Au cours de l'automne 2016, je faisais paraître cet article au Quotidien d'Oran' sous le titre : «De Clovis à Sarkozy via Marianne : pour en finir avec l'identité française». (1)
La tournure que prend aujourd'hui le débat autour de l'immigration et, partant, de l'Islam en France, fait de ce dossier l'alfa et l'oméga de l'enjeu électoral du prochain quinquennat. Aussi m'est-il paru utile de rééditer cet article , sachant que les questions soulevées jadis n'ont pas pris une ride.
Il y a vingt-cinq ans, je dirigeais la thèse d'un Franco marocain sur les configurations de l'Etat nation français, thèse soutenue avec brio en 1996 à l'Université de Picardie Jules Verne (publiée en 1997 chez L'Harmattan sous le titre : Minorités culturelles, école républicaine et configurations de l'Etat nation).
Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts de la Seine, mais rien n'a changé quant au ronron politique sur l'identité française, qui revient inlassablement sur le «tapis» médiatique à chaque épisode, sinon de crise, du moins de tension sociale et/ou économique. Aussi, ai je pensé qu'il n'est pas inutile de livrer au lecteur, fût ce par le moyen de la presse (y a t il un moyen plus «audible», connaissant le triste destin du livre en sciences humaines dans notre pays ?), un chapitre de nos réflexions communes d'alors et dont l'actualité n'a pas pris une ride... Le développement qui suit revient à Tariq Ragi. Je voudrais néanmoins en donner une large présentation. La thèse de Tariq Ragi constitue une entreprise à la fois vaste, périlleuse et originale. Vaste, elle l'est en effet en raison de l'immense travail de compilation et d'analyse que nécessite un tel sujet. S'agissant d'abord de l'exégèse historique, la recension des faits et des doctrines qui s'en inspirent requiert des compétences inouïes, dans la mesure où elle est assortie de commentaires portant sur le contexte, ou d'analyses comparatives mettant en évidence certaines récurrences diachroniques, voire intercivilisationnelles. Le mérite de l'auteur est de s'être attelé courageusement à cette tâche qui, en plus de sa complexité thématique, en appelle à une grande capacité de lecture. Périlleuse, cette entreprise l'est également, car on ne s'aventure pas impunément dans l'univers historiographique. Non pas qu'il s'agisse là d'une question de territoire et de frontière disciplinaire, autrement dit d'une question d'immixtion dans le domaine réservé de l'historien, mais davantage des thèses soulevées. Ces dernières montrent que l'idée de nation a été un accouchement douloureux, qui hante la classe politique et l'intelligentsia française depuis au moins trois siècles et qu'elle a connu des destins pour le moins contradictoires.
La polysémie dont elle fit l'objet n'a pas été freinée par la Révolution bourgeoise de 1789, et la version républicaine de son acception a reconduit la vieille opposition «appartenance culturelle appartenance citoyenne» interface de l'opposition singularité - universalisme, et dont la dynamique est liée aux contingences politiques (y compris internationales) plus qu'aux considérations philosophiques. Dans cette dynamique, le procès d'idéologisation consiste à trouver des corrélations entre références archétypales (Vercingétorix ou Clovis) et les catégories normatives liées au contexte, celles du moment. L'examen exégétique, par recours forcé aux origines, est toujours délicat, car il met le plus souvent en évidence l'extranéité de la Référence/révérence... Dans le cas de l'Europe de l'Ouest, et notamment de la France, cette «tare originelle» (il s'avère en effet que Vercingétorix n'est pas plus «indigène» que Clovis) est contournée soit par amnésie volontaire et collective, tendant à indigéniser le seigneur féodal (fût il d'origine tribalo germanique), soit par un artifice d'indigénisation qui relève de la romano chrétienté. L'acte inaugural de la fondation dynastique constitue du même coup l'acte d'authentification de l'origine. Le fait que la notification et la sanction identitaire passent par la légitimation religieuse n'empêche pas le processus d'indigénisation de l'allochtone originel. Comme le soleil levant, nous venons d'ailleurs, notamment de l'Est et la métaphore du tropisme oriental» ne fait que recouper les grands destins migratoires dont l'Europe prend figure de terminal. Ce même tropisme, je l'avais constaté dans un contexte différent, à propos des mythes d'origine qui fondent la civilisation et l'établissement humain du Maghreb. Mais cette idée s'estompe au profit d'une seconde nature de l'homme : sa propension à s'établir durablement. La consécration de cette visibilité est l'acte de fondation dynastique.
