S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Durant deux heures, trois témoins directs de la guerre d'Algérie ont partagé leur vécu avec une vingtaine de jeunes et de personnels de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.
La médiation autour des témoignages a été assurée par un professionnel de l’ONACVG Ile-de-France. Le public a ensuite pu questionner et échanger avec les intervenants.
Le projet a été organisé et construit par :
L’Espace Parisien Histoire Mémoire Guerre d’Algérie. L'Office National des Anciens Combattants et Victimes de Guerre.
La Direction Territoriale de la Protection Judiciaire Seine-et-Marne.
La Direction Inter-Régionale Ile-de-France et Outre-Mer.
Les témoins sont :
Mme Jacqueline GOZLAND, ancienne française juive d’Algérie.
8 janvier 1957. Massu prend possession d’Alger avec ses parachutistes de la 10ème division. La torture va désormais être au centre de la politique de « pacification ». Combien en ont été victimes en toute légalité ?
Avec
Sylvie Thénault Historienne, directrice au CNRS, spécialiste de la colonisation en Algérie et de la guerre d’indépendance algérienne
Florence Beaugé Ancienne journaliste au journal Le Monde
Malika Rahal Historienne, chargée de recherche HDR au CNRS, et directrice de l'Institut d'Histoire du Temps Présent. Elle est spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Algérie
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Attention, certains propos et images peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes ainsi que des personnes non averties.
Les 8.000 hommes du général Massu quadrille Alger. Les lieux de torture situés dans certaines des plus belles villas ne désemplissent pas. Paul Aussaresses institutionnalise la torture et la rend légitime et nécessaire avec l’accord tacite du gouvernement français d’alors. Le fervent communiste Henri Alleg, journaliste et ancien directeur du journal Alger Républicain va être un des premiers à dénoncer cette torture systématique. Il va en faire les frais. Il est arrêté le 12 juin 1957 au domicile de son ami Maurice Audin. Combien d’Algériens en ont été victimes ? Certains ont trouver le courage de témoigner…
Avec le témoignage de Louisette Ighilarhriz et les témoignages posthumes d’Abane Ramdane, militant politique et révolutionnaire algérien, ayant joué un rôle clé dans l'organisation de la lutte indépendantiste lors de la guerre d'Algérie et Henri Alleg, journaliste français, membre du PCF et ancien directeur d'Alger républicain.
Celui qui va se qualifier lui-même de voyou de la République, décide, 40 ans après la signature des accords d’Évian mettant un terme à la guerre d’Algérie, de tout révéler sur la torture.
Avec
Florence Beaugé Ancienne journaliste au journal Le Monde
Malika Rahal Historienne, chargée de recherche HDR au CNRS, et directrice de l'Institut d'Histoire du Temps Présent. Elle est spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Algérie
Claire Mauss-Copeaux Historienne de la guerre d’Algérie et des violences de guerre
Attention, certains propos et images peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes ainsi que des personnes non averties.
D’abord dans Le Monde sous la plume de Florence Beaugé avec qui, petits-déjeuners après petits-déjeuners à la cafétéria du journal, puis avec Marie-Monique Robin, journaliste d’investigation, Paul Aussaresses qui est devenu général, se confie. Il se raconte, de son enfance bourgeoise dans une famille cultivée, à l’Algérie, en passant par son amour des belles lettres, de sa passion pour Virgile et le grec ancien et son amour de cette France coloniale qui ne veut pas perdre, de son héroïsme pendant la Seconde guerre mondiale, de ses actes valeureux de résistance face au nazisme. Puis vient sa formation au SDECE (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage) et la guerre subversive qu’il va enseigner aux dictateurs d’Amérique du Sud et aux interrogateurs de la CIA (Central Intelligence Agency). À l’aube de sa vie, c’est sans doute l’ennui et le désir de laisser une trace, lui, l’homme de l’ombre, qui le pousse à témoigner.
En 1953, le monde est entré dans l’ère de la confrontation Est-Ouest pour le partage du monde : d’un côté, les États-Unis et les grandes puissances occidentales (France et Royaume-Uni), de l’autre, l’URSS et les « démocraties populaires ». C’est aussi le temps des décolonisations, et l’empire colonial français craque de partout : Vietnam, Madagascar, Cameroun, Maroc, Tunisie, sans parler de l’Algérie et des massacres du 8 mai 1945 dans le Nord-Constantinois.
En France, la gauche politique et syndicale est surtout focalisée autour de la guerre d’Indochine et contre les États-Unis1 et plusieurs militants et dirigeants communistes ou cégétistes sont arrêtés et inculpés pour « atteinte à la sûreté de l’État », comme le soldat Henri Martin2.
LA POLICE PROTÈGE L’EXTRÊME DROITE
Peu de gens le savent, mais pendant longtemps les organisations politiques et syndicales de la gauche française ont défilé le 14 juillet depuis 1935. Ces défilés faisaient partie des traditions ouvrières au même titre que le 1er mai. Ils étaient autorisés et à partir de 1950, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine légale du Parti du peuple algérien (PPA) — interdit depuis 1939 —, avec à sa tête Messali Hadj, décident de se joindre aux défilés du mouvement ouvrier français. `
La manifestation démarre place de la Bastille à Paris, et on peut y voir d’anciens combattants, le Mouvement de la paix, le Secours populaire, l’Union de la jeunesse républicaine de France, l’Union des étudiants communistes et de l’Union des femmes françaises (UFF). La CGT suit avec ses différentes fédérations syndicales (cheminots, métallurgie…), puis viennent les organisations de la banlieue parisienne. On voit aussi des bonnets phrygiens, des Marianne qui font des rondes, des fanfares républicaines. Une tribune avec un grand nombre de personnalités politiques de gauche est placée à l’arrivée, place de la Nation. Dans la manifestation, on entend les slogans : « Libérez Henri Martin ! » ou « Paix en Indochine ! » Enfin, en queue du défilé viennent les Algériens du MTLD. Mais avant même que le cortège des Algériens ne se mette en marche, un petit groupe d’une vingtaine de militants d’extrême droite cherche à les provoquer et à les frapper. Très rapidement, ils se retrouvent encerclés par le service d’ordre de la CGT et des Algériens. La police va alors intervenir, mais pour les protéger et non les arrêter.
Passé cet accrochage, les militants du MTLD poursuivent leur défilé. Ils sont très organisés en six groupes, précédés chacun d’un numéro désignant leurs différents secteurs. Au total, ils sont entre 6 000 et 8 000, soit plus d’un tiers de la totalité des manifestants (15 000 à 20 000). Ils défilent derrière le portrait de leur dirigeant Messali Hadj, et sont encadrés par un service d’ordre repérable à ses brassards verts. Quelques drapeaux algériens apparaissent ici et là. Ils sont très applaudis sur le parcours et scandent leurs propres mots d’ordre réclamant l’égalité entre Français et Algériens et la libération de Messali Hadj, qui se trouve en résidence surveillée depuis plus d’un an.
Arrivé place de la Nation, le premier cortège des Algériens passe devant la tribune officielle où il est applaudi, et commence à se disloquer. Un orage éclate au moment où les policiers chargent pour enlever les drapeaux, portraits et banderoles du MTLD. Le brigadier-chef Marius Schmitt3 dira plus tard : « Selon les ordres reçus, nous avons essayé de dégager la place et de fragmenter le groupe de manifestants ». Pour le gardien de la paix Henri Choquart : « C’est un inspecteur principal adjoint qui a donné l’ordre. Il s’agissait de disperser un cortège de Nord-Africains qui criaient et portaient des banderoles ou pancartes. » Et le gardien Pierre Gourgues : « Suivant les ordres reçus, nous nous sommes emparés des banderoles et, brusquement, à partir des rangs situés à l’arrière de la colonne de manifestants, nous furent jetés toutes sortes de projectiles ».
« LES CANIVEAUX ÉTAIENT ROUGES »
Selon de nombreux manifestants, l’affrontement s’est déroulé en plusieurs temps. Premier temps, les policiers chargent matraque à la main, mais les Algériens ne se laissent pas faire. Ils utilisent des barrières en bois qui servent à un marché et se défendent comme ils peuvent. D’autres vont chercher des bouteilles et des verres qu’ils trouvent sur les terrasses des cafés et les lancent sur les forces de l’ordre… Les policiers en nombre inférieur sortent alors leurs armes et tirent une première fois dans la foule. Malgré ces premiers morts, les Algériens avancent toujours et les policiers pris de panique reculent et se retirent derrière leurs cars en attendant les secours. Pendant ce temps-là, un fourgon et une voiture de police sont incendiés. Puis, selon plusieurs témoins, deux policiers seraient restés à terre. Soixante ans après, le gardien de la paix Robert Rodier le confirme :
Nous, on allait repartir dans les cars. Mais quelqu’un a dit : “Attention ! Vous laissez deux gars là-haut !” Alors on a fait demi-tour et on est repartis pour aller les ramener. Alors là, […] je voyais les collègues qui tenaient leurs pétards à l’horizontale. Ce n’étaient pas des coups de feu en l’air pour faire peur. […] C’étaient des coups de pétard avec le revolver à l’horizontale. Et les gars arrivaient, le premier rang tombait, et ça revenait derrière. Les caniveaux étaient rouges, ouais ! Ça, je m’en souviendrai toujours. Et ça tirait ! Deux cent dix douilles sur le terrain. […] Moi aussi, j’ai tiré, mais ça, je ne le disais pas4.
Les affrontements les plus violents ont lieu entre les carrefours du boulevard de Charonne et du boulevard de Picpus, et de chaque côté de l’avenue du Trône et du cours de Vincennes. Puis, une véritable chasse à l’homme est organisée dans tout le quartier. Il y a de nombreux blessés, tabassés par la police. On relèvera sept morts (six Algériens et un Français qui voulaient s’interposer entre les policiers et les Algériens). Le climat politique et le racisme à l’œuvre dans la police parisienne mènent à ce massacre. Conclusion de l’historien Emmanuel Blanchard :
Il est important de rappeler que si cet événement est alors inédit du point de vue parisien, il est d’une certaine façon courant de longue date aux colonies. Mais ce qui est peu commun, c’est que cela se passe à Paris, un 14 juillet, sur la place de la Nation.
