Mettre des centaines de milliers d’individus dans des centres de regroupement ou dans des camps, que cela soit dans une situation de guerre ou d’urgence peut a priori paraître comme une solution nécessaire, indispensable pour atteindre les objectifs stratégiques recherchés (militaires ou autres). Mais il n’est pas toujours certain que la réalisation des plans élaborés par les stratèges (militaires ou civils) aboutisse aux fins recherchées. Ils peuvent s’avérer finalement contreproductifs. Dans les « guerres asymétriques », ou plus précisément dans une lutte antiguérilla, comment peut-on espérer gagner le soutien, même passif, indispensable à la victoire, d’une population expulsée de son habitation, privée par la force de ses moyens de production et de subsistance et souvent de son maigre cheptel ?
2Les CRP ont-ils isolé les groupes armés de l’ALN de la population ? Les ont-ils privés de la complicité, d’une partie au moins, de la population qui assurait leur ravitaillement, leur fournissait les informations nécessaires à la poursuite de leurs activités militaires et politiques ?
3L’issue de la guerre a finalement répondu à ces questions et en a ouvert de nouvelles. Dans quelles conditions et dispositions ont été les populations au moment où les CRP n’avaient plus de raisons d’être ? Le retour à la situation initiale était-il possible ? Comment les personnes regroupées et leurs familles ont-elles fait face à la nouvelle conjoncture ouverte par l’indépendance du pays ?
I. L’échec de la stratégie anti-guérilla
4Les CRP devaient assurer la victoire sur le mouvement indépendantiste comme le réaffirmait encore le 8 avril 1960, le général de corps d’armée Crépin, commandant en chef des forces armées de la région territoriale d’Alger : « J’attache une importance capitale à la réussite des regroupements : nous ne pourrons gagner la guerre d’Algérie [souligné par nous, car son utilisation, à l’époque, était rare] que si nous gagnons la bataille des regroupements1 ».
5Si les CRP avaient comme objectif stratégique de couper les liens entre le mouvement indépendantiste et la population, les témoignages montrent que ces liens ne furent jamais rompus et qu’ils se sont maintenus en dépit des camps et des zones interdites. Dans les premiers temps, lors de la constitution des camps, certains regroupés ont continué d’apporter une aide logistique (alimentation, habillement et parfois munitions récupérées). Dans un second temps, bénéficiant de la complicité d’une partie des regroupés et parfois de la passivité des supplétifs, les réseaux de l’organisation clandestine du FLN ont fonctionné à l’intérieur même du dispositif mis en place (poursuite du financement de la lutte armée par le recueil des cotisations, poursuite du travail politique des organisations clandestines) et les centres de regroupement sont parfois devenus des refuges temporaires pour les groupes armés. Les témoignages des regroupés foisonnent d’exemples montrant la poursuite de relations étroites et diversifiées (information et liaisons, recueil de l’impôt révolutionnaire, approvisionnement, etc.) avec les insurgés.
6Le rapport Rocard le signale très justement : « Diverses constatations concordantes font apparaître qu’un regroupement de plus de 1 000 personnes dépasse les moyens de surveillance d’un chef de SAS ou d’un commandant de sous-quartier (Rocard, 2003) ». Or, sur les treize CRP de l’arrondissement de Cherchell, seuls deux d’entre eux comptaient moins de 1 000 personnes et deux autres comptaient plus de 3 000 personnes en 1959. Les opérations militaires de grande envergure engagées dans les années 1959, 1960 et 1961 ont encore gonflé les effectifs des centres. Les paysans, pour certains, ont rejoint de leur propre chef les centres de regroupement pour échapper aux bombardements de l’aviation et aux ratissages de l’armée française. Inutile de préciser que la gestion et le contrôle des populations regroupées dans les CRP étaient devenus plus formels que réels.
II. Révoltes
7L’élément majeur qui a marqué un tournant dans la guerre d’Algérie et a montré ce recul de la peur est sans aucun doute la date du 11 décembre 1960. Les manifestations de la population dans les principales villes d’Algérie ont brisé le mythe de l’adhésion à l’Algérie française de la population algérienne de confession musulmane. Les témoins insistent en effet sur l’impact de ces manifestations de décembre 1960 et de celles qui suivirent. Comme l’affirment S. M., ces manifestations ont exprimé le fait majeur que le mur de la peur était en train de reculer. Tout en signalant que les manifestants dans les camps étaient composés majoritairement de femmes et d’enfants.
1. Résister face à la peur
8Parmi les regroupés seul A. M. exprima explicitement cette peur :
Oui, j’en avais peur. Je ne m’approchais jamais de la direction du poste militaire. Je n’osais jamais m’en approcher […]. Ce n’était pas aussi simple. Nous étions terrorisés.
9Pour les autres personnes ayant donné leur témoignage, probablement que le temps avait déjà fait son œuvre.
10La peur, en effet, a commencé à reculer malgré l’impressionnant dispositif militaire qui visait à dissuader la population de se rallier aux thèses indépendantistes et à apporter une aide quelconque au FLN et aux combattants de l’ALN. Au 1er décembre 1959, les effectifs de l’armée française atteignaient le nombre de 472 000 dont 56 000 supplétifs et 61 000 forces d’appoint (makhzen2, autodéfense). Elles ont été maintenues à ce niveau jusqu’à la veille du cessez-le-feu. Au 1er mars 1962 : les effectifs de l’armée étaient de 468 300 dont 68 500 supplétifs3.
