Une fois par mois, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique raconté par les journaux français. Aujourd’hui, retour sur la commune d’Alger.
Alger a proclamé sa Commune plus d’un mois et demi avant Paris. Le 8 février 1871. Avant aussi celles de Marseille, Lyon, Toulouse, Narbonne… L’Algérie coloniale, où les troupes françaises ont débarqué quarante ans auparavant, n’a pas tout à fait les mêmes aspirations que les communards de métropole. Beaucoup d’Européens veulent, en fait, mettre fin à l’administration militaire, qui gère une grande partie du territoire, et ont été des opposants farouches à Napoléon III en raison de ses velléités d’un « royaume arabe » qui aurait accordé l’égalité aux « indigènes ».
« Le Monde illustré, » 19 août 1871
Mais l’Algérie est aussi une terre, immense, quasi vierge, qui donne l’illusion aux utopistes, qu’on peut tout y inventer. Des disciples du socialiste Charles Fourier, inspirateur de Marx et Engels et concepteur d’une nouvelle société égalitaire, baptisée « Harmonie », ont créé une communauté collectiviste agricole dans la région d’Oran. On trouve aussi des proudhoniens, du nom du penseur du socialisme libertaire, Pierre-Joseph Proudhon, des néojacobins, adeptes d’un républicanisme centralisé, et des opposants au coup d’Etat du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte, devenu Napoléon III, condamnés à la déportation de l’autre côté de la Méditerranée.
Une section de la Ire Internationale, fondée à Londres en 1864, fonctionne même à Alger, sous l’impulsion d’André Bastelica, ouvrier typographe anarchiste, réfugié en Espagne, qui participera très vite aux Communes de Marseille et de Paris. Le monde très hétéroclite des Européens d’Algérie, dont la moitié à l’époque ne vient pas de France, mais d’Espagne, d’Italie, de Malte, va s’unir derrière la Commune d’Alger. Chômeurs, ouvriers, petits Blancs, grands colons… ils vont mener l’insurrection.
Le 2 septembre 1870, Napoléon III est capturé lors de la bataille de Sedan dans la guerre qui oppose la France à la Prusse. Le 4 septembre, le Second Empire tombe, la IIIe République est née. Des manifestations éclatent des deux côtés de la Méditerranée.
« Des coups de canon à deux heures de la nuit ont réveillé bien du monde en sursaut, écrit “la France”, quotidien un temps favorable au Second Empire, le 14 septembre. Plus d’un a cru en se réveillant au milieu de la nuit que la grande voix du canon, retentissant à cette heure insolite, annonçait un retour subit de fortune. Une infime minorité, composée de quelques personnes inquiètes et remuantes, a eu la malheureuse idée de vouloir se substituer de plano à l’état de choses régulièrement établi et reconnu par le gouvernement provisoire. Le bon sens public a fait immédiatement justice de cette ridicule et injurieuse prétention. »
« L’Algérie, poursuit le journal, a foi dans la grande honnêteté de Crémieux [ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale, et futur auteur du décret de naturalisation des Juifs d’Algérie, NDLR], dans le patriotisme éclairé de Jules Favre [ministre des Affaires étrangères], dans leur profond amour pour l’Algérie. Notre colonie a foi dans les nobles sentiments de l’honorable Gambetta [ministre de l’Intérieur] et dans l’énergie enfin de cette pléiade de héros que le peuple de Paris vient de placer à la tête du gouvernement républicain. L’Algérie attendra avec calme les ordres et décrets de ces hommes de cœur, mais elle repoussera de toutes ses forces toute tentative qui serait contraire aux vœux et aux instructions des représentants légaux de la France. »
« La France », 14 septembre 1870
Mais le calme n’est pas vraiment au rendez-vous. Des comités révolutionnaires se créent, une Association républicaine est mise en place à Alger. Elle réclame pour la colonie, rapporte « la France » dans son édition du 22 novembre, « l’assimilation entière et définitive à la République française. Elle veut sortir du régime mobile et instable, des ordonnances ou des décrets. Unité de territoire, plus de bureaux arabes, unité de législation civile, pénale et politique, droit commun : tel est son vœu et son droit. Une constitution octroyée la maintiendrait sous le régime ancien. Un personnel imposé blesserait ses sympathies et son droit d’élire. Elle ne peut accepter ni l’un ni l’autre. »