LES SEPT VICTIMES DU 14 JUILLET 1953
➞ Abdallah Bacha (25 ans), né en 1928 à Agbadou (Algérie). Atteint d’une balle dans la région dorsale qui est ressortie à la base du cou, il est décédé à 18 h à l’Hôtel-Dieu ; ➞ Larbi Daoui (27 ans), né en 1926 à Aïn Sefra (Algérie). La balle, que l’on n’a pas retrouvée, est entrée par le sternum et a traversé le cœur. Décédé à 18 h 30 à l’hôpital Tenon. Il habitait à Saint-Dié (Vosges), où il était manœuvre et domestique ; ➞ Abdelkader Draris (32 ans), né en 1921 à Djebala (Algérie). Il a été atteint d’une balle dans la région temporale gauche, qui est ressortie par la tempe droite. Décédé à 18 h à l’hôpital Saint-Louis, il travaillait chez Chausson ; ➞ Mouhoub Illoul (20 ans), né en 1933 à Oued Amizour (Algérie). La balle est entrée dans le sourcil gauche jusqu’à la boîte crânienne puis est ressortie. Décédé à 20 h 30 à l’hôpital Saint-Louis, il habitait et travaillait comme ouvrier du bâtiment au centre de formation de Saint-Priest (Rhône) ; ➞ Maurice Lurot (41 ans), né en 1912 à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes). La balle est entrée dans la poitrine au niveau du sternum et a traversé le poumon et le thorax. Décédé à l’hôpital Saint-Louis, il était ouvrier métallurgiste à Paris ; ➞ Tahar Madjène (26 ans), né en 1927 au douar Harbil (Algérie). Frappé d’une balle sous la clavicule gauche qui lui a perforé le cœur et les poumons, il est décédé à 17 h 40 à l’hôpital Tenon ; ➞ Amar Tadjadit (26 ans), né en 1927 au douar Flissen (Algérie). Il a reçu une balle qui a atteint le cerveau dans la région frontale gauche. Il présentait, en plus, de nombreuses traces de violences au niveau de la face. Décédé à 20 h à l’hôpital Saint-Louis.
Tandis que les balles sifflent encore sur place de la Nation, les secours s’organisent. Beaucoup d’Algériens préfèrent se soigner chez eux, ils craignent de se faire arrêter à l’hôpital. Les hôpitaux les plus proches sont pleins, un formidable mouvement de solidarité envers les blessés s’organise. On fait la queue (surtout chez des gens de gauche) pour les voir, leur parler et les réconforter. On leur apporte des fruits, des légumes, des cadeaux…
UNE « ÉMEUTE COMMUNISTE »
Le traitement de l’information est diamétralement différent dans les journaux. D’un côté, la presse anticommuniste reprend la version policière de l’émeute algérienne. Scénario que l’on retrouve dans Le Figaro, l’Aurore, le Parisien libéré, France-Soir, ou de façon atténuée dans Le Monde, quotidien qui va évoluer au fil des jours. Exemple de L’Aurore qui titre en une : « Ce 14 juillet, hélas ensanglanté par une émeute communiste ». Sous-titre : « 2 000 Nord-Africains attaquent sauvagement la police ». Les articles de deux journaux de gauche (Libération et L’Humanité) rétablissent la vérité. Mais l’information va progressivement disparaître de la une à partir du 24 juillet.
En Algérie, il y aura quelques arrêts de travail, mais peu de débrayages. Le 21 juillet 1953, un hommage est rendu à la Mosquée de Paris devant les cercueils des victimes algériennes recouverts du drapeau algérien. Le soir, un important meeting de protestation est organisé au Cirque d’hiver à Paris et le 22 juillet, c’est le jour des obsèques du militant CGT Maurice Lurot à la Maison des métallos, rue Jean-Pierre Timbaud (Paris 11e). Le drapeau algérien recouvre ceux des victimes algériennes et le drapeau rouge celui de Maurice Lurot. Dans l’après-midi, c’est le départ des convois funéraires des victimes algériennes jusqu’à Marseille pour les ramener en Algérie. Ensuite, une foule estimée à plusieurs milliers de personnes accompagne à pied le cercueil de Maurice Lurot jusqu’au cimetière du Père-Lachaise. En fait, les autorités françaises ont très peur du rapatriement des corps en Algérie, car la tuerie du 14 juillet a un grand retentissement. C’est surtout le quotidien de la gauche algérienne, Alger républicain, proche du Parti communiste algérien (PCA)et dirigé par Henri Alleg qui donne le plus d’écho à cet événement. Des grèves éclatent, des débrayages ont lieu et un large comité de soutien aux familles des victimes se constitue avec des représentants du MTLD, du PCA, et de toutes les forces progressistes du pays. La foule se presse devant le port d’Alger et se recueille devant les cercueils. Puis les convois funéraires prennent les directions de leurs villages.
LES MENSONGES DES POLICIERS ET DE LA JUSTICE
Évidemment, le soir même du drame, la hiérarchie policière et le gouvernement ont entrepris une vaste opération que l’on peut résumer à un véritable « mensonge d’État ». Pour eux, ce sont les Algériens qui étaient agressifs et qui ont même tiré sur les forces de l’ordre d’où leur conclusion de « légitime défense ». Ainsi dans les archives de la police ou du juge d’instruction, l’unanimisme des affirmations des représentants des forces de l’ordre est pour le moins troublant, car ils seront 55 à avoir, sans aucune preuve, « entendu des coups de feu qui venaient du côté des manifestants ou du côté de la place de la Nation », là où se trouvaient les Algériens.
La fabrication du mensonge d’État s’est aussi illustrée par la façon dont le juge Guy Baurès a sélectionné les déclarations des policiers pour rendre ses conclusions de non-lieu. En effet, lorsqu’on regarde de plus près les dépositions mensongères des policiers, on remarque dans la marge de petits traits qui correspondent aux phrases que le juge d’instruction a relevées. Ces annotations vont lui servir à rendre son avis sur cette « violence à agents ». Bien entendu, le juge va écarter toutes les déclarations des Algériens, car pour lui elles ne sont pas assez précises, bien qu’accablantes pour la police.
L’autre grand mensonge d’État concerne l’analyse des balles et la récupération des douilles. On sait qu’au moins une soixantaine de balles ont été tirées (les 50 blessés par balle et les 7 tués). Or le dossier d’instruction ne fait état que de 17 douilles ramassées place de la Nation : une véritable anomalie. Or l’analyse des balles n’a été faite que sur les armes des 8 policiers qui ont affirmé avoir tiré. Soixante ans après, Robert Rodier qui reconnaît avoir alors tiré sur les Algériens confirme qu’il ne l’a jamais dit lors de l’enquête judiciaire : « Moi je sais que j’avais deux chargeurs de dix cartouches, il en est parti neuf. Et c’était à l’horizontale. » Et il confirme la manipulation :
C’est les gars en civil de notre service qui ont ramassé les douilles ! … C’est pour cela que l’on nous avait convoqués au Grand Palais un jour, et on nous a dit : “Ici vous pouvez parler. Vous pouvez dire ce que vous voulez.” Mais il fallait la mettre en veilleuse après !
André Brandého est encore plus précis sur cette question :
Mais les balles… Les gars allaient en chercher chez Gastinne-Renette, avenue Franklin-Roosevelt, là où il y avait une armurerie [pour mettre des neuves dans leur chargeur] ; j’ai un collègue qui a pris une boîte complète pour remplacer celles qu’il avait tirées.
Dans les archives du département de la Seine, j’ai pu identifier, à partir des archives accessibles, 47 manifestants blessés par les tirs policiers du 14 juillet 1953. Deux autres blessés par balle, et hospitalisés à l’hôpital Saint-Antoine (Paris 12e) : Vasvekiazan (tête) et Cyprien Duchausson (main) sont également mentionnés dans L’Algérie libre, le journal du MTLD (numéro spécial du 29 juillet 1953), mais je n’ai retrouvé aucune trace de leur hospitalisation. Cela dit, il y a eu certainement d’autres blessés par balle, comme Mohamed Zalegh, qui n’est pas allé à l’hôpital, mais m’a déclaré en 2012 : « La bagarre a commencé quand ils ont voulu prendre le portrait de Messali. Moi, j’ai été touché là ! Au derrière par une cartouche. Cela brûle la veste, la peau ».
À tous ces blessés par balle, il faut bien entendu ajouter les nombreux blessés à coups de matraque.
« LA SUITE, C’EST LE DÉCLENCHEMENT DE LA RÉVOLUTION DU 1ER NOVEMBRE 1954 »
La hiérarchie policière va profiter du mensonge d’État pour renforcer son arsenal répressif. Deux corps de police spécifiques vont être créés peu de temps après le 14 juillet. Un premier, les compagnies d’intervention ou compagnies de district, qui vont être mieux équipées et spécialisées dans le maintien de l’ordre. On les retrouvera en action lors des manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 au métro Charonne.
L’autre corps qui est créé dès le 20 juillet est la “Brigade des agressions et violences” (BAV). Qui se spécialisera surtout par des contrôles de population algérienne dans les cafés et les hôtels en constituant un fichier de tous les individus nord-africains.
Enfin, une autre conséquence, très surprenante, de cette manifestation est donnée par l’historienne Danielle Tartakowsky :
À la suite de cette manifestation du 14 juillet 1953, tous les cortèges ouvriers dans Paris vont être interdits… jusqu’en 1968. Il n’y aura plus de défilés du 1er Mai à Paris, mais seulement des rassemblements, souvent dans le bois de Vincennes… Et ce sera aussi le dernier défilé populaire du 14 juillet à Paris.
Enfin, dernière conséquence et non des moindres, le massacre du 14 juillet 1953 va être un déclic pour nombre de militants nationalistes pour passer à la lutte armée. En effet, il faut savoir qu’en 1953, le MTLD était déjà en crise. Le conflit entre Messali Hadj et le comité central du mouvement avait pris un tournant dès le congrès d’avril 1953, quand de nouveaux statuts limitant les pouvoirs du président avaient été adoptés. L’été 1954 verra la création de deux congrès du MTLD, les uns excluant les autres. Dans cette situation, Mohamed Boudiaf et 5 autres militants nationalistes contactent les anciens de l’Organisation spéciale (OS), organisation paramilitaire du PPA pour créer le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA). Officiellement pour unir le parti, mais surtout pour passer à la lutte armée. Cette décision amena à la « réunion des 22 » militants du PPA qui fixera au 1er novembre 1954 le déclenchement de la libération nationale avec la création du FLN. Finalement, la répression aveugle en plein Paris du 14 juillet 1953 sonne à la fois comme un prélude et un déclic à une véritable lutte armée guerre totale. Indiscutablement, comme l’affirment certains témoins de cette répression aveugle, on peut dire que ce 14 juillet 1953, ont été tirés les premiers coups de feu de la guerre d’Algérie.