11Les affiches et tracts distribués par milliers à la population, souvent jetés d’un avion de l’armée de l’air ou d’un hélicoptère, ne souffraient d’aucune équivoque. Les actions visaient à intimider la population et à affaiblir les liens avec le FLN, par la peur de l’arrestation, de la torture et de la mort éventuelle4 :
12« Enfonce toi ça dans la tête, N’attend rien des nations étrangères pas plus que du Moyen-Orient, ni même du diable… ceux-là ne pourront rien contre les avions venus du ciel, les navires amenés de la mer, les soldats aussi nombreux que le sable du désert. Chaque jour, des hors-la-loi sont abattus par dizaines. Ne te mets pas de leur côté. Ne suis pas leurs directives. Ne te fais pas leur complice. Tu serais condamné a mort. »
13C’est probablement ce rapport de forces sur le terrain d’une très grande inégalité qui a fait écrire à Raphaëlle Branche : « Sur le terreau des rapports inégaux fourni par la situation coloniale, la torture peut prospérer. Elle exprime, directement et corporellement, un rapport de forces ordinairement médiatisé, que le déclenchement d’hostilités armées a fait basculer. Elle signifie aux combattants ou aux « suspects » algériens la puissance de la métropole, par l’intermédiaire de la toute-puissance de tortionnaires qui leur dénient le respect qui leur est dû en tant qu’êtres humains » (Branche, 2016, p. 18).
14En réalité, malgré quelques succès indéniables ici ou là, cette « guerre psychologique » (Bendara, 2010) est mise en échec, car elle ne se limite pas à la seule intimidation des populations. Dans sa thèse, Mohamed Bendara en identifie trois axes. Le premier consiste à rétablir le lien avec la population, d’où la mise sur pied des Services administratifs spécialisés (SAS)5 qui couvrent l’ensemble des zones rurales (700 à la fin de la guerre). Le deuxième doit rallier la population « au choix de la France », thème qui revient régulièrement dans les différentes formes de propagande à travers la perspective d’un avenir économiquement et socialement meilleur que celui de l’indépendance (voir documents 1 et 2). Le troisième axe avait pour objectif de rendre insensible la population à la propagande du FLN et mieux, l’impliquer par le système d’auto-défense à la « lutte contre la rébellion » (Bendara, 2010).
Document 1. Tract de propagande de l’armée française
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Source : anonyme.
15Tout cet énorme édifice minutieusement élaboré et soigneusement appliqué dans la stratégie antiguérilla a fait progressivement long feu. Les populations dont le contrôle était l’enjeu principal ont finalement résisté à toutes les tentatives d’entraînement dans une logique d’adhésion aux thèses coloniales. Ni les promesses ni les menaces n’ont finalement atteint le but initial qui était d’empêcher la sécession du territoire et l’indépendance du pays.
Document 2. Affiche de propagande et de mise en garde contre l’espionnage civil en 1939-1945
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Source : imprimerie Baconnier, Alger, 1939-1945 © Mémorial Leclerc/musée Jean-Moulin/Roger-Viollet. Elle aurait été réutilisée durant la guerre d’Algérie.
2. L’éveil du sentiment national
16Contrairement aux manifestations qui eurent lieu dans les principales villes et furent très bien couvertes par les journaux, celles qui se sont déroulées dans les CRP eurent très peu d’échos. Elles impliquaient moins de monde et se tenaient loin des journalistes. Mais c’est durant ces manifestations que les emblèmes nationaux commencent à faire leur apparition.
Lors de la manifestation du camp, l’emblème national était hissé par une femme nommée D. (nom de jeune fille), dont le mari est un Harfouf. C’est elle la première qui a hissé le drapeau. Il n’y avait pas qu’un seul drapeau, il y avait cinq ou six drapeaux lors de cette manifestation. Nous avions hissé le drapeau et nous nous sommes dispersés. Il n’y avait pas qu’un seul groupe. Il y avait des femmes et des enfants. Un ou deux hommes avaient participé à cette manifestation. Nous avions crié : « Vive l’Algérie ! [Tahya El Djazaïr], Vive L’Algérie ! » Les you-yous des femmes nous donnaient du courage et de l’allant. Le départ de la manifestation se situait au niveau du deuxième café maure actuel (café Mostefaoui). Nous étions à ce niveau, c’est l’emplacement de la cité, c‘est-à-dire les nouvelles constructions [du plan de Constantine]. (A. M.)
17Pour certains, et en particulier parmi les plus jeunes, ces manifestations ont été l’occasion d’un éveil du sentiment national :
Je me souviens bien de la manifestation qui s‘était déroulée au camp. Nous sentions l‘indépendance venir. C‘était vers la fin de l‘année 1961. Elle s‘était déroulée en contrebas du village, à la limite Ouest du camp, au niveau du bâtiment actuel, pas trop loin de la poste, à l‘époque, il y avait un café. Des femmes voilées étaient sorties parmi les manifestants. Les militaires avaient tiré sans atteindre personne. Durant cette marche, des chants patriotiques étaient scandés : « Kassaman, Hizb Thowar ». C‘était durant ces journées de bouillonnement que j‘avais vu pour la première fois le drapeau algérien badigeonné sur le mur de l‘école, sur la façade nord, orienté vers la mer. C‘était à cette date que j‘avais su ce que voulait dire un drapeau. C‘était ainsi que nous enfants de l‘école, un peu lettrés, commencions à l‘aide de la chaux à dessiner le drapeau algérien et à écrire des graffitis tels « Vive le GPRA », « Vive les Fellagas », sous l‘instigation des adultes (B. M.).
18La référence au drapeau revient comme un leitmotiv dans les témoignages :
Vers 1960 ou 1961, des gens du camp avaient manifesté avec un drapeau (G. M.).
Je me rappelle du jour du déploiement du drapeau algérien au camp. C’était vers la fin de l’année 1961. C’était une journée ensoleillée. Cela s’était passé le matin. Il y a une image qui reste gravée dans ma mémoire, celle de ma mère portant l’emblème, près de la fontaine du camp (K. H.).
