Photo : D. R.
Le mythe entretenu, notamment par les nostalgiques de l’Algérie française, d’une colonisation tranquille, où chacun vivait en paix sous un soleil radieux jusqu’en 1954, année qui aurait vu en quelque sorte soudain l’arrivée de la lutte armée du FLN, est à déconstruire de fond en comble. La colonisation de l’Algérie fut parsemée de révoltes et connut en réalité deux guerres : celle de 1954-1962, bien sûr, qui fut l’ultime explosion, une « révolution » pour les algériens qui ne s’y trompent pas en la qualifiant ainsi, dans une comparaison à la fois audacieuse et plutôt de bon sens avec 1789…Mais il y eut en Algérie une autre terrible guerre anticoloniale cette fois-là perdue par les autochtones. Elle débuta le 16 mars 1871. Il y a donc 150 ans jour pour jour. Une de ses conséquences fut la mise en place de manière concrète du système colonial.
La France acheva la conquête de l’Algérie officiellement en 1857 avec la fameuse bataille d’Icheriden qui aboutit à la « soumission » de l’ensemble de la Kabylie. Le général Mac Mahon y fut blessé et le capitaine Bourbaki échappa de peu à la mort. La France y perdit 400 hommes dont 30 officiers. Difficile de compter les très nombreux morts du côté des Kabyles, 5000 guerriers s’étant retranchés dans le village et l’ont fortifié. Toutes ces informations nous ont été essentiellement transmises par l’écrivain Emile Carrey (Récits de Kabylie, Paris, M. Lévy frères, 1876, 327 p) qui eut l’autorisation d’assister à la campagne de Kabylie, ainsi que le capitaine d’artillerie Eugène Clerc (Campagne de Kabylie en 1857, Lille. 1859).
L’armée française s’empara d’abord, il faut le rappeler, d’Alger, le 5 juillet 1830 lors de la célèbre expédition dirigée par le Général de Bourmont, qui débarqua à Sidi-Ferruch (actuellement Sidi-Fredj) le 14 juin, avec ses 37 507 hommes (dont 1876 officiers) et 4512 chevaux, ses 435 navires et ses 27 000 marins. Depuis, la suite de la conquête de l’Algérie fut rude et proportionnelle à l’exceptionnelle résistance qu’elle rencontra.
Jusqu’à cette année 1857, il est de notoriété publique qu’il n’y eut nul répit pour l’armée française, avec une phase initiale qui s’achève lors de la reddition formelle de l’émir Abdelkader au duc d’Aumale, le 23 décembre 1847.
Contrairement donc aux assurances qui ont succédé à cette bataille d’Icheriden perdue par des guerriers kabyles déterminés, assurances qui signèrent officiellement la mainmise de l’armée française sur l’ensemble du territoire, l’Algérie ce ne fut pas « pacifiée » définitivement en 1857, car voilà qu’en 1871, et à nouveau, 250 tribus se soulevèrent d’un seul mouvement contre le colonisateur, entamant une guerre qui ne porte toujours pas son nom, puisqu’encore réduite dans les livres d’histoire à une « insurrection » voire à une « Commune kabyle » en comparaison avec la « Commune de Paris », qui commença le 18 mars 1871 qui ne dura que deux mois, alors que la guerre de 1871 qui commença deux jours avant, durera neuf mois (Les 150 ans de la Commune de Paris seront célébrés en France sous peu).
Déclenchée en premier lieu par un notable de la Medjana, le bachagha Mohammed Ben Hadj Ahmed El Mokrani et son frère Boumezrag, qui prirent le 16 mars 1871 la ville de Bordj Bou Arreridj, située dans les Hauts Plateaux, cette guerre eut des conséquences terribles sur la suite des évènements et déboucha dans les faits sur l’installation définitive du système colonial par la troisième république.
Elle fut ce que l’on peut clairement appeler « la première guerre d’Algérie ».
Les évènements qui aboutirent inexorablement au conflit
Dès le 15 septembre 1870, le général Durrieu, gouverneur général de l’Algérie, signale dans son rapport au gouvernement de la Défense nationale : « Un mouvement insurrectionnel, impossible à prévenir et susceptible de devenir général, me paraît imminent et avec le peu de troupes dont je dispose, je ne saurais prévoir la gravité de ses conséquences. »
La France vient d’essuyer le désastre de Sedan, l’Empereur est prisonnier, l’ancien gouverneur général, le maréchal de Mac-Mahon, est blessé, et, dans les tribus en Algérie, les tirailleurs « indigènes » qui ont vécu les défaites de Reichshoffen et de Wissembourg (communes françaises aujourd’hui) colportent des détails terrifiants sur les tueries dont ont été victimes les soldats français.