UN DRAME EFFACÉ DES MÉMOIRES
En dehors d’une banderole du MTLD dépliée le 1er mai 1954 au bois de Vincennes, d’une minute de silence observée à la mémoire des victimes lors du congrès « messaliste » du MTLD en juillet 1954, d’un article dans Liberté, organe du PCA et d’un très bon reportage dans le mensuel du Secours populaire (La Défense, juillet-août 1954), on peut dire que dès l’été 1953, le drame du 14 juillet est quasiment oublié. En Algérie, la division du mouvement nationaliste et surtout la guerre d’Algérie (avec ses milliers de morts) auront vite recouvert cette tuerie. Et puis, le nouveau pouvoir issu de la révolution de 1962 — dirigé par Ahmed Ben Bella puis par Houari Boumediene après son coup d’État de 1965 — a cultivé un certain « patriotisme sélectif », au détriment de la vérité historique.
Honorer des gens qui défilaient derrière le portrait de Messali Hadj, qualifié pendant longtemps de « traître à la révolution », était impensable pour ce nouvel État au parti unique. Ces six victimes algériennes n’ont jamais été reconnues par le pouvoir comme martyrs de la révolution et aucune indemnité n’a été versée aux familles jusqu’à aujourd’hui.
En France, le drame du 14 juillet 1953 a lui aussi disparu très tôt de la mémoire collective. De plus, pour l’ensemble des Français, l’intérêt pour les événements internationaux se focalise non pas sur l’Algérie, mais sur la guerre en Indochine (commencée en 1946). Cela dit, un autre facteur a favorisé l’effacement mémoriel de l’événement, comme l’explique l’historienne Danielle Tartakowsky : quelques mois avant le 14 juillet, le PCF, par la voix de Maurice Thorez, avait décidé d’abandonner la ligne dure d’affrontement « classe contre classe » pour revenir à une union de la gauche et de toutes les forces démocratiques. La grève d’août 1953 sera dans la droite ligne de cette nouvelle stratégie, avec un recentrage sur des problèmes salariaux et syndicaux. Cette manifestation du 14 juillet vient donc perturber la nouvelle orientation.
L’histoire de France ne veut pas se souvenir ni même retenir ces morts algériens, comme ce fut le cas pour ceux du 17 octobre 1961, contrairement à la répression au métro Charonne de la manifestation du 8 février 1962 : des écoles, des stades, des rues portent les noms des victimes. Là, rien… Cette forme de différentialisme fondé sur le « eux et nous » puise sa source dans un patriotisme ethnocentré, loin des valeurs universelles. Il y a aura pourtant en France, comme en Algérie un timide retour de la mémoire à partir des années 1980-1990, mais surtout dans les années 2000 avec le chapitre du livre de Danielle Tartakowsky sur Les Manifestations de rue en France, 1918-1968 (éditions de la Sorbonne, 1997), et le premier livre sur ce drame écrit par Maurice Rajsfus, 1953. Un 14 juillet sanglant (Viénot, 2003 ; éditions du Détour, 2021) et enfin, plusieurs chapitres très documentés du livre d’Emmanuel Blanchard La Police parisienne et les Algériens (1944-1962) (Nouveau Monde, 2011). En Algérie, on peut quand même signaler un hommage rendu à Amar Tadjadit dans son village à Tifra en 2006 et une journée d’étude sur Larbi Daoui à Tiout en 2009.
Ce massacre doit être reconnu comme crime d’État, au même titre que ceux du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962. Une première étape importante de cette réhabilitation a déjà eu lieu le 6 juillet 2017. La mairie de Paris, sur proposition de Nicolas Bonnet Oulaldj, président du groupe communiste, a organisé la pose d’une plaque commémorative place de la Nation à la mémoire des victimes de cette répression du 14 juillet 1953. Depuis, avec la Ligue des droits de l’homme, la mairie du 12e arrondissement de Paris et différentes associations et partis, chaque année une commémoration et un bal populaire sont organisés place de la Nation pour perpétuer cette mémoire.
DANIEL KUPFERSTEIN
Illustration : manifestation du 14 juillet 1953, le défilé des travailleurs algériens (archives de la CGT).
En 1954, le service militaire, d’une durée de dix-huit mois, était un passage obligé – et ritualisé: «Bon pour le service, bon pour les flles», entendait-on à l’issue des «trois jours» de présélection. Le service s’inscrivait dans une continuité logique d’entrée dans l’âge adulte, avec la fn des études, les débuts dans la vie professionnelle puis la fondation d’une famille. Avant leur départ pour l’Algérie, les appelés effectuaient leurs classes pour apprendre à marcher au pas et se familiariser avec le maniement des armes. C’était là aussi que des amitiés se nouaient – et que l’on faisait l’apprentissage de la discipline, voire de l’arbitraire. Avec les besoins sans cesse grandissants de l’armée, les appelés ont été de plus en plus nombreux à effectuer leurs classes directement en Algérie.
TRAMOR QUEMENEUR
Un tract précoce contre la guerre
Nous sommes des soldats de tous contingents – appelés, maintenus, rappelés – qui devons partir incessamment pour l’Afrique du Nord. Croyants et incroyants, chrétiens et communistes, juifs et protestants, nous voulons nous recueillir pour la paix et la fraternité en Afrique du Nord. […]. Notre conscience nous dit que cette guerre que nous avons à porter contre nos frères musulmans, et dont beaucoup sont morts pour défendre notre pays, est une guerre contraire à tous les principes chrétiens, à tous les principes de la Constitution française, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à toutes les valeurs dont notre pays s’enorgueillit justement. […] Nous serions prêts, demain, à prendre les armes contre toute armée qui viendrait jouer ici le rôle que l’on veut nous faire jouer aujourd’hui en Afrique du Nord. Nous ne sommes pas des objecteurs de conscience, mais si nos bras tremblent en tirant sur nos frères musulmans, il faut que tous les Français le sachent, c’est parce que notre conscience se soulève.»
> Tract intitulé «Silence pour la paix. Ce que signife la présence des rappelés à l’église Saint-Séverin».
Les 24 et 28 août 1955, quelques jours après le soulèvement du Nord-Constantinois, des décrets de rappel des jeunes gens ayant terminé leur service militaire, et de maintien sous les drapeaux de jeunes gens en train d’accomplir leur devoir national, sont passés. Ils concernent respectivement 62 000 et 180 000 personnes. Ces mesures impopulaires entraînent de nombreux incidents. Le mécontentement tient au fait de devoir faire une nouvelle période sous les drapeaux, mais des revendications anticolonialistes existent, comme dans ce document distribué le 29 septembre 1955.
«Tu te rends compte, un an (presque) sans revenir chez soi»
Bien chère maman, Je suis sorti de l’infrmerie, ce matin. J’ai été me renseigner pour mon départ en “perme”; je ne pars pas avant le 3 septembre, et en plus de cela je n’ai que 6 jours à prendre; ces salauds-là, ils m’ont déduit les 2 jours que j’avais pris à Noël ; alors au lieu de 8 jours je n’en ai plus que 6 ; pour ma dernière “perme” cela va être très court. Ils auraient dû faire un petit effort. Je ne sais pas si tu te rends compte, un an (presque) sans revenir chez soi, et dans un bled perdu à “Tataouine”, c’est presque un encouragement à devenir déserteur, ce truc-là.»
> Lettre de Bernard Henry à sa mère, août 1957.
Employé parisien du Printemps, Bernard Henry est appelé au service militaire en 1957. D’abord affecté en Allemagne, après avoir été muté au 588e bataillon du train, le caporal Bernard Henry, né en 1937, est « chef de pièce » dans une compagnie opérationnelle. Il subira des attaques régulières qui le plongeront dans l’inquiétude (lire p.27).
LA PAGAILLE VUE PAR UN SÉMINARISTE
Je me présente à la caserne, à Rennes, le mardi matin, où je retrouve mes anciens copains de Madagascar. Nous attendons notre départ pour Rivesaltes. Je suis étonné du calme de ces soixante-dix “maintenus sous les drapeaux”. […] Le mercredi à 16 heures, nous embarquons dans les camions […] pour la gare. Les types, en général, sont calmes, mais nous nous apercevons bientôt qu’il y a des flics à tous les carrefours, un panier à salade plein de CRS et une patrouille d’engagés en armes. Résultat : nous nous énervons et nous apostrophons les flics et les rempilés. […] Les types gueulent tout ce
qu’ils peuvent. Sur les wagons sont inscrits les cris UN DÉPART LES LARMES AUX YEUX
préférés : “Les engagés au Maroc. La quille pour
les rappelés”; “Flics au Maroc, CRS dans l’Aurès”, Il est 16 heures, nous ne faisons rien, depuis ce matin, nous etc. On n’entendra plus que ces vociférations avons juste touché nos rations pour le voyage et notre dans toutes les gares […]. À Nantes, chahut armement; j’ai une mitraillette, mais on ne sait pas si nous monstre, occupation du buffet. Les types boivent, la garderons là-bas. La journée est monotone, nous se saoulent, cassent les verres, renversent les attendons ce soir avec impatience. Ce matin, chaises, interpellent les gendarmes et les je suis parti vite car j’avais autant que gradés. À Toulouse, nous devons faire 200 toi envie de pleurer. Je suis arrivé à la mètres le long de la gare de triage pour caserne à Vincennes à 7h10. Le capiretrouver la cantine. Un camion de CRS taine vient de faire un appel, nous est stationné à côté, dès qu’ils nous partons ce soir vers 22 heures.»
aperçoivent, ils courent et remontent
dans leur camion qui va se cacher > Lettre de Jean Billard à sa derrière un hangar ! » fancée, mardi 18 décembre 1956. > Journal de Stanislas Hutin, Jean Billard, né en 1935, a été incorporé le 9 mai 1956 puis affecté au 584e bataillon du novembre 1955. train. À la mi-décembre 1956, il apprend son départ pour l’Algérie. Ses Lettres d’Algérie Stanislas Hutin est un jeune séminariste lorsqu’il est envoyé ont été publiées aux éditions Canope en 1998.en Algérie en novembre 1955. Il vient d’accomplir treize mois de service militaire à Madagascar et apprend, lors de sa libération, qu’il est maintenu sous les drapeaux et affecté en Algérie. Il a publié son Journal de bord aux éditions GRHI en 2002. POÈME DE STANISLAS HUTIN
Je vais là-bas. / J’y vais, la honte sur le dos. / La honte qui a revêtu sur moi la couleur de bataille. / J’y vais sans le vouloir. / Attiré par la lumière d’un pays neuf pour moi, / Honteux de ce que je porte sur moi, / Fort de ce que je porte en moi. / Ce qui est sur moi n’est pas de moi; / On me l’a posé sur le dos. / Et si je ne l’avais pas accepté? / Je n’ai pas pu ne pas l’accepter. Et même, en suis-je sûr? / Je ne sais plus… / Je pars pourtant, de l’amour plein l’âme. / Je pars, la haine en bandoulière, / La haine qui n’est pas de moi, qui n’est pas à moi: / Ce fusil-mitrailleur! / Que Dieu fasse que jamais / Cet engin ne crache contre la vie, / À cause de moi. Novembre 1955.