19Dans le contexte de l’époque, ces gestes et ces actions apparaissent comme des défis ultimes, des preuves que la peur ne les paralyse plus. Ces témoignages confondent parfois les évènements du 11 décembre 1960 avec ceux qui se sont déroulés dans les mois qui suivirent. Mais ils relatent tous l’implication des groupes clandestins du FLN et de l’ALN :
Au mois de décembre 1960, les moudjahidin étaient entrés au camp de nuit […] ils avaient apporté des emblèmes de la nation algérienne et avaient demandé aux femmes et aux enfants de manifester le lendemain en faveur de l‘indépendance de l‘Algérie […] ainsi, on avait défilé dans le camp avec des drapeaux algériens et slogans nationalistes […] À travers cette manifestation, nous avons bravé la peur et nous avons indiqué notre solidarité aux combattants en armes (S. M.).
20Le 11 décembre 1960 fut l’occasion de renforcer l’emprise sur les populations des CRP :
Le 5 juillet 1961, nous avions hissé le drapeau au camp. Je travaillais alors à Cherchell. Le soir, j’étais rentré au camp. Un responsable [de l’ALN au camp] m’avait dit : « Il n’y a pas de travail demain ». Je lui avais dit : « Pourquoi ? ». Il m’avait répondu : « Demain, nous allons hisser le drapeau ». Ce responsable était nommé par l’ALN, il se nomme M. A. Il est décédé. Il recueillait les cotisations. Moi, je lui donnais l’argent à lui. Je rassemblais l’argent des membres de ma famille (A. D.)
21Les témoignages montrent aussi le rôle important des femmes dans l’organisation et le déroulement des manifestations :
Au mois de décembre de l’année 1961, plutôt 1960, il y avait eu une manifestation au camp. Dès la veille, nous savions que quelque chose allait se dérouler le lendemain. Nous avions peur, nous ne savions pas ce qui allait exactement se passer le lendemain. Nous [les enfants] entendions les adultes dire que quelque chose d’important allait se dérouler. Le lendemain matin, des regroupés, hommes, femmes et enfants s’étaient rassemblés. Puis, une femme de la famille K., je crois qu’elle s’appelle Y., avait hissé le drapeau algérien. Le rassemblement s’était transformé en marche, plutôt en course. Beaucoup de femmes et d’enfants cavalaient derrière celle qui portait l’emblème et nous derrière elles. Un officier, je crois que c’est un capitaine, s’était interposé devant les manifestants voulant leur retirer le drapeau. Une femme l’avait mordu au bras, il avait alors lâché prise. Le drapeau était caché. Les manifestants avaient continué à courir durant un petit bout de temps, puis ils s’étaient rendus à la placette. À ce niveau, j’avais entendu un officier crier : « Ne tirez pas !». C’est à ce moment que les manifestants s’étaient dispersés (G. M.).
22Une cinquantaine d’années après l’indépendance on pourrait penser à une mythification résultant de facteurs mémoriels et de la perspective d’un accès à la rente qui pourrait découler de la participation à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie sous une forme ou une autre. Comme le répètent souvent les franges défavorisées de la population algérienne : « disposer de leur part de la rente pétrolière ». En effet, les anciens combattants, les victimes de guerre, les enfants de martyrs perçoivent des pensions et des avantages en nature, qui ne sont possibles que grâce à l’existence de la rente pétrolière. Ce risque est réel dans les récits de vie comme le souligne fort opportunément P. Bourdieu dans « L’illusion biographique6 ». C’est pourquoi il est important de se reporter aux documents de l’époque répertoriés dans les archives de l’armée française.
23En effet, les SAS de la région de Cherchell chargés de la gestion administrative des CRP ont fait des rapports qui montrent une certaine fiabilité des témoignages effectués : « Il est à remarquer que la zone côtière jouit d’un état d’esprit très différent de celui de la montagne, moins sensible à la propagande pure. Les villages de la côte ont toujours apporté un soutien aux rebelles, et sont partisans de l’indépendance […] Quel que soit l’évolution de la situation, il est certain que le maintien des regroupements entretient un climat plus ou moins hostile à l’égard de la France [souligné par les auteurs]. Les gens sont fatigués, mécontents. La vie dans les regroupements pose des problèmes de subsistance et de main-d’œuvre, qu’il est quelque fois difficile de résoudre, malgré les chantiers et les distributions gratuites de céréales. Aussi une politique de dégroupement apporterait-elle un soulagement et une meilleure ambiance […] Dans la région, les rebelles opèrent par petits groupes de huit à dix hommes. Le relief particulièrement difficile de l’arrière-pays facilite leur action et leur repli rapide. Aussi n’a-t-on pu les neutraliser, ni supprimer les appuis des populations. Peu à peu, des douars furent contaminés, parmi lesquels on peut citer Mahabas, les Oliviers, Beni Ali, Sidi Braham. On a enregistré un certain nombre de désertion parmi les auto-défenses7. »
24« Cette population qui s’était résolument engagée à nos côtés s’est détachée progressivement. La majorité des habitants a pris des garanties auprès des rebelles, quant aux éléments acquis à notre cause, comme les harkis et les chefs d’auto-défense, ils sont inquiets et craignent d’être l’objet de représailles dans l’Algérie indépendante et souveraine8. »
25Tout en soulignant l’efficacité relative de la propagande du FLN, l’officier en charge de la SAS de Cherchell rend en partie responsable de son succès la presse et la politique gouvernementale :
26« Facteurs de troubles et d’inquiétude : propagande FLN en premier. Insidieuse, elle a, à la faveur des évènements, conquis une grosse partie de la population. Mais cette propagande n’aurait atteint qu’une infime partie de ses objectifs si elle n’avait été puissamment aidée par la presse métropolitaine, la radio, et la propagande française. En effet jusqu’en 1959, Cherchell était essentiellement calme, et calme dans une paix française. La politique menée depuis 1958 a tout remis en question, et, de guerre lasse la population s’est réfugiée dans les bras du FLN ne pouvant faire autrement. Le retard à rattraper pour bien se faire voir des nouveaux maîtres qu’on lui impose a creusé un fossé profond entre les deux communautés, et pourtant quelques ponts d’amitiés existent encore à ce jour. L’avenir, qui peut présager l’avenir ??? Il est bien sombre et je ne suis pas prophète9. »
3. Des doutes parmi les militaires
27Cette impression de basculement de la population ne se limite pas aux gestionnaires des SAS, les archives de la hiérarchie militaire laissent transpirer l’aveu de cet échec au fur et à mesure que se rapproche la perspective d’un cessez-le-feu et que se dessine l’idée d’un référendum d’autodétermination ouvrant la voie à l’indépendance. Le rapport sur la situation politique dans la région d’Alger cite l’avis d’un sous-préfet qui contredit celui des militaires sur l’efficacité des CRP, quant aux objectifs qui leur ont été assignés aussi bien sur le plan politique (l’armée française contrôlait tout et en réalité pas grand-chose) que sur le plan économique et social : « Celle-ci [la situation politique] est toujours aussi difficile à analyser, il est quasi impossible de savoir quelles sont les pensées exactes des regroupés et quelle serait leur attitude devant un éventuel référendum ».
