Dix mois à peine après un double scrutin législatif et présidentiel qui a assis encore un peu plus confortablement au pouvoir la coalition menée par le président Recep Tayyip Erdoğan, le vent du changement est-il en train de souffler sur la Turquie ?
C’est en tout cas, au terme des élections municipales qui se sont déroulées le 31 mars 2024, la conviction à laquelle s’accrochent les opposants au président. Pour le Reis, qui avait fait de ce scrutin une priorité, le revers est cinglant. Les cinq plus grandes métropoles, ainsi que la majorité de leurs arrondissements, sont passées entre les mains du Parti républicain du peuple (CHP). Pour la première fois depuis sa création en 2002, la formation qu’il dirige, le Parti de la justice et du développement (AKP) n’est plus la principale force politique du pays.
Le mouvement kurde, lui aussi, sort de ce vote la tête haute. Le Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM) — étiquette sous laquelle se présentaient les candidats du Parti démocratique des peuples (HDP), toujours visé par une procédure d’interdiction —, a ravi plus de 80 municipalités, soit quinze de plus qu’en 2019.
Pourtant, la joie ne peut être totale dans le camp kurde, tant les élus de DEM savent que leur mandat ne tient qu’à un fil. Cible privilégiée du pouvoir et de la justice turques depuis l’implosion des pourparlers de paix entre l’AKP et la guérilla kurde du PKK en 2015, c’est presque un miracle si le HDP, avec plus de 5 000 membres et sympathisants incarcérés, est encore en état de marche.
D’autant que le mouvement kurde, rompu depuis des décennies à une répression intense, mène campagne sur un terrain miné. Sur le front des élections locales, le HDP fait face depuis 2016 à une politique systématique de destitutions d’élus. Ainsi, 48 des 65 municipalités conquises dans les urnes en 2019 ont vu leurs co-maires1 révoqués par la justice turque et remplacés par des administrateurs proches du pouvoir. Pas de quoi, à la lecture des résultats, décourager les sympathisants du parti de donner leur voix à DEM, mais suffisamment pour semer le doute quant à l’avenir des municipalités gagnées.
UNE BATAILLE QUI NE FAIT QUE COMMENCER
En dépit des déclarations de Recep Tayyip Erdoğan, qui, sitôt la fin des comptages promettait de respecter le résultat des urnes, l’offensive contre les municipalités DEM ne s’est pas fait attendre. D’ores et déjà, et à l’heure où nous écrivons ces lignes, 17 recours ont été déposés par l’AKP auprès du Haut conseil électoral (YSK). C’est notamment le cas à Urfa, où un nouveau scrutin a été programmé le 2 juin prochain.
Mais c’est à Van, une ville nichée dans l’extrême sud-est du pays, que s’est déroulé un bras de fer des plus symboliques. Immédiatement après les élections, le candidat Abdullah Zeydan, élu avec 55,48 % des voix, était déclaré inéligible, et sommé de laisser sa place au concurrent de l’AKP, pourtant loin derrière avec seulement 27,15 % des suffrages. Selon des informations transmises par DEM, la commission électorale aurait contesté les « droits politiques » de ce dernier, « de manière inexplicable, quelques heures à peine avant le scrutin ».
Face à la mobilisation importante des habitants dans les rues de Van, le pouvoir va d’abord interdire toute manifestation, ainsi que l’accès à la ville à toute personne ou groupe de personnes « susceptibles de participer à des rassemblements illégaux ». En vain : quelques jours plus tard, le Haut conseil électoral validait — au moins temporairement — la nomination de l’édile, visiblement pressé par une vague d’indignation qui s’est étendue au-delà du sud-est du pays.