La prégnance ethnoculturelle des origines se doit donc d'être régulée par la volonté politique d'adhésion. Celle ci fut communautaire, elle s'entend davantage à l'époque moderne, au plan individuel. Ainsi, la dyade nation citoyenneté au lieu de se muer en synthèse historique se reproduit de façon, sinon contradictoire, du moins ambivalente, au regard des évènements qui viennent conforter soit l'un, soit l'autre segment de l'identité républicaine. C'est pourquoi le problème de l'immigration issue de l'Afrique et du Maghreb, non seulement rouvre la plaie d'un vieux débat, mais le pose aussi en termes nouveaux : il est en effet patent que l'islamité des Français d'origine africaine ou arabe fait obstacle au même titre qu'autrefois la judéité présente sur le continent. On connaît les avatars de l'intégration des Juifs en France et le temps et la douleur de l'accouchement... La judéo chrétienté affirmée, affichée aujourd'hui comme fondement de la civilisation européenne est un discours permissif de l'Occident contemporain dans la mesure où il triomphe d'une longue saga faite de drames et de préjugés. Y a t il place pour l'islamité aujourd'hui, en revanche, dans ce binôme ? En fait, nous voyons que se réforme subrepticement une procédure de légitimation qui n'a aucun impact direct sur le fonctionnement institutionnel ni sur le registre contractuel, en tout cas pour le court terme. Mais cette procédure est, sur la longue durée, le signe d'un double mouvement de fermeture et d'ouverture.
Si l'on admet en effet que la citoyenneté présuppose un minimum d'adhésion à ce patrimoine culturel et éthico normatif (en tant que produit de la civilisation judéo chrétienne s'entend), on désigne alors un lien identitaire, irréductible et sans appel pour une catégorie de Français qui, quelle que soit leur dose de volontarisme, ne peuvent franchir le pas qu'au prix d'une profonde aliénation, et sans, toutefois, être sûrs du résultat. La définition de la citoyenneté par la catégorie du culturel est une réalité qui prévaut dans la vie quotidienne, sans être toutefois nommée. Est ce un rite de mésalliance obligée comme celui vécu par les Juifs eux mêmes jadis, résorbé à terme, à condition d'y travailler, ou est ce, dans l'inconscient collectif, une fracture rédhibitoire rendant impensable la triade islamo judéo chrétienté ? Même si Massignon a anticipé pour nous une réflexion positive à ce sujet, il n'empêche pas moins que les idéologies d'extrême droite s'alimentent aujourd'hui de ces lames de fond, de ce mouvement de reflux qui traverse plus ou moins confusément les esprits. Et c'est à ce titre que la tâche de Tariq Ragi est périlleuse. Périlleuse parce qu'il ne peut pas ne pas prendre position, aussi parce que son approche ne peut pas ne pas interpeller. Exorciser la complexité de ces questions identitaires, au travers de l'aventure sémantique de la littérature politico-juridique de la France républicaine, c'est bien ce qu'a tenté de faire l'auteur, à ses risques et périls. Originale enfin, cette œuvre le demeure. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, traiter d'un tel sujet, c'est se consacrer aux «sentiers battus» tant le domaine est saturé, mais c'est faire aussi preuve d'originalité, compte tenu du lieu d'où l'on se tient : l'auteur, lui même Maghrébin d'origine, et se plaçant sur le terrain de la citoyenneté française qui est aussi son «autre culture», son criticisme primordial est à la mesure de l'espoir qu'il fonde sur l'aventure d'une république qui doit consolider ses acquis, approfondir les aspects non résolus, ou les apories que tout système doctrinal et philosophique est censé contenir, enfin sur les chances d'un islam aux couleurs de la France.
En effet, l'Islam, pas plus que les autres religions monothéistes, n'avait vocation à s'inscrire dans le cadre de l'Etat nation. C'est l'histoire séculière des hommes faite souvent de contingences politiques extrinsèques et non pas le contenu doctrinal qui a fait le destin des religions, tout comme leurs vocations universalistes, le cas échéant. La chance d'un Islam aux couleurs de la République a bien été tentée par un Etat musulman dans l'Entre deux guerres. Il s'agit de la Turquie d'Atatürk. L'échec du projet tenait alors plus aux vicissitudes politico militaires avec les voisins et, en l'occurrence pour l'Occident, à son souci de liquider l'empire ottoman ou du moins ce qui en restait.