28Citation d’un sous-préfet non identifié dans le document : « Il paraît difficile d’attendre une vraie collaboration de la part de populations dont nous avons troublé le genre de vie sans rien leur apporter en échange […] Dans l’ensemble de la région il est signalé, çà et là, des pénétrations FLN assez fortes dans les centres, spéculant sur les mécontentements et la misère qui peuvent s’y trouver10 ».
29Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où les CRP ont privé les personnes regroupées de « leurs maigres ressources11 » et ont entraîné une détérioration indéniable de leurs conditions de vie par rapport à leur situation antérieure : « en répondant aux seuls impératifs militaires actuels, les regroupements n’auraient au contraire, d’autres effets que d’accélérer le processus de clochardisation des Algériens12 ». Le rapport Martin de janvier 1959 indique l’inanité d’une opération de cette envergure : « Les moyens financiers que nécessite l’entretien des personnes transplantées sont considérables […] Les sommes considérables à dépenser semblent hors de proportion avec le budget civil de l’Algérie (Rocard, 2003, p. 259) ».
30C’est pourquoi, à partir de la succession de rapports notamment de l’IGRP13 montrant les conditions de vie déplorables des regroupés (de l’arrondissement de Ténès, voisin de celui de Cherchel), une politique de rénovation rurale est préconisée.
31Certains officiers supérieurs, en contact avec le terrain, perçurent très tôt les limites d’une action purement militaire suggérant des mesures économiques et sociales d’accompagnement, comme le montrent les interrogations en 1958 dans les « Considérations générales sur les regroupements signé par le colonel Clerget de Saint-Léger commandant du Service d’action politique et psychologique » : « S’agit-il définitivement de sortir ces populations de la crasse et de la misère, dans lesquelles nous les avons laissées jusqu’ici, de les ouvrir à la civilisation, de les maintenir groupées pour les contrôler et leur permettre ainsi d’échapper aux propagandes subversives qu’en ce siècle de guerre révolutionnaire on risque de voir se renouveler ou se prolonger et s’intensifier14 ? »
32Dans le secteur de Collo, des considérations plus pécuniaires sont déjà soulevées15 : « Il faut éviter que des demandes d’indemnisation soient faites suite aux destructions. Il est demandé de faire signer la déclaration suivante16» ; la note est suivie d’un formulaire que doivent signer les personnes regroupées et qui porte la mention suivante : « J’accepte de supporter la perte de mon bien à titre de contribution personnelle et désintéressée à la lutte pour le rétablissement de la paix en Algérie. »
33De leur côté, les responsables de l’IGRP ne dédouanent pas l’État français de ses responsabilités : « Vous connaissez ma position (au sujet des centres regroupements de population) nés d’une erreur parce que n’ayant pas été suffisamment pensés. Les erreurs commises et leurs conséquences graves que nous n’avons cessé de signaler, risquent d’être une arme sérieuse au moment du règlement des comptes, et surtout d’être une charge financière très lourde par les indemnisations que l’on ne manquera pas de nous réclamer comme réparations17 ». La question soulevée est conforme à l’esprit et aux valeurs républicains, la réponse l’a-t-elle été et a-t-il été permis aux personnes déplacées de revenir sur leurs terres, de reconstruire leurs habitations et de reprendre leur activité agricole ?
