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Rédigé le 22/12/2018 à 11:25 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)
Alger demeure la princesse éternelle du Grand Maghreb. Une princesse berbéro-barbaresque qui refuse les liftings, contrairement aux putes orientales qui se donnent au premier touriste low cost venu.
Ah Alger, comment elle était belle et comme elle est devenue… On connaît la rengaine, elle se transmet de génération en génération, de guerre en guerre: Alger n’est plus ce qu’elle était, Ya Hasrah comme disent ses habitants qui cultivent l’art presque inné de la nostalgie, car c’est bien connu les Algérois ne sont pas les derniers à déplorer l’état de délabrement de leur ville et à pleurer son âge d’or sans cesse réinventé…
Aux étrangers égarés ou aux hommes d’affaires appâtés par l’odeur des hydrocarbures, Alger souhaite la bienvenue à sa manière. La plus modeste chambre du dernier des ses hôtels miteux coute au moins le prix d’une suite trois Etoiles à Agadir. C’est comme ça! Les Garçons de café font la gueule, partout le service, c’est un peu à la tête du client et beaucoup selon l’humeur du moment. Pour les taxis, l’administration, les hôpitaux c’est kif kif bourricot. «Normal» rétorquent les autochtones quand un étranger s’avise à faire des remarques déplacées. Oui, tout le monde trouve sa place dans ce grand souk de fous, et tout est normal. Ne dit-on pas qu’Alger est une ville qui se mérite?
Je m’appelle donc Mezghana en berbère; Al-Jazaïr, les îlots en arabe; Alger en français et c’est vrai que je me laisse aller comme dans la chanson de Charles Aznavour le crooner bien aimé des algérois qui continuent à penser, à rêver et à parler en français.
Corsaires et déchets
De l’époque des Frères corsaires Barberousse à celle des Frères Dark-Vador Bouteflika, au fond je suis resté la même: un beau repère des flibustiers et des brigands de tous poils, une ville qui se prend facilement mais qui n’abdique jamais. Je suis la demi-clocharde mi-rêve mi-cauchemar, épicentre des séismes en tous genres, terre tremblante de tous les impossibles, les nuits les plus glauques du monde se confondant avec les plus beaux levers du jour de l’univers. D’après ce qu’on dit ici et là, j’ai une bonne réputation. Je suis la ville punk par excellence, un rêve pour les Mad Max du 21ème siècle. Personne ne me conteste le record absolu du désordre urbain par exemple.
(www. tsa-algerie.com/2014/08/20/les-raisons-du-desordre-urbain-en-algerie/)
Selon le célèbre magazine «The Economist», je suis classée parmi les 5 villes les moins vivables de la planète… Moi je demande à voir, quelles sont ces villes qui prétendent être plus infernales que moi? Lagos (Nigeria), Karachi (Pakistan) ou Dhaka (Bangladesh)? Je parie que dans quelques années je vais les surpasser… Je peux faire mieux, avec mes tonnes de déchets qui jonchent les trottoirs, les marchés informels qu’aucune police n’arrive à contrôler, et l’enfer des transports publics dans des routes cabossées où les feux ne servent qu’à faire joli quand ils fonctionnent … Pour l’incivisme, je crois que ça va, personne ne peut prétendre arriver à ma cheville.
Un port sans accès à la mer
Aussi décatie que la Havane, je la joue austère comme dans une banlieue de Djeddah. Je suis la bâtarde de l’Occident arrogant et de l’Orient décadent. Je fais la misère aux réalisateurs de cinéma attirés par mes décors improbables et je ne leur facilite jamais la vie. L’enfant de Notre Dame d’Afrique, Merzak Allouache qui ne cesse de me filmer, de «Omar Gatlato» (1977) à son dernier opus «Les Terrasses», dit que je ne suis pas une ville mais «une fournaise». Si ce n’est pas un compliment, je ne sais pas ce que c’est.
Je suis la seule ville côtière où l’accès à la mer est quasi impossible, «Dans ma ville la mer n’est qu’un poster, on la voit de partout, mais elle nous tourne le dos» comme le résume si bien la plasticienne de Bologhine Amina Ménia. Comme dans un film, le bonheur n’est qu’un leurre.
J’attire à leurs risques et périls les poètes maudits, les dandy pervers et les aventuriers de mauvaise foi. À cet effet on a beaucoup écrit sur moi, le livre d’Alger comporte que des signatures prestigieuses: Camus, Gide, Montherland, Fromentin, Daudet, Maupassant… Je ne compte pas les peintres, de Dinet à Delacroix, qui venaient chercher les éclats étincelants de mes lumières particulières, à ceux-là aussi je leur au réservé les plus mauvais tours du Mektoub, le destin d’Alger.
Dans le dernier livre qui m’est consacré, «Alger, le cri» aux éditions Barzach, l’auteur Samir Toumi, un des descendants du prince fondateur de la ville Salim El-Toumi- celui qui au 16ème siècle fit appel aux frères corsaires Barberousse pour libérer Alger des Espagnols- me traite comme j’aime et je me retrouve dans son soliloque désespéré « Le coeur se serre encore, je la sens en moi, elle est là, je la respire, j’allume une cigarette. Les voitures roulent à toute vitesse, les immeubles et les paraboles défilent, la ville ne se dévoile pas, elle fait sa timide, cachée dans la brume polluée. Je sens son odeur, je la sens respirer, je la déteste, elle me déteste, je l’aime, je la déteste encore plus, je me déteste, le coeur se serre. Sur la Route Moutonnière, des solitudes en silhouettes errent sur la promenade des sabelettes, un véhicule comme accablé, est échoué sur la bande d’arrêt d’urgence. La brume se dissipe peu à peu et dévoile la colline, face à moi. Salope de ville, je t’aime! Chienne de ville, Khamdja!»
