L'assimilation désigne le processus d'acculturation qui aboutit à l'abandon des schèmes culturels d'origine et leur remplacement par de nouveaux modèles culturels. Cette opération s'achève par la substitution de l'identité initiale par une identité d'adoption acquise. Pour illustrer ce mécanisme, il convient de rappeler ce que Tocqueville écrit dans «De la démocratie en Amérique» : «En même temps que les Américains se mêlent, ils s'assimilent; l'assimilation désigne le processus d'acculturation qui aboutit à l'abandon des schèmes culturels d'origine et les différences que le climat, l'origine et les institutions avaient mises entre eux, diminuent. Ils se rapprochent, tous, de plus en plus, d'un type commun». Le croisement de différents extraits des «désillusions du progrès» de R. Aron permet de pointer les limites de l'analyse tocquevillienne : l'erreur de Tocqueville, la plus grave fut de croire que tous les liens de race, de classe, de patrie se détendent et que «le grand lien de l'humanité se resserre».
De ce fait, il a ignoré la dialectique de l'égalité qui révèle, précise R. Aron, que bien loin de se desserrer, les liens de la nation, de la race et parfois même de la classe, tendent à se renforcer. Il montre également que le nationalisme et le racisme surgissent spontanément d'une «civilisation démocratique qui détruit les communautés closes, fait de chaque individu le membre d'un groupe et incite chaque groupe à comparer son sort à celui des autres groupes». Le polissage des particularismes ne suffit donc pas à rendre compte de l'assimilation que R. E. Park définit comme le processus d'interpénétration et de fusion par lequel des individus acquièrent la mémoire, les sentiments et les normes comportementales d'un ou de plusieurs autres groupes, aboutissant à l'incorporation d'une vie culturelle commune. Face au problème posé par la pluriculturalité sociale, l'assimilationnisme, courant de pensée et d'action, pose deux postulats : l'incompatibilité des différentes cultures à l'intérieur d'un territoire donné; la prééminence d'une culture sur les autres. Dès lors, les cultures entrent dans un rapport hiérarchique où l'une se considère comme supérieure aux autres. Cette classification est elle inévitable ? Selon J. Minces, dans un pays comme la France, force est de reconnaître l'hégémonie d'une culture sur les autres, du fait que la «culture dominante» s'impose à celles importées par les immigrés en raison, d'une part, de son ancienneté, donc du poids de son ancrage, et d'autre part, puisqu'elle est partagée par le plus grand nombre.
Cette approche présente deux artéfacts : d'abord, le «droit d'ancienneté» est relatif, ne serait ce qu'au regard de l'histoire mouvementée et controversée de la France (Francs/Gaulois...). La reconnaissance de ce droit ferait le jeu des forces sociopolitiques d'extrême droite, en témoigne d'un point de vue symbolique l'intervention de Jean Marie Le Pen devant le parvis de la cathédrale de Reims. En l'occurrence, la «France dite française» s'apparente aux guerriers francs menés par Clovis. Ensuite, la loi de la majorité ou du «plus grand nombre» est contestable du fait qu'elle cautionne la domination de la culture américaine, majoritaire dans le monde; il en serait fait de l'exception culturelle française. Il est vrai, néanmoins, qu'en France, la culture française se présente comme la norme en fonction de laquelle les autres cultures doivent être appréciées : elles en reçoivent leur sens et leur signification. Il serait erroné de croire que cette dynamique fonctionne sur le mode de l'imposition descendante, de la norme «supérieure» en direction des normes «inférieures». Comme le montre bien Bourdieu, l'acceptation ou le refus de la place et du rôle assignés par la norme dominante, résulte d'un calcul où il est tenu compte des «rapports de force symboliques comme rapports de (mé) connaissance et de reconnaissance» par lesquels «les tenants de l'identité dominée acceptent, la plupart du temps tacitement, parfois explicitement, les principes d'identification dont leur identité est le produit». Nonobstant l'érection de la culture française en norme universelle, il existe un phénomène souvent passé sous silence, mais dont la contribution effective à la hiérarchisation paraît indéniable : il s'agit des représentations et des perceptions de la France, telles qu'elles sont véhiculées dans les pays étrangers.
