 15 mai 1948 fut pour le peuple palestinien la « catastrophe » (Nakba), le début de la diaspora et de la fragmentation. Depuis ce jour, les Palestiniens doivent s’opposer matériellement à l’occupation israélienne, mais aussi à sa rhétorique de justification des massacres et de la dépossession de leurs terres. La conquête de la Palestine a en effet toujours été présentée comme une « reconquête », un retour légitimé par la Bible, texte historique fondamental pour les Israéliens, qui les consacre comme les seuls « propriétaires » de cette terre. Pour essayer de donner une valeur « scientifique » à ce discours, les Israéliens mènent encore un travail intense de propagande dans les champs historique et archéologique. Dans des études réalisées par les chercheurs israéliens, les Palestiniens n’existent pas, ils disparaissent comme des fantômes, cachés sous les ruines de leurs villages.
Ce siège durera jusqu’à ce que les seigneurs de l’Olympe corrigent les manuscrits de l’éternelle Iliade.
[…]
Ici un commandant creuse à la recherche d’un État endormi sous les ruines de la Troie à venir.
[…]
Dès qu’ils trouvent une réalité qui ne leur convient pas, ils la modifient avec un bulldozer, car la vérité est esclave du texte, belle, blanche, sans malice...
Mahmoud Darwich, État de siège, Actes Sud, 2004.
Alors que l’occupation israélienne s’étendait au-delà des frontières sanctionnées par la résolution 181, les Palestiniens en exil ont entamé leur travail de contre-narration afin de protéger leur mémoire.
Les Israéliens avaient commis une grave erreur de calcul en pensant que les réfugiés […] allaient réduire leur problème à celui de la survie à tout prix. Les intellectuels palestiniens surgirent soudain de partout : ils écrivaient, ils enseignaient, ils parlaient […].
Jabra Ibrahim Jabra, « Portrait de l’exilé palestinien en écrivain », Revue d’études palestiniennes n° 63, 1997.
La Palestine ne possède pas d’histoire officielle, c’est-à-dire une narration reconnue qui légitime sa propre existence. Pour un peuple sans nation, la littérature est la seule histoire possible. Les pages des écrivains et des poètes palestiniens ont donc un rôle essentiel dans le parcours douloureux de la réapparition existentielle de ce peuple, soumis au processus colonial d’effacement de son identité. La littérature palestinienne reconstruit l’histoire d’un peuple désormais dispersé. La littérature palestinienne reconstruit la Palestine par les mots.
Nous avons un pays fait de mots. Parle ! Parle ! Et nous connaîtrons la fin de ce voyage.
Mahmoud Darwich, « Nous voyageons comme les autres »1.
LA CLÉ DES ÉMOTIONS
Depuis 1948, la Palestine est devenue pour les réfugiés une réalité portée sur les épaules, dont les romans et les poèmes rappellent les odeurs, les couleurs et les gestes d’un quotidien désormais perdu. La patrie est évoquée par des sensations, mais aussi par des objets concrets comme la clé, symbole de l’espoir de pouvoir retourner un jour dans les maisons aujourd’hui occupées ou détruites.
Il n’existe aucun corps solide comme celui d’une clé, un corps aussi capable de conserver les émotions qu’il porte en lui. Le temps ne peut effacer les empreintes laissées sur une clef, la trace visible des émotions cachées de celui qui l’a conservée […]. Comme le tracé d’un électrocardiogramme, la clé enregistre la rage, la tristesse, la joie et la sérénité. […] Les propriétaires de toutes ces clés supportent patiemment leur exil, convaincus que la patience est la clé de la providence et de la sérénité.
Salman Natour, Memoria, Edizioni Q, 2008.
À cause d’une loi israélienne ubuesque sur « la propriété des absents », de nombreux Palestiniens ont été expropriés de leurs maisons et de leurs terrains, car considérés « absents » de leur domicile au moment de la constitution de l’État d’Israël. Contraints de fuir en 1948, les Palestiniens, en dépit des documents attestant la propriété de ces biens immobiliers, ne peuvent plus revendiquer aucun droit sur ces derniers. Ils sont « absents » tout en étant « présents ».
Dans Retour à Haifa (Actes Sud, 1999), chef-d’œuvre de la littérature palestinienne, l’écrivain Ghassan Kanafani raconte l’histoire de Said et de sa femme Safiya qui, après avoir fui Haïfa en 1948, peuvent enfin retourner dans leur ville vingt ans plus tard pour revoir leur maison et chercher leur fils perdu au cours de la fuite. Dans leur maison demeurée intacte, mais désormais propriété d’une vieille femme juive de Pologne, ils entreront uniquement en qualité d’ « invités ».
[Said] parvint à voir beaucoup de choses auparavant familières, et qu’il considérait toujours ainsi. Des choses intimes, privées, chères, qu’il avait toujours pensé être sa propriété, sacrée et inviolable, car personne ne pouvait réellement les reconnaître, les toucher ou les regarder. Cette photographie de Jérusalem, il s’en rappelait très bien, était encore suspendue là où lui l’avait mise quand il habitait cette maison. En face, sur le mur, un petit tapis de Damas était resté lui aussi à sa place. […] La même table basse se trouvait encore au milieu de la pièce. Sur la table, le vase de verre avait été remplacé par un autre, en bois, dans lequel étaient enfilées quelques plumes de paon. Il savait qu’elles devaient être au nombre de sept, restant assis il essaya de les compter, mais n’y parvint pas ; il se leva, s’approcha du pot de fleurs et commença à les compter une par une. Elles n’étaient que cinq.
LA NAKSA DE 1967
En 1967, après avoir vaincu les armées arabes, Israël occupait de nouvelles portions du territoire palestinien, mais aussi une partie du Sinaï en Égypte, ainsi que le plateau du Golan en Syrie. Le terme naksa (rechute), utilisé en référence à cette période, représente bien l’état d’âme de nombreux Palestiniens (et pas seulement) qui ont vécu cette deuxième défaite comme une nouvelle « infirmité », la rechute d’une maladie difficile à soigner. La Naksa a confirmé leur condition d’apatrides et d’éternels exilés, transformant la Palestine en un « fardeau », un obstacle à la possibilité d’une vie normale, une cause continue de tristesse et de souffrance.
Nous semblions tous avoir renoncé à l’idée de retourner un jour en Palestine. Nous en parlions à peine, supportant en silence le drame de ce manque.
Edward Saïd, À contre-voie. Mémoires, Le Serpent à Plumes, 2002.
Encore aujourd’hui, cette diaspora est constamment tiraillée entre deux sentiments : la tentative d’un refoulement total de la Palestine pour essayer de construire une vie normale, et la ghurbah, mot qui ne trouve pas de traduction parfaite dans la langue française, un mélange de nostalgie et de tristesse pour la patrie perdue, mais aussi un exil métaphorique, un exil du soi.
Mourid Al-Barghouti, un des plus grands poètes palestiniens, décrit dans son roman autobiographique J’ai vu Ramallah (Éditions de l’Aube, 2004) ce qu’est la ghurbah :
La ghurbah n’est pas unique, mais plurielle. Des exilés font la ronde et t’encerclent. Tu essayes de fuir, mais ils sont derrière toi. Une fois rattrapé, tu deviens un étranger dans et pour le lieu où tu te trouves. L’exilé devient étranger aux souvenirs auxquels il s’agrippe. Il se place au-dessus du présent et du temps qui s’enfuit. Il suffit de vivre l’exil une seule fois pour se sentir déraciné pour toujours. […] La vie habitue l’étranger à un exercice quotidien d’adaptation. […] La vie n’aime pas celui qui proteste, et réussit à corrompre l’exilé jusqu’à ce qu’il se satisfasse et accepte sans difficulté les événements les plus insolites. Voilà ce qui arrive à l’exilé, à l’étranger, au prisonnier, et parfois aussi au perdant, au vaincu, à qui a été repoussé.
CITOYENS ISRAÉLIENS DE SECONDE ZONE
Comme l’affirme l’intellectuel Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, la communauté palestinienne qui vit à l’intérieur de l’État d’Israël vit à la fois sur sa terre et très loin de sa terre, qu’elle ne parvient plus à « reconnaître ». La destruction concrète de la Palestine a été accompagnée de la destruction de sa « narration historique et symbolique » à travers le processus de « re-hébraïsation » de la terre. Villes, routes, collines et fleuves ont été renommés d’après d’antiques noms bibliques, tout a été modifié pour faire de la terre palestinienne la « mère patrie » du peuple israélien. À titre d’exemple, l’architecte Eyal Weizman évoque le quartier juif de Jérusalem, transformé selon lui en un lieu clos et artificiel semblable à un « parc d’attractions biblique ».
Les Palestiniens de citoyenneté israélienne, bien qu’appartenant juridiquement à cet État, ont toujours été considérés comme des citoyens de seconde zone. Israël doit être et doit demeurer un État strictement juif, et donc, les Palestiniens, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, sont souvent définis comme un « problème », surtout dans les manuels scolaires israéliens. Cette situation complexe, aussi bien juridiquement que psychologiquement, crée chez eux une sorte de schizophrénie identitaire, devenue désormais le thème principal de la littérature de cette communauté. L’écrivain palestinien israélien Sayed Kashua, dans ses romans écrits en hébreu, a toujours affronté cette condition duelle avec une sorte d’humour amer pour tenter de renverser les rapports de force. Également auteur de nombreux articles dans le quotidien Haaretz et scénariste de la sitcom à succès Arab Labor, Kashua a pourtant décidé de quitter Israël et de déménager aux États-Unis après un nouveau bombardement massif de Gaza en 2014.