Une ville sale et salope
Khamdja, qui veut dire tout à la fois sale et salope. Khamdja, mon titre de noblesse. Oser me comparer à Brigitte Bardot, quel mauvais goût, encore quelqu’un qui est resté scotché à mon passé français, je suis mieux que ça voyons! Quitte à être réduite à une star de cinéma, je préfère Bette Davis dans «L’Argent de la vieille», car je suis misérable mais riche, une des villes les plus riches de la rive sud. Ou alors à Gloria Swanson dans «Sunset Boulevard», car dans ma belle déchéance on ne peut ne pas voir ma beauté intérieure -ou refoulée, comme vous voulez.
Un de mes lieux porte un nom qui me va à ravir: le Ravin de la Femme Sauvage. Qui veut venir défier chez elle la Femme Sauvage? Oh, ne ricanez pas, il y a encore quelques bonnes raisons de venir tel un Ulysse des temps modernes visiter Alger la noire, la ville la plus inhospitalière du monde, mais aussi la plus étrange, la plus envoûtante des cités de la Méditerranée.
Voici dix raisons d’être déraisonnable, de céder au le plus beau chant des sirènes et de s’échouer dans la ville qui ne ressemble à aucune autre…
1- Flâner au Jardin D’Essai. Créé dès le début de la colonisation française, ce grand parc botanique est un des plus beau du monde. Il s’étend sur une superficie de 32 hectares, et tous les amoureux d’Alger peuvent y trouver un peu de quiétude si rare dans cette ville.
2- Se perdre à l’Aéro-Habitat. Un des plus beau immeuble français d’Alger, construit dans l’esprit corbusien par Louis Miquel et José Ferrer-Laloë entre 1952 et 1955, composé de quatre immeubles liant le quartier Télemly du centre-ville .La position en éperon des deux plus grands bâtiments permet une double exposition des logements en duplex, ce qui leur offre une vue sur l’étendue du paysage algérois et sur la baie d’Alger. Une rue intérieure dévolue au commerce est savamment aménagée en fonction de la déclivité du terrain.
3- Chercher la spiritualité au Mausolée de Sidi-Abderahmane. En pleine ville «arabe», entre la Casbah et Bab El Oued, le petit mausolée du Saint patron d’Alger, Sidi Abderhamane, un havre de paix dans le vacarme de la ville.
4- Comprendre le chant du Meknine à Bab-el-Oued. Ni chat, ni chien, les Algérois n’aiment que les oiseaux chanteurs, et le plus vénéré d’entre eux est le chardonneret. Au coeur du Marché de Bab-el-Oued, le marché des «Meknines» est une place stratégique où se racontent mille et une légendes sur ce petit oiseau chanteur.
5- Voir changer les couleurs du ciel à partir du balcon Saint Raphaël. Un petit parc avec vue sur la baie d’Alger, on peut s’y faire dépouiller les jours de pas de chance, certes, mais il y a des jours où l’on peut juste contempler les couleurs magnifiques du ciel d’Alger (d’octobre à avril, c’est la bonne saison)
6- Rejouer Pépé le Moko à la Casbah d’Alger. Vous avez aimé Jean Gabin dans le film de Julien Duvivier, voyou au grand coeur recherché par la police, planqué dans la vieille médina? Vous pouvez rejouer le film dans ce repère de tous les interlopes de la ville cosmopolite. Ne craignez pas d’être déçus, la Casbah tombe en ruine, mais ses bandits sont toujours à l’affut…
7- Découvrir les trésors cachés du Musée National des Beaux- Arts. Avec ses 8 000 œuvres, c’est le plus grand musée d’art du Maghreb et du continent africain. Inauguré en 1932 pour le centenaire de la colonisation française, il s’ouvre avant la fin de la colonisation aux peintres algériens.
8- Déguster les petites sardines à Chéraga. C’était jadis le premier village à la sortie d’Alger, aujourd’hui c’est un quartier de la grande ville qui ne cesse de s’étendre. Dans la place de l’ancien village, «Le Roi de la sardine» mérite amplement son titre. Pas d’alcool, mais que du bon poisson frais et des sardines cuisinées de différentes manières, à la pied-noir, à la kabyle, à l’algéroise… Quel régal! Ne faites pas circuler trop cette adresse, c’est tellement dur de trouver une bonne gargote à Alger…
9- Faire la petite ballade de Télémly. Un chemin ombragé, long et sinueux qui permet de quitter le centre ville pour aller sur les hauteurs de la ville. Quand les automobilistes se calment un peu, on peut flâner dans ce chemin serpentant et pittoresque et admirer entre deux beaux immeubles la magnifique baie. Anciennement appelé le chemin des Aqueducs car il suivait en partie le tracé des conduites turques restaurées et améliorées, et qui servaient à l’adduction des eaux pour la Casbah. Télemly viendrait du berbère thala oumlil signifiant la source blanche
10- Tomber amoureux comme les amants de Notre Dame D’Afrique. La basilique d’Alger surplombe la ville car elle a été construite sur un promontoire dominant la mer de 124 m. Accessible par un taxi ou téléphérique depuis le quartier de Bologhine (ex-Saint Eugène), elle offre aux algérois une des plus belles esplanades de la ville. Les enfants viennent y jouer au foot, les vieux tuent le temps pour qu’il ne les tue pas et les amoureux qui se retrouvent ici n’ont jamais été si proches du ciel.
http://kassaman.com/2018/08/alger-une-ville-qui-se-merite-par-yasmine-barakat.html
Rédigé le 22/12/2018 à 10:50 dans Algérie, Tourisme | Lien permanent | Commentaires (0)
RÉCIT - Dans ce premier livre personnel, le grand reporter Jean-Baptiste Naudet évoque une douloureuse histoire familiale.
