Un livre très important a paru à la rentrée 2020, signé de l’historienne Raphaëlle Branche, qui s’intitule Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Une enquête forgée au plus près de la trajectoire d’appelés envoyés faire la Guerre d’Algérie à une époque où l’on disait encore qu’il s’agissait seulement d’une opération de maintien de l’ordre. Mais aussi, et cette fois-ci d’abord, une enquête ciselée par le témoignage de leurs proches, et en particulier la famille de ces gars de 20 ans envoyés faire leur service militaire de l’autre côté de la Méditerranée. Une famille qui se déplie sur le temps long et plusieurs générations successives : pour documenter le silence qui entoure depuis soixante ans l’expérience de la Guerre d’Algérie, Raphaëlle Branche a restauré ces histoires dans leur contexte intime pour qu’on touche de plus près, et plus profondément, le fracas sourd de l’écho de cette aventure nationale dans les vies ordinaires.
Que ce soit celle qu’on risque ou celle qu’on donne (et qu’on est autorisé à donner), c’est l’expérience de la mort que ces jeunes sont partis faire là-bas, alors que souvent ils n’avaient même pas atteint la majorité. De quoi faire d’eux la troisième génération du feu, de fait. Sauf que, longtemps, et durablement, on a tu pour cette génération-là “le feu” puisqu’on n’a pas prononcé le mot “guerre”. Collectivement, ils étaient les petits-enfants de combattants de 14-18 et les statistiques nous disent que, pour plus d’un, ils avaient été élevés par leurs grands-parents dans des foyers où l’on contemplait encore sur la cheminée le visage de ceux qui y étaient restés. Or eux étaient ainsi partis faire une guerre sans nom. Pour finalement en revenir et se consumer faute d’avoir les mots pour eux. C’est-à-dire, des mots pour se dire eux-mêmes, alors que durablement les associations d’anciens combattants, fondées sur les cendres de la Grande guerre, ont rechigné à les considérer comme tels. Et sans les mots pour dire ce qu’ils avaient pu vivre là-bas, et que les médias avaient largement euphémisé.
Ravaler l'indicible
La guerre qui s’est jouée en Algérie entre 1954 et les accords d’Evian, en 1962, a longtemps paru moins légitime. Moins par défiance politique que comme on dirait que la misère est moins pire au soleil ? Le livre de Raphaëlle Branche pointe la part d’exotisme oriental ; le bateau sur lequel on voit embarquer une génération ; la méconnaissance d’une colonie de peuplement devenue trois départements français où donc on s’entre-tuait mais où toutes les vies n’avaient pas le même statut ; l’absence d’un front bien dessiné à la manière des guerres européennes entre voisins… parmi d’autres, ce seront là autant d’obstacles qui feront longtemps échec à la perception d’une vraie guerre. Les pertes humaines des contingents métropolitains sur le sol algérien n’auront rien à voir non plus avec l’échelle affolante du désastre humain qui s’était imprimée dans l’imaginaire collectif avec le souvenir de Verdun et les boucheries des plaines du nord-est de la France où l’on sortait à découvert sous la mitraille allemande comme on va à l’abattoir. Rien à voir non plus avec le caractère rigoureusement exceptionnel, et sidérant, de la Shoah une décennie plus tôt. L'historienne rappelle que, contrairement à ceux de 14, la génération de la guerre d’Algérie n’a pas été décimée par les obus, mais cueillie par ce qu’elle y a vu faire, ou fait. Et ce que personne n’a compris, ou voulu comprendre. Ce qui fut enseveli pour finir, non pas digéré, mais ravalé avec les lois d’amnistie comme on enfilerait son verre cul sec pour engloutir le plus indigeste.
C’est seulement par une loi de 1974 que le plein statut d’anciens combattants sera finalement accordé à ces soldats. Mais entre-temps, dans leur famille et chacun chez soi, la transmission de cette expérience algérienne a massivement échoué. Vingt-cinq ans après avoir entamé sa thèse sur la torture et les violences illégales en Algérie, c’est à l’histoire de ce silence que Raphaëlle Branche a fini par s’atteler. Un objet qui a comme rattrapé l’historienne en décantant, et autour duquel elle a aussi fait des circonvolutions depuis le jour où cet ancien sous-lieutenant lui avait lancé qu’interroger d’anciens appelés d’Algérie, c’était comme aller voir des “survivants”.