La France venait d’être battue et le symbole est important pour les « indigènes musulmans », ciblés par la colonisation, au moins depuis le sénatus-consulte de 1865, comme les aliénés par excellence, les « soumis » de la colonisation, les damnés de la cette terre.
Une manifestation insurrectionnelle, intervient avant tout en janvier 1871, sous la forme de mutineries de spahis refusant d’aller combattre en métropole : ils estiment que leur engagement n’est valable que pour servir en Algérie. Ces mouvements, d’abord à Moudjebeur, près de Boghari (20 janvier) et à Aïn Guettar (dans l’actuelle commune de Khemissa près de Souk Ahras) le 23, atteignent ensuite El Tarf et Bouhadjar dans l’Est de l’Algérie.
Selon l’historien Daniel Rivet (Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation – Hachette Pluriel. 2002), « le mouvement insurrectionnel » de Mokrani qui succéda en mars, et qui a pour épicentre la Grande Kabylie, mais « enflamme presque un tiers du pays », n’a pour cause immédiate « ni la capitulation de Paris » (Contre La Prusse et ses alliés) « et l’armistice du 28 janvier 1871 » qui lui succéda, « ni le fameux décret Crémieux, qui confère la citoyenneté en bloc à quelque 37 000 juifs » indigènes « sans leur demander leur avis (134 d’entre eux seulement avaient demandé à bénéficier de la clause sur la naturalisation prévue par le sénatus-consulte de 1865) ».
Quant à la fameuse exclamation supposée de Mokrani (Louis Rinn – histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie- 1891- Alger), citée également dans le pamphlet antisémite d’Edouard Drumont « La France Juive », publié en 1886 : « Je n’obéirai jamais à un Juif ! », il est important de la contextualiser. Nous sommes bien avant l’affaire Dreyfus (1894) et ce genre de déclarations n’étaient malheureusement pas exceptionnelles car une forme d’antisémitisme larvé était répandu. Pour exemple, pendant un séjour à Zurich, le grand Richard Wagner commet un essai intitulé Le Judaïsme dans la musique, dans lequel il fait étalage d’un antisémitisme sans complexe ; essai qu’il finira par signer de son nom en 1869.
De plus, il est établi, mêmes si cette déclaration est confirmée, que cela ne prouve en réalité en rien que Mokrani s’est insurgé en raison du décret Crémieux. Tout laisse penser au contraire que c’est loin d’être la raison principale, même si on peut comprendre que les indigènes musulmans aient pu se sentir encore plus visés par un système inique à la suite de ce décret.
La « Commune coloniale » d’Alger et l’établissement du régime civil en Algérie
Alger connait en septembre 1870 un mouvement républicain mu paradoxalement par les idéaux de 1792 et de 1848 avec « des impératifs de liberté et d’émancipation » (Quentin Deluermoz – « Commune(s) 1870-1871- Seuil – avril 2020. P 129). Cette « Commune de colons » qui appelle à la liberté ne remet absolument pas en cause le rapport de domination vis-à-vis des colonisés. Le 5 septembre, à l’annonce de la fin du Second Empire, un arbre de la liberté est ainsi planté et des cloches sonnent. La Marseillaise et des « Vive la République » retentissent, sans violences. Les emblèmes de l’Empire sont enlevés et des comités de défense s’organisent et se dotent de fonctions plus ou moins municipales. Les colons sont soucieux de poursuivre la guerre contre la Prusse et ses alliés et assurent l’envoi de troupes et de volontaires vers la France. Ils demandent le départ du gouverneur général, la baron Durrieu, et l’instauration d’un régime civil dans la colonie. Le groupe, socialement diversifié, qui occupe peu à peu la fonction de conseil municipal est constitué essentiellement d’anciens déportés de 1848 et de 1851 qui vouent une haine profonde à Napoléon III et se sont opposés à sa politique qu’ils pensent « arabophile » ainsi qu’au partage des territoires militaires et civils. Ce mouvement, cette « Commune d’Alger » touche progressivement d’autres villes comme Constantine, Bône (actuelle Annaba) ou Philippeville (actuelle Skikda)…
La défaite, l’effondrement de l’Empire, la « Commune d’Alger » puis les décrets établissant l’administration civile provoquent la stupeur de Mokrani et celle des « indigènes musulmans ». Car pour Mokrani, un maire et un conseil municipal élus ne représentent rien. Se soumettre à leur bon vouloir est un affront pour lui dans la continuité de ceux qu’a subis progressivement son propre père Mohand Mokrani, « Bachagha » de la Mejdana, titre moins prestigieux que celui du propre père de ce dernier, qui fut, lui, « Khalifa » de la Medjana. Ce fut une première humiliation d’une longue série. Charles-André Julien écrit au sujet de Mokrani : « Les mesures les plus vexatoires se succédèrent … : privation de ressources fiscales…, imposition de taxes inusitées …, remplacement de ses préposés (oukil) par des caïds et des cheikhs dépendant du commandement supérieur, enfin confiscation d’environ 5 000 hectares de terres » affectés à la commune de Bordj Bou Arreridj. Il subit aussi des vexations personnelles : en 1864, il est blâmé en public par un général pour avoir émis des réserves sur l’internement de Bou Akkas, cheikh de la Ferdjioua. En 1870, il devient le subordonné d’un capitaine au lieu d’un colonel, alors même qu’il connaît personnellement plusieurs généraux français et a été reçu par l’empereur à Paris » (Charles-André Julien Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF, 1964).