L'avenir de la modernité en Turquie et l'expérience exemplaire probable pour le reste des Etats musulmans (mais c'est là une histoire au futur antérieur...) n'étaient pas une préoccupation prioritaire ni pour la France, ni pour l'Angleterre, ni pour la Russie d'alors. La perspective de renouveler cette expérience et de la tenter dans un pays comme la France n'est ni une gageure, ni un leurre. Au contraire, elle est porteuse d'utopie, c'est à dire de catharsis, dans le sens où la dyade peut se transformer en triade, ce qui ferait à titre posthume le bonheur de l'auteur des «Trois prières d'Abraham» (Louis Massignon). C'est également une chance pour l'islam de s'inscrire dans un cadre institutionnel et constitutionnel neutre. Il s'enrichirait de cette disponibilité, en même temps que de cette neutralité (au moins formelle) du politique. La socialisation culturelle et politique au gré de la cohabitation pourrait donner lieu à une tradition jurisprudentielle et à une logique d'accommodation qui renoueraient positivement avec l'esprit de l'Ijtihad et qui ne peut être que bénéfique pour l'Islam lui-même. C'est aussi une chance pour la France de permettre à quelques millions de citoyens de surmonter la marginalité et la frustration pour participer à l'édification commune de leur pays et, bien au delà de cette mission légitime, à l'édification de l'Europe elle-même.
De l'uniformité culturelle
Au lendemain de la Révolution française, des doutes assaillent les révolutionnaires quant à la reconnaissance ou non de la diversité culturelle. Cette division résiste peu aux assauts répétés des zélateurs de l'uniformité culturelle. Les partisans du pluriculturalisme et ceux du mono-culturalisme débutent leurs analyses à partir du même constat, à savoir que le multiculturalisme de la vie sociale est un fait indiscutable. Cette diversité culturelle s'explique par le caractère polyethnique de la société française qui «englobe des groupes différents par la culture, la langue, le passé historique ou la couleur de la peau». Nonobstant leurs oppositions idéologiques, Fustel de Coulanges, Boulainvilliers, Mably, Michelet, Renan, Taine et plus près de nous Seignobos, Braudel, Leca, Schnapper, Noiriel, reconnaissent unanimement l'hétérogénéité culturelle des populations qui ont fondé la France. La «mosaïque France», d'apparences irréductibles, semble s'homogénéiser dans le sillon du «creuset français» où se mêlent de façon chaotique les cultures en présence et, selon un procès d'harmonisation qui valorise la communalisation et rejette les éléments estimés incompatibles, fixe le cadre général du licite. Cette délimitation n'en reste pas moins globale, floue, fluctuante et fluide. L'incertitude qui plane au dessus de l'impossible définition de la culture française explique certains changements, assimilés à des atermoiements.
A ce propos, certains révolutionnaires français, conscients de la richesse contenue dans la diversité culturelle, avaient proposé la construction d'une société résolument novatrice, fondée sur l'égalité, et la liberté d'hommes raisonnables, au sens de Kant. Ainsi, lors de la fête de la fédération, tenue en 1790, ils avaient affirmé leur volonté de coopérer véritablement et efficacement avec les représentants de toutes les communautés culturelles ; en conséquence, leur projet visait la constitution d'une société multiculturelle où chaque individu s'épanouirait dans sa culture d'origine. En posant le respect des identités d'origine au fondement de la cohésion sociale, ils ont inauguré les prémisses d'un «droit à la différence». La reconnaissance de l'Autre en tant qu'autre est-elle possible en dehors de toute hiérarchisation ? Selon les théoriciens du consentement, la classification n'est pas une fatalité. Pour Locke, en effet, l'accident du lieu de naissance ne saurait créer des obligations incontournables : l'individu jouit de la faculté de choisir librement le corps politique auquel il souhaite adhérer. Sa décision résulte d'une logique de calcul à l'issue de laquelle il échange sa force de travail contre la production de richesses pour lui et pour la nation. La notion de travail se situe au cœur de la pensée lockéenne qui promeut l'individu actif au rang d'homo laborans. Dans cette perspective, la multiplication des travailleurs reflète la prospérité du pays : il faut donc encourager cette manne providentielle par la libéralisation des naturalisations. Le travail est le seul élément qui distingue les hommes entre eux.