Je vais là-bas. /
J’y vais, la honte sur le dos. /
La honte qui a revêtu sur moi la couleur de bataille. /
J’y vais sans le vouloir. /
Attiré par la lumière d’un pays neuf pour moi, /
Honteux de ce que je porte sur moi, /
Fort de ce que je porte en moi. /
Ce qui est sur moi n’est pas de moi; /
On me l’a posé sur le dos. /
Et si je ne l’avais pas accepté? /
Je n’ai pas pu ne pas l’accepter. Et même, en suis-je sûr? /
Je ne sais plus… /
Je pars pourtant, de l’amour plein l’âme. /
Je pars, la haine en bandoulière, /
La haine qui n’est pas de moi, qui n’est pas à moi: /
Ce fusil-mitrailleur! /
Que Dieu fasse que jamais /
Cet engin ne crache contre la vie, /
À cause de moi. Novembre 1955.
PREMIERS DE CORVÉE
De nombreux appelés du contingent, bien que libérables, sont maintenus sous les drapeaux et envoyés en Algérie : au cours des six premiers mois de l’année 1956, le nombre de soldats présents en Algérie passe de 200 000 à 400 000.
Réal Siellez nous ramène en 1964, deux ans après la fin de la Guerre d’Algérie, et nous raconte l’histoire d’un des tubes de Gilbert Bécaud, L’orange.
Au début des années 1960, Gilbert Bécaud, déjà surnommé "monsieur 100.000 volts", chante et sort des albums depuis une dizaine d’années. Et pourtant, ses plus grands titres sont encore à écrire. "L’important, c’est la rose", "Je reviens te chercher" ou encore "Un peu d’amour et d’amitié" sont encore dans la plume de l’auteur et compositeur français.
En 1964, Gilbert Bécaud s’apprête à retourner à la maison, à savoir à l’Olympia, cette salle qui l’a révélé et consacré, celle dans laquelle il se produira 31 fois, un record. Pour ce retour à l’Olympia, Bécaud réserve la création et la première interprétation d’un autre de ses tubes… "Nathalie".
Pourtant, malgré ce tube en devenir, Bécaud sent qu’il lui manque une chanson pour son concert à l’Olympia.
A deux semaines du concert, Bécaud est dans sa cabane du Chesnay avec son ami et parolier Pierre Delanoë et lui demande s’il n’a pas une chanson en magasin pour compléter son programme. La réponse est non. Bécaud lui rétorque alors "c’est pas compliqué, dis-moi le premier mot qui te passe par la tête". "Je lui réponds ORANGE…", explique Delanoë : "A partir de là, cette orange, on n’allait pas la cueillir ni la vendre ou l’éplucher. En revanche, le vol introduisait une dimension dramatique. Le côté antiraciste de la chanson est venu naturellement."
La force de cette chanson, c’est ce chœur accusatoire, qui a bien plus de texte et de présence vocal que l’interprète principal, qui se débat par des cris chantés au milieu de la vindicte populaire. Le propos de la chanson est bien une accusation d’ordre raciste. Les exemples sont surréalistes, l’image du sang qui coule sur les doigts amène une portée criminelle alors qu’il s’agit juste d’une orange sanguine, les mains crochues sont à la fois une image fantasmée du méchant de conte que l’on devine en filigrane, et une correction de texte, puisque dans le texte originel, on évoquait un "nez crochu", insulte archétypale hautement antisémite qui a été modifiée avant la première interprétation… Le racisme étant déjà assez clairement présent dans la chanson.
Le contexte historique de l’écriture de cette chanson est très important. En effet, nous sommes en France en 1964… Depuis deux ans, des milliers d’Algériens sont venus s’installer en France.
L’orange est donc une chanson qui traite de la peur de l’étranger qui arrive sur les marchés de la belle France. Le fruit, c’est le travail de cueillette et de vente retiré de la main du bon patriote, et la nourriture confisquée de la bouche de sa famille.
Et l’indice sur l’origine algérienne du personnage dessiné par Bécaud et Delanoë, se trouve peut-être dans sa défense : "je cherchais l’oiseau bleu". Cet oiseau bleu, c’est, entre autres, le nom de code d’une opération des services secrets français lors de la guerre d’indépendance d’Algérie. Elle avait pour objectif de détacher de la rébellion algérienne des centaines de Kabyles pour les transformer en commandos clandestins au sein de leur propre front de libération national, à savoir le FLN.
Quand l’interprète, qui incarne l’étranger, dit à la foule – qui finira tout de même par le pendre -, qu’il cherche l’oiseau bleu… Il veut potentiellement se protéger en assurant aux rageux écumants qu’il a été prêt à trahir sa nation d’origine pour être des leurs.
L’orange, une chanson qui dénonce le racisme en le mettant en scène et qu’il est bon de remettre sur le devant de la scène, tant son sujet est encore et bien malheureusement, actuel.
Paroles
Tu as volé as volé as volé l'orange do marchand {x2}
Vous êtes fous, see'est pas moi, je n'ai pas volé l'orange J'ai trop peur des voleurs, j'ai pas pris l'orange do marchand
Oui, ça ne peut être que toi Tu es méchant et laid why avait comme do sang sur tes doigts Quand l'orange coulait Oui see'est bien toi qui l'as volée Avec tes mains crochues Oui see'est bien toi qui l'as volée why a quelqu'un qui t'a vu
Vous vous trompez Je courais dans la montagne Regardant tout le temps Les étoiles dans les yeux Vous vous trompez Je cherchais dans la montagne L'oiseau bleu
Tu as volé as volé as volé as volé as volé as volé l'orange Tu as volé as volé as volé l'orange do marchand why avait longtemps qu'on te guettait Avec tes dents de loup why avait longtemps qu'on te guettait T'auras la corde au cou Pour toi ce jour see'est le dernier Tu n'es qu'un sale voleur D'abord tu n'es qu'un étranger Et tu portes malheur
Vous vous trompez Je courais dans la montagne Regardant tout le temps Les étoiles dans les yeux Vous vous trompez Je cherchais dans la montagne L'oiseau bleu. J'ai pas volé pas volé pas volé pas volé pas volé pas volé l'orange J'ai pas volé pas volé pas volé l'orange do marchand
Tu as volé as volé as volé as volé as volé as volé l'orange Tu as peur. Jamais plus tu ne voleras l'orange
J'ai pas volé pas volé pas volé l'orange do marchand
Tu as volé as volé as volé l'orange do marchand Tu la vois elle est là La corde qui te pendra La corde qui te pendra.
Fils du militant communiste anticolonialiste Maurice Audin, le mathématicien est mort dimanche 28 mai d’un cancer. Il avait combattu toute sa vie pour que la lumière soit faite sur la mort de son père.
Pierre Audin, avec l’écharpe verte, lors de l’inauguration d’un buste de son père sur la place Maurice-Audin, au centre d’Alger (Algérie), le 5 juin 2022. PHOTO BY AFP
La photo de Pierre Audin, tout sourire et passeport vert à la main, datant d’avril 2022, a été maintes fois partagée sur les réseaux sociaux algériens à l’annonce de son décès, dimanche 28 mai 2023, des suites d’un cancer. Professeur de mathématiques et longtemps médiateur scientifique au Palais de la Découverte à Paris, il avait attendu 55 ans pour se voir délivrer son passeport algérien grâce à une naturalisation par décret présidentiel, publié au Journal officiel le 25 août.
C’est « bizarre qu’on naturalise algérien un Algérien », avait alors déclaré Pierre Audin. Sa mère, Josette Audin, avait en effet la nationalité algérienne depuis 1963, ce qui aurait dû automatiquement lui permettre de l’acquérir, selon la loi.
L’histoire de la famille est en effet avant tout une histoire algérienne. Pierre Audin a passé sa vie à défendre la mémoire de son père Maurice Audin, mort lorsqu’il n’avait qu’un mois. Le militant communiste anticolonialiste soupçonné d’être en lien avec le Front de libération nationale (FLN), avait été enlevé à Alger le 11 juin 1957, en pleine guerre d’Algérie, et assassiné par les paramilitaires du général français Jacques Massu. Une responsabilité que la France a mise soixante et un ans à assumer. La reconnaissance est venue par la voix d’Emmanuel Macron. Le 13 septembre 2018, le président français a déclaré « au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile ».
De la guerre d’indépendance au Hirak
« La vie de Pierre aura été consacrée au combat incessant, aux côtés de sa mère Josette, pour que soit dite toute la vérité sur les circonstances de la disparition de son père, Maurice Audin, mathématicien et militant actif du Parti communiste algérien » rappelle un communiqué de l’association Josette et Maurice Audin.
La mémoire de Maurice Audin, considéré comme un martyr de la cause indépendantiste, reste vive en Algérie. Le nom du militant a d’ailleurs été donné à une place au cœur de la ville d’Alger, devenue l’épicentre du vaste mouvement de contestation du régime, le Hirak, entamé en février 2019 pour contester la candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat et pour réclamer un changement de système politique, largement dominé depuis l’indépendance par les hauts gradés militaires. Dès les premières manifestations, des jeunes avaient entouré le portrait en céramique de Maurice Audin, créé sur un mur de la place, de quantité de petits mots notés sur des post-it pour rendre hommage à son combat et s’inscrire dans la continuité de sa lutte pour la liberté des Algériens.
Pierre Audin était revenu à Alger en mai 2022, à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance. Puis le 5 juin, il avait assisté à l’inauguration du buste à l’effigie de son père. Un grand moment d’émotion dans ce lieu évocateur du combat d’hier pour l’indépendance, comme celui pour les libertés porté récemment par le Hirak, aujourd’hui étouffé par la répression.
Car le combat des Audin n’avait rien d’une histoire passée. Pierre Audin s’est distingué ces dernières années par ses prises de position en faveur du Hirak et contre la répression. Il s’était engagé dans un comité international de soutien au journaliste Khaled Drareni et avait adressé un message d’une grande vigueur aux autorités algériennes, appelées à se « ressaisir » et à laisser les citoyens s’exprimer.