III. « Tous les Français ne sont pas issus de la même graine »
34Les témoignages fourmillent d’appréciations sur le personnel militaire chargé des affaires du camp, côtoyé par la force des choses pendant plusieurs mois. Il aurait été inconvenant de ne pas les inclure au même titre que les appréciations des militaires français (chapitre 4). Les sentiments envers ces derniers oscillent entre l’hostilité plus ou moins déclarée et la sympathie, en passant par la méfiance et l’estime. Un témoin du camp de Bouzerou exprime l’idée générale qui se dégage des différents témoignages en disant que « les Français ne sont pas issus de la même graine », en parlant de ses deux instituteurs, le premier, J. (qu’il caractérisait comme « sympa »), par conséquent dévoué à son travail sans attitude malveillante et le second, D. (qu‘il nomme C.), qui était plutôt antipathique aux yeux de ses élèves, car il envoyait chaque jour les élèves lui rapporter son repas de la caserne militaire, ce qui finit par les exaspérer et les amenèrent à se rebeller :
De mes souvenirs de l’école du camp, je me rappelle qu’un instituteur français chargeait trois enfants, dont moi-même, de lui rapporter de la soupe de la caserne des militaires chaque jour, en nous munissant d’un bout de papier. L’un des trois est établi aujourd’hui, ici à Bouzerou. Nous déposions le manger dans sa maison, mitoyenne de l’école. Puis, deux d’entre nous étaient requis pour faire le ménage dans sa demeure. C’était ainsi chaque jour […] Un beau jour, nous nous étions donné le mot pour mettre fin à cette corvée. Nous nous étions dits : « Comment se fait-il, qu’en plein cours, nous quittions la classe pour ramener la soupe et encore que deux parmi nous, lui fassent le ménage quotidiennement ? ». D’un commun accord, nous avions décidé de mettre fin à cet état de fait […]. Le lendemain matin, il nous avait demandé de reprendre le service quotidien. Nous avions refusé. Depuis ce jour, il s’était abstenu de nous demander de lui apporter la soupe et de faire le nettoyage dans sa maison (B. B.).
35Les instituteurs civils ou militaires ont généralement laissé une bonne impression aux enfants scolarisés dans les écoles ouvertes dans les CRP.
Je me rappelle de trois enseignants : M. L. qui est encore vivant, il réside à Gouraya. Il y avait deux enseignants français, P. et B.18, je ne me souviens pas bien de son nom. Malgré toutes les adversités de la vie et le fossé linguistique de départ entre nous et les enseignants français, nous avions pu quand même assimiler les rudiments essentiels de la langue française. Il y avait une discipline de fer à l‘école du camp. B. nous infligeait quotidiennement des coups de pieds aux fesses au moment de la sortie en récréation (M. B.).
36L’hostilité exprimée avait parfois une expression relativement abstraite car dirigée contre la « France » :
La France n’a fait aucun bien envers nous. Nous ne pourrons jamais l’aimer. Pour tout l’or au monde, je ne peux pas l’aimer. Je ne peux oublier les cinq hommes de notre mechta qu’elle avait assassinés près du café maure d’Abza. Mon père a été arrêté ce jour-là. Tout le hameau était en émoi, les femmes et les enfants en pleurs. [Le témoin pleure]. Je pleure mon enfance contrariée. J’étais jeune, âgé de 15 ans. Je ne peux supporter la France, de toute ma vie (A. T.).
37Cette souffrance se retrouve dans nombre de témoignages :
Je ne peux oublier la phase du camp […] je ne peux oublier les souffrances, les frustrations, les peurs […] entre nous, on parle assez souvent des malheurs que nous avait causé la France [...] après avoir brulé nos maisons, détruit nos biens, arrachés de notre terre nourricière, elle nous avait mis à l‘intérieur d‘un enclos […] tels des animaux sauvages (M. S.).
38Cette hostilité revêtait, chez certains témoins, une expression beaucoup plus concrète relevant de griefs liés à des préjudices directement subis :
Ici, au camp de Ghardous, c’est plutôt l’armée française qui avait fait le plus de mal. Au niveau du poste militaire, que nous nommions blockhaus, il y avait ce qu’on appelait une cage à poules, lieu de détention des prisonniers. Elle était située à la base d’un talus, où l’eau des précipitations et des fontes des neiges s’infiltre dedans. La dimension de cette cage à poules est réduite, en hauteur et en largeur (M. A.).
39Les témoins reviennent souvent sur la brutalité des contacts :
Les militaires avaient insisté pour qu’une arme me soit allouée. J’avais fermement refusé. Ils avaient inscrit mon nom, en me disant : « tu es un fellaga ». Je leur ai répondu : « J’ai sept enfants, il n’y a personne qui peut les nourrir sauf moi. Je ne prends pas d’arme ». À cause de ce refus, Ils m’avaient durement frappé, ils m’avaient cassé l’os de l’épaule [l’omoplate] avec des coups de pieds. L’os est encore cassé. Je me suis dit [intérieurement] : « Ma cause est juste, vous pouvez me frapper ». [Finalement], je n’avais pas pris d’arme (A. M.).
M. était très méchant avec les regroupés. Heureusement, qu’il n’avait pas d’autorité. S’il avait eu l’autorité, il nous aurait tous brûlés au camp. Il était tout le temps habillé en civil. C’était lui le plus virulent et [il] faisait beaucoup de mal. L‘adjudant B.19 était d’une autre trempe. Celui qui ne le connaît pas peut dire qu’il est un moudjahid. Un jour, il m’avait accosté près du pont de oued Messelmoun et il m’avait dit : « les femmes qui sont sorties tout à l’heure de l’autre côté du camp, qui sont-elles ? ». Je lui avais répondu : « Je n’ai rien vu ». Il m’avait alors infligé deux gifles sévères et un coup de pied au cul et m’avait dit : « Sauvage, fils de sauvage » […] Face à nous, nous n’avions trouvé que les militaires les plus féroces […] S., l’adjoint de B. L., et qui lui avait succédé vers la fin du camp, était devenu plus tolérant. Durant son époque, les regroupés pouvaient vaquer jusqu’à l’oued sans se cacher, ils pouvaient travailler des parcelles de terre près du camp [en contrepartie], il leur était servie de la semoule et d’autres denrée alimentaires […] S. a été désigné à la place de B. L. Je l’affirme, nous n’avions pas eu à nous plaindre de S., il ne nous avait fait aucun mal. C’est un Français, mais il ne nous avait fait aucun mal (A. M.).