Dans le prolongement de cette pensée généreuse, figure Montesquieu qui déclare, lui aussi, que son appartenance à la nation française est le fruit du hasard et qu'il ne saurait trahir la condition humaine afin de servir son prince. Il exalte sa qualité d'homme qui le voue à l'universalité de l'être. Toutefois, il n'est pas vain d'interroger les notions de travail et d'universalité au regard de «l'air du temps». Dans la conception lockéenne, le travail constitue un facteur discriminant, d'où l'instauration d'une nouvelle grille hiérarchique entre d'une part les travailleurs et de l'autre les possédants ou propriétaires. Au sein de chaque catégorie, il est possible de distinguer les bons des mauvais travailleurs. En ce qui concerne Montesquieu, et cette critique vise également Locke, on peut légitimement se demander si de l'universalisme il n'avait pas qu'une vision réduite à «l'espace social et géopolitique limité à l'Occident (Grande Bretagne, Prusse, Italie, Espagne...), mais ne s'appliquant pas à des sociétés orientales par exemple, vu leur distance sociale et culturelle, comme celle du «Grand Turc», et n'entrant pas dans l'univers humanitaire perceptible» (cf. Nadir Marouf,» Identité Communauté», Les Cahiers du CEFRESS, L'Harmattan, 1995). Cette hypothèse est validée par l'attitude «compréhensive» de Montesquieu à l'égard de l'esclavagisme. Il apparaît donc que la hiérarchisation des hommes incombe à leur destinée. Dans ses «Réflexions sur la Révolution française», Burke soulignait déjà son inévitabilité. De même, Louis Dumont soutient qu'une «telle reconnaissance [de l'autre] ne peut être que hiérarchique». Enfin, le «droit à la différence» dans l'égalité ne convainc guère R. Aron qui doute de sa réalisation effective. Sceptique, il précise que la «hiérarchie des ethnies surgit tout aussi spontanément que celle des individus ou des couches socioprofessionnelles», ce qui résume les critiques adressées à Locke et à Montesquieu. Il souligne, de surcroît, qu'à l'intérieur d'une société politique, les ethnies ou les nationalités sont rarement régies par des rapports d'égalité : les relations de domination/sujétion s'instaurent inéluctablement, la subordination des uns aux autres finissent toujours par percer.
Cette analyse pragmatique ou «fataliste» condamne t elle la possibilité de constituer la société française sur le respect des différences malgré l'élan révolutionnaire ? Il apparaît effectivement que, face au risque de fragmentation intrinsèque de la France, conjugué avec la pression militaire provenant des monarchies voisines, ce dessein utopique a été aussitôt oublié et l'accent a été mis sur le projet de construire la nation selon le modèle communautaire. Ils ont ainsi montré l'intérêt de doter la nation d' « instruments concrets de l'intégration des populations». Par là, ils cautionnent les critiques contre révolutionnaires qui ne voient dans l'élaboration artificielle de la nation qu'une agrégation d'abstractions, ôtant au pays toute faculté de «mobiliser ses troupes». En renonçant à leur enthousiasme initial, les révolutionnaires ont prouvé leur capacité d'adaptation et de réaction aux événements, ils découvrent que «la nation est une forme sociale et politique concrète». Confrontée à une conjoncture hostile, la Révolution française abandonne sa démarche libératrice à prétention universaliste et s'engage dans un procès de destruction de la diversité régionale au profit d'une culture unique et d'une langue identique. L'exigence d'unité n'implique point le laminage des spécificités culturelles des groupes particuliers : la préservation des cultures d'origine n'est guère incompatible avec l'idéologie nationale, à condition que les particularismes soient cantonnés à la sphère privée. Dans cette logique, la dichotomie des domaines public et privé est un postulat fondamental, reproduisant à l'identique la séparation de chacun en un individu privé et en un citoyen politique, ce qu'exprimaient notamment Hobbes et Sieyès.