Un paradoxe nimbe ce silence, et la puissance du déni qui a opéré pendant plusieurs décennies : l’idée que l’on n’ait rien dit ou rien su, rien entendu ou voulu entendre, n’est pas fondamentalement neuve en soi. Elle circule aujourd'hui, tapie comme une petite musique d’arrière-plan, qui depuis longtemps nous glisserait à l’oreille qu’il y a comme un accroc à l’histoire. Un vide dans ce récit collectif à la trame mal raccommodée. Ainsi, les travaux sur les appelés d’Algérie menés depuis longtemps par des chercheurs et chercheuses, parmi lesquels Benjamin Stora, mais aussi, notamment, Claire Mauss-Copeaux ou Florence Dosse (qui a publié un livre sur les enfants d’appelés, évoqué sur France culture en 2012 ), ne feront pas l’impasse sur cette impasse.
Avec eux, l’idée d’une guerre si douloureuse, et finalement si indicible, s’est installée bon an mal an. Toutes les recherches sur la torture et la violence de cette guerre ont conforté encore l’idée qu’avoir vingt ans dans les Aurès, ça avait bien pu être l’enfer. Les témoignages d’anciens appelés, souvent organisés en associations très utiles aux historiens, furent cruciaux pour remonter le fil, et documenter de quoi fut faite la guerre d’Algérie à hauteur d’homme. Pas à pas, cette entreprise collective a permis de combler le silence, et d’étayer la connaissance en même temps que la mémoire.
Un nouvel Oradour au pays des yéyés
Papa qu’as-tu fait en Algérie ? élargit l’histoire de ce silence. Non pas en endiguant le mutisme, en soi, mais en l’éclairant, en décortiquant ses mécanismes, et en trouvant de quoi lui donner du sens. Ce que propose Raphaëlle Branche avec cette longue enquête empirique de plus de sept ans, c’est une histoire de la France contemporaine telle qu’elle a pu vivre la guerre d’Algérie, et ne pas accueillir la parole de ses gars qui en revenaient. Au terme de trois cents questionnaires, trente-neuf familles d’appelés ont servi de matrice à l’enquête de Raphaëlle Branche. Quatorze d’entre elles lui ont confié des documents, et notamment une correspondance échangée de part et d’autre de la Méditerranée tandis que le fils de la famille servait sous les drapeaux tricolores. De quoi voir que, souvent, ils n’ont pas rien dit, que plus d’un convoque “Oradour”, qu’un autre raconte le souvenir obsédant d’un ruisseau devenu rouge, que certains disent leur “honte”, et parfois que ça fait trop mal au cœur de raconter davantage, qu’il faut se vider la tête. En guise de silence, on découvre qu’ils n’ont pas rien dit mais qu’il est surtout plus juste de dire que souvent, on n’a pas entendu. De quoi mesurer aussi, tout ce qu’il pouvait y avoir de sidérant à lire sur une carte envoyée par son fils sous les drapeaux, qui écrit qu’avec son groupe ils ont étrillé un village, pris toutes les femmes, et "sinon ça va".
C’est aussi une histoire de la France des années cinquante, soixante et soixante-dix qu’écrit Raphaëlle Branche, quand elle raconte la masculinité, le rapport à la violence, la place de la parole, ou les ressorts des rapports familiaux, à commencer par la domination paternelle. Or justement, ces gars-là ont quitté une France métropolitaine où entre-temps on s’équipe d’un lave-linge, et où les échelles de valeurs bougeront bientôt avec les corps qui parfois se libèrent. Raconter l’expérience de guerre dans une France de la prospérité qui découvre les radios privées et la musique yéyé, c’est occuper pour de bon la place du trouble-fête. L’alcoolisme, les tentatives de suicide, l’agressivité parlent aussi de ce désajustement. Au-delà du silence qu’on touche comme rarement, c’est aux conditions de ce silence qu’on accède grâce à cette enquête qui montre toute l’épaisseur sociologique que peut avoir un traumatisme. Et éclaire magistralement les conditions dans lesquelles des couples ont pu se marier, des enfants ont pu naître, qui aujourd’hui ont quarante ou cinquante ans, une autre vision de la guerre de leurs pères, et à qui bien souvent on n’a rien dit des cauchemars, des hallucinations auditives ou des fantômes. Même si, à eux, cette guerre-là n’a pas rien fait non plus. Un jour, Jérôme à qui son père n'avait rien dit, a trouvé au grenier la barrette de sous-officier de son père. Il l'a accrochée à son manteau, et a guetté les mots. Rien n'est venu, Jerôme a rangé la décoration.