Le fiancé de Danielle est mort en Algérie. Hantée par ses lettres, elle sombre dans la folie. Son fils, reporter de guerre, se débat avec cet héritage. Un roman brutal écrit dans l'urgence.
Grand reporter de guerre, Jean-Baptiste Naudet va affronter la mort en Afghanistan, en Bosnie et au Kosovo. Il plonge dans ces conflits contemporains, les yeux écarquillés par l’horreur, avec le sentiment d’y être poussé par une main implacable. Au fil du temps, hanté par des images dantesques et victime de stress post-traumatique, il échoue dans un service psychiatrique parisien. Il cherche alors le sens de son cheminement tragique.
Jean-Baptiste réalise peu à peu qu’il s’est identifié inconsciemment à Robert, le fiancé de sa mère, tué au combat en Algérie. Cette mère, Danielle, que dans son enfance effarée il avait vue sombrer dans la folie. Cette femme hantée par le chagrin et la culpabilité à l’égard du peuple algérien.
Pour sauver sa peau, Jean-Baptiste exhume l’histoire de Robert, le chasseur alpin sacrifié. En Savoie, il retrouve sa tombe, rencontre son frère. Puis il se tourne vers son propre père, autrefois meilleur ami de Robert. Celui-ci lui remet les lettres de Danielle et de son fiancé qui restituent un semestre d’amour, de vie au combat, d’attente à Paris et de rage politique. Il lui faut dix années pour parvenir à les lire puis à écrire ce récit souvent apocalyptique. Ce livre choral entrelace les trois vies de Robert, Danielle et Jean-Baptiste, transpercées par une même balle, tirée un jour de juin 1960 quelque part en Kabylie.
Fiancé à Danielle, qui a finalement épousé un ami du jeune homme, Robert devait encore rester quelques semaines en Kabylie, avant de rejoindre son aimée et de l’épouser. Le jeune homme a disparu, mais pas ses lettres, nombreuses, restées ancrées dans l’âme de la jeune femme. Une correspondance amoureuse que Jean-Baptiste Naudet a retrouvée.
Il y a des secrets, des failles qui sont constitutifs de ce que nous sommes. Des histoires aussi profondément ancrées qu’inextinguibles. C’est l’une d’entre elles qu’exhume l’auteur, grand reporter à L’Obs, dans ce premier récit littéraire sous sa plume. La Blessure est la chronique de cet amour entretenu à distance, et de ses répercussions dans le temps et dans la vie des autres. C’est le récit de cet écart qui grandit peu à peu entre les « événements » d’Algérie vécus par Robert et la normalité des études de pharmacie menées par Danielle, restée à Paris.
À travers la correspondance du sergent Robert Sipière, faite d’autant de mots que de silences, on sent l’absurdité d’un conflit qui s’enlise, la folie de la torture dans laquelle la France s’enferre alors. Les lettres venues de la guerre percutent de plein fouet les mots d’amour, autant que la folie qui vient s’insinuer dans l’esprit de Danielle, l’ex-fiancée meurtrie à jamais. Il y a là l’inéluctabilité de la guerre et de la violence, et de la vengeance qu’elles engendrent. La violence enfouie finit toujours par exploser, telle une grenade, à l’image de celle que portait préventivement Robert à la ceinture pour échapper aux tortures s’il était pris par les fellagas.
En levant le voile sur ce douloureux épisode familial, Jean-Baptiste Naudet part à la recherche de lui-même. C’est dans ce secret et cette dépression maternelle qu’à l’époque le jeune homme s’est identifié, sans vraiment en prendre conscience, au fiancé disparu, prenant le « goût » de la guerre. L’expression peut paraître obscène, mais c’est bien de cela qu’il s’agit, suggère-t-il, lorsque le jeune homme part, comme journaliste, couvrir les conflits à l’autre bout du monde.
Dans son récit dont le recul littéraire donne leur perspective aux souvenirs de différentes époques (les siens, ceux de sa mère), les mémoires d’Algérie de Robert et Danielle se mêlent à l’expérience de la guerre de l’auteur ces vingt dernières années : Bosnie, Rwanda, Afghanistan… Une évidence : ici et là-bas, avant et aujourd’hui, c’est la même folie qui s’est emparée des hommes.
Rédigé le 20/12/2018 à 22:29 dans Guerre d'Algérie, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Il nia l’existence du peuple algérien mais il devint son premier président ! Il revendiqua longuement l’assimilation à la France avant de devenir son ennemi irréductible et diriger contre elle les armes. Il surgissait aux moments des naissances politiques inattendues, aux seuils de toutes les ruptures historiques. Convaincu par Abane Ramdane «qu’il fallait faire parler les mitraillettes», il était là quand la patrie l’appela. Artisan des consensus impossibles, il avait la culture nécessaire à l’analyse et la démarche qui unissait les rangs et relançait les élans collectifs. Il tenait le fil intelligent pour recoudre les déchirures des élites, les médecines idoines pour redonner du souffle aux poumons de la révolution, les baumes utiles pour les grandes blessures populaires, il était le pharmacien de la patrie retrouvée. Le premier président du GPRA nous a quittés, le 24 décembre 1985.