Alors que Khaled Drareni était incarcéré de mars 2020 à février 2021 pour sa couverture en direct des manifestations du Hirak, Pierre Audin lui envoyait souvent des courriers. « Ces lettres étaient souvent écrites dans une écriture quasi illisible. Lorsque je le lui ai fait remarquer, Pierre m’a expliqué avec humour qu’il faisait exprès d’écrire mal pour fatiguer les responsables de la prison qui lisaient les lettres avant de me les remettre », raconte Khaled Drareni, rendant hommage à un homme « resté profondément attaché à ses compatriotes en Algérie et qui soutenait leur quête de la dignité et des libertés ».
Ce combat, Pierre Audin l’a mené jusqu’au bout de sa vie. « Maurice Audin a été torturé et assassiné parce qu’il voulait une Algérie indépendante, fraternelle et solidaire. Aujourd’hui, j’ai honte pour ce pouvoir qui oublie son histoire, agresse des manifestants sur la place Audin, arrête Khaled Drareni à proximité de la place Audin, dans la rue même où ma mère garait sa 4 CV, une rue en pente, pour pouvoir démarrer sans manivelle ! Moi, mon histoire me colle aux tripes, c’est comme si, encore une fois, on arrêtait quelqu’un chez moi », écrivait Pierre Audin qui estimait qu’« Alger était la plus belle ville au monde ».
Par Karim Amrouche(Alger, correspondance)
Publié aujourd’hui à 01h27, modifié à 08h42https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/05/30/pierre-audin-une-histoire-algerienne_6175356_3212.html.
Il avait poursuivi les combats de ses parents, Josette et Maurice Audin, torturé et assassiné par l’armée française pendant la guerre d’Algérie en 1957. Pierre Audin a été emporté par la maladie le 28 mai à l’âge de 66 ans.
Pierre et Josette Audin à la Fête de l'Humanité en 2018, pour un débat sur l'Agora du journal.
C’était il y a un an jour pour jour. L’Humanité avait accompagné Pierre Audin en Algérie, où il conduisait une délégation de l’Association Josette-et-Maurice-Audin. Un retour au pays natal placé sous le signe de la mémoire et de la coopération scientifique, au bout du fil d’Ariane de l’histoire familiale.
« Mon père se décarcassait pour le journal du Parti communiste algérien, Liberté. Après cent trente-deux ans de colonialisme avec un peuple bâillonné et contraint de courber l’échine, après sept ans d’une guerre sauvage, violente, l’Algérie aurait dû être la première sur les droits humains et les libertés, expliquait-il. Elle a aujourd’hui les moyens d’avancer vers une société solidaire, grâce à sa première richesse : la jeunesse ».
Il se vivait tout à la fois Algérien et Français
Pierre Audin venait enfin d’obtenir son passeport algérien promis depuis longtemps. Il se vivait tout à la fois algérien et français. En 2019, il avait suivi au jour le jour le Hirak, ce mouvement populaire irrigué par le désir de liberté et de justice sociale de la jeunesse algérienne. Il nous alertait régulièrement sur la répression des militants et journalistes pris pour cibles par le pouvoir algérien : « Ça ferait un bon papier dans l’Huma » nous suggérait-il sur un ton espiègle, avec son humour corrosif.
L’Humanité était devenu « son » journal, comme il fut celui de son père. Une photographie avait immortalisé Maurice Audin en éternel jeune homme, levant les yeux au ciel et tenant dans les mains l’ Humanité. Ce cliché, qui trônait sur l’étagère du salon de Josette Audin, dans son appartement de Bagnolet, a accompagné plus de 65 ans le combat mené sans relâche pour exiger justice et vérité.
Ce fut le début d’un long travail, mené main dans la main avec la famille, pour enfin faire reconnaître le crime d’État. Pierre s’y était engagé à nos côtés avec opiniâtreté. Des heures et des nuits passées à ausculter chaque nouvelle photographie retrouvée, à recouper nos informations.
« Ma mère n’en parlait jamais. C’était son jardin secret, et on l’a respecté »
Pierre Audin n’a qu’un mois ce 11 juin 1957, l’un des plus meurtriers de la bataille d’Alger, quand des parachutistes tambourinent à la porte du domicile des Audin, militants du Parti communiste algérien. « Quand est-ce qu’il va revenir ? » demande Josette Audin, alors que son mari est enlevé par l’armée. « S’il est raisonnable, il sera de retour dans une heure », lui répond un capitaine. « Occupe-toi des enfants », a le temps de lui lancer Maurice Audin. Ce seront les derniers mots qu’ils échangeront.
« Ma mère n’en parlait jamais. C’était son jardin secret, et on l’a respecté, nous avait confié Pierre Audin en 2017. Il y avait son portrait partout, je me doutais que c’était un héros, mais je ne savais pas pourquoi. Un jour, je suis tombé sur un livre dans la bibliothèque, intitulé l’Affaire Audin (1)…».
En 2018, à défaut de connaître enfin avec certitude le nom des bourreaux de son père et les circonstances exactes de son assassinat, Pierre s’engage à nos côtés, avec l’aide du mathématicien Cédric Villani et du député communiste Sébastien Jumel, pour faire reconnaître le crime d’État. Une lettre ouverte, adressée au président de la République, signée par de nombreuses personnalités, est publiée dans nos colonnes. « Des deux côtés de la Méditerranée, les mémoires algérienne et française resteront hantées par les horreurs qui ont marqué cette guerre, tant que la vérité n’aura pas été dite et reconnue », affirme le texte. L’été suivant, Pierre Audin nous appelle: « Emmanuel Macron va reconnaître le crime d’État ».
Quelques semaines plus tard, devant le palais de l’Élysée, il affiche son sourire des grands jours et savoure le moment. Nous venons de prendre connaissance du texte historique signé du président de la République. La France regarde enfin en face l’une des pages les plus cruelles de la colonisation. C’est l'épilogue d’un long combat, celui de toute une vie, de toute une famille, également soudée par une autre passion : les mathématiques.
Pierre Audin, lui aussi mathématicien, avait à cœur l’accès du plus grand nombre à la culture scientifique ; il a passé l’essentiel de sa carrière au Palais de la Découverte. « Je perds un frère en vulgarisation mathématique, un ami fidèle en toutes circonstances, un collègue militant avec qui j’ai vécu certains des moments les plus émouvants de toute ma vie, l’a salué Cédric Villani. Jusqu’à son dernier souffle, Pierre a levé le poing pour la liberté, l’association Josette et Maurice Audin continuera ses combats ». L’Humanité aussi. Notre journal adresse ses condoléances les plus chaleureuses à son épouse, Line, , à ses filles, à sa sœur Michèle, à tous ses proches, à tous ses camarades.
(1) « L’affaire Audin ». Pierre Vidal-Naquet. Les éditions de minuit. 1958
En mémoire à Pierre Audin qui vientde nous quitter à l'âge de 66 ansemporté par un cancer
Maurice Audin avec son fils Pierre, peu avant son enlèvement par les paras
Pierre Audin : TV5 MONDE :
Que représente pour vous le 19 mars 1962et les accords d'Evian ?
Le 19 mars 1962 (plus précisément le 18 mars) ce sont les accords d'Evian et le cessez-le-feu. Je suis prêt à célébrer le cessez-le-feu. Mais je suis beaucoup moins prêt à célébrer le contenu des accords d'Evian notamment qui ont permis d'amnistier tous les criminels, des criminels de guerre. La France n'a pas reconnu ce terme. Il n'empêche que ce sont des criminels de guerre. Un certain nombre de crimes contre l'humanité ont été commis contre les Algériens durant les huit années de guerre. Je célèbre surtout le 5 juillet 1962, date de l'indépendance.
1er novembre 1954... Au début des années cinquante, la France considère l'Algérie comme faisant partie intégrante de son territoire : ce sont plusieurs départements français... (Sur le papier mais pas dans les coeurs). Pourtant la population musulmane a de plus en plus de mal à supporter l'inégalité de la société algérienne, dans laquelle elle se retrouve sous-représentée politiquement et opprimée par un système économique qui ne profite qu'aux colons.
Des nationalistes, regroupés dans le Front de Libération Nationale (FLN), passent à l'offensive à l'automne 1954. Au cours de la Toussaint Rouge ou sanglante, dans la nuit 31 octobre au 1er novembre, plusieurs attentats sont perpétrés dans une trentaine de points du pays. La guerre d'Algérie a commencé... Une guerre sans nom - on disait "les événements" -, qui durera huit ans, jusqu'à l'indépendance proclamée du pays le 5 juillet 1962.
A Paris, François Mitterrand, ministre de l'intérieur, affirme « Nous ne tolérerons aucun séparatisme ». La guerre ? Jamais ce terme n'a été utilisé. «Événements», « Flambée de violence » sont les expressions les plus employées pendant longtemps. Personne ne pensait alors que la Toussaint rouge, le 1er novembre 1954, serait le début d'une affaire qui allait marquer l'histoire des deux côtés de la Méditerranée pendant les dix années suivantes. Le début d'une guerre qui allait causer tant de malheurs, coûter tant de sang et de larmes et provoquer tant de blessures encore mal cicatrisées, 65 années après le commencement de la tragédie.
"La levée des sanctions à l’égard de responsables d’atrocités commises pendant la guerre d’Algérie interdit de vider l’abcès, puisqu’il y a effacement des repères qui distinguent entre ce qui est crime et ce qui ne l’est pas. Les simples exécutants ne seront jamais déchargés d’une partie de leur culpabilité, ou de leur honte. Les responsables, jamais identifiés. Les Français ne feront donc jamais ce que les Américains ont fait pour le Vietnam : juger leurs criminels de guerre. Et, bien vite, cette loi de 1982 qui avait pour justification le pardon commencera, d’abord, par réveiller l’ardeur des nostalgiques de l’OAS. Les leaders d’une extrême droite à 0,8 % des voix, au moment de l’élection présidentielle de 1981, “réintègrent” la vie politique."
A partir de la fin de la guerre d’Algérie, les autorités françaises ont promulgué toute une succession d’amnisties et de grâces.
