Des ruines, encore et encore. Immeubles béants, murs troués, portes ouvertes sur le vide, façades écroulées, vitres brisées, blocs de béton, verre cassé, ferraille. Monticules de gravats d’où surgissent des objets épars singulièrement, miraculeusement rescapés — jouets d’enfants, meubles, matelas, papiers, bidons d’eau… C’est à Gaza en 2023, sous les bombes israéliennes. Du moins l’imagine-t-on ainsi, car nous devons reconvoquer dans nos mémoires les images perdues d’autres guerres, tant celles qui nous parviennent sont aujourd’hui le plus souvent fabriquées par des drones1. Les caméras survolent en plan-séquence, lentement, Gaza City détruite, dans un no man’s land de cendres grises ; elles filment froidement une sorte de fait accompli, comme une catastrophe naturelle, ou pire : comme un jeu de guerre en ligne — victoire d’un joueur, défaite de l’autre ou de l’intelligence artificielle. Et après ? What’s going on ?, pour reprendre le titre de l’une des rares fictions de Jocelyne Saab (sortie en 2010).
Les ruines, ce fut aussi, ces vingt dernières années, Homs et Alep, Fallujah et Mossoul. Mais à Beyrouth en 1976, il n’y avait pas de drones et sous la caméra de Jocelyne Saab, les images se libéraient du simple constat amer de la désolation pour être inscrites dans l’histoire sous forme de signes, de traces témoignant d’un monde en voie de disparition, mais d’où la vie pouvait encore ressurgir, et l’espoir, pour peu qu’on les relie entre elles en reconstruisant un ordre, une architecture, une logique, un sens disparus. La magie de Jocelyne Saab, c’est d’avoir su marier la violence des images à leur allégorie même, celle du cycle permanent de la mort et de la vie, et ce faisant, de les avoir placées au plus haut, dans ce qu’elles ont à nous transmettre.
Ainsi la cinéaste franco-libanaise née à Beyrouth en 1948 a-t-elle, pendant plus de quarante ans, « traversé les ruines et les révoltes, caméra au poing ». Et filmé « avec rigueur et obstination, avec humanité surtout, les grandes déroutes du XXe siècle : au Liban et en Égypte principalement, mais aussi en Syrie, au Golan, en Iran, en Irak ou au Kurdistan… »2.
Elle nous a quitté·es en 2019, nous laissant plus de quarante films dont la plupart sont des documentaires, exception faite de quatre fictions.
LA SUBJECTIVITÉ SANS LA VIOLENCE
Après une courte carrière de pigiste à la radio et à la télévision libanaises, elle est engagée en 1973 à la télévision française qui l’envoie sur le terrain en Libye, dans le Golan syrien, en Irak, couvrir la guerre d’Octobre, la guerre du Kurdistan, la lutte des Palestiniens au Liban et en Syrie. Son reportage sur les femmes combattantes dans les rangs de la résistance palestinienne (Les Femmes palestiniennes) est rejeté par Antenne 2. Un mal pour un bien, puisqu’elle réalisera désormais tous ses films en indépendante.
Le 13 avril 1975, dans un quartier chrétien de Beyrouth, les occupants palestiniens d’un bus sont massacrés par les milices phalangistes. Elle décide de couvrir la guerre qui s’annonce et rentre au Liban, au début d’un conflit fratricide qui durera quinze ans. Sur le vif, Jocelyne Saab s’attache à proposer un contrepoint à ce que les médias dominants exposent :
Les gens en ont marre de la violence. J’avais montré la violence et cette guerre n’est que de la violence, mais je refuse de la montrer au premier niveau, tu la vois par une image détruite. J’ai refusé des images à sensation. J’ai pris le parti contraire 3.