Les spécificités, telle la liberté d'association, de religion ou de langue, peuvent être pleinement vécues, mais en aucun cas elles ne sauraient fonder une identité politique particulière. La nation constitue donc le point de focalisation au sein duquel les différences sont volontairement dépassées grâce à la communication, d'où la nécessité d'imposer une langue unique. Le plurilinguisme est perçu comme une entrave au dialogue qui doit s'instaurer pour réunir les citoyens dans le respect de la loi et dans la croyance en un intérêt général sublimé. L'idéologie de l'intérêt général est l'opérateur d'uniformité par lequel les volontés individuelles transitent, s'agrègent, se mêlent, se transforment en volonté collective. Cette opération de convertissement se réalise dans la métamorphose de l'individu en citoyen, ce qui produit «l'image d'une société ou institution une, dans laquelle les diversités et les particularismes sont dépassés, transcendés, intégrés. La distinction entre la nation et l'ethnie tient en France à la nature abstraite du lien qui unit les hommes, même si elles restent toutes deux des formes historiques et non naturelles. Le principe contractuel situé au fondement du lien social et dont Hobbes montre bien la fragilité, constitue le ciment qui consolide la construction de cet édifice artificiel dénommé société politique, façonnée exclusivement par la volonté des hommes. Cette réalisation collective et axiomatique porte toutefois en elle les germes d'une traduction concrète manifestement cristallisée par l'identité nationale, la morale communautaire et les bases de comportements collectifs convergents, obtenus dans et par l'action socialisatrice de l'Etat-nation, lieu privilégié du passage progressif, mais résolu de «l'entre soi» à «l'entre nous». Ce mono culturalisme est d'autant plus surprenant que la France ne se caractérise pas par une identité culturelle, mais par la constitution d'un espace politique où la citoyenneté est indépendante de la communauté d'appartenance. Cette idée est fort bien résumée par J. Leca qui soutient que «la France est une communauté politique avant d'être une communauté culturelle [...] la France n'est pas une communauté culturelle constituée autour d'un peuple centre qui aurait diffusé sa culture [...] la France est avant tout une communauté politique construite autour d'un État». Il est vrai que la nation de 1789 ne s'est pas construite sur des mœurs ou des traditions culturelles communes. Au contraire, elle s'est édifiée politiquement dans le refus de l'Ancien Régime et du féodalisme.
L'objectif assigné consiste en la transformation des anciens sujets féodaux en citoyens modernes et responsables. L'accent mis sur la citoyenneté plus que sur la nationalité est manifeste dans la Constitution de 1793 où la qualité de citoyen se réduit non pas à l'appartenance à un territoire d'origine, mais plutôt au lieu de résidence. Il est certes avéré que la communauté politique ainsi constituée a eu aussitôt besoin, pour asseoir sa légitimité, de se doter d'une histoire, d'avancer une culture unique, d'imposer la langue française unificatrice. Dans la «communauté des citoyens», D. Schnapper établit un parallèle entre Marcel Mauss et Raymond Aron. Elle souligne que l'un et l'autre débutent leur réflexion à partir de la notion de citoyenneté : Mauss par l'évocation de «l'ensemble des citoyens d'un Etat, ensemble distinct de l'Etat», et Aron par cette «espèce particulière de communauté politique, celle où les individus ont, en grand nombre, une conscience de citoyenneté et où l'Etat semble l'expression d'une nationalité préexistante». Ils ajoutent conjointement à cette première définition l'importance de la coïncidence entre unité politique et unité culturelle, entre ethnie et nation.