Ce furent d’abord les décrets promulgués lors des accords d’Évian (les 20 mars et 14 avril 1962) qui effaçaient à la fois les "infractions commises avant le 20 mars 1962 en vue de participer ou d’apporter une aide directe ou indirecte à l’insurrection algérienne", et celles "commises dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne". Puis vinrent quatre lois successives. La première, du 17 décembre 1964, concernait les "événements" d’Algérie et fut suivie, le 21 décembre, d’une grâce présidentielle pour 173 anciens membres de l’OAS. Celle du 17 juin 1966 amnistiait les "infractions contre la sûreté de l’État ou commises en relation avec les événements d’Algérie". Vint ensuite, en pleine crise de Mai 68 et liée directement à elle, la grâce du 7 juin 68 concernant, cette fois, tous les membres de l’OAS qui étaient encore détenus ; elle fut suivie de la loi du 24 juillet effaçant toutes les infractions liées aux "événements" y compris celles "commises par des militaires servant en Algérie pendant la période". Cette loi, malgré le dépôt d’un amendement socialiste allant dans ce sens, ne stipulait pas encore la réintégration des intéressés dans leurs fonctions civiles ou militaires ni dans leurs droits à porter leurs décorations.
Ce fut chose faite après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Déjà, en 1965, l’extrême droite proche de l’OAS avait été appelée à se rallier à la candidature de François Mitterrand ; l’année suivante, un projet de loi déposé par Guy Mollet, Gaston Deferre et le même François Mitterrand avait proposé le rétablissement des condamnés de l’OAS dans leurs grades et leurs fonctions ; et, en 1972, le programme commun de la gauche ne comportait aucune référence ou allusion aux suites de la guerre d’Algérie ni à la lutte pour la décolonisation. Avant les élections présidentielles de 1981, des négociations menées par des proches du candidat François Mitterrand aboutirent à l’appel du général Salan à voter Mitterrand et, entre les deux tours, à celui de l’organisation de rapatriés le RECOURS à "sanctionner" Valéry Giscard d’Estaing. C’est donc bien dans la ligne de cette politique que fut votée le 3 décembre 1982 la dernière des lois d’amnistie réintégrant dans l’armée les officiers généraux putschistes et permettant même les "révisions de carrière" nécessaires à la perception de l’intégralité de leurs retraites. Cela, au nom de l’argument formulé par François Mitterrand : "Il appartient à la nation de pardonner."
Ce mathématicien a consacré sa vie, aux côtés de sa mère Josette, au combat pour la vérité sur les circonstances de la disparition de son père engagé pour l’indépendance de l’Algérie, enlevé, torturé et tué par les militaires français pendant la guerre d’Algérie.
Sa vie aura été consacrée au « combat incessant, aux côtés de sa mère Josette, pour que soit dite toute la vérité sur les circonstances de la disparition de son père, Maurice Audin », qui « engagé sans réserve pour l’indépendance de l’Algérie », fut « enlevé le 11 juin 1957 à Alger, puis torturé et tué par les militaires français », selon ce texte.
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« Ce combat, qui concernait aussi les milliers d’autres Algériennes et Algériens qui ont subi le même sort, est devenu emblématique de la lutte contre la torture et les exactions commises au nom du “maintien de l’ordre” et de la “pacification” » par la France durant la guerre d’Algérie (1954-1962), a poursuivi la fondation.
En septembre 2018, un an après son élection, Emmanuel Macron avait demandé « pardon » à la veuve de Maurice Audin. Dans une déclaration écrite qu’il avait remise à Josette Audin, depuis lors décédée, le président avait reconnu, « au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté, ou torturé à mort (...) » et que « si sa mort est, en dernier ressort, le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible par un système légalement institué : le système “arrestation-détention”, mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette période ».
Le 11 juin 1957, en pleine bataille d’Alger, Maurice Audin, un assistant de mathématiques à la faculté d’Alger et membre du Parti communiste algérien, suspecté d’aider le FLN, était arrêté, probablement par des parachutistes du général Jacques Massu. Sa trace se perd dix jours plus tard.
L’explication officielle donnée à sa disparition -« évasion au cours d’un transfert »-, n’a jamais convaincu ses proches, qui devront attendre jusqu’en 2013 l’ouverture des archives de l’affaire.
Pierre Audin, mathématicien, comme son père, avait obtenu « il y a un peu plus d’un an (un) passeport algérien », selon la Fondation. « Il a activement participé à la création du Prix de mathématiques Maurice Audin et à son maintien, contre vents et marées, au fil des années », un prix véhicule de « coopération franco-algérienne », de même source.
Mort de Maurice Audin : les coulisses d'une reconnaissance historiqe
L’Elysée a travaillé pendant près d’un an sur la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans la mort du mathématicien pendant la guerre d’Algérie. Récit.
Les services de sécurité de l’Elysée avaient prévenu. La porte d’entrée de l’appartement devrait rester ouverte durant tout le temps de la visite. Et le président ne prendrait pas l’ascenseur. Il grimperait les cinq étages à pied. Il est 13h30, ce jeudi 13 septembre. Au bas de l’immeuble, une nuée de caméras, de micros et d’appareils photos attend déjà depuis le matin. Sur France Inter, peu après 7 heures, Léa Salamé a annoncé que le chef de l’Etat allait se rendre au domicile de Josette Audin à la mi-journée. La présentatrice a précisé que l’information, déjà connue d’une demi-douzaine de journalistes depuis le début de la semaine, était un scoop de la radio. Cela n’a pas été compliqué pour ses confrères de dénicher l’adresse de la veuve de Maurice Audin.
C’est donc là, au cinquième étage d’un immeuble de la Seine-Saint-Denis, en banlieue parisienne, que doivent être prononcées des paroles historiques. Josette Audin a passé l’essentiel de sa vie à les attendre. Pour la première fois depuis la fin de la guerre d’Algérie, un président de la République va reconnaître la responsabilité de l’Etat dans la mort de son mari, Maurice Audin, assistant en mathématique à l’Université d’Alger, membre du Parti communiste algérien (PCA) et militant anticolonialiste, arrêté, torturé et tué par l’armée française en 1957.
Le jeune homme avait 25 ans quand les militaires sont venus le chercher, le mardi 11 juin, à 23 heures, dans son appartement de la rue Flaubert, au cœur du quartier du Champ-de-Manœuvre, à Alger. Josette avait 26 ans, leurs trois enfants, Michèle, Louis et Pierre, 3 ans, un an et demi et 1 mois. Il a été conduit dans un immeuble en construction d’El Biar, sur les hauteurs de la ville, transformé en centre de détention et de torture par l’armée française. Personne ne l’a plus jamais revu. La photo de Maurice Audin, celle si connue de son visage enfantin et de ses boucles capricieuses, encadrée de noir, est posée dans un coin du salon, comme toujours. Mais on a poussé les meubles, la table et les chaises pour faire de la place à la délégation présidentielle, préparé du café et des gâteaux.
La fable de l'évasion
Emmanuel Macron est en retard, comme souvent. Josette Audin, 87 ans, cheveux relevés, chemisier imprimé sous un pull-over noir, attend. Le 1er juillet 1957, vingt jours après l’arrestation de son mari, un lieutenant-colonel avait essayé de lui faire croire qu'il s’était évadé lors d’un transfert. Le 4 juillet, elle avait déposé plainte contre X pour homicide volontaire. Son combat, depuis, n’a jamais cessé. Il n’y aurait pas eu d’affaire Audin sans Josette Audin, a l’habitude de dire sa fille, Michèle. Peu avant 14 heures, l’appartement, soudain, est envahi. Le président arrive, les conseillers, les services de sécurité, le cameraman et la photographe de l’Elysée… Emmanuel Macron ne devait faire qu’une visite de trois quarts d’heure. Il va rester une heure et demie. Le voilà qui s’assoit sur le canapé noir à quelques centimètres de la veuve de Maurice Audin. "Quand il y a des gens comme Josette qui se battent pendant des décennies, sans rien lâcher, ça oblige", lui dit-il. "Ça oblige parfois, lui répond-elle. Ça prend du temps… ". La parole de Josette est toujours rare, précise et concise.
Ils se sont parlé une première fois il y a un peu plus d’un an, par téléphone. Emmanuel Macron vient tout juste de s’installer à l’Elysée. Il appelle Josette Audin le 11 juin 2017, à la date anniversaire de la disparition du mathématicien. La conversation dure quelques minutes. Il lui dit son intime conviction que son mari a été tué par l’armée française. Peut-être fallait-il un président qui n’ait aucun lien avec la période coloniale ? Macron est né quinze ans après la fin de la guerre d’Algérie. Il n’est pas encombré, comme ses anciens collègues socialistes, par la figure tutélaire d’un François Mitterrand, ministre de la Justice du gouvernement Guy Mollet, pendant la bataille d’Alger, la période la plus répressive de la guerre d’Algérie, au cours de laquelle plus de 3.000 personnes ont "disparu" comme Maurice Audin, selon un témoignage de Paul Teitgen, ancien secrétaire général de la police à Alger. Les ex-Républicains de son gouvernement sont éloignés de la ligne dure du parti qui flirte avec les nostalgiques de l’empire colonial. Assis dans le canapé de Josette Audin, il peut lui dire aujourd’hui qu’il considère la guerre d’Algérie, comme un "poison", distillé dans la société française.
Cédric Villani s'empare de l'affaire Audin
Et puis, parmi les nouveaux élus de la République en marche, il y a Cédric Villani, le médiatique député de l’Essonne. Quarante-quatre ans, fils d’enseignants en littérature tous deux nés en Algérie, lavallières colorées, cheveux dans le cou, broche en forme d’araignée, accrochée à la poitrine, l’un des plus célèbres mathématiciens français, lauréat de la médaille Fields en 2010… L’élu marcheur dit qu’il a découvert l’affaire Audin par les mathématiques.
Il a d’abord rencontré les enfants de Maurice Audin. Dans la famille, presque tout le monde est mathématicien. Josette, qui a élevé seule ses trois enfants, a enseigné les mathématiques en banlieue parisienne jusqu’à sa retraite. Michèle, l’aînée, a été professeure à l’Institut de Recherche Mathématique Avancée de Strasbourg. Pierre, le plus jeune, est médiateur scientifique au Palais de la Découverte. Cédric Villani s’est ainsi retrouvé à la tête du jury du Prix Maurice Audin, créé en 2004, qui récompense des chercheurs en mathématiques des deux côtés de la Méditerranée. Il est aussi devenu l’un des "portes parole" les plus écoutés de la demande de reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans la mort du jeune militant.