Les seules raisons pour lesquelles je vis aujourd’hui en Illinois sont le racisme et le désespoir, que je crois ne plus avoir réussi à gérer durant l’été 2014. C’est frustrant. […] J’ai eu une forte impression de n’avoir pris que de mauvais chemins dans ma vie […], d’écrire pour la télévision en choisissant la mauvaise langue et en vivant au mauvais endroit.
LA CONDITION DE COLONISÉS
Les révoltes populaires palestiniennes (Intifada) de 1987 et 2000 et la faillite des accords d’Oslo de 1993 n’ont rien changé à la situation des Palestiniens des territoires occupés, qui vivent encore pleinement la condition de colonisés. La Cisjordanie, dont le territoire est en permanence « rongé » par les colonies, est également traversée depuis 2002 par l’imposant mur construit par Israël, qui a littéralement étranglé de nombreux villages palestiniens, allant jusqu’à leur ôter l’accès aux ressources en eau. Par l’intermédiaire d’un réseau complexe de checkpoints et de barrages routiers fixes et mobiles, Israël exerce directement un contrôle constant sur le territoire, mais aussi sur le temps. Dans Out of time (Hors du temps)2 de l’écrivaine Adania Shibli, la protagoniste, soumise à de longues heures d’interrogatoire, voit sa montre décider de ne plus indiquer l’heure.
De retour à la maison, je me suis aperçue qu’il était 21 h, pourtant, ma montre continuait d’indiquer 13 h 50, comme si elle avait voulu me consoler en me laissant croire que toute cette perquisition ne m’avait retardée que d’une minute, comme si cela n’était pas arrivé. Ou alors, elle se refusait simplement de compter le temps volé à ma vie.
La bande de Gaza, prison à ciel ouvert, est constamment attaquée par l’armée israélienne, qui utilise comme prétexte à ses violentes représailles les roquettes lancées par le mouvement islamique du Hamas. La rhétorique israélienne sur la sécurité s’effrite pourtant à la lecture des mots que Mahmoud Darwich a dédiés à Gaza en 1973, quatorze ans avant la naissance du mouvement Hamas en Palestine et seize ans avant le début des attaques-suicides :
Les ennemis peuvent prendre vaincre Gaza […] Ils peuvent lui couper tous ses arbres Ils peuvent lui briser les os Ils peuvent planter des blindés dans les tripes de ses femmes et enfants Ils peuvent la jeter à la mer, dans le sable ou dans le sang. Mais elle, elle ne répétera pas les mensonges et ne dira jamais oui aux envahisseurs.
« Silence pour Gaza », dans Chroniques de la tristesse ordinaire, Cerf, 1989.
Comme l’affirme Nurit Peled-Elhanan, dans son essai Palestine in Israeli School Books : Ideology and Propaganda in Education (I.B.Tauris & Co Ltd, 2012), l’endoctrinement qui frappe toute la société israélienne, principalement à travers l’enseignement a amené les trois dernières générations d’Israéliens à ignorer complètement l’histoire et la réalité sociale et géopolitique de leur propre pays. Penser que la société et la politique israélienne puissent changer de manière substantielle de l’intérieur est donc une utopie.
Les Palestiniens, exilés dans et en dehors de leur terre, ont été déshumanisés et réduits à des stéréotypes par la rhétorique israélienne, qui est parvenue de cette manière à « rationaliser » l’occupation, à la rendre « acceptable » pour l’Occident, manifestement rangé aux côtés d’Israël ou prostré dans un mutisme coupable. Seul un intense travail culturel pourra peut-être réaffirmer l’existence d’une terre qui s’appelait et s’appelle Palestine.
[…] Nous épierons notre terre à travers les mots des étoiles, à travers l’air flottant sur les lacs, à travers les souples et fragiles épis de blé, à travers les fleurs des cimetières, ou les feuilles du peuplier, à travers tout ce que tu assièges… les morts qui meurent, les morts qui vivent, les morts qui reviennent, les morts qui dévoilent les secrets. Donnez du temps à la terre et elle dira la vérité, toute la vérité _sur vous, sur nous, sur nous et sur vous !
Mahmoud Darwich, « Le discours de l’homme rouge », dans Au dernier soir sur cette terre, Actes Sud, 1994.
L’un des principaux objectifs de la pasteure palestinienne Sally Azar, 26 ans, est de s’assurer de faire entendre la voix des femmes au sein de l’Église et de soutenir ceux qui sont affectés par l’occupation israélienne.
La première pasteure palestinienne de Terre sainte, Sally Ibrahim Azar, dans l’église luthérienne de la vieille ville de Jérusalem (AFP)
Quand elle était enfant, Sally Azar accompagnait souvent son père à l’église de Jérusalem ainsi qu’aux réunions et séances d’études de la Bible.
Son père, ancien pasteur et actuel évêque de l’Église luthérienne, l’emmenait avec lui pour aider lors des camps de vacances ou des animations socioéducatives, ce qui a nourri son intérêt pour la théologie.
Aujourd’hui, à l’âge de 26 ans, Sally Azar est la première pasteure palestinienne dans la vieille ville de Jérusalem. Elle a été ordonnée lors d’une cérémonie à l’église luthérienne en début d’année et dirigera la congrégation anglophone à l’église du Rédempteur, église évangélique luthérienne en Jordanie et Terre sainte.
Elle remplira toutes les fonctions d’un pasteur vis-à-vis de la congrégation, des mariages et baptêmes jusqu’aux offices. Elle poursuivra également son travail en matière de justice, d’initiatives pour la jeunesse et de parité.
L’information a fait les unes du monde entier, car la plupart des chrétiens palestiniens appartiennent à des confessions où les femmes ne peuvent intégrer le clergé, ce qui fait de la nomination de Sally Azar une exception très célébrée dans la région.
Combat pour l’égalité
Sally Azar est née et a grandi à Jérusalem mais a aussi vécu en Allemagne, où elle a étudié la théologie interculturelle. Elle a également fait un stage de deux ans à Berlin dans une église.
Dans l’ensemble, elle estime avoir étudié huit ans avant son ordination.
Ses nouvelles fonctions ont inspiré de nombreuses femmes dans son entourage.
« Certaines de mes amies musulmanes sont même venues dans la vieille ville pour voir mon ordination… c’est généralement une atmosphère positive », raconte-t-elle à Middle East Eye.
La nomination de Sally Azar a donné envie à d’autres femmes d’assumer des fonctions similaires (AFP)
Cependant, tout le monde n’a pas été enthousiasmé par son ordination.
« Certaines Églises étaient contre et certains prêtres m’ont félicitée officieusement, ils ne pouvaient pas le faire en public parce que leurs Églises ne soutiennent pas [l’ordination des femmes] », explique-t-elle.
En plus de se préparer à ses nouvelles fonctions, Sally Azar défend publiquement l’importance des femmes aux postes de direction au sein de l’Église.
Nous avons effectué des changements dans la politique de justice générale de notre Église luthérienne, nous nous battons pour l’égalité », assure-t-elle.
« Maintenant que je suis pasteure, je réalise l’importance que cela a en Palestine, et c’est pourquoi de nombreuses femmes m’ont écrit. Je suis si fière de cela parce que c’est un grand pas en avant pour les femmes », poursuit-elle.
Sally Azar espère que la société acceptera davantage les femmes aux postes de direction dans les diverses autres Églises, et ailleurs, comme sur le lieu de travail.
Check-points et défis de l’occupation
Rentrer à Jérusalem après avoir passé des années en Allemagne a été un choc pour elle.
Elle a dû s’habituer aux situations tendues sur le terrain et aux restrictions et défis imposés par l’occupation israélienne.
« Actuellement, les choses empirent. Je suis consciente que de nombreux membres de notre congrégation sont inquiets et se demandent s’il est sûr de se rendre dans certains endroits en particulier », confie-t-elle.
Bien que les membres de la congrégation aient trouvé diverses solutions pour faire face à ces défis, la pasteure est persuadée que ces derniers peuvent encore causer d’importants problèmes.
« Les Palestiniens de Jérusalem et ceux en Cisjordanie qui vivent derrière le mur sont affectés par l’occupation au quotidien »
- Sally Azar, pasteure palestinienne
« Les Palestiniens de Jérusalem et ceux en Cisjordanie qui vivent derrière le mur [israélien] sont affectés par l’occupation au quotidien. »
Le plus dur est d’obtenir la permission de passer les check-points pour les membres de la congrégation qui se rendent à Jérusalem afin de se réunir pour des ateliers.
« Il nous faut prendre tellement de choses en considération lorsqu’on prévoit une rencontre à Jérusalem et Bethléem avec l’ensemble de la congrégation. »
Les obstacles quotidiens suscitent de longs délais et les processus compliqués aux check-points sont usants, en particulier à Noël et à Pâques, selon elle.
Cette année, le Ramadan, Pâques et Pessah tombent à peu près au même moment, ce qui amènera des milliers de personnes à Jérusalem.
« Il n’y a pas une année où les forces israéliennes n’ont pas cherché l’affrontement ou monté des check-points pour empêcher les gens d’entrer, il y a toujours des conflits, donc j’espère que nous pourrons le résoudre à l’amiable avec bonté », déclare-t-elle.
Malgré la situation, Sally Azar a l’espoir que les Églises continueront à œuvrer ensemble pour soutenir ceux qui sont affectés par l’occupation israélienne.
Faire entendre la voix des femmes
L’un de ses principaux objectifs est de s’assurer de faire entendre la voix des femmes au sein de l’Église.
En allant au contact et en travaillant au côté des femmes, elle pense que ses nouvelles fonctions lui donneront le pouvoir d’exercer une plus grande influence.
« Je pense qu’un plus grand nombre de femmes viendront me voir en tant que pasteure femme pour signaler des choses telles que des comportements violents, et cela signifiera qu’on en parlera davantage dans la société », avance-t-elle, en expliquant à quel point il peut être plus difficile pour une femme de se rapprocher d’un pasteur pour évoquer certaines expériences.