40Les souvenirs sont restés vifs et parfois empreints de reconnaissance concernant surtout les instituteurs, mais aussi les médecins, les infirmiers, les chefs des SAS et leurs adjoints. Ces derniers avaient la lourde tâche administrative de délivrer les laissez-passer nécessaires pour pouvoir sortir du camp et éventuellement travailler et avoir un revenu susceptible d’assurer une meilleure alimentation de la famille.
41Un témoin parle du médecin qui a sauvé son fils d‘une mort certaine :
Et voilà que le médecin du camp apparaissait dans le gourbi […] il était venu chez un voisin pour ausculter un malade […] il a entendu nos pleurs […]. Il était bien prévenant, il a demandé l’autorisation pour entrer avec un infirmier qui l’accompagnait […] il a demandé à prendre dans ses bras le bébé mourant […] après l‘avoir bien observé, il a demandé à son infirmier de lui apporter telle injection […] il l‘a lui avait administrée […] puis, il nous a donné des prescriptions orales à respecter durant 24 heures […] il était revenu le voir le lendemain […] Lentement, le bébé commençait à reprendre vie […] sa diarrhée était peut-être due à un microbe […] le médecin a rapidement bien diagnostiqué la maladie […] c‘est le bon dieu qui l‘a envoyé ce jour-là (M. M., né en 1936).
42Au contact du médecin du camp de Ghardous, un autre témoin a su qu’il pouvait y avoir de l’humanité chez les Français :
J’ai trouvé un docteur français qui se conduit avec nous les indigènes, hommes et femmes sales et pouilleux, d’une manière dont je ne m’attendais pas du tout […] je ne m’attendais pas qu’un Français se comportait ainsi humainement avec moi […] je m’étais présenté à lui et il m’a considéré en tant qu’être humain […] Je me suis dit que cet homme vient d’un autre monde différent de celui des autres Français, qui étaient féroces et injurieux à notre rencontre […] mais ce médecin ne ressemblait pas aux autres […] Quoique j’étais malpropre, il m’a ausculté sérieusement et m’a soigné […] je n’ai pas senti qu’il ait exprimé la moindre répugnance à mon contact […] Il m’a touché avec ses propres mains […] Je me suis ainsi rendu à l’évidence que cet homme était vraiment plein d’humanisme.
43D‘une manière générale, les avis sont nuancés, comme ceux qui ont porté sur les supplétifs de confession musulmane. Cependant, médecins et infirmiers ont été généralement disponibles et ont répondu à l’attente des populations regroupées :
Les mortalités étaient fréquentes. Le dispensaire du poste militaire était à la disposition des regroupés. Les consultations étaient quotidiennes. Chaque jour des malades ralliaient cette structure sanitaire. La prise en charge sanitaire était convenable, les malades recevaient des traitements efficaces (H. D.).
Un médecin venait irrégulièrement du poste militaire de Bouyamène, effectuant des consultations et prescrivant des traitements. Les maladies étaient fréquentes au camp, mais de moindre ampleur qu’actuellement (B. M.).
IV. Harkis, goumiers, supplétifs : un choix assumé ou subi ?
« La révolution produit des traîtres comme le pommier porte des pommes20. »
44Les guerres ont de tout temps été des facteurs de traumatismes profonds dans les populations qui y participent activement ou passivement. Les forces françaises en Algérie, ont depuis le début de la colonisation associé à leurs entreprises guerrières les populations dites « indigènes ». Elles sont à l’origine, dès 1830, de la constitution du bataillon mixte des zouaves pour parachever la conquête et réduire les tribus qui résistaient à l’occupation française. Ce bataillon a participé aux différentes batailles contre Abdelkader et à la répression des tribus insurgées. Par la suite, les indigènes ont été de toutes les guerres françaises, de la guerre de Crimée à la Seconde Guerre mondiale dans l’armée d’Afrique puis finalement en Indochine (Abderahmen, 2010, p. 60-68). Durant la guerre d’Algérie, Français non-citoyens, ils font partie du contingent des conscrits et ont été à ce titre désignés par la hiérarchie militaire comme Français de souche nord-africaine (FSNA). Un certain nombre d’entre eux avaient choisi des carrières militaires dans l’armée française ; ils ont, pour certains, constitué les fameux « déserteurs de l’armée française », les DAF, en rejoignant l’ALN21.
45Une autre catégorie d’indigènes est associée à la guerre dans les rangs de l’armée française en tant que supplétifs dans une fonction de contrôle des populations « potentiellement ennemies », placées dans les différents centres de regroupement de la population. Désignés par l’appellation de harkis22, ils sont généralement considérés comme des victimes au Nord de la méditerranée et comme des traîtres au Sud.
46Les témoins, sollicités sur la question du comportement des militaires et des harkis, ont abondamment traité de la question, le plus souvent à partir de leur propre vécu. Ils donnent un aperçu des harkis de la région et du sort qui leur fut réservé à l’indépendance. Les supplétifs, futurs harkis, furent pour la plupart utilisés dans les opérations de maintien de l’ordre dans leur région d’origine.
À cette époque, l’armée française n’avait pas incorporé des harkis issus de notre douar. Le recrutement des harkis avait vraiment commencé au sein de la population de Bouhlal, durant l’été 1958, à la suite du déplacement vers le camp (A. M.).
C’était surtout les harkis qui nous avaient causé le plus de mal. C’étaient des supplétifs issus des hauteurs de Dupleix, de Beni Hettita. Je me rappelle bien de deux, dont un nommé H. Il avait le grade de sergent. C’était lui qui était le plus virulent. Il m’avait tant de fois giflé, il m’avait tant de fois donné des coups de pieds. C’était notre Azraël (K. A.).