À cela s’ajoute une affaire d’argent : afin de pallier la famine en 1867-1868, le gouverneur général, Mac Mahon, lui a fait souscrire des emprunts pour 1 000 000 de francs, remboursables sur le produit des impôts à venir. En 1870, Mohand Mokrani, qui n’a encore rien reçu, doit rembourser les créanciers au moment où Mac Mahon est rappelé en France (juillet 1870) à cause de la guerre franco-prussienne. Il doit hypothéquer ses biens personnels et lorsqu’il se réclame des promesses de Mac Mahon, après la chute de Napoléon III, le général Augeraud (alors chef d’état-major pour l’Algérie) lui aurait répondu : « [maintenant], ce sont des civils qui gouvernent l’Algérie, nous ne pouvons rien faire. ». ((Charles-André Julien Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF, 1964).
Acculé, Mokrani présente sa démission en mars 1871, mais les militaires lui répondent que seul le gouvernement peut accepter celle-ci, puisqu’il ne dépend plus de l’autorité militaire. D’après encore Louis Rinn, ancien responsable des affaires indigènes, (Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie – 1891- Alger), c’est la « goutte d’eau » qui le décide à se révolter.
En homme d’honneur, il en avise toutefois auparavant les autorités françaises : « Vous connaissez la cause qui m’éloigne de vous ; je ne puis que vous répéter ce que vous savez déjà : je ne veux pas être l’agent du gouvernement civil. […] Je m’apprête à vous combattre ; que chacun aujourd’hui prenne son fusil. » (Lettre de Mokrani au capitaine Olivier in Jules Liorel, in Races berbères : Kabylie du Djurdjura, Paris, E. Leroux, 1892).
La guerre, seule solution qui s’offrait désormais à Mokrani. L’appel du Cheikh Aheddad depuis Seddouk
Humilié et se sentant trahi, il ne restait en effet que la radicalité du combat armé à Mokrani. Dans l’histoire de l’Algérie coloniale, des centaines d’élites indigènes comme lui, ont été amenées à un combat radical contre la colonisation, en raison du visage implacable de cette dernière, qui se matérialisa par des actions et des réactions des représentants du système colonial à leurs diverses sollicitations et à leurs nombreuses protestations. L’historien André Noushi écrivait que le « caractère total » du système colonial fait qu’il ne peut être combattu que par une action, elle aussi, totale. Une fuite en avant irréversible en même temps que destructrice, faute d’un autre choix.
C’est avec le siège et la prise par Mokrani et ses troupes, en 12 heures, de Bordj Bou Arreridj, le 16 mars 1871, que commence la première guerre d’Algérie ; il faut entendre par là une guerre contre un pouvoir colonial supposé avoir soumis l’ensemble du territoire.
Après cette première victoire, et douze jours plus tard, la ville est délivrée par la colonne Bonvallet. Mokrani, d’abord isolé dans ce combat irréversible qu’il a entamé seul avec ses troupes, trouve enfin, après plusieurs tentatives, une alliance indispensable, avec Cheikh Aheddad, chef de la célèbre confrérie Rahmaniyya dont l’épicentre est le village de Seddouk Oufella (actuellement dans la commune de Seddouk, willaya de Béjaïa).
Le 8 avril 1871, les troupes françaises reprennent le contrôle de la plaine de la Medjana. Le même jour, le Cheikh Aheddad, âgé de 81 ans, accompagné de son fils Si Aziz, appelle au Jihad au marché de Mcisna (près de l’actuelle Seddouk). L’enthousiasme populaire est tout de suite immense, il est proportionnel à la popularité du Cheikh Aheddad et à l’importance de la confrérie Rahmaniyya.