« Maintenant que je suis pasteure, je réalise l’importance que cela a en Palestine […] Je suis si fière de cela parce que c’est un grand pas en avant pour les femmes » (AFP)
Elle espère également que sa nomination ouvrira la voie à d’autres femmes qui endosseront des rôles similaires au sein des Églises, ouvrant la voie à un changement des choses en Palestine et dans la région.
Sally Azar est désormais l’une des cinq femmes ordonnées au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : il y en a une en Syrie et trois au Liban.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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Je ne vous demande pas d’être propalestiniens mais au moins d’être objectifs et de cesser de cautionner les crimes de l’occupation israélienne
Un Palestinien pleure la mort de l’une des neuf victimes tuées lors d’un raid israélien sur le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie le 26 janvier 2023 (AFP/Jaafar Ashtiyeh)
Je vous adresse cette lettre en tant que professeur de français à l’université de Gaza, moi qui enseigne à mes étudiants les principes de la démocratie et de la liberté d’expression, moi le simple citoyen palestinien qui vis le blocus, la souffrance et l’horreur dans cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza.
J’ai suivi votre couverture et votre analyse des derniers événements tragiques dans les territoires palestiniens et, comme d’habitude, vous avez recouru avec insistance à des termes qui montrent votre partialité : attaque palestinienne terroriste dans une synagogue à Jérusalem, escalade des violences dans la région, violence sans précédent, missiles palestiniens, réponse de l’armée israélienne, partie annexée de Jérusalem, représailles, etc., autant d’expressions qui montrent que vous êtes globalement alignés sur le récit israélien.
Sans prononcer un seul mot sur le massacre israélien à Jénine la veille qui a fait neuf morts palestiniens dont deux enfants et une femme âgée ainsi que des dizaines de blessés, sans oublier la destruction de cinq maisons et un club social et sportif dans cette ville de Cisjordanie occupée souvent attaquée par les soldats israéliens, ni sur les quinze raids israéliens sur la bande de Gaza le même jour avec des bombardements intensifs qui ont horrifié la population civile vers 3 heures du matin, ni des mesures atroces de l’occupation israélienne contre les civils palestiniens au quotidien.
Une réalité que personne ne pourra cacher
De plus, pendant ces événements, vous n’avez pas donné l’occasion aux Palestiniens ou aux sympathisants français de la cause palestinienne de s’exprimer sur cette situation, au contraire, vous avez donné la parole aux proches de la partie israélienne, et parfois au porte-parole officiel de l’armée israélienne ou du gouvernement israélien.
Vous avez oublié que l’attentat s’est déroulé dans une colonie israélienne illégale au regard du droit international.
En vous enfermant dans cette politique de soutien inconditionnel à une occupation illégale, vous participez au maintien d’une situation aussi injuste qu’explosive
Permettez-moi de vous dire qu’en vous enfermant dans cette politique de soutien inconditionnel à une occupation illégale, vous participez au maintien d’une situation aussi injuste qu’explosive. Car, vous le savez, le nouveau gouvernement israélien d’extrême droite a un projet : annexer les terres de Cisjordanie qu’il n’a pas encore colonisées, chasser un maximum de Palestiniens, y compris en les tuant.
Dans les territoires palestiniens occupés, il y a une réalité que personne ne pourra cacher, il y a une occupation qui opprime et assassine les civils palestiniens, il y a des colonies illégales installées dans des territoires reconnus occupés par les Nations unies, il y a la démolition des maisons palestiniennes à Jérusalem et en Cisjordanie occupées, des colons israéliens qui détruisent des tentes de bédouins dans la vallée du Jourdain, des soldats israéliens qui détruisent des villages construits avec l’argent de la France et de l’Europe, des incursions militaires dans des villes palestiniennes autonomes, des colons qui déracinent des oliviers appartenant aux Palestiniens.
Il y a des exactions de l’armée d’occupation et des colons israéliens tous les jours dans tous les territoires palestiniens sans aucune réaction de vos antennes.
Depuis le début de cette année, 35 Palestiniens ont été assassinés en Cisjordanie occupée par des colons et soldats israéliens. Et en 2022, ce sont au moins 220 Palestiniens qui ont été assassinés par des soldats ou civils israéliens.
Arrestations arbitraires de jeunes et d’enfants, barrages et check-points qui rendent la vie de tout un peuple très compliquée.
Un harcèlement systématique.
Les provocations incessantes sur l’esplanade de la mosquée al-Aqsa par des ministres israéliens et des colons avec la protection de l’armée israélienne, sans réactions de votre part.
Une couverture médiatique biaisée
En tant que professeur de français à l’université de Gaza, comment puis-je justifier cela devant mes étudiants qui me disent toujours que les médias français ont pris le parti des Israéliens ?
Vous négligez l’existence d’un large mouvement de solidarité avec le peuple palestinien et sa juste cause en France, notamment le peuple français et ses diverses associations.
Israël-Palestine : glossaire des termes problématiques utilisés par les médias
Vous n’utilisez jamais le mot « apartheid » ; or des organisations internationales comme Amnesty International ont qualifié le gouvernement israélien de régime d’apartheid et les crimes commis par l’occupation de crimes de guerre.
Les prisonniers palestiniens, vous n’en parlez jamais, ce sont 5 000 prisonniers politiques toujours détenus dans les geôles israéliennes dans des conditions très difficiles, parmi eux des personnes âgées et malades qui sont derrière les barreaux depuis plus de 30 ans, parmi eux des enfants et des femmes.
Même l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, qui a passé des années en détention administrative illégale dans différentes prisons israéliennes, et qui a été expulsé fin 2022 de sa ville natale de Jérusalem vers la France, vous n’osez pas l’inviter pour parler de sa souffrance et de celle de ces prisonniers.
Le blocus de Gaza dure depuis plus de seize ans, mais vous parlez de la bande de Gaza uniquement quand il y a des roquettes lancées par la résistance.
Tout cela, vous ne pouvez pas l’ignorer.
Le temps n’est-il pas venu d’évoquer la réalité telle qu’elle est ?
Il y a des exactions de l’armée d’occupation et des colons israéliens tous les jours dans tous les territoires palestiniens sans aucune réaction de vos antennes
Heureusement qu’il existe des médias alternatifs, les réseaux sociaux qui informent les citoyens sur la situation actuelle dans les territoires palestiniens occupés en toute objectivité.
Je ne vous demande pas d’être propalestiniens mais au moins d’être objectifs.
Nous sommes pour une paix juste et durable, une paix qui passera avant tout par l’application des décisions internationales et par la création d’un État palestinien libre et indépendant.
Je terminerai ma lettre par ces mots :
Tous les citoyens du monde, de toutes origines, attachés au respect des droits de l’homme, du droit international et de la justice dénoncent sans relâche l’occupation des territoires palestiniens qui perdure depuis des décennies et qui menace gravement la paix dans le monde.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Ziad Medoukh est un professeur de français, écrivain et poète palestinien d’expression française. Titulaire d’un doctorat en sciences du langage de l’Université de Paris VIII, il est responsable du département de français de l’Université al-Aqsa de Gaza et coordinateur du Centre de la paix de cette université. Il est l’auteur de nombreuses publications concernant la Palestine, et la bande de Gaza en particulier, ainsi que la non-violence comme forme de résistance. Il a notamment publié en 2012 Gaza, Terre des oubliés, Terre des vivants, un recueil de poésies sur sa ville natale et son amour de la patrie. Ziad Medoukh a été fait chevalier de l’ordre des Palmes académiques de la République française en 2011. Il est le premier citoyen palestinien à obtenir cette distinction. En 2014, Ziad Medoukh a été nommé ambassadeur par le Cercle universel des ambassadeurs de la paix. Il a remporté le premier prix du concours Europoésie en 2014 et le prix de la poésie francophone pour ses œuvres poétiques en 2015.
Ziad Medoukh
Mardi 31 janvier 2023 - 10:03 | Last update:1 week 1 day ago
Après le massacre de Palestiniens à Jénine par l’armée israélienne, Orient XXIa interviewé Mustafa Sheta, directeur du Freedom Theater de Jénine et Abdelarrahmane Younes, journaliste palestinien à Ramallah.
Mustafa Sheta, directeur du Freedom Theater de Jénine :
Ce sont de nouveaux groupes. Ils ne sont pas liés aux partis palestiniens, ce sont des groupes indépendants. Ils sont le produit de leur condition misérable, ils sont sans espoir. Ces gens ne croient plus dans les discours politiques ou aux promesses de dirigeants palestiniens. Nombreux parmi eux ont été arrêtés ces deux dernières années. Il y a eu beaucoup de blessés et d’assassinés, des jeunes ! Donc, la nouvelle génération qui a grandi en colère contre Israël et contre l’occupation essaie de s’en sortir en joignant de nouveaux groupes militaires. Ils sont prêts à se battre contre Israël et contre l’occupation.
Après la mort de dix Palestiniens dans le camp de réfugiés de Jénine (Cisjordanie), tués le 26 janvier 2023 par les troupes de Tel-Aviv au cours d’une incursion militaire, M. Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, a annoncé la suspension de la coopération entre ses services de sécurité et l’armée israélienne — une menace régulièrement brandie par le « raïs » de Ramallah pour tenter de peser sur la scène diplomatique.
Décriée par la quasi-totalité des Palestiniens, cette collaboration sécuritaire représente aux yeux d’Israël et des Occidentaux un gage de « stabilité » dans les territoires occupés, soumis à une répression sanglante depuis des mois. En 2014, Olivier Pironet s’était penché sur les rouages et le fonctionnement de cette coopération bilatérale issue des accords d’Oslo.