Cette imagerie, réelle, fictive ou fantasmagorique, s'imprime dans la mémoire des migrants et fausse leur calcul. Nombreux sont ceux qui, dès leur arrivée en France, évitent de parler d'eux mêmes, développent l'idée de leur infériorité et se persuadent de la négativité de leur identité. Ils en arrivent à ne plus s'exprimer au sujet de leur pays d'origine, considéré désormais comme sous développé eu égard principalement à la modernité de la France. Ils perçoivent la dynamique d'évolution française et lui opposent la stagnation, sinon la régression de leur pays d'origine. Par conséquent, la culture d'origine est dévalorisée jusqu'à devenir stigmatisante, elle est donc rejetée. Cette attitude peut être, partiellement, expliquée par le concept de «socialisation anticipatrice» forgé par R. K. Merton dans le cadre de sa théorie des groupes d'appartenance et de référence où il montre, justement, que la décision d'émigrer est associée dans bien des cas à l'adoption anticipée des valeurs et des normes qui régissent la société d'accueil. Toutefois, la désignation du pays d'émigration n'exonère pas la société d'accueil des dérives qui lui sont imputables. C'est un lieu commun que de rappeler que la prévalence de la culture française s'est construite selon un processus concomitant : la consécration comme norme nationale imposée aux divers régionalismes et la labellisation, en tant que culture universelle. Dans son article intitulé «Etudes comparées interculturelles», Earl Miner souligne bien que «La France, bien qu'elle n'ait pas été une puissance impérialiste négligeable en son temps, s'est donnée pour mission (que reflète sa langue) d'être le dépositaire de la civilisation pour le reste du monde».
La culture française, ainsi érigée en norme universelle, a pour corollaire inévitable le monoculturalisme. Par conséquent, les cultures autres que la française sont dévaluées et, plus grave encore, ignorées ou niées. S'agissant des enfants de migrants originaires du Maghreb, ils sont nombreux à méconnaître l'existence d'une langue arabe écrite, d'une grammaire et d'une calligraphie arabes. A l'instar de la culture d'origine vécue comme une tare, la langue est méprisée. Confinés à cette situation conflictuelle entre leur appartenance familiale et leur insertion dans la société d'accueil, ils se retrouvent rapidement en situation d'échec scolaire. La négation des spécificités culturelles prônée par l'attitude assimilationniste répond à l'entreprise d'uniformisation culturelle telle que l'exige l'unité du pays. Bien souvent, les notions d'unité et d'homogénéité sont confondues. Dans le cadre d'un Etat dit homogène, un individu peut signifier son adhésion à un sous-groupe, tout en réitérant son appartenance à l'identité nationale; en revanche, l'objectif d'unité est atteint lorsque les particularismes sont résorbés, voire éradiqués. Aussitôt, par l'idéologie de l'intérêt général, la société produit et propose une image unitaire, dépassant les clivages générés par la stratification sociale et occultant le caractère inégalitaire des rapports humains, cette réalisation est souvent fantasmée et relève de l'imaginaire. La présence conjointe de différentes cultures peut être source d'antagonismes qui, à terme, risquent de nuire à l'unité dont le vecteur privilégié demeure la langue française, clé de l'enseignement. Par conséquent, les cultures familiales, groupales, régionales, étrangères sont subordonnées à la culture scolaire dominante. Le fer de lance de l'attitude assimilationniste est le monoculturalisme, obtenu, protégé et entretenu par le polissage inlassable des autres cultures. Néanmoins, face à la présence sur le territoire national de populations de cultures différentes, l'école française a dû s'adapter à son nouvel environnement, en acceptant un certain nombre d'aménagements dans son fonctionnement. Conservant quelques éléments de sa «mission assimilatrice» fondamentale, elle a souffert de deux nouveaux types d'apports complémentaires et compensatoires. Les premiers concernent les contenus culturels et éducationnels destinés, exclusivement, aux enfants d'origine étrangère. Intégré ou différé des horaires scolaires, l'enseignement des langues et des cultures d'origine est justifié par l'éventualité du retour des élèves concernés dans le pays de leurs parents. A cet égard, il est à craindre que l'enseignement complémentaire n'ait pour effet de renforcer le «ghetto éducatif et culturel» dans lequel sont enfermés les enfants d'origine étrangère. «La culture, souligne E. Balibar («dans Race, nation, classe.