L’Algérie à la fin du 19e siècle
A la fin du 19e siècle, l’Algérie, colonie française, vivait l’accélération de la politique de colonisation foncière et d’assimilation administrative. Le pays saignait sous la férule des nouveaux colons dont les abus étaient protégés par l’Etat providence du régime civil.
La terre était la richesse essentielle et toute la vie tournait autour du mouvement de dépossession des indigènes de leurs territoires ancestraux et leur attribution aux nouveaux colons venus des contrées françaises ruinées par la guerre de 1870 et les maladies nouvelles comme le phylloxera. Le domaine colonial s’élargissait par le séquestre et engloutissait le Beylik, le Habous, les forêts, et les terres de parcours des tribus. Le paysan algérien confiné sur les terres pauvres, abattu par l’impôt, s’appauvrissait à mesure que s’enrichissait le colon. La paupérisation et la misère absolues étaient l’interface de l’assimilation. Une clientèle de l’administration coloniale se forma dans les communes de plein exercice (centre européens) et dans les communes mixtes (zones indigènes autour d’un centre de vie européen) autour d’une caste d’élus et de fonctionnaires coloniaux ayant la mainmise sur l’essentiel des ressources.
Un corps d’auxiliaires indigènes se développait à mesure que s’éteignaient les grandes familles des puissantes tribus, à mesure que le faisceau des lois coloniales déconstruisait l’ordre tribal algérien et organisait le déracinement culturel et social. Les liens de type clientéliste personnalisés, des rapports de domestication, attachaient ces auxiliaires indigènes aux élus et aux fonctionnaires coloniaux. Les auxiliaires dans toute leur variété jouaient le rôle de tampon sociopolitique et administratif avec les autochtones contre la protection et la rémunération que leur versaient les seconds. Les Caïds, les Aghas, les Bachaghas et le petit personnel à leurs ordres, étaient la courroie de transmission et d’installation de l’ordre colonial ( Charles Robert Ageron donne entre 200 et 1000 Francs annuels en 1910 dans le même temps le revenu annuel du paysan indigène ne dépassait pas 100 fr ).
Cheikh, Caïd, Agha et Bachagha
Les conseillers municipaux dans les communes de plein exercice étaient nommés par les préfets, alors que ceux des communes mixtes étaient proposés par le maire pour s’occuper plus spécialement d’un douar ou de la population musulmane d’un centre européen. Au nom de l’assimilation, le titre d’adjoint administratif a remplacé ceux de caïd ou de cheikh qui ont perduré dans l’usage commun, car les attributions restaient globalement les mêmes : assurer la surveillance et la police indigènes, aider les agents du Trésor dans le recouvrement des « impôts arabes » et surtout informer les officiers d’état civil. Des agents subalternes dans les deux types de communes portaient des titres variés pour des missions plus ou moins bien définies : comme agent de police en ville ou garde-champêtre dans le bled, chaouch, khoja, collaborateurs du maire ou de l’administrateur et kebir, amin, dhamen, ouakkaf sous les ordres de l’adjoint administratif indigène comme chefs de fraction tribale ou hommes de main.
Ces agents auxiliaires de police indigène étaient rémunérés par l’administration coloniale mais ils étaient autorisés à se partager le 1/10e des « impôts arabes » perçus. Ils étaient les interfaces des abus coloniaux. Les caids, adjoints administratifs français, à compter de 1871, étaient promus pour bonne carrière et haute fidélité au rang d’Agha, ou de Bachaghas.
Une enfance de fils de Caïd
Au moment de la naissance de Ferhat Mekki Abbas, le 24 août 1899, sous la colonisation française, le hameau de Bouafroune faisait partie du douar de Chahna, dans la commune mixte de Taher, administrativement dépendante de l’arrondissement de Bougie dans le grand département de Constantine qui englobait un tiers du pays, de la Kabylie à la frontière tunisienne. La tribu des Beni Amrane, à laquelle appartient la famille des Abbas-Mekki, possédait l’essentiel de la plaine de Tassoust à l’est de Jijel, c’était une fraction importante du arch des Bouhamdoune. Aujourd’hui, Bouafroune est dans la commune montagneuse d’Oudjana de la wilaya de Jijel, sur les hauteurs de Taher, en contrebas des montagnes de Texenna et Beni Afer.
A la naissance de Ferhat, le père Saïd (Ben Ahmed) était déjà Caïd de Chahna et Beni Siar (commune mixte de Taher) depuis 9 ans. Il sera Chevalier de la légion d’honneur depuis le 6 juillet 1918 sur proposition du ministre de la guerre « après avoir accepté de faire partie de la mission algérienne envoyée au grand Cherif de la Mecque le 10 mai 1918 », officier en 1927 après avoir « obtenu un nombre notable d’engagements dans l’armée et aux travailleurs coloniaux », comme le montre son dossier d’archives au ministère de la guerre. Saïd Abbas sera hissé au grade d’Agha honoraire le 23 juillet 1929, après 46 ans de loyaux services, et décoré du grade de Commandeur de la légion d’honneur le 8 mai 1931. On peut lire sur le brevet de sa légion d’honneur une recommandation spéciale du préfet de Constantine : « Son élévation au grade de commandeur de la légion d’honneur serait pour ce vieux et loyal serviteur de la France, la suprême récompense », constat suivi d’un écrit à la main: « Avis particulièrement favorable, mérite exceptionnel, personnalité indigène de premier plan, d’un loyalisme exemplaire ».