Une Autorité policière à défaut d’Etat
En bombardant Gaza durant cinquante jours, les Israéliens ont provoqué des dégâts sans équivalent depuis 1967, avec plus de deux mille morts, dont cinq cents enfants. Dans le même temps, en Cisjordanie, l’Autorité palestinienne maintient sa coopération sécuritaire avec l’armée d’occupation, malgré l’absence de progrès dans la construction d’un véritable Etat.
En arrivant à Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, une odeur âcre de pneus brûlés envahit les narines. Les volutes de fumée noire dégagées par le caoutchouc en flammes et les pierres jonchant le sol obligent le chauffeur du taxi collectif à ralentir. Plusieurs dizaines de Palestiniens, en majorité des chebab (« jeunes »), se sont rassemblés pour protester contre le meurtre, deux jours auparavant, d’Alaa Awad, un commerçant de 30 ans. Ce père de deux enfants a été abattu par des soldats israéliens alors qu’il passait à pied devant le poste militaire de Zaatara — un des fortins installés par Israël aux abords de Naplouse pour « protéger » les colonies juives qui entourent la ville (1) —, près duquel il devait aller récupérer une livraison de téléphones portables. « Ils disent qu’il leur a tiré dessus et qu’ils ont riposté, mais c’est faux. Ils racontent ce qui les arrange. C’est toujours comme ça », peste le chauffeur, approuvé par nos compagnons de route.
Stationnés à quelques centaines de mètres et à l’abri des jets de pierre dans leurs imposantes Jeep blindées, les soldats israéliens observent les manifestants d’un œil goguenard tout en restant sur leurs gardes. L’attroupement sera dispersé après plusieurs tirs de grenades lacrymogènes.
Constamment harcelés par l’armée et par les colons
Parmi les chebab descendus dans la rue pour exprimer leur colère, certains sont issus du camp de réfugiés de Balata. Nous y retrouvons M. Fayez Arafat, l’un de ses responsables. Ce cinquantenaire, père de neuf enfants, dirige le centre culturel Yafa, qui « fournit un soutien social, éducatif et psychologique aux jeunes du camp et tâche de les sensibiliser à la question du droit au retour des réfugiés palestiniens ». Construit en 1950 pour accueillir des villageois expulsés de la région de Jaffa, près de Tel-Aviv, Balata se trouve en zone A, l’aire administrative délimitant les secteurs de la Cisjordanie « gouvernés » par l’Autorité palestinienne mais où l’armée israélienne opère à sa guise, en dépit des accords d’Oslo (lire « Autonomie limitée »).
Le camp offre un condensé des problèmes qui affectent les réfugiés palestiniens. Ici, la pauvreté (55 % des habitants), le chômage (53 %, dont 65 % sont de jeunes diplômés), la promiscuité et l’insalubrité touchent presque tous les foyers. Près de vingt-huit mille habitants, dont 60 % ont moins de 25 ans, s’entassent sur un kilomètre carré — un record en Cisjordanie, en termes de densité de population. Ils vivotent dans des logements de béton pour la plupart exigus, bâtis les uns sur les autres le long de ruelles poussiéreuses dont certaines sont si étroites — seulement quelques dizaines de centimètres de large, parfois — que la lumière du jour peine à s’y faufiler.
Connu pour son engagement contre l’occupation dès 1976, qualifié par les Israéliens de « bastion terroriste » et très surveillé, le camp a payé un lourd tribut ces dernières années : « Environ quatre cents morts depuis le déclenchement de la deuxième Intifada [2000-2005], et des milliers de blessés. Près de trois cents résidents du camp sont actuellement incarcérés en Israël », nous indique M. Arafat, qui a lui-même été emprisonné à plusieurs reprises. L’armée israélienne envahit régulièrement Balata pour « arrêter ceux qui ont participé à des manifestations ou sont recherchés pour leur activisme politique, ou bien encore pour “sécuriser” le quartier, du fait de la proximité du tombeau de Youssouf » — un mausolée vénéré par les juifs comme par les musulmans.
Harcelés par l’armée d’occupation et par les colons, les habitants sont « à bout », lâche M. Arafat. « Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Quand les Israéliens surgissent pour faire des perquisitions ou pour capturer des militants politiques, nous tentons de nous interposer, mais nous sommes impuissants. Il y a encore des armes ici, mais les gens ne les utilisent plus. La police palestinienne devrait nous protéger des colons — très nombreux autour de Naplouse, et parmi les plus agressifs —, mais elle ne fait rien. »
En vertu des accords sécuritaires israélo-palestiniens, élaborés en 1993, la police de l’Autorité palestinienne n’a pas le droit d’utiliser la force contre les colons en cas d’attaque, mais doit s’en remettre aux autorités israéliennes. Elle est aussi tenue de coopérer pour cibler et interpeller les militants palestiniens constituant un « danger potentiel » vis-à-vis d’Israël — essentiellement des membres du Hamas, la formation islamiste, du Jihad islamique et du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP, extrême gauche), mais aussi des dissidents du Fatah, le parti du président de l’Autorité, M. Mahmoud Abbas.
« L’armée d’occupation, les colons, mais aussi les forces de sécurité palestiniennes maintiennent une pression constante. Il est donc aisé de comprendre pourquoi les gens sont en colère, poursuit M. Arafat. Nous sommes comme un volcan prêt à entrer en éruption. Les responsables de la “Sulta” [“Autorité”, en arabe], qui n’ont plus aucun crédit à nos yeux, pourraient aussi en faire les frais. »
Même constat et mêmes griefs dans le camp de réfugiés d’Aïda, à Bethléem, une enclave de quatre kilomètres carrés (2) adossée au mur de séparation construit par Israël, qui enserre une grande partie de la ville et atteint par endroits huit mètres de haut. Environ six mille personnes y résident, parmi lesquelles plus de la moitié ont moins de 25 ans. « Cent cinquante de nos jeunes — dont un gamin de 13 ans — sont actuellement détenus dans les geôles israéliennes, sans compter les prisonniers qui y croupissent depuis plusieurs décennies. Nombre de cadres politiques et de combattants de la résistance ont également été arrêtés pendant la deuxième Intifada », indique M. Nidal Al-Azraq, coordinateur des activités du centre des réfugiés, à Aïda, et frère cadet d’un militant libéré en 2013, après vingt-trois ans d’incarcération.
L’armée israélienne, dont l’un des miradors surplombant le camp a été incendié l’année dernière par les chebab, y « mène des opérations nocturnes presque quotidiennement », ajoute M. Al-Azraq. Il y a quelques mois, au mépris des accords d’Oslo, « les autorités d’occupation ont décidé de placer Aïda non plus en zone A mais en zone C, c’est-à-dire sous leur contrôle exclusif, puis ont décrété son périmètre “zone militaire fermée” », nous apprend M. Salah Ajarma, le directeur du centre. La police palestinienne n’a plus le droit d’y entrer, ni de patrouiller alentour. Le pourrait-elle, d’ailleurs, qu’elle se heurterait aussitôt à l’hostilité des réfugiés, avec lesquels les rapports se sont détériorés en raison des nombreuses arrestations d’opposants effectuées ces dernières années — « parfois directement sur ordre des Israéliens », selon M. Ajarma, qui a connu la prison dès l’âge de 14 ans. « Comment peut-on lui faire confiance alors qu’elle est soumise au bon vouloir de l’occupant et constitue même une menace pour nous ? » Début 2013, les habitants ont détruit le poste de police présent dans le camp et chassé les policiers. « Nous avons l’impression, au fond, que seul le drapeau [palestinien] sous lequel ils servent les différencie des soldats israéliens », assène-t-il.
Ces critiques trouvent un écho auprès de larges franges de la société palestinienne et des principaux partis politiques, y compris au sein du Fatah. Pour autant, la suspension de la coopération sécuritaire entre la police de l’Autorité et l’armée israélienne n’est pas à l’ordre du jour, comme l’a rappelé M. Abbas, le 28 mai dernier, devant un parterre de journalistes, de militants pacifistes et d’hommes d’affaires israéliens réunis à Ramallah : « La coordination sécuritaire est sacrée, sacrée. Et elle continuera, que nous soyons en désaccord ou non avec les Israéliens (3) » — des propos qui ont embarrassé une partie des responsables du Fatah.
Des forces de l’ordre qui comptent environ trente mille hommes
Inscrite dans les accords d’Oslo de 1993, cette coopération bilatérale a été mise en œuvre après l’accord signé au Caire en mai 1994 (Oslo I). Celui-ci stipule que les forces de l’ordre palestiniennes doivent « agir systématiquement contre toute incitation au terrorisme et à la violence » vis-à-vis d’Israël, « empêcher tout acte d’hostilité » contre les colonies et « coordonner [leurs] activités » avec l’armée israélienne, notamment à travers l’échange d’informations et d’opérations conjointes (4). Suspendue pendant la deuxième Intifada, puis réactivée par M. Abbas après son élection à la tête de l’Autorité, le 9 janvier 2005, cette politique a pris un nouvel élan avec la réforme des services de sécurité engagée par l’ancien premier ministre Salam Fayyad (2007-2013) (5).