Les Identités ambiguës») peut elle aussi fonctionner comme une nature, dans ce sens qu'elle peut enfermer les individus et les groupes dans une généalogie, une détermination d'origine immuable et intangible». C'est probablement afin de rompre les carcans de ce ghetto que certaines familles d'origine étrangère refusent que leurs enfants suivent ces cours. Le risque de cloisonnement communautaire guette, dans la mesure où la logique de cet enseignement spécifie que les leçons de portugais s'adressent aux enfants d'origine ou de nationalité portugaise, d'espagnol aux enfants d'origine ou de nationalité espagnole..., alors que le défi de l'école républicaine consiste, paradoxalement, à arracher les enfants à leurs déterminations culturelles ou sociales. Par conséquent, l'ouverture de l'école par le biais de ces enseignements complémentaires, loin de favoriser la communication, entre enfants de cultures différentes, risque de renforcer davantage l'isolement de certains. Le second apport, les enseignements dits compensatoires, relèvent d'une autre logique qui consiste à apporter aux enfants déculturés les éléments dont l'incorporation les situera au même niveau que les élèves de culture française, notamment en matière linguistique.
La peur de l'autre
De tout temps, le rapport à l'Autre en général et à l'étranger en particulier fut problématique, dans ce sens que l'extranéité suscite, en raison de l'absence d'allégeance ou d'appartenance au groupe ou à la communauté dominante, un climat de suspicion favorable à la délation et à la haine en situation de crise principalement. Pour illustrer cette crainte millénaire, il convient de citer un passage de «La politique» où Aristote mentionne que la diversité d'origine entre les habitants «excite des querelles» et que «tous ceux qui ont admis des étrangers à demeurer parmi eux, en ont presque toujours été dupes» dans la mesure où «ils furent obligés de leur céder la place, quand le nombre de ceux-ci eut augmenté». Il conclut en précisant que ceci «causa le malheur». Cette thèse, érigée en loi absolue, est déconstruite par l'attitude des juifs de l'Egypte pharaonique qui refusèrent d'en découdre, militairement, avec les Egyptiens alors qu'ils en avaient les moyens. Malgré le rejet dont ils peuvent être victimes, il existe une multiplicité de statuts d'étranger : cette pluralité s'explique par la distinction opérée, globalement, entre étrangers de l'extérieur et étrangers de l'intérieur. C'est la seconde catégorie qui recèle les éléments d'une analyse pertinente de l'assimilationnisme au regard des «chocs de cultures» et de la méfiance qui en découle. L'attitude assimilationniste se justifie au nom de la peur de l'Autre, cet individu qui porte une culture différente, souvent méconnue et la proie de nombreuses craintes fantasmatiques.
Le concurrent économique
Si l'appréhension d'autrui paraît normale du fait de son étrangeté, le propre de l'attitude assimilationniste réside, toutefois, dans le refus actif de l'altérité. Ce rejet se développe dans le terreau favorable de la crise économique qui, suite à la raréfaction de l'offre de travail, crée les conditions d'une concurrence féroce entre les demandeurs d'emploi. Dans ce contexte, les travailleurs d'origine étrangère sont perçus, par une frange de la population, soit comme responsables de la dégradation de l'emploi parce qu'ils «vendent à bas prix leur force de travail», soit, encore, comme malvenus sur le marché du travail où des Français dits «de souche» sont en situation de chômage et donc prioritaires, soit, enfin, comme des «profiteurs qui parasitent le système des indemnités et des allocations sociales». Le tort des étrangers résiderait dans la concurrence estimée déloyale qu'ils représentent pour les groupes socioprofessionnels autochtones.