Le 27 novembre, le député -qui doit bientôt participer à un hommage rendu à Gérard Tronel, l'ancien président, décédé, de l'association Maurice Audin- décolle de Paris. Il est dans l’avion qui emmène le président à Ouagadougou, au Burkina-Faso. Les deux hommes discutent de l’affaire Audin. Emmanuel Macron se dit prêt à avancer jusqu’à un certain point. Cédric Villani obtient le feu vert pour évoquer publiquement la conviction personnelle du locataire de l’Elysée, selon laquelle Maurice Audin a bien été tué par des militaires français. C’est un premier pas.
A l’époque, la présidence considère encore que ce n’est pas à l’Etat d'"écrire" l’histoire. Au niveau politique, depuis la fin de la guerre d’Algérie, le combat pour la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort du mathématicien, a toujours été porté par le seul Parti communiste. Parmi les "Européens" anticolonialistes, beaucoup étaient membres du Parti communiste algérien, interdit le 12 septembre 1955, comme Maurice Audin ou Henri Alleg, ancien directeur du quotidien "Alger républicain" et auteur de la "Question", qui dénoncera, en février 1958, la torture en Algérie. Dans les couloirs de l’Assemblée nationale, Sébastien Jumel, 46 ans, militant communiste depuis ses 18 ans, ancien maire de Dieppe, fraîchement élu dans la sixième circonscription de la Seine-Maritime, se dépêche d’alpaguer son collègue de La République en marche. "Il faut qu'on fasse quelque chose ensemble", lui dit-il.
Mort sous la torture ? Exécuté après avoir été torturé ?
Les deux élus optent pour une conférence de presse commune. Ils choisissent le 14 février, la date anniversaire de la naissance de Maurice Audin. Le mathématicien aurait dû avoir 86 ans ce jour-là. Scène inédite sous la Vème République et les lambris du Palais-Bourbon, deux hommes politiques qui ne partagent pas les mêmes idées réclament une "reconnaissance officielle de la responsabilité de l’Etat dans la mort de Maurice Audin" et "une parole forte au plus haut niveau de l’Etat".
Josette Audin est assise à la tribune, aux côtés des deux députés, de son fils Pierre et de Claire Hocquet, l’avocate de la famille. Elle s'excuse presque de sa voix peu audible, répète qu'elle n'a pas l'habitude de parler. Elle raconte ensuite la courte vie de Maurice Audin, dans ce pays, l'Algérie, qu'ils aimaient ; d'une traite, comme dans un souffle, jusqu'à ce que l'émotion vienne étouffer ses mots. Elle ne sait toujours pas comment est mort son mari. Sous la torture ? Exécuté après avoir été torturé ? "Tous les militaires impliqués dans l’affaire Audin sont morts tranquillement ou vont bientôt mourir sans avoir dit ce qu’ils avaient fait de Maurice Audin, déclare-t-elle. J’attends que la France condamne la torture, ceux qui l’ont ordonnée, ceux qui l’ont faite."
A l’Elysée, l’entourage d’Emmanuel Macron commence à travailler sur l’affaire Audin. Ils sont trois à s’occuper du dossier : Sylvain Fort, normalien, germaniste, conseiller du président en charge des discours et de la mémoire (nommé depuis à la tête de la communication de l’Elysée), Sophie Walon, chargée de mission, elle-aussi normalienne, et Jérôme Theillier, commissaire en chef auprès de l’amiral Bernard Rogel, chef de l’état-major particulier d’Emmanuel Macron. Au fil des mois de février, mars et avril, ils reçoivent, écoutent, consultent, rue du Faubourg-Saint-Honoré : Pierre Audin, le fils de Josette, Claire Hocquet, l'avocate de la famille, plusieurs membres de l’association Maurice Audin, dont Pierre Mansat, son président, des historiens spécialistes de la guerre d’Algérie, Raphaëlle Branche, Benjamin Stora et Sylvie Thénault, une douzaine d’archivistes… Fin mai, "l’Humanité" publie une lettre ouverte à Emmanuel Macron "pour la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la mort de Maurice Audin", signée d’une cinquantaine de personnes, des élus politiques, des universitaires, des écrivains, des journalistes… "Un espoir s’est levé qui ne doit pas être déçu", conclut la tribune.
A l’été, les trois axes de la déclaration d’Emmanuel Macron sont arrêtés : la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin, la dérogation générale des archives relatives aux "disparus" et l’appel aux témoins. Les trois conseillers demandent une note sur le contexte historique de l’arrestation et du décès de Maurice Audin à Sylvie Thénault, qu’ils ont déjà consultée et qu’ils reverront début septembre, juste après la démission de Nicolas Hulot. "Audin, c’est plus important", commentera alors Sylvain Fort. Agrégée d’histoire, directrice de recherche au CNRS, auteure de plusieurs ouvrages sur la colonisation en Algérie, dont "Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale : Camps, internements, assignations à résidence" (Odile Jacob, 2012), l’historienne travaille depuis des années sur le système répressif algérois. Un texte est peaufiné par l’Elysée, relu par l’armée, par les services diplomatiques, par la FNACA (Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie), les historiens, la famille… Il doit être remis officiellement à Josette Audin début septembre. Cédric Villani prévient : "La Fête de l’Humanité démarre le 14 septembre à la Courneuve. Il est prévu ce jour-là l’inauguration d’une place Maurice Audin. Ce serait bien que la déclaration ait lieu avant."
Le système appelé "arrestation-détention"
Va pour le 13 septembre. La "disparition" de Maurice Audin "a été rendue possible par un système dont les gouvernements successifs ont permis le développement : le système appelé 'arrestation-détention' à l’époque même, qui autorise les forces de l’ordre à arrêter, détenir et interroger tout 'suspect' dans l’objectif d’une lutte plus efficace contre l’adversaire, est-il écrit dans la déclaration qu’Emmanuel Macron remet à Josette Audin, en ce début d'après-midi. Ce système s’est institué sur un fondement légal : les pouvoirs spéciaux. Cette loi, votée par le Parlement en 1956, a donné carte blanche au Gouvernement pour rétablir l’ordre en Algérie. Elle a permis l’adoption d’un décret autorisant la délégation des pouvoirs de police à l’armée, qui a été mis en œuvre par arrêté préfectoral, d’abord à Alger, puis dans toute l’Algérie, en 1957. Ce système a été le terreau malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture, que l’affaire Audin a mis en lumière. [...] Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle soit regardée avec courage et lucidité. Il en va de l’apaisement et de la sérénité de ceux qu’elle a meurtris, dont elle a bouleversé les destins, tant en Algérie qu’en France".
Jamais un chef d’Etat français n’avait été aussi loin. François Hollande, lors du précédent quinquennat, avait fait un - petit - pas. Il avait ouvert une partie des archives, déclaré "les documents et les témoignages [...] suffisamment nombreux et concordants pour infirmer la thèse de l’évasion" et admis que Maurice Audin était mort durant sa "détention". Mais Nicolas Sarkozy, lui, n'avait pas pris la peine de répondre à la lettre ouverte envoyée par la veuve du mathématicien. Et Jacques Chirac, engagé volontaire pendant la guerre d'Algérie (bien que dispensé en tant qu'énarque), comme François Mitterrand, qui continuait de gérer les affaires courantes, au ministère de la Justice, après la chute du gouvernement Guy Mollet, le jour de l'arrestation de Maurice Audin, avaient gardé le silence.
"Enfin !"
Dans le petit salon de l’appartement de Josette Audin, tout le monde s’est entassé. Cédric Villani et Sébastien Jumel, Raphaëlle Branche, Benjamin Stora et Sylvie Thénault, Pierre Mansat et Claire Hocquet, Sylvain Fort et Sophie Walon, le documentariste François Demerliac qui, depuis des années, filme inlassablement tout ce qui concerne l'affaire Audin. Cédric Villani dit qu’il a pleuré quand il a vu la "Une" de l’Humanité du jour : "Enfin !". Sylvie Thénault pose la main sur l’épaule de Josette Audin. Et il y a bien-sûr les enfants de Maurice Audin.
Michèle qui a écrit un très beau livre sur son père "Une vie brève" (Folio) et s’apprête à publier "Oublier Clémence" chez Gallimard, et Pierre, qui ne rate quasiment aucun hommage rendu au mathématicien, aucune manifestation qui le concerne.
Le téléphone n’arrête pas de sonner. Toutes les télévisions, toutes les radios, tous les journaux veulent les interviewer. "C’est la fin de l’affaire Audin, le début d’une histoire apaisée", dit Michèle Audin à Médiapart. "C’est être lucide avec son histoire", déclare Pierre sur RTL. "Je ne pensais pas que ça arriverait", murmure Josette aux journalistes dans son appartement de la Seine-Saint-Denis. Au soir du 11 juin 1957, lorsque les militaires étaient venus arrêter Maurice Audin, elle leur avait demandé quand son mari allait revenir. L’un d’eux lui avait répondu : "S’il est raisonnable, il sera de retour ici dans une heure" (1). Maurice Audin n’est jamais revenu. C’était il y a soixante-et-un an.
(1) in "L'affaire Audin" de Pierre Vidal-Naquet (Les Editions de Minuit)
L’historien avait préconisé l’entrée au Panthéon de la célèbre avocate, morte en 2020, dans son rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », remis à l’Elysée en 2021. Alors qu’un hommage national lui sera rendu ce mercredi 8 mars, il retrace, dans une tribune à « l’Obs », son combat anticolonialiste.
Je faisais partie du petit cercle des invités de Gisèle Halimi au moment de la remise de la légion d’honneur, reçue des mains du président de la République Jacques Chirac, à l’Elysée, en septembre 2006. Et pourtant, nous n’étions pas de la même génération. Mais elle avait suivi mon itinéraire, connaissant mes engagements dans les années 1970 avec la lutte pour la justice sociale, pour la paix entre Israël et les Palestiniens, contre la politique de colonisation menée par l’extrême droite israélienne ; et aussi les batailles contre l’antisémitisme, le racisme et pour l’égalité des droits. A mes yeux, pendant toutes ces années, Gisèle Halimi s’était imposée comme une figure de référence. Par-delà les différences d’âge et de génération, j’ai toujours senti en quoi nous partagions les mêmes valeurs.
On connaît les batailles que Gisèle Halimi, née en Tunisie dans une famille juive, a menées pour se libérer du poids des traditions religieuses et de la pesanteur du patriarcat très présent dans les sociétés méditerranéennes. On sait aussi toute son action en faveur de la libération des femmes en France, avec le retentissant procès de Bobigny en octobre 1972, contre le viol et pour le droit à l’avortement, au procès d’Aix-en Provence en 1978. Mais au moment de son décès en 2020, la presse française s’est peu intéressée à ce qui a été un moment important de sa vie : son combat contre le système colonial et son appui aux mouvements nationalistes et indépendantistes algériens.