Selon Mauss «une nation complète est une société intégrée suffisamment à pouvoir central démocratique à quelque degré, ayant en tout cas la notion de souveraineté nationale, et dont, en général, les frontières sont celles d'une race, d'une civilisation, d'une langue, d'une morale, en un mot d'un caractère national [...]. Dans les nations achevées tout ceci coïncide». Pour Aron, l'égalité de tous devant la loi ne vaut qu'à «l'intérieur d'une communauté suffisamment homogène et consciente d'elle même». Dans leur quête de stabilisation du Régime politique, Mauss et Aron empruntent des arguments au discours qui prône d'une part l'existence de différences psychologiques intrinsèques entre les groupes, et d'autre part l'idéal de l'identité de sang, vecteur de la transmission du même héritage culturel et intellectuel. Cette logique, poussée à l'extrême par des esprits mal intentionnés, ce qui n'est absolument pas le cas de M. Mauss ou de R. Aron, soutient que le mélange des «races» provoque la décadence des civilisations. Le métissage est associé à la dégénérescence. La pensée raciste a été systématisée par Arthur de Gobineau au XIXe siècle dans son Essai sur l'inégalité des races humaines dont l'influence fut grande sur de nombreux intellectuels de l'époque, comme Taine ou Renan. Il est pour le moins dangereux de corréler la stabilité politique avec l'homogénéité raciale. Cette approche ignore presque naïvement la conflictualité inhérente à tout groupement humain : celle ci naît de la division du travail, de la multiplication inévitable des désaccords sociaux générés par l'esprit de compétition, et de l'émergence de rivalités entre groupes ou classes sociales. De ces tiraillements résulte l'image d'un corps social divisé a posteriori, alors que la diversité ethnique apparaît comme un catalyseur de déchirements a priori.
Au nom de la stabilité, la discrimination ethnique est perçue comme nécessaire, le renoncement par rapport au volontarisme drainé par la Révolution française au profit d'une vision déterministe de l'homme semble inévitable. Or, en louant la race, la langue, la communauté, Mauss et Aron affirment la supériorité de la conception allemande de la nation. Seules les appartenances ethniques fondées sur la communauté et l'affectivité des liens sont à même de lier organiquement et socialement les individus. Cependant, l'exemple allemand incite à plus de prudence : la communauté de «race» et de langue ne suffit pas à maintenir la cohésion sociale. Elle ne saurait se réduire à des rapports quasi génétiques. L'élément religieux est la cause de la profonde division politique et sociale du pays. Avec la Réforme, en effet, le territoire se fragmente selon les dilections confessionnelles. La nouvelle cartographie représente un royaume éclaté culturellement, caractérisé au plan politique par la pluralité des Etats (allemands) et la multiplicité inorganisée des identités confessionnelles. La différenciation religieuse semble occulter l'ensemble des autres déterminations telles la «race» et la culture. Elle les dissout en donnant un sens nouveau à la solidarité. A cet égard, il convient de souligner l'extraordinaire potentiel inclusionnaire/exclusionnaire de la religion, particulièrement dans le cas de la France, «fille aînée de l'Eglise», pays marqué historiquement par la suprématie du catholicisme sous l'impulsion des puissants évêques gallo-romains contre les royaumes barbares hérétiques convertis à l'arianisme. Il s'agit, en effet, entre autres, des Burgondes, combattus sous la bénédiction de l'Eglise romaine par d'autres factions «Barbaro germaniques». La primauté des Francs vient de ce que Clovis a prêté allégeance à Rome en même temps qu'il combattait les Burgondes. Par ailleurs, l'arianisme n'était pas la seule religion hétérodoxe contre laquelle l'Eglise avait maille à partir.
Ce fut le cas des Cathares et des Albigeois dans le sud de la France, ainsi que des «Rodhanides», communauté issue de la diaspora juive dite continentale. Installée à Narbonne, puis à Carpentras, elle fut combattue par le catholicisme jusqu'au XVIe siècle, à partir duquel une clause exceptionnelle de protection pontificale leur assure une «relative» sécurité. Les récents événements qui ont frappé Carpentras montrent à l'évidence que le choix de ce site est ancré profondément dans l'inconscient collectif de l'extrême droite, ce qui est emblématique puisqu'il entend remettre en cause, en quelque sorte, une greffe qui, dans le contexte actuel de crispation, voire de constriction identitaire, est jugée artificielle et indésirable. Le catholicisme, à l'instar de toutes les religions de salut, inclut tous les croyants dans une communauté fraternelle, qui exclut les non catholiques. Entre le catholicisme et l'identité française s'établit un lien indissoluble à un degré tel qu'un écrivain qui se déclare incroyant, en l'occurrence Albert Camus, se définit à la fois comme Français et catholique. Dans son roman autobiographique intitulé «Le premier homme», il écrit qu'il a longtemps cru que l'on naît catholique comme on naît français.