La famille de Saïd Abbas Mekki, avec ses 10 enfants dont Ferhat est le cadet, ainsi adossée à l’administration coloniale, ne connaissait ni affres de la misère indigène, ni crainte pour l’avenir des enfants. Elle avait choisi son camp, choix qui dénotera singulièrement sur l’imaginaire du jeune Ferhat Abbas qui durant toute sa jeunesse et une partie de son âge adulte revendiquera et se battra légalement pour le statut de Français à part entière. Il sera particulièrement aveuglé sur l’existence du peuple algérien qu’il refusera de voir et qu’il cherchera en vain « même dans les cimetières. »
Enfant, Ferhat fréquentera néanmoins par atavisme, comme tous les gamins de son époque, l’école coranique et apprendra ses premiers versets à la mosquée de son lieu de naissance. Mais le père, qui voulait doter ses enfants de l’instruction qui leur permettrait d’être les égaux des français, disait : « Le seul héritage que je veux vous léguer et que personne ne pourra vous enlever, c’est l’instruction.» La religion était le passé et la science c’était l’avenir. Ferhat rejoindra l’école primaire indigène franco-musulmane de Taher.
Egalité, fraternité, sans liberté
Très doué, assidu et bien organisé, Ferhat, enfant d’une famille de dix, recevra une éducation française sous la surveillance de son fonctionnaire de père. Il sera progressivement éloigné de la société indigène qu’il décrira dans son livre « Le jeune algérien » avec une grande distance, prenant l’image de sa grand-mère pour illustrer cette société misérable en déshérence comme un lointain cauchemar à oublier : « Là-bas, dans un douar lointain, dans une chaumière de bois, près d’un kanoun enfumé, sommeille ma grand-mère, son chapelet à la main. Cent ans de souvenirs, de labeur et de misère pèsent sur ce corps usé, ratatiné et flétri. Des marmots barbouillés de terre l’accablent de leur tendresse ; plus loin dans d’autres chaumières, les hommes rentrent pieds nus, pouilleux et misérables. Un lien irréductible m’unissait à ces êtres simples qui m’aiment et que j’aime : leur sang est mon sang. »
En parlant de ce monde misérable, qu’il disqualifiait dans ses écrits, il utilisait le passé comme pour marquer la nécessaire rupture avec cet univers qui n’est plus le sien et auquel seul le sang le lie. Il exprimera son admiration enfantine pour la force, la puissance et la discipline de l’ordre français dans de nombreux écrits, notamment dans cet autre article : « L’un des souvenirs de mon enfance a été la rentrée de la collecte des impôts. A l’époque où j’allais à l’école coranique, sans chaussures, une chemise et une gandoura sur le dos, semblable à tous les enfants du douar, l’une de mes grandes joies était de voir venir tous les ans, à la mi-septembre, le khasnadji escorté des cavaliers de la commune mixte pour ramasser les impôts. Ils demeuraient chez nous une dizaine de jours, et c’était une distinction de voir ces Français et tout ce monde. »
Ajoutant dans sa description la scène de torture à laquelle étaient soumis les paysans qui ne pouvaient payer leurs impôts : « Il y avait aussi un autre spectacle, de douleur celui-là, sur lequel mes yeux d’enfant se sont ouverts : les pauvres paysans qui ne pouvaient pas s’acquitter de leur contribution étaient quelquefois exposés au soleil, la tête nue et les bras derrière le dos… Il m’est arrivé de voler de l’argent à ma mère pour libérer ces prisonniers qui ne manquaient parfois que de deux ou trois francs. Cela m’attristait et me rendait malheureux.»
Est-ce de cette enfance de fils de caïd spectateur des exactions de l’administration coloniale que s’est constitué son besoin de lutter pour l’égalité, voire la fraternité avec les Français, dont la civilisation est tant idéalisée par ses écrits de jeunesse ? Sans doute ! Il combattra sa vie durant, avec les armes juridiques et politiques que lui offrait la loi inique coloniale contre l’injustice pour l’égalité et la fraternité ! Mais il ne sera convaincu de l’impossibilité de la liberté dans l’ordre colonial qu’après des décennies de désillusions.
Sergent français en 1924
Il grandira dans le rejet du monde indigène misérable, rejet qui se décline en une négation des siens et aspirera de toute son énergie à être un égal du citoyen français en droits.
Bon élève, il bénéficiera d’une bourse et entrera en 1914 au lycée Luciani de Skikda, où il fera d’un trait ses études secondaires. Il dira dans un de ses articles tout son respect au livre et toute son admiration à la Révolution française : « Nos livres représentent la France comme le symbole de la liberté. A l’école, on oubliait les blessures de la rue et la misère des douars pour chevaucher avec les révolutionnaires français… les grandes routes de l’histoire. » Reçu au baccalauréat, il est convoqué sous les drapeaux et accomplit son service militaire de 1921 à 1924. La durée était de trois ans pour les indigènes contre dix-huit mois pour les Européens d’Algérie. Il ne sera pas discriminé et en tant que Français, il terminera comme sergent, grade hors de portée des indigènes de l’époque. Il sera employé en tant que civil secrétaire de gestionnaire à l’hôpital de Constantine, puis à Jijel. Durant son séjour à Constantine, il se cultivera à grande vitesse avalant de nombreux livres, les écrits des classiques de la littérature française.