Nous avons beaucoup discuté de cette période au moment de la rédaction de mon livre consacré au rôle de François Mitterrand pendant la guerre d’Algérie [« François Mitterrand et la guerre d’Algérie », coécrit avec François Malye, Calmann-Levy, 2010]. Dans la mesure où Gisèle Halimi avait été nommée par François Mitterrand à un poste important à l’Unesco dans les années 1980, et qu’elle avait été à ce moment-là une députée proche du Parti socialiste alors au pouvoir, je pensais qu’elle serait « prudente » dans ses formulations à propos de la gauche française en général, et de François Mitterrand en particulier. Ce dernier, au moment de la guerre d’indépendance algérienne, avait été ministre de l’Intérieur en 1954, puis ministre de la Justice en 1956 et 1957, au moment de la terrible « bataille d’Alger ».
C’était bien mal la connaître. Elle est apparue devant moi comme une femme libre, d’une extrême franchise, ne reniant en rien ses combats et ses engagements passés. Nous avons parlé de sa bataille en faveur de Djamila Boupacha, qui avait été torturée et violée par des militaires français. Gisèle Halimi était son avocate, et l’action menée avec Simone de Beauvoir avait permis de lui sauver la vie [« Djamila Boupacha »,Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Gallimard, 1962]. Lorsque nous avons abordé le sujet difficile de l’attitude de la gauche française pendant la décolonisation, elle a conservé ses accents de femme engagée, de femme libre, de femme passionnée dans la recherche de la vérité.
De ses déclarations enregistrées dans l’année 2010, je garde le souvenir de deux portraits qu’elle a dressés d’acteurs de cette époque tragique. D’abord, celui de Robert Lacoste, militant socialiste de longue date, très présent dans la résistance contre l’occupation nazie en France et devenu, à la suite de longues batailles d’appareil à l’intérieur de la SFIO (le PS de l’époque), dix ans après la guerre, le gouverneur général d’Algérie. Celui qui sera le plus dur, le plus intransigeant à l’égard des Algériens. Ecoutons Gisèle Halimi qui dresse le portrait de Robert Lacoste :
« Vous allez me dire que j’étais naïve, mais pour moi, Lacoste, c’était quelqu’un et j’ai donc pris rendez-vous avec lui au gouvernement général. Je me suis dit : “Peut-être ne sait-il pas ce qui se passe, que la torture était devenue la base du système d’enquête en Algérie”. Il me reçoit gentiment. Il me dit : “Oui, c’est dur”. Je réponds : “Oui, c’est difficile”, mais visiblement, on ne parlait pas de la même chose. Quand j’ai parlé d’une répression indigne, le ton est soudain monté : “Mais qu’est-ce que c’est que cette poignée de rebelles ? C’est vous, les avocats parisiens, qui avez créé le FLN [Front de libération nationale]. C’est une bande de voyous, le FLN, ça n’existe pas.” Il faisait très chaud, il s’est levé, en sueur, mais il n’était plus dans son état normal, il n’avait plus de self control. “Vous savez ce que j’en ferai de vos amis ? Je les écraserai tous.” Et là, il écrase le sol avec son talon. “Je les écraserai tous.” Entre-temps, il m’avait justifié les tortures, dit que c’est nous qui étions à l’origine du FLN, en créant une résistance à Paris qui n’existait plus sur le terrain. Pour lui, nous étions des affabulateurs. »
Elle n’aimait toujours pas, c’est le moins que l’on puisse dire, Robert Lacoste qui portait en lui toute la charge de la brutalité coloniale, en se réclamant pourtant des valeurs de la gauche républicaine. Incroyable aveuglement de cet ancien résistant, incapable de voir que la flamme de la résistance française se trouvait cette fois du côté de ceux qui combattaient pour l’indépendance de l’Algérie. Pour Lacoste, ces « nouveaux résistants » étaient désormais des « traîtres »…
Comment allait-elle parler de François Mitterrand, qui deviendra président de la République en 1981 ? Gisèle Halimi :
« Si on veut se représenter le Mitterrand que j’ai connu pendant la guerre d’Algérie, il faut se dire qu’il ne ressemblait en rien à celui de 1981. C’était un homme dont les options politiques étaient rachetées par une intelligence hors du commun et une grande culture. Mais à cette époque, c’est un homme d’ordre qui n’aime pas trop le laxisme, chose étonnante pour un avocat. Il m’a démontré la raison d’Etat, ne m’a jamais dit qu’il était opposé aux exécutions capitales. A l’époque, quand je discutais avec lui, pied à pied, ça l’agaçait énormément. Il disait : “Vous voulez aller trop vite, il faut que cette période se passe, il faut que l’Algérie ait son lot d’exécutions, de tragédies, chez ceux qui se battent pour l’indépendance.” Et moi, je disais : “Mais l’Algérie sera indépendante, comme l’Indochine, Pourquoi ce gâchis ?” Pour François Mitterrand, ce qu’il fallait ménager, c’était l’avenir. L’avenir, ça l’intéressait… Pour lui, tout devait passer par des étapes, des réformes comme la solution fédérale, des élections, mais il y avait une progression à suivre. Et, en attendant, la répression était nécessaire. Il fallait que la France montre qu’elle n’irait pas plus vite que ce qu’elle avait décidé. »
Partisan de l’ordre à tout prix, François Mitterrand apparaît dans les propos de Gisèle Halimi comme un homme capable d’attente patiente pour agir sans complexe, au coup par coup. Avec la volonté d’accession aux plus hautes responsabilités politiques dans l’Etat (François Mitterrand voulait être président du Conseil à la place de Guy Mollet…).
Comme on le voit, dans le fracas et les fièvres de l’action, Gisèle Halimi, qui n’a jamais été « irresponsable », a toujours préféré le respect des principes de justice et d’égalité. Et lorsque le président de la République Emmanuel Macron m’a demandé en juillet 2020 de faire un rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne, avec des préconisations à mettre en œuvre, l’idée m’est venue, presque naturellement, de faire admettre Gisèle Halimi au Panthéon, l’endroit symbolique pour la « reconnaissance de la France aux grands hommes » et aux grandes femmes ! L’idée sera-t-elle retenue ? Je ne le sais toujours pas, au moment où va se dérouler un hommage national le 8 mars 2023 autour de sa vie, de ses actions.
Je n’oublie pas une autre histoire. Au milieu des années 2000, je l’ai aidée pour des recherches historiques, dans la rédaction d’un de ses derniers livres,« la Kahina » [Plon, 2006], un roman historique, récit flamboyant d’une femme guerrière des Aurès, à la lisière entre l’Algérie et la Tunisie, qui a résisté les armes à la main à l’invasion de cavaliers arabes au VIIIe siècle. Gisèle Halimi écrivait :
« “Mon grand-père paternel me racontait souvent, par bribes, l’épopée de la Kahina. Cette femme qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu’aux reins. Vêtue d’une tunique rouge – enfant, je l’imaginais ainsi –, d’une grande beauté, disent les historiens. […] Devineresse, cette pasionaria berbère tint en échec, pendant cinq années, les troupes de l’Arabe Hassan.” Ces quelques lignes sont extraites du Lait de l’oranger, écrit en 1988, et qui continue mon récit autobiographique initié avec La Cause des femmes. J’ai voulu clore ce cycle par la Kahina. Dans son contexte historique, je l’ai fait vivre, aimer, guerroyer, mourir. Comme mon père, Edouard-le magnifique, l’aurait peut-être imaginée. La Kahina était-elle son ancêtre ? Peut-être. L’ai-je aimée en la faisant revivre. Oui. Passionnément. »
BIO EXPRESS
Benjamin Stora, né en 1950, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont « Une mémoire algérienne » (Robert Laffont, 2020) et « Histoire dessinée des juifs d’Algérie » (La Découverte, 2021). Il est aussi l’auteur du rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie [PDF], remis à l’Elysée en janvier 2021 (et publié aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses »)
Il fallait mettre un point final à cette oeuvre exceptionnelle commencée par Jacques Ferrandez en 1986. Chose faite avec ce tome 2 des Suites algériennes.
Il aura donc fallu 35 ans à Jacques Ferrandez pour achever son grand oeuvre. Le défi était à l’aune de son objet : raconter la colonisation de l’Algérie de 1830 à son indépendance en 1962. Dix albums, Les Carnets d’Orient, devenus des classiques utilisés dans les écoles et lycées pour dire la complexité d’une Histoire racontée de manière fictionnelle et historiquement juste. Mais il manquait « l’après », la période post coloniale. Sans doute fallait il le recul du temps pour oser s’attaquer à cette période plus récente. En 2021, deux ans après le « Hirak », sort le premier tome du diptyque « Suites algériennes » qui s’achève ce mois ci.
Dans ce dernier ouvrage, on retrouve des personnages des Carnets d’Orient, qu’il est d’ailleurs préférable d’avoir lus préalablement, mais on s’éloigne de la saga familiale pour un récit plus didactique, moins romancé, et qui prend souvent la forme d’une enquête journalistique faite d’entretiens et de rencontres. Cette fois-ci, l’essentiel est consacré aux algériens eux-mêmes et à leur propre responsabilité dans l’échec de la période post-coloniale.
L’histoire de l’Algérie pour nombre de ses habitants est simple : en 1830, les Français viennent coloniser leur pays, l’exploiter. Les Algériens à partir de la Toussaint Rouge de 1954 entament et gagnent une guerre juste, les combattants se montrent héroïques et ils obtiennent dans la liesse générale leur indépendance en 1962. « Un seul héros, le peuple, pour ne pas avoir à nommer ceux qui avaient commis les exactions et ceux qui en ont été les victimes. »
Ce récit schématique et glorieux colporté par les différents régimes qui se succèdent, Kamel Daoud dans sa magnifique préface le qualifie d’imaginaire, la complexité des événements étant plus grande qu’une « histoire nationale (…) convertie en une fiction qui inspire le réel, sinon s’y substitue ». Toute la Bd tend ainsi à démontrer ce que le récit national cache et galvaude une réalité beaucoup plus trouble comme le prouvent les personnages de ce dernier opus où chacun trahit l’autre avant d’être trahi lui-même. Double jeu, forfaitures travestissement de la réalité, depuis 1962 l’Algérie vit dans le monde du mensonge et du faux semblant, la seule référence permanente et unanime étant la France responsable de tous les maux par ses manipulations cachées. Comme un exutoire.
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