Un renversement de situation presque providentiel, qui ravive, pour beaucoup de Kurdes, l’espoir de jours meilleurs. Car si, comme le pointe l’historien Hamit Bozarslan, lors des destitutions de maires HDP opérées depuis 2016, « le système dans sa totalité a fonctionné en tant que destruction démocratique sans que le monde politique ne réagisse », la mobilisation de plusieurs personnalités de premier plan semble avoir pesé lourd dans l’affaire de Van. C’est notamment le cas du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, qui a sur X (anciennement Twitter) jugé cette décision « inacceptable », appelant à réagir dans un contexte « d’élections gâchées par des décisions judiciaires politiquement motivées ». Un véritable point d’inflexion pour le désormais co-maire de Van, Abdullah Zeydan, qui explique :
La volonté ainsi que l’unité affichée par différents segments du public turc contre cette usurpation de nos droits est précieuse, et nous espérons que cela débouchera sur un nouveau processus. J’espère que cette solidarité rendra le droit et la justice plus fonctionnels en Turquie et constituera un tournant dans le retour à l’État de droit.
« C’est une petite victoire, répond le directeur des études turques de Strasbourg, Samim Akgönül. Ces dernières années, les élus kurdes destitués n’avaient pas bénéficié d’un soutien politique au niveau national ». Phénomène encore plus surprenant, comme le note l’ancien diplomate et membre du conseil du Parti communiste de Turquie (TKP), Engin Solakoğlu, « il y a eu pour la première fois dans l’ouest du pays, et même à l’intérieur de l’AKP, des contestations, comme si l’anti-démocratie avait ses limites ».
Reste que la mobilisation massive des habitants de Van paraît avoir joué un rôle majeur dans ce rétropédalage, car de telles démonstrations de colère dans les provinces kurdes n’avaient pas été observées depuis les graves troubles qui avaient agité la région en 20152.
Néanmoins, dans le cas de Van, l’affaire ne semble pour autant pas réglée : si le co-maire élu a pu prendre ses fonctions, le collège des juges et des procureurs a lui ouvert une enquête contre la 5e cour pénale de Diyarbakir, qui a décidé de restituer les droits de l’édile.
« DES VACHES À LAIT POUR L’AKP »
Si les cadres de DEM s’attendent à des jours difficiles, c’est bien que les séries de destitutions menées récemment par la justice et les autorités turques ont laissé des traces dans l’inconscient collectif. Élue en 2019 co-maire d’Ergani dans le cadre du système paritaire de mixité femme-homme mis en place par le HDP, Mervan Yıldız a été destituée par le pouvoir après 11 mois d’activité, faisant face à des charges aussi diverses que farfelues. Aujourd’hui encore dans l’attente d’un procès, elle a été remplacée par un administrateur « directement sous les ordres de l’AKP », et n’a pu que constater les dégâts sur sa municipalité : « l’administrateur nous a tout pris, pas uniquement nos postes, mais les emplois, les biens de la collectivité. L’AKP a d’ailleurs fait campagne à ces élections grâce aux fonds de la municipalité ».
« C’est un des pires abus de pouvoir constatés ces dernières années, et pas seulement sur la question de la destitution de ces maires, embraie Hamit Bozarslan. Ces municipalités déchues sont devenues des vaches à lait pour l’AKP, avec un népotisme, une corruption, et des détournements de fonds à grande échelle. Beaucoup d’avoirs appartenant à ces municipalités ont été transférés à l’État ».
L’ancien diplomate Engin Solakoğlu poursuit : « L’AKP utilise toutes les mairies qu’il possède afin de s’enrichir. Mais il ne faut pas oublier que c’est une pratique très commune en Turquie. On constate d’ailleurs un phénomène similaire dans certaines mairies glanées par le CHP ».
Alors, doit-on s’attendre, comme beaucoup de Kurdes le redoutent, à ce qu’une nouvelle vague de destitutions secoue le sud-est de la Turquie dans les semaines et les mois à venir ? Serra Bucak, la co-maire de Diyarbakır fraichement élue, reste optimiste, bien que les résultats dans sa ville fassent l’objet d’une contestation de la part de l’AKP :
Je ne pense pas que ce scénario va se reproduire. Cette stratégie ne marche pas, d’autant que nous faisons face à différentes crises économiques, sociales, ou politiques. S’il nous révoquait, le pouvoir paralyserait la région. Et nous, ce que nous voulons, c’est expliquer et réparer les dégâts qu’ils ont faits lors de ces dernières années.