Pléthoriques, les diverses forces de police et de gendarmerie regroupent environ trente mille hommes — soit un agent pour quatre-vingts habitants en Cisjordanie, l’un des ratios les plus élevés du monde (un pour trois cent cinquante-six en France). Elles ont été profondément remaniées sous la supervision des Américains, qui ont formé des unités spéciales et les ont dotées de véhicules modernes, de matériels de pointe et d’armes sophistiquées. Les services de sécurité, financés en partie par Washington et les Européens (6), absorbent plus de 30 % du budget annuel de l’Autorité — établi à 3,2 milliards d’euros en 2014 —, une enveloppe qui dépasse la part cumulée des dépenses affectées à l’éducation, à la santé et à l’agriculture (7). « Ils sont la cheville ouvrière de l’Autorité palestinienne, explique le sociologue palestinien Sbeih Sbeih. Les accords d’Oslo ont transformé celle-ci en sous-traitante de l’occupant israélien. » N’était-ce pas d’ailleurs l’un des objectifs ? En 1993, le premier ministre israélien Itzak Rabin déclarait que le transfert de certaines tâches sécuritaires aux Palestiniens devait permettre de « dispenser — et c’est le plus important — l’armée israélienne de devoir les accomplir elle-même (8) ».
Accaparement des richesses par les grandes familles
Aux commandes du dispositif de coopération sécuritaire de 2009 à 2014, l’ancien ministre de l’intérieur palestinien Said Abou Ali a une vision toute différente. Il nous reçoit entouré de deux de ses conseillers dans son vaste bureau du palais ministériel, à Ramallah. « La politique de coordination est un succès pour les deux parties », affirme, débonnaire, M. Abou Ali. « Les efforts que nous avons déployés pour rétablir l’ordre, ces dernières années, nous ont permis de garantir une certaine stabilité en Cisjordanie et de juguler le terrorisme et l’extrémisme. Certains condamnent la coopération de nos services avec Israël ou nous accusent de “collaboration”, mais ça n’a absolument rien à voir. Notre objectif est de construire un Etat, et la sécurité en est un des piliers fondamentaux. »
Une « stabilité » et une « sécurité » relatives : en 2013, plus de quatre mille six cents civils palestiniens ont été arrêtés en Cisjordanie par l’armée israélienne, au cours de quelque quatre mille interventions. Et une trentaine ont été tués. Cette même année, les violences commises par les colons (trois cent quatre-vingt-dix-neuf incidents) ont augmenté de 8 % par rapport à 2012, faisant une centaine de blessés, principalement des paysans palestiniens (9) ; la police de l’Autorité, quant à elle, est régulièrement accusée d’exactions et maintient en détention arbitraire des opposants politiques (tout comme son homologue dirigée par le Hamas à Gaza).
Par ailleurs, Israël mène chaque année plusieurs centaines d’opérations en coordination avec les services palestiniens (10). « Cette politique sécuritaire, que nos dirigeants justifient au nom de l’Etat à venir, sert en réalité à donner des gages à la “communauté internationale”, dont l’Autorité dépend financièrement, et à empêcher tout embrasement dans les territoires, estime Abaher El-Sakka, professeur de sociologie à l’université de Bir Zeit (Ramallah). Mais elle a pour effet de susciter le ressentiment d’un nombre croissant de Palestiniens. »
La situation sociale du pays ne contribue pas à l’apaisement. La population s’est fortement mobilisée en 2011 et 2012, notamment pour dénoncer la politique économique du gouvernement. Les réformes libérales introduites par M. Fayyad à partir de 2007, soutenues par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les pays donateurs, ont placé des pans entiers de l’économie du petit territoire sous la coupe du secteur privé. Au nom de la croissance, et pour attirer les investisseurs, l’ancien premier ministre a mis en place une « thérapie de choc » : suppression de quarante mille postes de fonctionnaire (estimés à cent cinquante mille aujourd’hui), réduction des budgets sociaux, compression des salaires, réaménagement de la protection sociale, réforme du secteur bancaire, etc. Ces mesures ont contribué à l’aggravation des inégalités, détruit des emplois et provoqué une hausse brutale du coût de la vie.
L’envolée de la fin des années 2000 (7 % de croissance en 2008, contre 1,5 % en 2013) — due uniquement à l’aide étrangère, qui couvre la moitié du budget de l’Autorité — n’a été qu’un phénomène en trompe-l’œil. Le « boom économique » du « Tigre palestinien » célébré par les experts occidentaux a débouché sur une crise financière sans précédent dès que se sont taries les contributions des bailleurs de fonds, en 2010. Le taux de chômage est extrêmement élevé (entre 20 et 30 % en Cisjordanie, selon les sources, et plus de 40 % à Gaza), la pauvreté frappe près d’un quart de la population (20 % des Palestiniens de Cisjordanie vivent avec moins de 1,50 euro par jour), tandis que les revenus des plus riches ont crû de 10 % entre 2007 et 2010 (11).
« La majeure partie de l’économie du pays se concentre entre les mains de grandes familles et de nouveaux riches, liés pour la plupart au pouvoir et profitant de ses réseaux, explique le professeur El-Sakka. Ils se trouvent à la tête d’entreprises qui contrôlent les secteurs de la téléphonie, de la construction, de l’énergie, de l’alimentation, etc. Certains d’entre eux investissent sur le marché israélien et dans les colonies industrielles. En retour, ils bénéficient de privilèges octroyés par Israël, comme la possibilité de passer prioritairement aux barrages militaires, au même titre que les officiels de l’Autorité (12). » A Ramallah, en particulier, ces « VIP » que l’on peut voir parader en centre-ville au volant de leurs voitures rutilantes habitent dans des quartiers huppés qui sont à mille lieues de l’univers des camps de réfugiés.
Par-dessus tout, le développement économique de la Cisjordanie reste entravé par l’occupation, le mur de séparation et le système des barrages qui quadrillent le territoire. Dans le cadre du protocole de Paris (1994), versant économique et financier des accords d’Oslo, les Israéliens exercent aussi leur mainmise sur les activités commerciales des Palestiniens — lesquels importent 70 % de leurs produits d’Israël et y exportent plus de 85 % de leurs marchandises. Les autorités de Tel-Aviv collectent également les taxes douanières revenant à l’Autorité. Elles peuvent les confisquer à loisir, par chantage ou en guise de représailles. « Nous sommes soumis à une double occupation, militaire et économique, déplore Sbeih. La politique sécuritaire et l’oppression économique constituent les deux aspects d’une même logique, à l’œuvre depuis Oslo. »
M. Naba Alassi vit dans le camp de réfugiés de Dheisheh (Bethléem). Ce trentenaire qui a vu l’un de ses amis mourir dans ses bras, tué par des soldats israéliens au cours d’une manifestation, s’emporte contre « l’Autorité et ses protégés » : « Les élites et les capitalistes de Ramallah, qui paradent dans leurs grosses Mercedes et leurs 4 x 4, ne nous représentent pas ! Ils nous traitent de “terroristes” et d’“extrémistes” alors que nous ne faisons que résister à l’occupation ! Nous devons démanteler l’Autorité. Elle ne sert à rien, sinon à mener de vaines négociations, qui sont au fond sa seule raison d’être, son business ! »
Depuis vingt ans, sommets, conférences, tables rondes et tournées diplomatiques ont vu fleurir les déclarations de principe, les résolutions internationales et les promesses solennelles. Mais toutes sont restées lettre morte. « A quoi cela rime-t-il de poursuivre le dialogue avec nos ennemis, de poser tout sourire à leurs côtés sur les photos destinées à la “communauté internationale”, et de leur serrer la main pendant qu’ils maintiennent leur emprise sur notre territoire ? A qui profitent ces négociations stériles, sinon aux Israéliens ? », demande M. Ajarma. « Nous devons à chaque fois nous contenter des miettes qu’on nous jette sur la table et dire merci. La question d’un Etat indépendant ne figurait même pas au menu des dernières discussions, comme si l’occupation était un fait allant de soi », ajoute M. Abdelfattah Abusrour, directeur du centre socio-culturel Al-Rowwad, à Aïda.
Les derniers pourparlers (juillet 2013 — avril 2014) entre Israël et l’Autorité palestinienne, placés sous la médiation du secrétaire d’Etat américain John Kerry, n’ont pas dérogé à la règle (13). Mais n’étaient-ils pas voués à l’échec, Israël ayant refusé de geler la colonisation dans les territoires occupés et Washington ayant renoncé à faire pression sur Tel-Aviv ? « Les Etats-Unis n’ont réussi à mettre en œuvre aucun accord depuis Oslo. Du côté israélien, on ne peut rien attendre d’un gouvernement totalement acquis à la cause des colons », analyse M. Nabil Chaath, un haut responsable du Fatah et ancien négociateur en chef, qui fut l’un des artisans des accords de paix et notamment de leur volet sécuritaire. « Avant même que les discussions ne reprennent, j’avais fait part de mon scepticisme à Mahmoud Abbas et lui avais demandé pourquoi il acceptait de retourner, dans ces conditions, à la table des négociations. “Je n’ai pas le choix”, m’avait-il répondu. » « Pour notre part, nous étions totalement opposés à la reprise des pourparlers. Israël les utilise pour nous manipuler et créer des faits accomplis sur le terrain », nous dit M. Hassan Youssef, l’un des principaux dirigeants du Hamas en Cisjordanie, rencontré à Ramallah quelques jours avant son arrestation par les Israéliens, le 16 juin 2014.