Du point de vue de la statistique objective, il est vrai que «les immigrés ne sont pas des concurrents sur le marché de l'emploi» dans la mesure où «les Français de classe moyenne veulent passer le bac, obtenir les emplois qui sont ouverts par les diplômes bac+2 ou bac+5; et une bonne partie des jeunes «immigrés» (dont il faut rappeler qu'ils sont pour une proportion non négligeable de nationalité française) sont à bac 6. On ne peut pas dire, en déduit Jean Leca, qu'ils représentent une concurrence sur le marché de l'emploi». On peut s'accorder pour partie avec les propos de Jean Leca, confortés, récemment encore, par les chiffres de l'INSEE suite à une étude portant sur les étrangers en France où il est établi que «les étrangers sont beaucoup moins diplômés que les Français», mais on peut objecter que si cette concurrence n'est pas rationnellement concevable, elle se justifie subjectivement par son action sur l'imaginaire de certains. Elle prend, ainsi, tout son sens et sa portée dans les thèses radicales des droites extrêmes.
De surcroît, ces données globales occultent une réalité souvent méconnue, mais qui n'en demeure pas moins vraie, à savoir : la fortune diverse des études que mènent les étrangers. Au rebours de préjugés, largement répandus, signifiant l'incompétence des allochtones en matière scolaire, certaines études montrent, au contraire, l'acharnement, la persévérance et la réussite formidable des enfants d'immigrés, à l'école, rompant, ainsi, avec toute idée de surdétermination socioculturelle. Allant à l'encontre des thèses bourdivines relatives à l'auto reproduction cloisonnée des classes, il apparaît, de plus en plus, que certains enfants d'immigrés obtiennent les meilleurs résultats scolaires. Cette situation s'expliquerait, soit par la sacralisation de l'école, lieu privilégié de la promotion sociale, donc surinvesti par de nombreuses familles allogènes, soit en vertu du principe selon lequel à niveau social équivalent, les parents immigrés disposeraient d'un capital culturel supérieur à celui des familles françaises issues d'un même milieu.
Le voisin encombrant
Au plan de l'habitat, deux logiques apparemment antagoniques aboutissent, paradoxalement, à la marginalisation des populations immigrées concentrées dans les logements sociaux situés en marge de la ville, créant ainsi une distance supplémentaire avec la population d'accueil, l'éloignement renforçant et alimentant la peur de l'Autre. Il est indéniable que certains immigrés souhaitent et recherchent activement des logements du parc social périphérique où la sociabilité est maintenue par le regroupement de type communautaire. Cependant, force est de reconnaître le caractère déterminé de cette quête due, en partie, à l'insuffisance des ressources financières disponibles. Cette logique se combine dialectiquement avec la politique d'attribution des logements qui apparaît, à maints égards, ségrégative et communautariste. Il en résulte une accentuation du refus de l'Autre tenu pour responsable de la détérioration de l'habitat collectif, et plus généralement de la dégradation des conditions de vie. La structuration communautaire des «ethnies» dans les quartiers périphériques des villes ségrége les populations, les cloisonne en fonction de critères multiples et rend la communication interculturelle quasiment impossible.
La différenciation perpétue les anciens conflits que seule l'interpénétration réciproque des communautés peut résoudre. En somme, l'Autre fait il peur pour son extranéité ou pour sa visibilité ? Les populations allogènes se révèlent, soit par opposition au modèle français auquel elles substituent l'alternative allemande ou anglo saxonne, soit par mimétisme à l'instar du comportement adopté par les élites issues des pays musulmans de la Méditerranée. Dans ce cas, l'alter ego «islamique» hante l'ego occidental. La peur de l'Autre s'exacerbe souvent dans un jeu de miroir, celui de «l'autre soi même», c'est à dire un autre qui risque d'échapper au schéma hiérarchique subalterne afin d'aspirer à reproduire le modèle et les compétences de l'ego.
En fait, l'on ne saurait faire l'économie du rejet conçu comme de la condescendance, notamment inspirée par la posture subordonnée, conséquence de la distance sociale et culturelle. L'ego ne veut point être associé, voire identifié avec l'Autre, qu'il soit Arabe, Maghrébin, «beur» ou autre, puisque le rapprochement perturbe son propre schéma identitaire et risque de déconstruire nombre des structures et références maintenues jusque là. La confrontation de l'un avec l'autre suscite, par le jeu des identifications ambiguës, l'émergence du refoulé et une redéfinition de soi; celle ci provoque une rupture brutale avec l'image de soi, véhiculée et imposée par les membres de son propre groupe. Le regard de l'étranger porté sur soi suscite un questionnement identitaire qui risque de révéler, incidemment, le statut social réel ou présumé de chacun.