La dialectique de l'espace et des hommes ou «la terre des morts»
Dans sa quête de pérennité, la nation épouse les contours sinueux du cours de l'histoire, incorpore les valeurs contingentes du moment qu'elle réfracte pour entretenir son unité. L'ancienneté du cadre géographique hexagonal ne suffit plus à rendre compte de la cohésion sociale. Celle ci s'organise désormais autour de l'unité culturelle «supposée» ou «artificiellement construite» dans l'histoire. De cet enracinement surgissent des ancêtres éponymes dont l'action héroïque résume le passé commun glorieux de la France. Sous l'égide de figures légendaires du projet national s'opère «l'invention de la tradition» et son inscription simultanée dans le registre du naturel et du moderne. De nouvelles frontières étatiques sont tracées autour de la «culture française traditionnelle», promue au rang de culture universelle. Souvent, l'identité nationale se fonde sur des élaborations mythiques confondant dans un même élan histoire et légende. Au plan interne, les forces politiques, schématiquement représentées par les monarchistes et les révolutionnaires, tentent de s'approprier les mythes communs pour légitimer leur combat. Or, deux histoires s'affrontent et divisent les hommes entre partisans des Francs d'un côté, et fidèles des Gaulois de l'autre. De ces deux façons différentes, voire opposées, de mettre en œuvre le matériau historico symbolique, la ligne de démarcation passe par un axe temporel. Monarchistes et révolutionnaires cherchent dans la légende des éléments du mythe fondateur de la France. Seul le temps peut départager les protagonistes en créant un droit à l'antériorité qui, du même coup, hiérarchiserait les deux conceptions. Aussitôt, la Révolution française s'improvise porteuse d'un testament que le peuple français doit se réapproprier afin d'assurer sa propre résurrection. A ce titre, le recours aux lointains ancêtres est opéré très tôt, y compris par Sieyès qui s'est référé, dans son questionnement sur le Tiers-état, à Rome et à Sparte. Il a donc marié la tradition historique et légendaire avec l'action politique. Cette instrumentalisation du passé, de l'histoire, se reproduit sous la République laïque de la fin du XIXe siècle qui s'est réfugiée, dans sa volonté de contrer «temporellement», donc symboliquement les monarchistes, auprès de «nos ancêtres les Gaulois». Cette recherche de paternité historique a pour seul but d'affirmer l'antériorité de la patrie par rapport à la monarchie de droit divin et de justifier historiquement le bien-fondé du transfert de souveraineté de la royauté à la nation. Paradoxalement, la Révolution française qui se définissait principalement comme une rupture totale avec le système préexistant, mais qui ambitionnait aussi de créer un nouvel ordre, un régime inédit, se coupe de son idéal en se raccordant au passé historique. Par conséquent, elle n'est plus marquée par le sceau de l'originalité et elle apparaît de plus en plus comme le prolongement d'un état antérieur. Le champ des antériorités est traité symboliquement, la connaissance d'une «ancestralité culturelle» dote le projet national d'une identité qui s'affirme historiquement. Sans filiation, la Révolution française serait dépourvue, en fin de compte, de fondements propres et n'aurait d'existence spécifique qu'à travers ses traductions explicites immédiates. La querelle des origines, en datant à de lointaines sources historiques les idéaux et les principes révolutionnaires, leur attribue in fine une détermination non seulement historique, mais quasi raciale : réactualisation de l'opposition entre Gaulois et Francs en particulier et, plus généralement, entre population française autochtone et envahisseurs étrangers. Cette vision inaugure subrepticement le «code de l'indigénat» et «annonce» ou, au contraire, «confirme» l'existence durable d'un «code de l'allogénat» qui réglemente les rapports avec les vagues immigrées successives, qu'elles soient constituées de Gaulois, de Francs, de Juifs, de Protestants, d'Ibériques, de Polonais ou de Maghrébins. Il n'est pas indifférent de noter, à cet égard, que la société française a eu besoin des immigrés pour s'affirmer en tant que nation, comme elle a «sollicité» ses voisins allemands pour construire et consolider son nationalisme. La définition d'un périmètre inclusionnaire ne peut faire l'économie de son interface exclusionnaire, constituant en dernier ressort l'envers et l'endroit dans la production de sens qui alimente l'identité. Forgée selon un principe d'exclusion, elle nourrit