Reste à savoir, au-delà du cas de Van, quelle serait la réaction du champ politique turc en cas de nouvelles vagues de révocations. Pour les Kurdes, les premiers signaux en provenance du CHP sont rassurants, puisque les hommes forts du parti — dont Özgür Özel, président de la formation —, se sont positionnés fermement contre toute destitution.
Un soutien qui, de toute évidence, vient également donner le change au coup de pouce des électeurs DEM dans les grandes villes turques, qui, malgré l’absence de consignes de vote de leur parti, semblent avoir fait barrage à l’AKP en prêtant massivement leurs voix au CHP.
LA POLITIQUE ISRAÉLIENNE D’ERDOĞAN SANCTIONNÉE
Si le revers du parti présidentiel semble la conséquence d’une somme de griefs et de préoccupations aussi bien locales que nationales, le double jeu d’Erdoğan envers Israël a profondément ébranlé sa base militante. Car, en dépit de gesticulations presque théâtrales à l’égard de son homologue israélien Benyamin Nétanyahou, le Reis s’est refusé, pendant de longs mois, à mettre un terme aux échanges économiques avec le partenaire israélien.
Une situation qui a tourné à l’inacceptable après la publication par Metin Cihan, un journaliste exilé en Allemagne, de centaines de documents attestant de la poursuite des relations commerciales entre les deux pays. « Le noyau dur de l’électorat de l’AKP a été très secoué, il est temps que la guerre à Gaza se finisse », pointe l’ancien diplomate Engin Solakoğlu, ajoutant :
Il faut être rationnel : la Turquie avec ou sans Erdoğan restera aux côtés d’Israël. L’infrastructure du pouvoir est telle qu’il est contraint au pragmatisme, d’autant que la Turquie est intégrée à l’alliance occidentale.
Le président Erdoğan semble avoir tiré les premières leçons de son affaiblissement et s’active à réparer les blessures au sein de son propre camp. Officiellement en réponse au refus israélien d’autoriser un largage d’aide humanitaire en provenance de Turquie sur Gaza, le ministère du commerce a annoncé une restriction drastique des exportations vers Israël. Temporairement du moins, « jusqu’à ce qu’un cessez-le-feu immédiat soit décrété et que soit autorisé l’accès continu de l’aide humanitaire à Gaza ».
RECONFIGURATION DE L’OPPOSITION
Pour autant, malgré un regain d’enthousiasme qui agite depuis le 31 mars une partie importante de la société, Recep Tayyip Erdoğan conserve toujours les coudées franches pour diriger le pays d’une main de fer. Les brillants résultats de l’opposition ne devraient en rien limiter son pouvoir, tant la Turquie reste plus que jamais centralisée, ne laissant aux municipalités que des prérogatives extrêmement réduites.
« Cependant, la dynamique de victoire est cruciale en Turquie, note Engin Solakoğlu. Après ce scrutin, elle est passée dans le camp de l’opposition, peut-être encore un peu plus puisque le CHP a obtenu une victoire historique sans même faire alliance avec d’autres formations politiques ».
Car c’est bien là un enseignement majeur de ce suffrage. Exit la « Table des six » où cohabitaient il y a encore quelques mois kémalistes, kurdes révolutionnaires et ultra-nationalistes, le CHP joue désormais presque seul un rôle de contrepouvoir face à la coalition présidentielle. Cette recomposition remet à l’ordre du jour la configuration traditionnelle du champ politique turc entre droite nationaliste, centre droit séculier et gauche kurde.
Pris à la gorge par une crise économique d’ampleur — la livre turque a perdu 40 % de sa valeur face au dollar en un an —, le Président turc aura néanmoins fort à faire pour redresser la barre d’un pays assailli par les difficultés, d’autant qu’il se sait sous la pression d’une opposition revigorée. Définitivement, pour Recep Tayyip Erdoğan, les quatre années qui séparent le pays du prochain cycle électoral ne seront pas de trop s’il veut pérenniser sa présence à la tête de l’État.
Les commentaires récents