L'autre, perçu dans sa dimension interactive et contrastive, renvoie à l'ego l'image d'un être dégradé, vivant au ban de sa propre société. La prise de conscience de cette situation fait naître un sentiment de révolte qui se déchaîne contre le proche, jugé responsable de cet «amalgame honteux». Il apparaît, donc, que c'est dans la proximité, voire la promiscuité, que «la différence peut se convertir en écart maximal, propice à l'engendrement des stéréotypes dépréciatifs, des rumeurs néfastes et des passions porteuses d'exclusions et de violences», ce que montre, justement, Georges Balandier dans «Le Dédale». Bref, l'altérité n'est pas vécue sous le mode de la menace tant qu'elle se pare d'exotisme et qu'elle est destinée à rester étrangère. «L'expérience historique, souligne D. Schnapper, montre que l'hostilité devient plus violente quand les populations autres deviennent plus proches».
L'ennemi d'hier... Et d'aujourd'hui ?
Dans le droit fil d'événements historiques particuliers, le rejet trouverait, également, sa source dans le passé colonial de la France, thèse soutenue par Etienne Balibar dans «Les frontières de la démocratie». Dans «Race, nation, classe. Les identités ambiguës», il avance l'idée selon laquelle «les travailleurs originaires des anciennes colonies françaises et leurs familles apparaissent comme le produit de la colonisation et de la décolonisation, et réussissent à concentrer sur eux mêmes, à la fois, la continuation du mépris impérial et le ressentiment éprouvé par les citoyens d'une puissance déchue, quand ce n'est pas la hantise fantasmatique d'une revanche». Dans son entretien avec J. Leca, A. Sayyad exprime clairement le fait que «[...] la colonisation se survit à elle même, à travers ses propres effets, ses propres enfants, colonisés et colonisants les immigrés (avec ou sans la nationalité française) - «colonisés» nouvelle manière ou «colonisés» de dernière heure, sont des colonisés chez le colonisateur, cette fois ci, des colonisés dans le territoire du colonisateur». Ainsi, tout se déroule comme si, sur le plan de l'inconscient collectif, les deux populations concernées, ex colonisatrice et ex colonisée, entretiennent les traces ineffaçables des anciennes relations qui se traduisent, pour les premiers par un esprit de domination et de supériorité alors que les seconds, placés en état de subordination et de soumission, continuent à lutter pour la revendication d'une identité propre qu'ils souhaitent afficher, ouvertement, sur le sol français.
De ce décalage naît une distance propice au refus de l'Autre : le repli de chacun sur son identité manifeste le souhait réciproque de ne pas fusionner les identités en instance dans une globalité culturelle informe aux contours flous et malléables. Le rejet mutuel des cultures s'effectue de la manière suivante : sont prêtés au groupe rejeté des traits plus ou moins infamants, cet Autre s'avère menaçant puisqu'il déstabilise les repères fondamentaux que sont les valeurs et les idéaux, en somme l'identité. A bien des égards, le procès de mise à l'écart correspond à une forme de racisme dont A. Memmi donne la définition suivante : «le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression ou un privilège». Le psychanalyste E. Erikson a su dégager du besoin de distanciation par rapport à autrui la propension à mépriser, voire à annihiler ceux dont l'existence même paraît menaçante pour soi.