« La France », 22 novembre 1870
L’Association républicaine d’Alger aura une « importance […] sérieuse » et jouera « un rôle considérable dans la tentative communaliste d’Alger », indiquera plus tard une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, dont les conclusions seront publiées en 1875 par le « Journal Officiel de la République française » :
« Fondée […] peu de temps après la révolution du 4 septembre – peut-être avait-elle des racines antérieures –, par des hommes très avancés, dont quelques-uns étaient des transportés de décembre 1851, [Gédéon] Flasselière notamment, ancien commissaire extraordinaire dans la Côte-d’Or, et Alexandre Lambert [proche de Georges Sand et animateur du journal “le Colon”], […], elle avait des succursales dans le reste de l’Algérie […] et des affiliations avec l’Internationale […]. Ce serait surtout parmi les ouvriers imprimeurs et ceux du bâtiment que l’Internationale aurait recruté des adhérents. Ses sympathies […] plus tard pour la Commune insurrectionnelle de Paris n’étaient pas douteuses. »
« Journal Officiel de la République française », 10 avril 1875
En octobre 1870, le général Walsin-Esterhazy est nommé gouverneur civil de l’Algérie. Une manifestation l’empêche de prendre ses fonctions. Les émeutiers s’emparent du palais du gouvernement et forcent les délégués envoyés par la IIIe République à se réfugier sur un navire de guerre ancré dans la baie d’Alger. L’avocat et bâtonnier Benoît Vuillermoz, lui aussi républicain condamné à l’exil algérien après le coup d’Etat de 1851, autoproclamé maire d’Alger, engage le bras de fer avec les autorités militaires françaises. Il veut élargir les prérogatives du conseil municipal, régler lui-même les intérêts supérieurs du pays et s’appuyer sur la garde nationale, une milice. C’est une insurrection des civils contre les militaires.
« Un conflit vient de s’élever entre le commissaire extraordinaire de la République et la municipalité d’Alger, au sujet de la garde nationale, rapporte le “Journal des débats politiques et littéraires”. Le maire de la commune prétend avoir seule qualité pour convoquer les milices […], alors qu’un décret du gouvernement de la Défense nationale met ces mêmes milices sous l’autorité directe du gouverneur général, qui peut transférer ses pouvoirs au commandant supérieur des forces de terre et de mer. Voici la proclamation que le commissaire extraordinaire [Charles du Bouzet] a fait publier […] : “Officiers, sous-officiers, miliciens de la milice d’Alger. Des agitateurs préparaient, depuis quelque temps, contre le commissaire extraordinaire et les autorités émanant du gouvernement de la République, un coup de main […]. Certaines ambitions déçues conspiraient dans l’ombre, prêtes à se servir du pouvoir, lorsque d’autres l’auraient renversé. Je savais que ces hommes ne forment qu’une minorité infime dans la loyale population d’Alger.[…] Officiers, sous-officiers, miliciens, la République compte sur vous. Vous l’avez compris : dans ce moment de crise suprême, tout ce qui tend à troubler les esprits, à entraver d’une façon quelconque le travail de la défense nationale, est un acte de trahison contre la République. Avec vous, avec le concours de tous tes bons citoyens, je me sens en force pour repousser de pareils attentats et pour en livrer, s’ils se produisent, les auteurs à la justice.” »
« De son côté, poursuit le “Journal des débats politiques et littéraires”, le maire a publié un arrêté convoquant les miliciens […] : “Le devoir de la municipalité est de veiller au maintien de la tranquillité publique. […] Après l’expulsion du gouvernement militaire, qui n’a été que l’accomplissement de la volonté générale, elle n’a pas failli à son devoir. […] Au maire seul appartient le droit de réunir la garde nationale.” »
« Journal des débats politiques et littéraires », 15 février 1871
Le 8 février 1871, le conseil municipal d’Alger proclame la Commune. Elle enverra des délégués à Bordeaux pour surveiller l’Assemblée et des représentants auprès de la Commune de Paris. Comme Alexandre Lambert, l’animateur du « Colon », ou le socialiste Louis Calvinhac, également journaliste. Le premier sera fusillé par les Versaillais ; le second deviendra conseiller municipal de Paris en 1878 et député de Haute-Garonne en 1887.