Il faut préciser que nous sommes bien loin, à cette époque, des connotations négatives du Jihad clamé par les tenants de l’idéologie islamiste actuelle. Il s’agissait de voir le Jihad comme un « effort dans le chemin de Dieu », et la confrérie Rahmaniyya, faut-il le rappeler, est une confrérie musulmane soufie qui prône « la purification de l’âme », loin des discours mortifères des tenants de l’islamisme actuel.
La guerre se propage, la mort prématurée de Mokrani, la capture et le procès pour Boumezrag, Cheikh Aheddad et ses enfants
En quelques jours, entre 150 000 et 200 000 combattants se retrouvent engagés dans le combat, pour participer à ce qu’ils appellent en kabyle Unfaq urrumi, la « guerre du Français », et il faudra neuf mois et plus de vingt colonnes pour en venir à bout.
En quelques jours, les villes de Bougie (actuelle Béjaïa), Fort-National (actuelle Larbâa Nath Irathen), Dellys, Tizi Ouzou, Drâa-el-Mizan, Batna sont assiégées ou bloquées. La guerre gagne la Mitidja et jusqu’à l’Alma. A Palestro (Lakhdaria actuellement), 31 colons sont tués, 42 autres faits prisonniers. La colonne Fourchault, constituée à la hâte avec des mobiles et des francs-tireurs, arrive trop tard mais réussit à fermer aux insurgés la Mitidja et la route d’Alger.
Les insurgés qui avancent de Palestro (Lakhdaria actuellement) vers Alger sont arrêtés à l’Alma le 22 avril 1871 ; le 5 mai, Mohammed El Mokrani meurt au combat près de l’oued : « dans une rencontre avec les troupes du général Saussier, il descendit de cheval et, gravissant lentement, la tête haute, l’escarpement d’un ravin balayé par notre mousqueterie, il reçut la mort, qu’aux dires des témoins de cette scène émouvante il cherchait, orgueilleux et fier comme il eut fait du triomphe », affirme le rapport du gouvernement de la défense nationale français sur ces événements (Jean Jolly, Histoire du continent africain : de la préhistoire à 1600, vol. 1, Éditions L’Harmattan, 1996, 236 p)
Le 25 avril, le gouverneur général déclare l’état de siège. Les troupes françaises (vingt colonnes) marchent sur Dellys et Draâ El Mizan. Cheikh Aheddad et ses fils sont capturés le 13 juillet.
A la guerre totale, matée dès juillet 1871, succède la guérilla. Des poteaux télégraphiques sont coupés, des diligences attaquées, des fermes harcelées, les marchés ponctués de razzias….
L’insurrection ne prend fin qu’après la capture de Boumezrag, frère de Mokrani, le 20 janvier 1872, près de Ouargla (Nord Est du Sahara algérien).
À la suite de la défaite, Cheikh Aheddad est emprisonné. Condamné le 19 avril 1873 par la Cour d’assises de Constantine à cinq ans de prison, il meurt en détention le 29 avril 1873 à l’âge de 83 ans. Ses deux fils, Aziz et M’hand, condamnés à mort, ont vu leurs peines commuées en déportation en Nouvelle-Calédonie.
Durant son procès, Aziz Aheddad remet aux membres de la cour un mémoire d’une centaine de pages. Il y expose, entre autres, les raisons de ce soulèvement.
Bien qu’un tiers seulement de l’Algérie ait participé au mouvement, on estime in fine que 200 000 « indigènes musulmans » ont pris part au combat, ce qui est énorme au vu de la population de cette époque. La France a porté ses effectifs à 86 000 hommes, comme au temps de l’Emir AbdelKader elle a livré 340 combats. Ses pertes s’élèvent à 2 686 morts, dont la moitié de maladie.
Une répression inouïe
La répression est orchestrée par le nouveau gouverneur général de l’Algérie, l’amiral de Gueydon (1809-1886), avec un zèle qui suscite l’admiration des colons. Trois formes de sanctions, toutes trois ; incompatibles en droit, s’abattent sur les insurgés, leurs tribus, leurs femmes et leurs enfants. Traités comme belligérants, ils doivent verser une contribution de guerre. Comme indigènes algériens révoltés, leurs biens sont séquestrés ou confisqués, et comme sujets français, ils sont jugés en cour d’assises
Les confiscations de terres portent l’inhumanité à son paroxysme. Punitions collectives, elles condamnent à la misère le combattant et sa famille. Même le commandant Louis Rinn reconnait qu’on ne fit aucune différence entre les tribus qui s’étaient soulevées et celles qu’on avait de force jetées dans la mêlée.