Dans «Psychologie des foules et analyse du moi», Freud signale que dans les «aversions et répulsions qui se manifestent, de façon apparente, à l'égard des étrangers qui nous touchent de près, nous pouvons reconnaître l'expression d'un amour de soi, d'un narcissisme qui aspire à s'affirmer soi même et se comporte comme si l'existence d'un écart par rapport aux formations individuelles qu'il a développées entraînait une critique de ces dernières et une mise en demeure de les remanier». L'universalisme culturel dont s'est parée la culture française constitue une forme d'ethnocentrisme, une garantie de défense culturelle contre les agressions avérées ou éventuelles provenant d'autres cultures, du fait même de leur existence. La peur de l'Autre implique une attitude de rejet à son égard puisque ne le connaissant pas, il demeure un ennemi potentiel, susceptible de trahison ou d'espionnage au profit de forces étrangères occultes. Cet intermède ne va pas sans rappeler l'affaire Dreyfus. La gradation de la crainte suscitée par l'allochtone est proportionnelle au degré de méconnaissance ainsi que l'importance de la différence qui le distinguent de l'autochtone. Autre cause possible de l'assimilationnisme : la quête désespérée d'attaches fixes, de racines lointaines, comme si la fidélité au passé, à la «terre des morts» pour reprendre une expression chère à Maurice Barrès, assurait la stabilisation de l'identité actuelle. La recherche d'ancêtres éponymes et anthroponymiques apporte un satisfecit à ce qu'il convient d'appeler l'identité généalogique qui fonctionne comme une détermination d'ordre atemporel aux yeux de ses zélateurs.
Dans cette perspective, l'évolution, tout autant que le changement ou la simple confrontation avec du neuf, créent les conditions d'une fragilisation du socle identitaire, assis sur la référence aux ancêtres. Dans «L'Avenir d'une illusion», Freud n'écrit il pas que «moins nous connaissons du passé et du présent, plus notre jugement sur le futur est forcément incertain» ? L'Autre, du seul fait de sa présence, expose l'individu à un questionnement identitaire, puisque dans la vie psychique de chaque être pris isolément, «l'Autre intervient régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire» : on se définit par rapport à autrui et si celui ci est trop différent, il nous incite à changer nos critères de référence puis nos habitudes, ce changement affectant notre passé menace, de façon brutale, notre identité que seul notre ancrage dans l'histoire préserve. Cette crispation se fonde sur l'angoisse du présent et l'incertitude d'un lendemain inconnu. Figure emblématique de l'Autre dans sa dimension d'extranéité, l'immigré est perçu comme la cristallisation in fine de toutes les inquiétudes refoulées dans l'inconscient si bien que sa présence suffit à déclencher le retour du refoulé qui vient troubler la quiétude relative du rapport au monde et aux hommes. Il représente la personnification de la part obscure, indescriptible et inexplorée qui existe en nous, mais que chacun, à sa manière, ignore ou tente de pénétrer pour en saisir les facettes.
Au plan intra individuel, l'échange entre le moi et cette zone d'ombre prend la forme d'un soliloque; au niveau interindividuel, autochtone/allochtone, national/«étranger de l'intérieur», la communication emprunte le canal d'un dialogue inégal où il appartient à l'immigré d'adapter son langage pour autoriser la discussion. Cette situation, souligne Pierre Bourdieu, est la plus fréquente : c'est en effet «le dominé qui est obligé d'adopter le langage du dominant». Afin d'illustrer son propos, l'auteur suggère l'exemple d'un échange verbal entre un Algérien et un Français; il montre alors que ce ne sont pas deux personnes interchangeables qui se parlent, mais bien à travers elles, «toute l'histoire coloniale». Il s'ensuit que l'échange semble irrémédiablement condamné à la hiérarchisation, car même si le «dominant adopte le langage du dominé», il y aurait de fortes chances, écrit Bourdieu, que cela prenne la forme de ce qu'il désigne par «une stratégie de condescendance» ou par la «dénégation symbolique», cette relation de pouvoir est exploitée en vue de «produire la reconnaissance de la relation de pouvoir qu'appelle cette abdication». Il convient de penser l'identité en dialecticien puisque l'unicité sollicite nécessairement le concours dialectique de la multiplicité, de l'altérité, qui constitue le pôle négatif par rapport auquel la figure de l'un se définit. Par analogie avec la fameuse formule sartrienne extraite de «Huis clos» qui problématise la question identitaire fort complexe : «L'enfer, c'est les autres». Et si l'on considère que l'Autre, c'est l'immigré, alors «l'enfer, c'est les immigrés».
NB. Les notes ont été volontairement retirées, et ce pour ne pas alourdir le texte.
par Nadir Marouf
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5302644&archive_date=2021-06-14
Voir la 1ère partie :
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