« Alexandre Lambert traversait la place des Victoires avec un de ses amis, relatera le “Journal Officiel de la République française”, lorsqu’il fut accosté par un officier qui lui dit : “Vous êtes Alexandre Lambert, ancien rédacteur de l’‘Echo d’Oran’ ; venez que je vous fasse fusiller.” Et s’adressant à un chef d’escadron qui était avec sa troupe : “Voilà Alexandre Lambert, faites-le fusiller !” Lambert protesta. On ne le prenait pas les armes à la main. N’importe ! Un peloton se détache du groupe, on emmène le prisonnier à la mairie de la Banque, et on le fusille. […] Lambert mourut en brave. […] »
« Calvinhac fut plus heureux, lit-on plus loin, il parvint à se dérober aux recherches dirigées contre lui ; on dit qu’il s’était réfugié à l’étranger. Lui aussi était un ancien journaliste, rédacteur à la “Jeune République”, il était en outre interne à l’hôpital d’Alger et fut révoqué de ses fonctions à son départ en février 1871. Il n’avait guère que 22 ans. Il était l’un des chefs de la “Phalange algérienne”, embarquée au nombre de 78 hommes, à la fin d’octobre 1870, pour rejoindre l’armée du Sud […], mais il ne l’avait pas suivie, et il était rentré en Algérie. »
« Journal Officiel de la République française », 22 avril 1875
La chute du Second Empire, la guerre perdue contre la Prusse, le mouvement communaliste et tous les bouleversements qui agitent la métropole vont attiser la rébellion de la population algérienne. Elle couve depuis longtemps, comme l’écrit l’historien Marcel Emerit, dans son article « la Question algérienne en 1871 » publié dans la « Revue d’histoire moderne et contemporaine » (numéro d’avril-juin 1972) :
« Les Algériens, qui, depuis 1830, n’avaient jamais accepté la domination française et guettaient toujours l’occasion de jeter le conquérant à la mer, même quand celui-ci affichait le désir de pratiquer une politique de “royaume arabe”, étaient, au début de 1870, au comble de l’exaspération et préparaient sourdement une révolte. La détresse économique due à la décadence de la petite industrie locale, la crainte de nouvelles spoliations, la ferveur religieuse stimulée par les maladroites entreprises de conversion de l’archevêque Lavigerie, enfin un nationalisme latent qu’une incessante propagande n’arrivait pas à masquer, tout cela faisait présager un mouvement plus général et mieux organisé. »
L’Empire, qui a besoin de ses troupes d’élite pour la guerre contre la Prusse, vide l’Algérie de ses meilleurs éléments militaires. Presque tous les officiers rejoignent l’armée du Rhin à l’été 1870 ou sont rappelés à l’automne avant l’insurrection. L’autorité française en Algérie s’écroule. Le pays est exsangue. Il vient de traverser une série de catastrophes naturelles et sanitaires. Invasion de sauterelles, épidémies, notamment de choléra, sécheresse, mauvaises récoltes, crise alimentaire, atroce famine… Le décret Crémieux, qui naturalise les 35 000 juifs d’Algérie, jusque-là relégués au statut d’« indigène » par l’administration coloniale comme les musulmans, provoque aussi quelques tensions entre les deux communautés. Un vent de révolte se lève. La contestation démarre en Kabylie et touchera près du tiers du territoire. En janvier 1871, les spahis mariés, qu’on veut envoyer en métropole, refusent de partir. Les tribus les soutiennent. Les tirailleurs, engagés volontaires, désertent de retour en Algérie et répandent la nouvelle que les Français sont dans les mains des Prussiens.
« Depuis quelque temps, les tribus sont remuées par des agents prussiens et par la fausse lettre du fils d’Abd el-Kader [l’émir qui a mené la lutte contre la conquête, alors installé en Syrie, NDLR], raconte “la France” le 14 février. Elles ont pris pour prétexte la mobilisation des spahis mariés du 3e régiment de Constantine. Tous les spahis, y compris bon nombre de célibataires des escadrons des smalas, ont refusé de marcher et se sont mis en révolte. Deux smalas sont rentrées dans l’ordre. Celle d’Aïn-Guettar est allée grossir le rang des insurgés. Ils ont fait feu sur leur chef, tué un brigadier, cerné la smala et attaqué Soukarras. »
« La révolte des spahis, poursuit le journal, n’a été qu’un moyen de révolte générale, mais la vraie cause est l’animation des esprits par des gens qui vont dans les tribus proclamant que les bourgeois français font partir tous les soldats, qu’il ne restera plus de soldats en Afrique et qu’alors il sera facile de chasser tout ce qui restera de Français. […] Il faut prendre garde ; nos agitateurs des villes font dire aux Arabes que nous ne nous entendons pas et qu’il faut en profiter pour nous balayer. »
« La France », 14 février 1871
L’Aïd el-Kébir, la « fête du sacrifice », qui tombe le 1er mars, s’annonce comme un jour de grande protestation. L’Algérie s’embrase. La nouvelle du soulèvement de la Commune de Paris, le 18 mars, perçu comme un affaiblissement de la République, enflammera encore davantage la révolte. Le nouveau gouverneur, le vice-amiral Louis Henri de Gueydon, va mettre plusieurs mois à juguler les émeutes. Même Alger est prise d’assaut. Des juifs sont attaqués.