Suite à mon arrestation, un supplétif qui a un lien de sang avec moi, en étant mon cousin maternel, m’a frappé avec la crosse de son fusil, en me disant : « Hé cousin ! Ne crois pas que tu vas être capable de te sauver. Ne pense pas que je vais te ménager. Je vais te brûler. Je vais faire sortir tes entrailles » (M. I.).
47Cette utilisation des harkis dans leur région d’origine a rendu les solidarités familiales difficiles pour les individus impliqués dans des actions de répression traumatisantes pour les populations (torture, exécution sommaire, brutalité, etc.), avec le risque de faire rejaillir l’opprobre sur toute la famille et de mettre en péril les intérêts de leur clan et de leur groupe familial.
Des harkis issus de la fraction M. étaient très agressifs envers nous. Les plus virulents étaient T. T et son ami Y. N. Parmi les éléments de l’autodéfense, il y avait ceux qui avaient causé du tort aux regroupés. Ils avaient accepté de s’armer pour faire du mal à leurs anciens voisins du douar. Ils montraient [aux soldats] du doigt les familles à surveiller de près et à arrêter (D. D.).
C’était surtout les harkis qui nous faisaient le plus de mal (M. M., né en 1936).
Notre enseignant A. B. était mort lors d’une embuscade tendue par les harkis d’El Annab, qui étaient de redoutables guerriers […] En ce mois de mai 1959, toute la famille a été attrapée par des harkis lors d’un ratissage […] ce jour-là, ils [les harkis] avaient tué le chouf, chargé du guet, le vieux L. (M. A.).
Des harkis jouaient le rôle de proxénètes au service des militaires français. Des femmes faibles sans tuteurs étaient soumises par la force avec l’entremise des harkis (A. M.).
48Les témoignages concernant les harkis portant sur leurs motivations, leur rôle et leur comportement pendant la guerre traduisent sans doute la multiplicité des situations. Ils étaient en contact direct avec une population considérée a priori comme ennemie et coupable de soutien aux nationalistes. Il n’est par conséquent pas étonnant que les avis dominants mettent l’accent sur la brutalité et l’agressivité des supplétifs à leur encontre. Quelques témoignages relatent les vols commis par ces derniers à leurs dépens. Certains harkis semblent, cependant pour diverses raisons, être considérés comme bienveillants vis-à-vis des regroupés et d’autres auraient directement collaboré avec le FLN.
Ce jour-là au camp, j’avais dépassé les bornes tracées. Le harki nommé F. F m’avait engueulé et avait voulu me frapper. C’est alors qu’avait intervenu en ma faveur le harki T. T de Mesker. Il m’avait reconnu […] après quelques hésitations, je l’avais reconnu, moi aussi. Nous nous étions rencontrés déjà en 1957 au pas de notre maison à Amarcha. Il était ravitailleur de l’ALN, il était venu voir mon père pour une question d’approvisionnement du Djeich. Depuis, T. T était très correct avec moi. Mais avec les autres, il était très virulent et agressif (A. M.).
Il y avait des harkis qui aidaient les moudjahidin […] pour ceux-ci, le fait de prendre une arme avec les Français était seulement un gagne-pain […] un nommé S. M., les Français avaient prouvé sa complicité avec l’ALN, ils l’avaient emprisonné après l’avoir atrocement torturé […] (M. A.).
Ils [les militaires français] étaient devenus vraiment virulents, après que les Arabes aient intégrés leur rang. De notre famille, de notre hameau, il n’y avait pas de harkis. Du côté de Taghzout, il y avait un harki nommé H. H, qui habitait près de l’habitation du garde-champêtre, A. H. Quelques harkis avaient gardé la foi en leur cœur, ils aidaient secrètement les moudjahidin (G. M.).
49Les motivations relatées non par les concernés (harkis), avec lesquels nous n’avons pas eu d’entretiens contrairement à Pierre Daum qui a, en Algérie recueilli leurs témoignages (Daum, 2015), mais par les regroupés à partir de leurs constatations sont aussi diverses. En premier lieu, il y a d’anciens militaires de l’armée française pour qui cela allait de soi d’être dans le camp de l’armée française, d’autres dans une région très pauvre y voyaient un moyen de survivre et de faire vivre leur famille, enfin il y avait ceux qui le sont devenus à la suite de mésaventures portant atteinte à leur honneur ou pour venger un proche exécuté (assassiné) par le FLN.23
50Cette analyse est développée dans le témoignage de A. M. :
Si vous permettez, je vais vous parler des différents types de harkis : Premier type, ceux qui ne voyaient de salut dans cette guerre, pour soi-même et pour leur famille, que dans le camp des Français. Ils trouvent alors de quoi manger, ils sont à l’abri du besoin. Deuxième type, ceux qui préservent une situation de fait. Ils ont une allocation ou une pension, ils la préservent, sinon ils [les Français] vont la suspendre. Si les militaires français vont lui demander une mission, il ne va pas refuser. Troisième type, ceux qui veulent montrer qu’ils ont l’autorité et le pouvoir face aux gens du douar.
51Ce témoignage s’est longuement attardé sur les harkis, les liens familiaux, leurs motivations, leur attitude pendant la guerre et le sort qui leur a été réservé après l’indépendance.
52Il est évident que tous les harkis n’ont pas connu le même sort, au lendemain de l’indépendance du pays. Selon les témoignages, certains ont été tués par les moudjahidin, d’autres ont émigré vers la France après avoir été humiliés, d’autres ont tout simplement continué à vivre dans la région parfois après une peine d’emprisonnement. Ces derniers ont probablement été les moins impliqués dans les exactions commises à l’encontre des regroupés. Cependant, il nous a paru intéressant de réaliser une analyse textuelle et graphique à partir de ces témoignages pour évaluer la façon dont les regroupés percevaient les harkis (encadré 4).