Malgré son éloignement de la société indigène, il la traversait et la voyait, elle frappait sa conscience encore en formation. La misère, l’ignorance, les maladies, et l’opprobre colonial l’interpellaient. Ils se sédimentaient dans sa conscience de jeune attiré comme un papillon par les lumières françaises, au propre comme au figuré. Malgré cet attrait irrésistible, il ne pouvait être insensible à l’injustice subie par les siens. Les valeurs de la Révolution française, symbole du triomphe de la liberté et du progrès pour l’être humain, n’étaient visiblement pas faites pour les indigènes dont l’indicible quotidien était insupportable à voir ni à accepter. Ces lectures des classiques français forgeront les bases de son auto- éducation politique et de son humanisme futur. En dépit de son appartenance sociale aisée, il sera de plus en plus sensible à l’injustice subie par les indigènes. Ce viatique intellectuel constituera le ferment de sa lente mais progressive rupture avec les règles du système colonial. Le jour où il découvrit enfin l’existence de sa vraie patrie, il répondit à son appel.
Kamel Abencerage, étudiant en pharmacie
Après la quille militaire en 1924, l’université d’Alger lui ouvrit ses portes pour de longues études en pharmacie. Il s’immergea dans les milieux intellectuels français qu’il voulait considérer comme sien. Il savait le prix de l’effort pour s’y intégrer. Il fallait être bien supérieur à la moyenne pour y être admis. Son extraction indigène ne lui facilitait pas les choses, il fallait se cultiver vite et bien. Parallèlement aux études pharmaceutiques, il suivait des cours de littérature auprès du professeur Felix Gautier et des cours de philosophie et d’histoire en tant qu’auditeur libre dans la même université. Conscient qu’il lui fallait aussi le poids politique du nombre pour être représentant d’un courant revendicatif légal, il devint rapidement le porteur du courant assimilationniste dont la revendication principale était l’égalité de l’indigène et du citoyen français. Il fut naturellement élu vice-président en 1926-1927 de l’Amicale des étudiants d’Afrique du Nord dont il devint le promoteur avant d’en prendre la présidence en 1927. Houria Ameur, première étudiante musulmane fit son entrée au conseil d’administration de l’Amicale sur proposition de Ferhat Abbas. Responsabiliser la femme était un signe de la maturité politique de ce dernier et de la cohérence de sa pensée.
Durant cette période, il fonda une revue estudiantine illustrée (Tilmid) et organisa des visites de groupes de l’Amicale à travers tout le pays. Ferhat Abbas publia aussi, en 1926- 1927, dans l’hebdomadaire Ettakadoum une série d’articles. Ce tremplin lui ouvrit l’audience des journaux et des revues à l’extérieur du milieu universitaire où il écrivait sous le pseudonyme de Kamel Abencerage (Kamel, en référence au dirigeant turc Mustafa Kemal Atatürk et Abencerage, nom de la dernière dynastie maure d’Andalousie). Dans le courant de la même année, il fit évoluer l’amicale des étudiants en association pour investir le Mouvement de la Jeunesse Algérienne, militant pour l’égalité des droits entre Algériens et Français dans le cadre de la souveraineté française.
En 1930, l’administration française fête un siècle de colonisation. C’est le triomphe du capitalisme agraire français et la fin des insurrections de la paysannerie algérienne écrasée, réduite en masse mendiante, sans guide et sans élite. En publiant son livre « Le jeune algérien » juste après cette kermesse coloniale, Ferhat Abbas donna à son époque une filiation moderniste et s’affirma comme guide d’une future élite algérienne. Le principal message de ce livre était l’exigence de l’égalité entre citoyens vivant sur la terre d’Algérie.
« La France c’est moi »
Fraichement reçu docteur en pharmacie, il s’installa en 1933 à Sétif. Son officine devint rapidement un forum des idées politiques toutes tendances confondues et son charisme l’imposa comme figure politique régionale incontournable. Dés 1934, il s’affirme comme leader, meneur de foules, en organisant une marche populaire à Sétif pour dénoncer avec courage l’occupation de la Libye par les troupes de Mussolini. Il est élu conseiller municipal à Sétif en 1935, puis conseiller général de Constantine, le chef lieu du Département. Il adhère à la Fédération des élus musulmans du Nord constantinois présidée par le docteur Bendjelloul et devient son porte-parole. Il donnera une autre âme à son journal « L’Entente », dans lequel il publia le controversé article «La France c’est moi », écrivant : « Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas… J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé. On ne bâtit pas sur du vent, nous avons une fois pour toutes écarté les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir avec celui de l’œuvre de ce pays… Personne d’ailleurs ne croit à notre émancipation politique. Dans l’émancipation des indigènes, il n’y a pas d’Algérie française durable.»
Avec cette position, pour le moins sans équivoque, il dessine son domaine de définition politique en se déclarant ouvertement partisan de l’assimilation de « l’élément indigène dans la société française », demandant notamment la suppression du code de l’indigénat. La dernière phrase « dans l’émancipation des indigènes, il n’y a pas d’Algérie française durable », qui en soi est tout un programme, sera progressivement occultée par ses adversaires politiques qui l’attaquent violemment. Dans le cadre du Congrès musulman, il participe, avec les élus et aux côtés des oulémas et des communistes, à l’élaboration d’une «Charte revendicative du peuple algérien», dont la revendication essentielle était la mise en œuvre du projet Blum-Violette relatif à l’émancipation des Algériens musulmans dans le cadre des lois de la République française.