Le parti contraire est d’abord celui de la subjectivité. Elle fait entrer son histoire personnelle dans l’histoire de Beyrouth, apparaît à l’écran, comme en ouverture de Beyrouth, ma ville (1982), le micro à la main devant les ruines de sa maison ancestrale détruite par les bombardements durant le siège de la ville par l’armée israélienne.
Le regard est empathique, « qui dénonce la souffrance infligée aux peuples, les injustices impardonnables des conflits intercommunautaires et la violence de l’armée israélienne contre les peuples arabes »4.
Cette subjectivité assumée la conduit dès 1976, avec Beyrouth, jamais plus à chercher un style beaucoup plus onirique et poétique. Ainsi choisit-elle Etel Adnan, peintre et poétesse elle aussi d’origine libanaise, pour en écrire le commentaire, image après image.
RÉALITÉ ET FICTION
Lorsqu’elle s’éloigne de Beyrouth, c’est pour couvrir les luttes d’autres peuples — les pauvres Égyptiens qui viennent de se soulever contre la hausse du prix du pain par Sadate en 1977 (Égypte, cité des morts, 1977), les Sahraouis du Front Polisario qui se battent pour l’indépendance de leur territoire (Le Sahara n’est pas à vendre, 1977) ou les Iraniens deux ans après leur révolution (Iran, l’utopie en marche, 1981).
Quand la forme « documentaire » ne peut plus que répéter ad nauseum la douleur et l’absurdité d’une terrible guerre fratricide, elle se tourne vers la fiction avec Une vie suspendue (1985)5, une histoire d’amour tournée au cœur de Beyrouth en guerre, comme une sorte de défi à la violence et à la mort.
Réalité et fiction, réalité et allégorie : avec elle, les images froides des guerres ont un devenir qui ne peut être pire que le présent. Elles finissent par faire renaître l’espoir, dans les traces de vie, l’émotion, les affects, la solidarité, la vie des rescapés au milieu des ruines. Et dans la mémoire.
MÉMOIRE DE LA FIN D’UN MONDE
Après la guerre, il lui semble urgent que l’on se souvienne de Beyrouth autrement que par cet amas de ruines. Elle rassemble sous le projet « 1001 images » plus de quatre cents films réalisés sur Beyrouth par des cinéastes libanais ou étrangers, et en fait restaurer trente. Elle réalise elle-même Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994) en combinant des images d’une trentaine de ces films, ressuscitant le Beyrouth vivant « d’avant ».
Elle s’est par la suite tournée vers l’art vidéo et la photographie, s’est engagée dans la création d’un festival de cinéma au Liban (Cultural Resistance International Film Festival of Lebanon, 2013–2015) et la réalisation d’un livre de photographies, Zones de guerre (éditions de l’œil, 2018), pour dire autrement ce qui lui semblait devoir être transmis.
« Elle a vu la fin d’un monde, la fin de l’idéologie arabe. Elle est de la génération de ceux qui ont cru et qui ne peuvent pas accepter qu’on ne peut plus croire à rien. Il s’agit maintenant de regarder les images de plus près », raconte Mathilde Rouxel, curatrice de la rétrospective dédiée par le Macam (Modern and Contemporary Art Museum) au travail de Jocelyne Saab, à Byblos, et programmatrice de l’édition 2023 du Festival du film franco-arabe de Noisy-Le-Sec.
De celle qui est devenue un modèle pour des générations de jeunes cinéastes et artistes libanais·es, son amie de toujours Etel Adnan disait :
Sa liberté de penser, et d’agir lui a coûté très cher. Par moments ce fut une question de vie et de mort. Peu de gens, hommes ou femmes, ont autant souffert pour demeurer dignes d’eux-mêmes, pour survivre d’une façon qui ait un sens, dans un monde si hostile ou si indifférent que celui qui est le nôtre6.
Pour rendre compte de la destruction de Gaza et de la souffrance de ses habitants à laquelle nous assistons impuissant·es et la mort dans l’âme, Jocelyne Saab nous manque. Définitivement.
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