Encadré 4. Une analyse textuelle se rapportant à la thématique harki
À la lecture des appréciations tranchées de certains témoignages (« traîtres », « violents », « agressifs », etc.) et d’autres plus nuancées (« passivité », « aide », « complicité » etc.). Il nous a paru intéressant d’utiliser cette technique. Le questionnement a été effectué de manière à éviter que ne soit reproduit par les enquêtés la vision uniforme du rôle attribué officiellement à cette catégorie de population. Les témoignages devaient relater les faits vécus à la fois sur l’attitude des militaires français et sur celle des harkis pendant la guerre et dans les camps (voir le guide d’entretien en annexe 2).
L’analyse textuellea a été faite à partir d’un corpus (annexe 4) constitué à partir de 23 témoignages et qui regroupe les phrases des témoins faisant référence aux harkis. Le lexique comprend 8 023 occurrences et 1 351 formes dont 750 n’ont qu’une occurrence (voir un extrait des formes les plus représentées dans le tableau ci-dessous). L’ensemble des formes (mots) utilisées par les enquêtés sont représentées dans le nuage ci-dessous structuré autour du mot harki avec les occurrences des mots représentées par la taille des caractères. Immédiatement la force des formes : militaires, français (48 occurrences chacun), camp, femmes (43), famille, douar ressortent dans la représentation.
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Graphe des mots du corpus selon les occurrences |
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En fonction de la localisation du camp, l’analyse du corpus montre que les formes « harki », « militaires », « camp », « regroupés », « maison » sont plus souvent utilisés par les enquêtés du camp de Bouzerou. Les formes « femmes », « gourbi », « virulent », « travailler » le sont par ceux de Sidi Semiane alors que « soldat », « Français », « moudjahidin » le sont par ceux de Messelmoun. Celles constituées par « mère », « famille », « revenir », le sont dans le camp de Fontaine-du-Génie où la forme personnelle « je » est la plus utilisée. Par ailleurs, les occurrences font ressortir les formes « harki », « hommes », « femmes », « militaires », « famille », « agressif », « virulent » chez les personnes jeunes, nées entre 1930 et 1940.
L’analyse des similitudes permet de structurer, autour de la forme « harki », les formes associées « camp » avec des formes sous-jacentes (borne, sortir, entrer, dépasser, aller, drapeau, munition, etc.). La deuxième forme associée « militaire » avec les formes sous-jacentes (hameau, poste, engager, accepter ancien, décéder, etc.). La troisième, « Français », avec les formes sous-jacentes (armée, temps, grand, sœur, aider, année, type, etc.). La dernière forme associée qui structure le corpus est la forme « femme », associée aux formes sous-jacentes (enfant, honneur, fille, journée, longueur, emblème, jeune, maquisard, etc.)
Sur la base d’une analyse factorielle, il est possible d’établir une classification (voir graphique ci-dessous) qui différencie d’abord une classe 2 qui ne connaîtra pas de division ultérieure. Elle regroupe les formes « agressif », « virulent », les formes nominales « goumier », « père », « défense » et les formes verbales « venir », « causer », « nommer », « connaître », « voir », etc.
Ensuite se différencie une branche qui exprime un vocabulaire lié à « la guerre » et qui regroupe les classes 1 et 5. La dernière branche qui se subdivise en classes 3 et 4 est structurée autour de la condition de la femme.
La classe 1 (17,8 %) (décrit les belligérants avec les formes nominales « moudjahid », « harki », « militaire », « Arabe », « Français » et les adjectifs « colonial » et « politique » ainsi que les formes verbales qui suggèrent la guerre : « soumettre », « ordonner », « tirer ».
La classe 5 (24,9 %) décrit les tournures de la guerre avec les formes « ratissages », « tirer », « surveiller », « rendre », auxquels s’ajoutent : « aller », « mettre », « rester », « quitter », « manger ».
La classe 3 (20,1 %) : à la forme « femme » sont associés « emblème », « algérien », « honneur », « rappeler », « camps », « drapeau ».
La classe 4 (16 %) : à la forme « femme » sont associées les formes « déplacement », « présenter », « uniforme », « salle », « hameau », « voler », « violer », « suivre ».
Graphe des mots du corpus portant sur la thématique relative au comportement des harkis |
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Analyse factorielle des correspondances sur le tableau lexical |
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En conclusion, cette analyse textuelle permet une visualisation et une représentation graphique des comportements décrits dans l’analyse faite précédemment. À la dualité « victime » et « traître » s’est finalement substituée une vision plus nuancée de cette catégorie de « Français musulman » que les atrocités de la guerre ont mis dans un camp qui les a finalement marginalisés parmi leurs coreligionnaires et qui a vu leur destin se transformer complètement par la fin de la guerre. Certains ont pu rejoindre la métropole avec les prolongements qui sont connus. D’autres moins chanceux sont tombés sous le coup d’une justice révolutionnaire qui s’était instituée pendant l’intermède de l’été 1962, nécessaire à la mise en place des institutions du nouvel État algérien. Enfin, un grand nombre de supplétifs et d’anciens harkis ont pu poursuivre leur vie en Algérie, soit à la suite d’une migration à l’intérieur du pays, soit en bénéficiant d’une protection d’un membre de la famille qui avait participé à la guerre au sein de l’armée de libération nationale (ALN\FLN). Les témoignages sont corroborés par l’enquête menée avec des harkis demeurant en Algérie par Pierre Daum (Daum, 2015).
a. Le traitement statistique a été fait avec le logiciel Iramuteq (http://www.iramuteq.org/). Il a permis d’analyser le corpus sans aucune modification : chaque mot constitue une forme, et les occurrences le nombre de fois que le mot est répété dans le corpus. Les liens entre les différentes formes sont ensuite analysés.
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