Les premiers pas politiques
En 1938, il fonde son propre parti, l’Union Populaire Algérienne, dont le programme est construit sur l’idée d’égalité des droits des Algériens et des Français dans le cadre constitutionnel français. Sa tribune politique sera le journal « L’Entente », organe de la Fédération des élus des musulmans du département de Constantine. La France était sous le régime de Vichy, et les gouvernements successifs de la 3ème République ne voulaient aucun changement dans les colonies. Cet immobilisme confortera l’opposition des représentants des Européens d’Algérie dans leur refus de toute remise en cause du statut des « indigènes ». Abbas se voit fermer toutes les portes, les colons mettent un terme à ses espoirs d’égalité dans le cadre de la souveraineté française. Le déclenchement de la Seconde guerre mondiale en 1939, amènera Ferhat Abbas à s’engager dans la lutte antifasciste et à geler les activités de l’UPA. Le 10 avril 1941, il adresse un mémorandum au Marechal Pétain connu sous le titre de « Rapport au maréchal Pétain» dans lequel il dénonce la condition de ses coreligionnaires et la mise à l’écart de leurs élites. L’armée des Alliés débarque à Alger en novembre 1942. Ferhat Abbas prend contact avec Robert Murphy, le représentant du président américain Roosevelt, pour exposer la question coloniale. Le 20 décembre 1942, il lui remet un mémoire connu sous le titre «Message aux autorités alliées» dans lequel il revendique l’affranchissement politique des Algériens musulmans, un nouveau statut abolissant le système colonial et la tenue d’une conférence permettant aux représentants de toutes les organisations musulmanes de définir cette vision politique. L’administration coloniale et le général de Gaule dans la métropole voient d’un très mauvais œil cette initiative, cette atteinte à la souveraineté française sur l’Algérie, « ce coup de poignard dans le dos ». Il sera puni deux ans plus tard. L’administration coloniale avait la rancune tenace.
Les Amis du Manifeste et de la Liberté
L’année suivante, il rédigea, en compagnie de l’avocat Me Boumendjel, le Manifeste du peuple algérien publié le 10 février 1943, dans lequel il fait le bilan de 112 années de colonisation et il demande « l’application du principe d’autodétermination et la mise en place d’un Etat algérien autonome ». Par cette tonalité nouvelle, le discours de Ferhat Abbas opère un tournant décisif dans ses positions politiques. Ce texte est suivi en mai 1943, d’un autre document appelé «L’additif» qui, au grand dam des autorités coloniales, est approuvé et signé par des élus représentant l’administration. Dans le but de faire connaître Le Manifeste, Ferhat Abbas crée le journal L’Egalité. L’additif est un projet de réformes dans lequel il avance l’idée de la « souveraineté de la nation algérienne ». Le projet est alors soumis à la Commission des réformes économiques et sociales musulmanes tout juste créée par le gouverneur général de l’Algérie française, Marcel Peyrouton. Le général de Gaule, chef du Comité français de la libération nationale, assigne Ferhat Abbas à résidence à Tabelbala (In Salah) de septembre à décembre 1943 après que le général Georges Catroux ait bloqué le projet et rejeté les initiatives prises par Ferhat Abbas. Dans le décret du 7 mars 1944, le général de Gaulle permet l’accession de dizaines de milliers de musulmans à la citoyenneté française, et constitue des assemblées locales comptant deux cinquièmes d’élus indigènes. Encouragés par cette réponse du général de Gaule, les nationalistes forment le 14 mars 1944, à Sétif, à l’initiative de Ferhat Abbas l’association des Amis du Manifeste de la Liberté (AML). Le peuple algérien que Ferhat Abbas n’avait pas encore rencontré à l’époque où il rédigea sa lettre « La France c’est moi », fait son apparition dans sa rhétorique politique, traduisant un revirement radical dans sa pensée et sa pratique politique. Les statuts de ce mouvement expriment ouvertement la revendication de la reconnaissance de l’identité algérienne et de l’indépendance de l’Algérie.
La répression du 8 mai 1945
Les manifestations populaires inédites du 8 mai 1945 dans les Hauts Plateaux du Sétifois, seront un coup d’accélérateur dans le combat politique de Ferhat Abbas qui changera de nature sous les coups de boutoir de la répression aveugle de l’armée française. Après les émeutes, l’AML est dissoute et Ferhat Abbas accusé d’être parmi les instigateurs du mouvement insurrectionnel est arrêté et condamné à un an de prison. Libérés en 1946, Ferhat Abbas et Chérif Saâdane, son compagnon de cellule, fondent au mois de mai l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA). Ferhat Abbas lance un texte « Mon Testament politique» où il appelle la jeunesse française et la jeunesse algérienne à prendre conscience d’une cohabitation dans l’egalité. Il y évoque le devenir de l’Algérie et la sortie du système colonial inique. Cet appel est porteur de toute la doctrine de l’UDMA nouvellement créée. En juin, le parti obtient onze des treize sièges du deuxième collège à la seconde Assemblée constituante et Ferhat Abbas est élu député de Sétif. Ce parti regroupe les notables nationalistes algériens modérés qui maintiennent le principe d’une collaboration avec la France en vue d’aboutir à la création d’un Etat algérien. Début août 1946, il participe à l’intergroupe des députés d’Outre-mer avec, entre autres Senghor, Reseta et Gueye, dans le cadre de ce groupe parlementaire, il rencontre Ho Chi Minh à Paris.
Légaliste jusqu’au bout, il ancre son combat pacifique contre le système colonial à l’intérieur de l’Assemblée nationale. Il fera avancer l’idée de « La République algérienne », où Français et indigènes cohabiteraient dans le cadre des lois françaises. Il dira dans une célèbre allocution s’adressant aux décideurs français : « Nous autres primitifs avons eu la patience de vous écouter, ayez la générosité de nous entendre ». On ne l’a pas entendu ! Son projet sur le statut de l’Algérie est rejeté par deux fois. Il démissionnera de l’Assemblée en 1947, avec tous les élus UDMA.