l'opposition et les antagonismes. A l'intérieur de l'aire d'inclusion, de nouveaux choix s'imposent, sources de division et de délitement de l'unité existante. En somme, la fidélité est elle due aux hommes et/ou à la terre ? Les deux pères fondateurs du «modèle d'intégration à la française», cités notamment par R. Sainsaulieu, D. Schnapper ou les rapporteurs du Haut Conseil à l'intégration, à savoir E. Renan et J. Michelet, ont contribué à leur manière à cette recherche de paternité historique vécue sous la forme d'un héritage de grande valeur. Renan, à l'instar de Michelet, associe dans sa définition organique de la nation, le passé et le présent. Il insiste sur la possession commune d'un héritage incommensurable et sur la volonté actuelle de vivre ensemble sur la base de la valorisation de ce legs indivis. Ainsi, «la nation, comme l'individu, est l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes». La dialectique de l'homme et de l'espace menace de rompre l'équilibre obtenu dans et par la nation qui fonctionne comme un mythe fondateur. Elle reconstitue inlassablement son potentiel unificateur en articulant les données morphologique et démographique autour de l'expression de «terre des morts». Réconciliées, ces deux notions génèrent une nouvelle combinatoire exclusive, cloisonnée, qui peut fonctionner comme un mécanisme de repli identitaire. Conformément à cette logique qui pose la fidélité aux origines comme la clé de voûte d'une vie commune harmonieuse et correctement assumée, elle signifie du même coup l'impossibilité de concilier deux histoires différentes. L'immigré se voit contraint de renoncer à son passé, à sa culture d'origine, et il doit, pour s'intégrer, épouser les linéaments de l'histoire de France. Un individu peut il faire l'économie du développement qu'il a vécu durant son enfance et adolescence ? Est il capable d'effacer les traces de son passé ? Le procès d'intégration unidirectionnel - du migrant vers l'autochtone suppose le passage de l'histoire à l'histoire. Cette transition ne peut s'opérer sans la médiation de la mémoire, entendue ici dans le sens restrictif d'amnésie. Il est vrai que la mémoire et l'histoire ne fonctionnent pas toujours en syntonie, mais l'une et l'autre s'inter-activent. Si la France recèle l'histoire et la mémoire qui la perpétuent, faut il en déduire que l'immigré provient nécessairement d'un lieu sans histoire ? Dépourvu d'histoire, sa mémoire demeure stérile et son identité reste inexistante. Il est un être déchiré puisque la mémoire qui réconcilie l'homme avec son histoire, les morts avec les vivants, est dénuée de son efficace. Il apparaît donc comme un sujet incapable de se définir et qui ne peut donner qu'un piètre citoyen. La «fidélité au passé» se prête à une lecture différente où elle s'entend comme l'absence de reniement par chacun de son passé, de ses origines. Il convient d'éviter tout angélisme qui postule que la référence aux ancêtres suffit à doter l'individu d'une identité, puisque celle ci serait figée, donc obsolète. La difficulté de saisir la notion d'identité tient justement à sa dynamique propre qui en fait un construit évolutif, échappant ainsi à la fossilisation. En somme, avec Renan, l'ex colonisé ne peut faire sa preuve de consubstantialité nationale qu'en s'imprégnant de l'idée que ses ancêtres étaient Gaulois. La thématique de l'identité peut être appréhendée par le truchement du canal culturel qui offre l'avantage de combiner dialectiquement les couples culture d'origine/culture présente, culture importée/culture de la société d'accueil. Du choc qui résulte de la rencontre entre porteurs de cultures différentes s'ensuit, soit une communication symétrique où les interlocuteurs émettent des points de vue d'égal à égal, ce qui est rare, soit une relation dite de complémentarité où l'un des protagonistes domine l'autre : ce dernier rapport n'a d'autre issue que l'assimilationnisme et son corollaire le monoculturalisme. Ce phénomène est courant : ses détracteurs appellent inlassablement à la prise en compte de l'hétérogénéité du tissu social. La hiérarchisation des cultures se nourrit en partie de la crainte de l'altérité, ce qui conduit à ériger une culture en norme universelle.
A suivre
NB. Les notes ont été volontairement retirées, et ce pour ne pas alourdir le texte.
1- En collaboration avec Tariq Ragi, Quotidien d'Oran 22,23,24 octobre2016
par Nadir Marouf
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5302586&archive_date=2021-06-14
Voir la partie Suite et fin :
.
Les commentaires récents