« Nous resterons sur cette terre qui nous a vus naître »
La poursuite de la colonisation, le maintien du régime d’occupation militaire, l’échec des négociations et le discrédit frappant l’Autorité alimentent les spéculations sur une troisième Intifada. Celle-ci « est peu probable à court terme », considère néanmoins le Pr El-Sakka. Pour trois raisons : les forces de sécurité palestiniennes, qui, quoique laissant se dérouler des manifestations ponctuelles et circonscrites, font tout pour empêcher un soulèvement général ; les divisions internes, persistantes malgré la formation d’un gouvernement d’entente, en juin 2014, issu de la « réconciliation » entre le Fatah et le Hamas ; l’absence de projet et de stratégie politiques capables de mobiliser la société palestinienne. « Nos seuls espoirs, pour le moment, résident dans la campagne mondiale de boycott contre Israël (14)et dans l’éventuelle possibilité de saisir les instances juridiques, comme la Cour pénale internationale, pour pouvoir faire juger ses responsables militaires et politiques, estime le sociologue. Mais il suffirait d’une étincelle, d’un événement catalyseur, pour qu’éclate une nouvelle Intifada. »
« Nous sommes voués à l’Intifada », confirme M. Ayman Abu Zulof, ancien militant du FPLP, emprisonné six fois entre 1989 et 1993, aujourd’hui guide et interprète. Sa maison, située à Beit Sahour, une bourgade chrétienne jouxtant Bethléem, fait face à la colonie israélienne de Har Homa, établie sur les terres de sa commune. Cette forteresse de béton se dresse au sommet de la colline autrefois recouverte d’une forêt où il aimait jouer dans son enfance. Les Israéliens l’ont rasée en 1997, après avoir annexé les lieux.
Bethléem, la ville qui a vu Jésus venir au monde, selon la tradition, est encerclée par une vingtaine de colonies dont l’expansion va bon train. « Ils construisent, mais nous construisons aussi et nous continuerons à construire, dit M. Abu Zulof en contemplant la vallée parsemée d’oliviers. Nous resterons ici, sur cette terre qui nous a vus naître et a vu naître nos ancêtres. Nous nous y accrocherons, envers et contre tout. C’est notre façon de lutter au quotidien. »
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L’armée israélienne mène une vaste opération dans les territoires occupés. Depuis un an, 194 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie, un bilan inédit depuis la seconde Intifada.
Vingt-neuf morts, plus qu’un par jour en ce mois de janvier. Au total, 194 Palestiniens ont été tués par l’armée ou par des colons israéliens depuis un an en Cisjordanie occupée, selon le ministère de la santé palestinien. Cette violence a atteint un niveau inégalé depuis la fin de la seconde Intifada (2000-2005).
« Briser la vague », c’est le nom de l’opération lancée au printemps 2022 par l’armée, après plusieurs attaques menées contre des civils en Israël. Elle visait dans un premier temps à casser une nouvelle résistance armée palestinienne. Des combattants regroupés en deux mouvements, les Brigades, à Jénine et les Lions, à Naplouse, inspirent ailleurs des loups plus solitaires. Ils sont jeunes, transpartisans, bien armés ; ils vont à l’affrontement, attaquent des soldats et des colons en Cisjordanie, des civils en Israël. Trente Israéliens ont ainsi été tués. Dans leur ombre, un mouvement monte : le Jihad islamique, groupe islamiste qui se veut rassembleur et n’aspire pas au pouvoir.
Au fil des mois, l’opération de l’armée se mue en une répression massive, qui touche le moindre hameau. Ses effets sont aggravés par les violences perpétrées par les colons, enhardis par le retour au pouvoir de Benyamin Nétanyahou en décembre 2022, à la tête du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël. La Cisjordanie vit tétanisée par un déferlement quotidien de drames et d’incidents divers, qui ne peuvent se raconter un à un. Ils disparaissent dans la masse. Au fil d’une semaine cependant, une série d’épisodes, parmi les plus saillants, résument cet état de guerre ordinaire.
Mardi 17 janvier : un loup solitaire sur la route 60
Mardi 17 janvier au matin, Hamdi Abou Dayyeh a traversé à pied l’étroite vallée où s’effiloche sa ville, Halhul, au nord d’Hébron. Il a longé vignes et potagers jusqu’à un poste militaire israélien qui domine la route 60, la principale artère de Cisjordanie. Là, il a brandi un « Carlo », une arme artisanale grossière de métal noir à courte crosse. Il a tiré sur des soldats sans parvenir à les blesser. Les militaires l’ont abattu, puis ont emporté son corps. Sa famille ignore quand il leur sera rendu.
Nadwa Abou Dayyeh et sa fille Laura, 12 ans, chez elles à Halhul, à 5 km au nord d’Hébron (Cisjordanie), le 18 janvier 2023, après la mort de leur mari et père, Hamdi Abou Dayyeh, 40 ans, abattu par l’armée israélienne. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Hamdi Abou Dayyeh était en cavale depuis le dimanche. Capitaine de police âgé de 40 ans, gratte-papier de l’administration d’un commissariat de Bethléem, il avait tiré sur un bus de colons israéliens, sur la route 60, sans faire de victimes. Il avait incendié sa voiture et s’était caché près d’Halhul.
Le chef de la police palestinienne en Cisjordanie, Youssef Al-Hilou, gêné que l’un de ses officiers ait ainsi pris les armes, a attendu lundi 23 janvier pour rendre visite à la famille en deuil. La force continuera de verser son salaire, l’équivalent de 1 000 euros par mois, à son épouse, Nadwa, atteinte d’un cancer du sein, et à leurs trois enfants.
Ancien prisonnier en Israël durant la seconde Intifada, Hamdi Abou Dayyeh était un policier honteux, déçu par l’Autorité palestinienne, qui paraît hors jeu dans les violences actuelles, liée par ses accords de coopération sécuritaire avec l’Etat hébreu. Hamdi la percevait comme un simple supplétif d’Israël. « La seule chose qui le satisfaisait encore dans le métier, c’était son salaire, raconte son frère aîné, Mohammed Abou Dayyeh. Il vivait branché constamment sur les actualités. Tout s’accumulait, les violences israéliennes, les martyrs [les victimes de l’armée, selon la phraséologie palestinienne]. C’était trop pour lui. »
La police aux frontières israélienne arrête un colon israélien ayant bâti un nouvel avant-poste sur des terres palestiniennes privées dans la ville de Jourish (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
En secret, il avait rédigé son testament dès le 10 octobre. Il l’a publié sur les réseaux sociaux deux heures avant sa mort. Il s’y proclame nationaliste, se dit déçu par toutes les factions palestiniennes. « On ne peut pas vivre sans dignité, écrit-il. Notre seul espoir, ce sont les loups solitaires. »
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Moustapha, son collègue au poste de police de Bethléem, soupire. Cet officier de la brigade antidrogue « comprend » sa lassitude, sa « honte » de policier. Nombre de ses voisins au camp de réfugiés de Dheisheh, dans le sud de la ville, travaillent aussi pour les forces de sécurité. Ce camp est le fief de Majed Faraj, chef du renseignement palestinien.
Moustapha porte deux deuils. Son cousin, Amro Al-Khmour, a été tué, lundi 16 janvier, par l’armée israélienne. Il avait 14 ans. Les soldats sont entrés dans le camp pour arrêter une Italienne réputée liée au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une organisation de gauche classée comme terroriste par l’Union européenne. Le jeune Amro, surnommé « Baklava » (une pâtisserie au miel), est réveillé par les tirs, au moment de la prière de l’aube. Il se précipite dehors, où des jeunes lancent des pierres sur les soldats. « Cinq minutes plus tard, il est mort. Une balle de sniper à la tête. Il n’était pas armé », insiste son père, Khaled.
Devant la salle des martyrs du camp de réfugiés de Dheisheh près de Bethléem (Cisjordanie), un jeune homme porte sur son keffieh les photos des derniers morts du camp, le 18 janvier 2023. De haut en bas : Omar Manaa, 22 ans, Adam Ayyad, 15 ans, et Amro Al-Khmour, 14 ans. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Sur les murs de la ville, le portrait de l’adolescent voisine avec ceux de deux autres « martyrs » : Adam Ayyad, tué par l’armée durant un raid le 3 janvier, à 15 ans, et Omar Manna, à 22 ans le 5 décembre. « Nous avons à peine le temps de défaire la tente de deuil quelques jours, et puis nous la remontons au même endroit pour un autre mort », soupire Moustapha.
Est-ce une nouvelle Intifada qui a commencé ? Le frère aîné d’Amro, Mohammed Al-Khmour, n’y croit pas. « Il faudrait que tout le monde soit solidaire et ce n’est pas le cas. Mon frère est mort parce que nous sommes pauvres. Il n’y a que les pauvres qui sortent et qui se battent. Les hommes d’affaires, les gens de l’Autorité palestinienne, les élites vivent sur une autre planète. Ils bénéficient de l’occupation [des territoires par Israël]. Ce n’est pas dans leur intérêt. »
Deux garçons discutent tandis que l’un d’eux tient une affiche de son ami Amro Al-Khmour, 14 ans, tué par l’armée israélienne le 16 janvier 2023, à la salle des martyrs du camp de réfugiés de Dheisheh, près de Bethléem (Cisjordanie), le 18 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Jeudi 19 janvier : raid au camp de Jénine
Des salves sont tirées en l’air à l’arme automatique ; dernier hommage aux « martyrs ». Une longue file d’hommes remonte les étroites allées depuis le cimetière. Il est midi, jeudi 19 janvier. Le camp de réfugiés de Jénine vient d’enterrer un combattant de 26 ans, Adham Jabareen, et un enseignant proche de la retraite, Jawad Bawaqneh, tué devant chez lui alors qu’il tentait de porter secours au premier. Un coiffeur de la rue voisine, Raed Lahlouh, sorti voir ce qui se passait, a été grièvement blessé. « A 2 heures du matin, les forces d’occupation [israéliennes] ont pénétré de tous les côtés, assiégeant le camp, raconte Atta Abou Rmeileh, secrétaire local du Fatah, le parti au pouvoir. Les ambulances et les journalistes ont été empêchés d’entrer. Les blessés se sont vidés de leur sang. »
Devant la maison de Jawad Bawaqneh, un voisin indique une terrasse au loin : « Les snipers étaient postés là-bas », dans l’axe de l’entrée. « En moins d’une minute, ils ont tiré sur notre père six balles dum-dum, celles qui explosent en touchant leur cible. Personne d’autre qu’Israël ne les utilise », raconte Saja, l’une des six enfants de l’enseignant, âgée de 30 ans, les mâchoires serrées de colère. Deux ambulances ont tenté de venir le secourir ; en vain, les soldats israéliens ne les ont pas laissées passer. Une sœur de Saja a dû amener son père dans sa propre voiture à l’hôpital ; il a été déclaré mort à son arrivée.