Les biens des zaouïas et les meilleures terres de Kabylie sont frappés de séquestre. Les moins fertiles pourront être rachetées au prix fort par leurs anciens propriétaires, les autres seront distribuées aux colons. Quant aux Kabyles, ils se trouvent rejetés sur les pentes abruptes des montagnes, comme au temps des invasions arabes, d’où ils contempleront jusqu’en 1962 les nouveaux maîtres travaillant leurs anciennes terres.
Au total, ce sont 500 000 hectares qui, selon Louis Rinn, changent ainsi de mains l’étendue d’un département français ; l’historien Djilali Sari estime cette superficie à 450 000 hectares et Augustin Bernard à 446 000.
Il y a bien pire. Une ordonnance de 1845 prévoyait que des propriétaires frappés de séquestre disposaient d’un délai de deux ans pour prouver, devant les tribunaux, leur bonne foi ou leur innocence et récupérer leurs biens. Or dans une lettre à Thiers, le ministre de l’Intérieur note que « ce qui pouvait être, en 1845, une guerre d’indépendance, est devenu, après 41 ans d’une domination tutélaire, une rébellion véritable qui doit être punie comme telle par la dépossession immédiate et définitive. »
La répression pénale se traduit par l’internement de plus de 200 Kabyles et par des déportations à Cayenne et en Nouvelle-Calédonie (on parle des « Algériens du Pacifique » ou des « Kabyles du pacifique »).
La Kabylie se voit infliger une amende de 36 millions de francs-or. 450 000 hectares de terre sont confisqués et distribués aux nouveaux colons, dont beaucoup sont des réfugiés d’Alsace-Lorraine (à la suite de l’annexion allemande). La répression et les confiscations ont ensuite obligé de nombreux Kabyles à s’expatrier.
Cette terrible répression a destructuré pour longtemps, sur le plan économique, social et culturel la société Kabyle notamment, en touchant profondément les bases de son héritage traditionnel. Plongée dans le dénuement, la population vit difficilement cette répression, dont la mémoire est transmise par la littérature et la poésie orale (voir l’exemple du grand poète kabyle Si Mohand Ou Mhand – 1845 /1905, poète errant dont le père a été exécuté pendant cette guerre, l’oncle déporté en Nouvelle-Calédonie et la famille dispersée.)
Et un gouffre tragique se creusa davantage entre Français d’Algérie et « indigènes musulmans ». La fin de cette guerre inaugura un système colonial implacable qui perdurera jusqu’à la seconde guerre d’Algérie qui fut déclenchée en 1954.
Pendant toutes les années de conquête, l’Algérie était aux mains des militaires français ; désormais elle devint le bien presque exclusif des colons installés dans le pays. Jusque dans les années 1930, au moins, la domination politique des colons fut indiscutable parce que quasi indiscutée. La direction par les autorités de la France métropolitaine se fit de plus en plus lointaine. Quant à ceux que l’on désigna comme des « indigènes musulmans », ils continuèrent à manifester leur opposition au système colonial par un nombre important de révoltes locales de moindre ampleur certes, au moins jusqu’en 1954, mais significatives d’une tension qui n’a jamais quitté l’Algérie entre 1830 et 1962.
Louise Michel et les kabyles de nouvelle Calédonie
Les hasards de l’histoire ont fait qu’après la défaite de la Commune de Paris, Louise Michel, qui en est une importante figure, fut déportée en Nouvelle-Calédonie. Elle y côtoya les déportés kabyles avec lesquels elle sympathisa. Et elle leur promit de leur rendre visite dès que cela serait possible. Louise Michel tint sa promesse : elle est allée en Algérie quelques décennies plus tard, d’octobre à décembre 1904. Un voyage militant car ponctué de plusieurs dizaines de conférences dénonçant les religions, le militarisme, l’oppression et l’exploitation coloniale…, et appelant à la révolution sociale. Et, ce, en faisant salle comble à chaque fois. Ce fut le dernier voyage de Louise Michel qui mourut à Marseille en 1905. Une période de la vie de Louise Michel, longtemps occultée, comme souvent lorsqu’il s’agit l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. (Clotilde Chauvin – Louise Michel en Algérie – La tournée de conférences de Louise Michel et Ernest Girault en Algérie (octobre-décembre 1904) – publié en 2007)
15 MARS 2021
Par Hafid ADNANI
Journaliste et cadre supérieur de l’éducation nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France.
Les commentaires récents