Invitée sur France culture dans La Grande table le 10 novembre 2020, l’historienne a décrit comment elle avait en fait “inventé” ses sources. Inventé, comme on le dit de celui qui invente un trésor en le découvrant : elle a non seulement mis au jour son corpus, rassemblé des matériaux inédits, mais elle a aussi produit des questionnaires, et mené de nombreux entretiens. Car c'est d'abord par la parole que Raphaëlle Branche a d'abord déconstruit, puis raconté, la façon dont le récit s’était finalement dérobé. Car, comme le montre magistralement son livre, “on ne répond pas à une question qui n’est pas posée” :
“Le silence, ce n'est pas simplement quelqu'un qui ne parle pas, c'est aussi parfois, des gens qui n'écoutent pas, des gens qui ne questionnent pas.”
Son livre, riche et documenté, est une vaste histoire de la deuxième moitié du XXe siècle à hauteur des familles et de ce que sont devenus leurs fils et, pour cela, un grand livre de sciences sociales qui articule les échelles comme on noue l’infiniment petit et le sort collectif. Il est aussi une excellente démonstration pour comprendre ce qu’apporte l’histoire orale à la connaissance historique. Car pour documenter le silence, et lui donner toute cette épaisseur, encore fallait-il recueillir une parole. C’est-à-dire aller chercher des récits qui n’existaient pas, permettre des dialogues qui n’avaient jamais eu lieu, proposer des témoins qui sortaient du cadre. A commencer par ces épouses, dont certaines avaient été les fiancées du temps de l’Algérie, et vers qui souvent les anciens appelés devenus des maris n’avaient même pas songer à aiguiller Raphaëlle Branche. Auprès de ces proches qui trament le livre et lui donnent son relief, l’historienne a enquêté pour finir par approcher au plus près de ce que fut, ou ne fut pas, la réception du vécu de ceux qui furent 1,2 millions, massivement issus de France métropolitaine, à être envoyés au charbon psychique.
L'histoire orale pour combler les vides
Eclairer la détresse psychique est souvent une gageure pour les sciences sociales. Faire parler une mémoire muette, voire mutique, l’est tout autant lorsqu’on fait de l’histoire orale. Raphaëlle Branche explique d’ailleurs qu’au début des années 1990, quand elle travaillait sur sa thèse, elle ne se souvient pas s’être trouvée alors face à une parole aussi disponible. Aujourd’hui, c’est d’abord grâce à cette parole rendue accessible, recueillie et comme accouchée, qu’une telle enquête ambitieuse sur le silence est possible. Or la place de l’oral fut longtemps marginale dans la discipline historique. Et à la fois davantage critiquée, et plus tardivement contestée, en France que dans d’autres pays.
L’historien Philippe Joutard, fut l’un des pionniers à la mettre en œuvre, et aussi, longtemps, l’un de ses grands avocats à un moment où l’histoire orale était un peu méprisée par une partie de ses collègues. Pour sa thèse soutenue en 1974 et consacrée aux Camisards, l’ancien professeur d’histoire-géographie au lycée Thiers de Marseille avait mené quelque 130 entretiens. Il racontera plus tard que Michel Vovelle, membre de son jury de thèse, était allé avant la soutenance se renseigner auprès d’ethnologues pour s’assurer que ce panel d’entretiens oraux pouvait avoir quelque validité. Quelques années après, au début des années 80, des textes théoriques émergeront, pour tenter de sédimenter cette approche - et espérer glaner quelque légitimité dans le champ académique. Alors que du côté des archivistes, par exemple, l’idée de conserver des fonds d’archives orales allait déjà de soi.