Atta Abou Rmeileh, dirigeant local et secrétaire du Fatah, dans le camp de Jénine (Cisjordanie), près du cimetière local des martyrs, le 19 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Les magasins et restaurants de Jénine ont baissé le rideau ; la ville se noie dans ses deuils. Les habitants n’en peuvent plus : les incursions de l’armée israélienne y sont quasi quotidiennes depuis le printemps dernier. C’est d’ici que plusieurs assaillants ont préparé leurs attaques perpétrées en Israël.
Le 19 janvier, les militaires étaient venus arrêter Khaled Abou Zeina, commandant du Jihad islamique, et « confisquer une large quantité d’armes », a indiqué l’armée au Monde. L’opération a échoué, les soldats disent avoir riposté à des tirs nourris, un militaire a été blessé. L’armée affirme « examiner » les « circonstances » de la mort de l’enseignant Jawad Bawaqneh – il est douteux qu’une véritable enquête soit ouverte.
La mémoire collective fait remonter l’état de guerre dans le camp à juin 2021 : Jamil Al-Amouri, militant charismatique du Jihad islamique, devenu un héros local, est alors tué à 23 ans par les forces spéciales israéliennes. Depuis, la résistance armée s’est musclée et le désespoir s’est épaissi. Dans une allée près du cimetière, Khalil Abou Atieh déboule, les yeux bouffis. « Personne ne dort », marmonne-t-il. L’armée a tué son frère, Sanad, en mars 2022 ; il venait d’avoir 18 ans. Lui est recherché, il fait partie des Brigades de Jénine, symbole de la résistance, qui se veulent indépendantes des factions traditionnelles. « Quand l’armée arrive, il n’y a plus ni Hamas, ni Jihad islamique ou FPLP : on est tous sous le contrôle de Dieu », explique l’homme de 25 ans. Il navigue entre son métier de cuistot et le cimetière. «Les gamins sortent de l’école pour apprendre à faire des bombes. De toute façon, l’occupation [israélienne] tue aussi les professeurs, les docteurs, les ingénieurs… On aime la vie, mais on veut mourir. Moi, parce que je veux revoir mon frère. »
La cérémonie d’hommage à Adham Jabareen, 28 ans, combattant du Jihad islamique palestinien, et à Jawad Bawaqneh, 57 ans, enseignant et père de six enfants, devant la salle des martyrs de Jénine (Cisjordanie), le 19 janvier 2023. Bawaqneh a essayé de donner les premiers soins à Jabareen, blessé devant sa porte. Tous deux ont été tués par un tireur d’élite israélien lors d’un raid le matin même. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »Rassemblement à l’occasion de l’hommage à Adham Jabareen et à Jawad Bawaqneh devant la salle des martyrs de Jénine (Cisjordanie), le 19 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Au bout de la ruelle, des voisins entrent et sortent d’un petit immeuble étroit, auquel de nouveaux étages ont été ajoutés à la va-vite. Trois frères, dont le père du combattant tué, Adham Jabareen, vivent ici avec leurs familles. La mère d’Adham s’est effondrée dans une chambre. Elle dort, assommée par les calmants. « Notre famille est détruite », soupire Thaer, l’oncle, ancien combattant aux traits usés. Il a déjà perdu deux de ses neveux en 2014 et 2017. Lui et le père d’Adham ont fait plusieurs années de prison, leur génération a été marquée par la destruction du camp en 2002, lors de la seconde Intifada. Leurs enfants portent à leur tour leurs propres deuils. « Cette hémorragie va continuer, ils ont tous 17-18 ans, souffle-t-il. Adham avait perdu une vingtaine de ses amis, il n’avait plus de vie. »
Vendredi 20 janvier : une nouvelle colonie à Naplouse
Une poignée de préfabriqués blancs ont été montés à la hâte, à la faveur de la nuit vendredi 20 janvier, sur une colline ocre, au bord de la route qui relie le sud de Naplouse à la vallée du Jourdain. Un carton sur une pierre indique le nom de cette colonie sauvage toute neuve : Or Haïm (« lumière de Haïm »). Ses fondateurs rendent hommage au rabbin Haïm Druckman, l’un des patriarches du mouvement colon, mort le 25 décembre 2022. Son petit-fils se tient parmi eux.
Leur entreprise est illégale, même selon le droit israélien. Mais ils entendent tester le nouveau gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Ils constatent que sa coalition n’emploie plus que le vocabulaire de la force et de l’annexion. Elle a cessé de prétendre que l’occupation des territoires palestiniens, en vigueur depuis la conquête de 1967, était temporaire. Quelques heures plus tard, ils sont déçus : le ministre de la défense ordonne leur évacuation par l’armée, suscitant la colère de ses alliés d’extrême droite.
Abdelrahman Mansour, 75 ans, propriétaire foncier palestinien, à Jourish (Cisjordanie), qui surplombe la zone où des colons israéliens ont illégalement mis en place un nouvel avant-poste sur des terres palestiniennes à 1 km à l’est du village, le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
L’armée les escorte hors du terrain, sans heurts. Des soldats traînent vers leurs voitures les plus récalcitrants, des gamins à peine sortis de l’adolescence, tantôt hilares, tantôt agressifs. Les préfabriqués gisent brisés à terre. Un peu plus tôt, les colons et les Palestiniens du village voisin, Jourish, se sont lancé des pierres. Le maire palestinien, Raed Abou Jamous, affirme que des colons ont caillassé sa voiture sous ses yeux, pendant que les militaires lui bloquaient le passage. Six Palestiniens et trois Israéliens ont été blessés.
Plus tard dans l’après-midi, le maire réunit chez lui quelques proches et l’édile de la commune voisine, Aqraba. Certains suggèrent de cultiver la terre, vite, pour assurer une présence. Tous ont en tête un précédent : la colonie d’Evyatar, établie en mai 2021 à quelques kilomètres de là. Durant un an et demi de manifestations, sept Palestiniens ont été tués par l’armée. La colonie a fini par être évacuée, mais les terres sont désormais sous contrôle militaire, inaccessibles à leurs propriétaires. Dimanche 22 janvier, les colons sont revenus à Or Haïm. Ils ont été une nouvelle fois évacués.
A une demi-heure de là, plus à l’ouest, c’est la même guerre de position qui se joue à Kafr Qaddum, chaque vendredi depuis 2011. Le village veut récupérer son accès à la route principale, coupée par les militaires. Cette route traverse la colonie de Kedumim, fondée par des proches du rabbin Haïm Druckman, qui ont ouvert la voie dès 1975 à la colonisation du nord de la Cisjordanie.
Raed Abou Jamous (à droite), le maire de Jourish (Cisjordanie), lors d’une réunion de crise à son domicile, le 20 janvier 2023. Des colons israéliens viennent de mettre illégalement en place un nouvel avant-poste sur des terres palestiniennes privées. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Des membres de la Résistance populaire, affiliés au Fatah, inspectent les dommages sur leur camionnette après que des soldats israéliens ont tiré dessus, lors d’une manifestation dans la ville de Kafr Qaddum, près de Naplouse (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
La manifestation est à peine commencée après la prière, qu’elle étouffe déjà sous les gaz lacrymogènes. Des gamins masqués viennent narguer les soldats avec des lance-pierres. Des tirs de balles en métal recouvertes de caoutchouc retentissent. Cinq Palestiniens sont blessés. Un drone surveille la scène. L’armée a arrêté un homme dans le village cette année, huit en 2022.
Les manifestants arborent au front le bandeau jaune du Fatah. Kafr Qaddum est un symbole de la résistance populaire non armée, encouragée par l’Autorité palestinienne. Les résultats sont maigres, la répression violente marque toutes ces familles. Le 12 juillet 2019, Abdel Rahman Shatawi, 9 ans, a reçu une balle à la tête, qui l’a laissé paralysé. Walid Barham a eu la mâchoire brisée par un tir en 2018, et a perdu l’usage de son œil gauche. « Depuis, je perds souvent mon sang-froid. J’ai une douleur qui me lance quand il fait très chaud ou très froid », explique ce père de famille de 55 ans. Son fils a cessé de parler après avoir reçu une grenade de gaz lacrymogène dans la tête, il y a dix ans. Il avait 17 ans. Son aîné alterne blessures et séjours en prison.
Samedi 21 janvier : un mort à la ferme
Une ambulance israélienne emporte le corps de Tareq Maali sur la route 463, entre les collines enchanteresses du centre de la Cisjordanie, escarpées, où l’herbe d’hiver pousse dru. La famille Maali ne sait pas quand le corps lui sera rendu. Samedi 21 janvier, les femmes du village de Kafr Nemeh prennent place autour de l’épouse, qui gémit. Le plus âgé des trois fils a 12 ans. Ils demeurent assis auprès d’un oncle handicapé, Yousouf, qui gobe des médicaments antidouleur pour ses nerfs.