« Les scènes qui ont attristé hier la ville ne se renouvelleront pas, écrit ainsi “la France” le 11 mars. Il ne pourrait y avoir à craindre que des rixes individuelles. Pour les prévenir, pour éviter de nouveaux troubles, le maire [Benoît Vuillermoz] donne l’ordre aux femmes, aux enfants, aux indigènes musulmans et Israélites, surtout, de rester dans les maisons et de ne stationner, sous aucun prétexte, dans les rues et sur les places publiques. Des patrouilles de la garde nationale feront exécuter cet ordre rigoureusement. »
« Le Petit Marseillais » publie cinq jours plus tard la lettre d’un soldat marseillais, mobilisé dans la lutte contre l’insurrection en Kabylie, dans laquelle il raconte les combats du siège d’El-Milia, dans le Nord-Constantinois, face à près de 10 000 Algériens :
« Au même instant la fusillade éclate comme grêle. Ils sont là, en face de nous ; chaque buisson, chaque pierre en abrite un. Ils font admirablement la guerre d’embuscade, occupant toutes les collines, tous les ravins, les broussailles et les bois. Nous ripostons mais en ménageant nos coups. Le fort et le camp, attaqués d’un autre côté répondent aussi, et tout s’embrase. Jamais je n’oublierai, sous un ciel noir, l’aspect terrible de la plaine et des montagnes qui paraissent en feu. »
« Le Petit Marseillais », 16 mars 1871
La mort, le 5 mai, à Oued Soufflat, du cheikh El Mokrani, qui a mené la révolte de Kabylie avec son frère Boumezrag et le cheikh El Haddad, chef de la confrérie des Rahmaniyya, sonne le glas de la révolte qui restera, dans l’histoire, comme l’une des plus importantes de l’Algérie coloniale.
Le cheikh El Mokrani, « le plus riche et le plus influent peut-être de tous les indigènes, commandait depuis de longues années les Arabes dans le sud de la province de Constantine, peut-on lire le 18 mai dans “le Moniteur universel”. Jamais son dévouement à la France n’avait été mis en doute, il avait adopté une grande partie des usages de notre civilisation, et semblait moins que tout autre suspect d’exciter ses coreligionnaires contre la France. Sa mort va très probablement mettre fin à la révolte qui a troublé momentanément notre belle colonie ».
"La révolte qui a troublé momentanément notre colonie"
La révolte communaliste des Européens et l’insurrection des Algériens n’ont duré que quelques mois et sont demeurés deux mouvements parallèles, sans lien entre eux. Ils avaient le même adversaire, l’administration militaire, mais défendaient des aspirations antagonistes : le renforcement du pouvoir local des Européens, pour les premiers ; leur liberté, pour les seconds. En France, la colonisation n’est quasiment pas remise en cause. Les communards d’Alger, même les socialistes utopistes et les républicains condamnés à l’exil, ne se préoccupaient guère du sort de la population musulmane.
Publié le 25 avril 2021 à 14h00
Nathalie Funès
https://www.nouvelobs.com/histoire/20210425.OBS43249/le-8-fevrier-1871-la-commune-d-alger-est-proclamee-avant-celle-de-paris.html
RETROUVEZ LES PRÉCÉDENTS ARTICLES
- « Cette fois, l’armée française ne l’a pas raté » : quand la presse évoquait la mort d’Ali Boumendjel
- Quand le château d’Amboise était la prison de l’émir Abd el-Kader
- Il y a 173 ans, en Algérie, l’émir Abd el-Kader se rendait à l’armée française
- Il y a 150 ans, le décret Crémieux faisait des juifs d’Algérie des citoyens français
- Les massacres de Sétif en Algérie, un long déni français
- Quand Léon Blum voulait accorder la citoyenneté française à une élite algérienne
- La révolte de Margueritte, prémices de la guerre d’Algérie
- Quand Maupassant était reporter dans l’Algérie coloniale
- Quand le choléra et la famine décimaient un cinquième de la population algérienne
- Il y a cent ans, l’« Afrique », le « Titanic » français, coulait
- Quand Joseph Kessel enquêtait sur la traite d’esclaves
- Femmes et enfants asphyxiés : le scandale des « enfumades » du Dahra pendant la conquête de l’Algérie
- Quand la France protégeait la traite des esclaves (et ses intérêts commerciaux)
- Quand la France s’inquiétait de la maladie tueuse de Noirs
- Quand la France fêtait la colonisation en Algérie
- Pendant 150 ans, des hommes ont exhibé d’autres hommes dans des zoos
Les commentaires récents