Dans un texte de 1992 où il revenait sur les débuts de l’histoire orale, et aussi ses difficultés à percer au-delà d’un petit cercles d’initiés, Philippe Joutard précisera toute la lenteur et la difficulté avec laquelle cette façon de documenter l’histoire par ses contemporains s’installera dans le monde de la recherche. En contraste, l’historien, qui fut lui-même plusieurs fois doyen d’université, citait le Brésil, l’Espagne ou encore l’Italie, où le monde académique s’est saisi plus rapidement, et avec plus d’enthousiasme, des possibilités de l’histoire orale.
De la psychanalyse à l'histoire contemporaine
Rétrospectivement, l’évocation de ces pays-là, à la lumière de l’enquête de Raphaëlle Branche sur le tabou qu’a pu représenter durablement la guerre d’Algérie, a quelque chose de frappant : ce sont des pays qui furent durablement marqués par l’expérience de la dictature. C’est-à-dire, une histoire qui notamment a broyé des trajectoires individuelles, assourdi le destin de certains protagonistes, brutalement projeté des compatriotes les uns contre les autres. C’est aussi une histoire dont la honte, le secret, l’indicible et le tabou ourlent souvent un récit malaisé. Passer par l'histoire orale est-il le seul chemin pour que la connaissance trouve son chemin quand les archives sont criblées par le secret défense ? Le tout premier livre à venir percer ce silence sur la guerre d'Algérie était déjà un livre sur la parole, et tous ses affres. On le doit à Bernard W. Sigg, psychiatre de métier, qui publiait en 1989 Le Silence et la honte - Névroses de la guerre d’Algérie (aux éditions Messidor / Editions sociales).
Psychanalyste et militant marxiste, Sigg avait ouvert, avec d’autres, un CMPP (centre médical psycho-pédagogique) à Vitry-sur-Seine où l’on pratiquait la psychanalyse auprès des classes populaires. De là, il avait prêté une oreille attentive au même traumatisme que celui que documente aujourd’hui Raphaëlle Branche depuis les sciences sociales en faisant la part belle aux témoignages. Bernard W. Sigg sera le premier à toucher du doigt ce traumatisme, et à pointer les enjeux vertigineux du silence depuis les mots étranglés des anciens appelés. Lui-même avait déserté l’armée française en 1961, prenant le large quelques jours avant d’être affecté à un poste où ce médecin aspirant enrôlé dans la marine avait compris qu’il aurait pour tâche de maintenir en vie, entre deux séances de torture, des combattants de l’indépendance.
Sigg n’a pas pris la parole, seul dans son coin, depuis l’expérience des autres. Il fut longtemps vice-président de l’ARAC, l’association républicaine des anciens combattants (de l’Algérie). Son livre circulera, réhaussé d’une préface signée par Daniel Zimmerman, lui-même mobilisé au moment de la guerre d’Algérie. Mais pendant longtemps, cette parole d’appelés organisés, et de déserteurs militants qui risquaient la prison, apparaîtra plus audible que celle des milliers d’anonymes souvent engoncés dans un silence plus ou moins volontaire, et plus ou moins commode.
Cette première parole fut cruciale pour décanter le récit, essentielle pour entamer l’histoire de cette guerre à quoi celles et ceux qui ne l’avaient pas vécu voudront obstinément détourner le regard. Trente ans après la parution du livre pionnier de Sigg, on constate avec cette enquête de Raphaëlle Branche que la parole a pu s’élargir, que le récit historien s’est étoffé et précisé en faisant de la place aux témoignages. On mesure aussi l’évolution de toute la société française au saut d’échelle à mesure qu’on est passé de la psychanalyse à l’histoire contemporaine.
https://www.franceculture.fr/histoire/choc-intime-seisme-collectif-nous-sommes-tous-les-enfants-de-la-guerre-dalgerie
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