Des proches de Tareq Maali, 42 ans, pleurent sa mort devant la maison familiale à Kafr Nameh (Cisjordanie), le 21 janvier 2023. L’homme a été abattu le matin même par un colon à Jabal Al-Risan. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Son frère Ashraf descend de voiture en pleurs, de retour de son interrogatoire par le renseignement israélien. Un camion à bétail se gare derrière lui. Quatre hommes debout sur le plateau arrière le débâchent et une voix de forain craquelle dans un micro. Elle annonce que le « martyr » Tareq Maali a été reconnu comme l’un des siens par le Jihad islamique. Le père, Odeh Maali, 64 ans, balaie cette annonce d’une main : « Tareq n’avait plus de liens avec le Jihad depuis qu’il était sorti des prisons israéliennes, après la seconde Intifada. »
Tous ici ont vu Tareq Maali mourir, dans une vidéo filmée par une caméra de surveillance sur la colline voisine. On y voit l’homme se précipiter à toutes jambes vers un colon. Ce dernier le met en joue avec son pistolet. Tareq Maali tombe. Il se relève et court de nouveau vers le fermier israélien qui fuit, puis se retourne et tire. Tareq Maali s’écroule à ses pieds. L’armée affirme qu’il a tenté de poignarder le colon. La presse israélienne a diffusé de mauvaises captures vidéo d’un tournevis dans sa main inanimée.
Dhafer Ataya, adjoint au maire de Kafr Nameh (Cisjordanie), embrasse le frère de Tareq Maali le jour de la mort de ce dernier, devant la maison familiale, le 21 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Cadre dans une usine d’aluminium, Tareq Maali touchait un excellent salaire de 9 000 shekels (2 450 euros). Petit-fils de réfugiés, chassés de la région de Latroun en 1948, à la naissance de l’Etat d’Israël, il avait acquis un petit hectare d’oliviers sur la colline où il est mort. Un chemin de terre y serpente. D’antiques restanques de pierre sèche s’écroulent lentement dans la pente raide.
Au sommet, un colon a établi une ferme à moutons en 2018. Une étoile de David juchée sur un mât l’illumine chaque nuit. Ce berger, Eitan Zeev, patrouille à moto, aidé de miliciens armés. Il bouscule ceux qui osent s’aventurer sur la colline. « Mais Tareq entretenait encore ses arbres tous les vendredis. Il était obstiné », raconte son cousin Dafer Ataya, maire adjoint du village.
En août 2020, M. Zeev a déjà grièvement blessé au fusil un Palestinien. Il a été condamné en justice à une amende. En février 2021, il a tué Khaled Nofal, comptable, père d’un garçon blond de 5 ans. Sa famille possède quinze hectares sur la colline. Elle ignore pourquoi Khaled y était monté en pleine nuit, sans arme. Elle n’a pas porté plainte. « Nous n’avons pas confiance en la justice [israélienne], dit son frère Mohammed, avocat. Tout ce que je sais, c’est que ce colon a volé des terres, qu’il est assis là-haut et qu’il tue quiconque s’approche. »
Eitan Zeev est originaire des colonies d’Hébron. Son épouse, petite-fille du grand rabbin Moshe Levinger, est morte d’un cancer il y a deux ans. L’Organisation sioniste mondiale lui a attribué un terrain, considéré comme terre d’Etat par Israël depuis les années 1980. L’entreprise de bâtiment et travaux publics des colons, Amana, lui a aménagé une route.
Des colons israéliens sont délogés par l’armée et la police des frontières après avoir illégalement mis en place un avant-poste de colonisation sur des terres palestiniennes privées, près de Jourish (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Depuis six ans, Amana a coordonné l’implantation d’une cinquantaine de fermes isolées comme celle-ci, doublant la surface de terres colonisées en Cisjordanie. « Nous avons manifesté pendant six mois. L’armée nous chassait. Elle protège Zeev », soupire Dafer Ataya. En octobre 2022, les voisins sont parvenus à récolter les olives, en montant tous ensemble en même temps, après de longues négociations avec l’armée.
Dimanche 22 janvier : arrestations en série à Silwad
Mahmoud Awad vient de rentrer chez lui, dimanche 22 janvier, après avoir passé trois jours en prison en Israël. Les soldats étaient venus chercher cet ouvrier de 20 ans, la nuit, chez son père, dans leur village de Silwad, au nord de Ramallah. Ils avaient vidé les placards de sa chambre et embarqué l’un de ses pantalons. Ses interrogateurs ont reconnu le vêtement qu’il portait en octobre 2022, une nuit d’émeutes à Silwad. Mahmoud Awad avait été filmé par l’armée alors qu’il jetait des pierres sur les soldats, venus arrêter l’un de ses voisins. Il s’en est tiré avec une amende (300 euros).
En novembre 2022, il avait déjà passé une semaine en prison, pour la même raison. La prochaine fois, son juge lui a promis qu’il resterait derrière les barreaux. Depuis un an, l’armée israélienne paraît réinventer le mouvement perpétuel à Silwad : une arrestation provoque des émeutes, qui suscitent de nouvelles arrestations, et ainsi de suite. Guerre d’usure.
Drapeaux du Front démocratique pour la libération de la Palestine, une organisation marxiste-léniniste palestinienne laïque aussi appelée Front démocratique, à Kafr Nameh (Cisjordanie), le 21 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Il s’agit de savoir qui s’épuisera le premier, les soldats ou les jeunes de Silwad. « Ils utilisent la détention administrative [sans inculpation ni limite de temps] de façon préventive, pour faire peur aux jeunes avant qu’ils ne commettent une action plus sérieuse », affirme Mahmoud Awad.
Plus de 90 habitants (pour 10 000 au total) sont aujourd’hui détenus. Un chiffre impressionnant, à la mesure d’un village très engagé, riche de l’argent qu’envoient ses familles émigrées aux Etats-Unis. La commune, où les islamistes demeurent puissants, résista à l’armée anglaise dès 1932 et vit naître l’un des chefs du Hamas, Khaled Mechaal. En décembre, un habitant de Silwad, Mujahid Hamed, a tiré depuis sa voiture sur des soldats, avant d’être abattu.
« Une nuit d’août, les soldats ont arrêté trente-cinq personnes d’un coup !, détaille Suheil Farès, un cadre local du Fatah. Aujourd’hui, ils ne viennent plus qu’une fois par semaine. Le renseignement appelle les suspects et leur demande de se présenter à la base voisine d’Ofra ou à la prison d’Ofer. Il y a un mois, mon neveu a été convoqué. Il a patienté trois heures devant Ofer, puis ils lui ont demandé de partir, disant qu’ils le rappelleraient. »
Des soldats israéliens bloquent l’entrée de Jabal Al-Risan (Cisjordanie), le 21 janvier 2023, après la mort de Tareq Maali, tué le matin par un colon. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Des militants palestiniens se préparent pour une manifestation à Kafr Qaddum (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Dans le même temps, les barrages militaires ont pris une place démesurée dans la vie du village. L’armée en tient deux, aux entrées sud. Ils sont demeurés en place durant trois mois à l’été. Les cortèges funéraires étaient contraints de passer à pied pour atteindre le cimetière. Les camions à ordures et les citernes des eaux usées ne savaient plus où jeter leurs chargements.
Depuis novembre, ces barrages ne sont plus que temporaires. « Ils les ouvrent vers 3 heures de l’après-midi, quand les gens commencent à rentrer du travail, et pas tous les jours », raconte le maire du village, Raed Hamid. « Si vos papiers indiquent que vous êtes de Silwad, ils vous font arrêter le moteur et prennent votre photo pour leur base de données Blue Wolf [un système de reconnaissance faciale déployé par l’armée en Cisjordanie depuis 2016] », affirme M. Farès, le responsable du Fatah.
Cela crée des embouteillages, parfois des drames. Zaïd Omar, chauffeur de taxi, s’informe chaque jour de ces points de contrôle, sur un groupe WhatsApp animé par des collèges. Le 15 janvier, c’est par ce groupe qu’il a appris la mort de son frère cadet, Ahmed.
Un jeune combattant affilié au Jihad islamique palestinien remplit un chargeur de fusil, à Jénine (Cisjordanie), le 19 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Entrepreneur du bâtiment, Ahmed Omar venait d’aider une femme à changer sa roue crevée. Il patientait devant les soldats, dans sa voiture avec son fils, âgé de 19 ans. « Le point de contrôle est peu visible près d’un pont, sur une route en zigzags. Derrière Ahmed, d’autres automobilistes ne comprenaient pas pourquoi ça n’avançait pas. Ils ont klaxonné », raconte Zaïd Omar.
Un soldat a jeté une grenade assourdissante sur le toit de la voiture d’Ahmed Omar, qui s’en est plaint, selon son frère. Le soldat l’a aspergé de gaz au poivre. Ahmed Omar est sorti de sa voiture aveuglé, assourdi, agressif. Il a été abattu. L’armée a affirmé qu’il avait cherché à poignarder un soldat, puis qu’il avait voulu s’emparer de son arme. De premiers éléments d’enquête diffusés lundi par la presse israélienne indiquent que le soldat aurait fait preuve d’un « sévère défaut de jugement ».
« Le type l’a tué de sang-froid. Froid ! Puis, il a simplement dit à mon neveu : “J’ai tué ton père.” Ça ne lui faisait rien : pour lui, nous ne sommes pas des êtres humains », juge Mohammed Omar, l’aîné de la fratrie. Durant une semaine, l’armée a cessé de barrer cette route. Elle a repris ses contrôles le 21 janvier.
Le village palestinien de Ras Karkar, au nord-ouest de Ramallah (Cisjordanie), le 21 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Louis ImbertHalhul, Bethléem, Kafr Nemeh, Silwad (Cisjordanie occupée), envoyé spécial
Par Louis Imbert (Halhul, Bethléem, Kafr Nemeh, Silwad (Cisjordanie occupée), envoyé spécial) et Clothilde Mraffko (Jénine, Jourish, Kafr Qaddum (Cisjordanie occupée), envoyée spéciale)
Publié aujourd’hui à 05h30, mis à jour à 18h58https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/26/chronique-d-une-semaine-de-repression-ordinaire-en-cisjordanie_6159360_3210.html.
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