1947, les dernières illusions francophiles
Ferhat Abbas n’avait plus d’illusion, même si son extraction bourgeoise le retenait encore dans l’élitisme et le combat entriste. Il durcira sa ligne politique, ce qui se traduira dans la ligne éditoriale de son journal hebdomadaire « l’Egalité », qui devient « Egalité , République Algérienne » en février 1948, puis devant l’égalité impossible dans le cadre colonial, Ferhat Abbas s’engage résolument pour « République Algérienne » comme titre pour son journal. C’était tout un symbole ! Lui qui a lutté pour l’égalité depuis sa prime jeunesse, arriver à évacuer ce mot de son blason politique était un véritable tournant, une rupture assumée avec le régime colonial. Ferhat Abbas ne se fait plus d’illusions. Les autres forces du mouvement national, avançaient vers l’indépendance. La répression et les assassinats de masse du 8 mai 1945 furent décisifs dans la prise de conscience nationale que désormais pour vivre il fallait mourir. C’était le temps du credo « Vaincre ou Mourir » ! On ne pouvait plus concevoir une cohabitation dans la férocité du système colonial déshumanisé. Le débat au sein des élites s’engageait progressivement dans la réflexion sur l’indépendance et les moyens de la réaliser. A partir de 1948, la décantation s’opérait dans le mouvement national, l’idée d’indépendance lancée par les initiateurs de l’Etoile nord-africaine (ENA) dans les années 20 s’imposait comme l’ultime voie de renaissance pour le peuple algérien enseveli sous les décombres du système colonial esclavagiste.
1948, la fraude électorale de Naegelen
Le système colonial était verrouillé. Le négationnisme était son idéologie et l’exclusion sa pratique. Aucune réforme émanant de l’intelligentsia musulmane n’était acceptable, même celle prônant l’assimilation. Ferhat Abbas finira par le comprendre, s’étant battu légalement à tous les échelons du système, conseil municipal, conseil départemental, assemblée nationale… La nouvelle Assemblée nationale adopte en novembre 1947, le nouveau statut de l’Algérie, accepté par les Européens mais rejeté par les nationalistes. Les anciennes délégations financières se reconstituent en Assemblée algérienne élue par deux collèges électoraux ayant un seul acquis : l’autonomie financière. Au printemps 1948, ont lieu les premières élections pour désigner les membres de l’Assemblée algérienne. Le gouverneur général Naegelen organise une « fraude scientifique » en faisant élire un maximum de candidats acquis à l’administration dans le collège musulman. Les nationalistes dénoncent ces manœuvres, mais la fraude à la Naegelen fera école jusqu’en 1954. Les autorités coloniales ferment l’œil et n’offrent aucune ouverture. Dès lors, les nationalistes algériens durcissent leur discours, et Ferhat Abbas réclame l’indépendance au début des années cinquante. Cette surdité naturelle du régime colonial, ce rejet systématique de ses avances, poussent Ferhat Abbas à se rapprocher des courants indépendantistes animés par le PPA-MTLD. Le premier rapprochement entre les nationalistes eut lieu durant l’été 1948. Les élites de l’UDMA, du MTLD, du PCA et des Ulémas constituent, en août 1951, un Front algérien pour la défense et le respect de la liberté. Ferhat Abbas jouera un rôle clé dans le consensus inter-partisan concrétisé par ce nouveau front des libertés. Le FADRL tiendra une année. Les luttes intestines du MTLD vont miner le projet. Deux tendances du principal mouvement nationaliste, s’y affrontent, celle des partisans du vieux leader Messali Hadj, qui veut créer un rapport de force avec des actions de masse et celle du comité central du parti, légaliste, qui refuse cette voie née du culte du chef.
Ferhat Abbas et le 1er Novembre 1954
Dés l’année 1952, les événements s’accélèrent dans le mouvement national. Le temps de maturation a duré trois décennies. Les illusions de l’assimilation, de l’égalité citoyenne, portées par l’UDMA, le louvoiement des Oulémas musulmans qui voulaient « Rester sous l’aile protectrice de le France autant que faire se peut », lelégalisme des « centralistes » ont donné dans le mur de la colonie européenne intransigeante. Au sein du Front algérien de défense et de respect des libertés démocratiques (F.A.D.R.L.) activent les militants structurés dans l’Organisation secrète (O.S.). Ils fondent rapidement un Comité révolutionnaire d’unité et d’action (C.R.U.A.) et préparent les actions armées du premier novembre 1954, qu’ils revendiqueront le jour venu au nom du Front de libération nationale (F.L.N.). Le légalisme a fait ses jours. Il faut aller vers la lutte armée et obtenir l’indépendance. Le déclenchement de l’insurrection en novembre 1954 aiguise les contradictions et modifie profondément la situation. De nouveaux rapports de force s’installent. Le mouvement national se retisse. La réaction française au coup d’éclat des « enfants de la Toussaint » fut rapide. « C’est une affaire de petits bandits et de terroristes », soutiendra le gouvernement français comme ligne officielle, un problème d’ordre public, avant de mettre sur le dos de « l’ennemi extérieur » l’initiative du déclenchement de l’insurrection armée du FLN. Le peuple qui soutient ces révolutionnaires subira une répression innommable. Le socialiste François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur, affirme que « l’Algérie, c’est la France » ! Il envoie des troupes « pour maintenir l’ordre« . Plus de place à une solution négociée, à force d’avoir verrouillé le dialogue et fermer les portes, il n’y a plus d’interlocuteurs. Même les légalistes, les assimilationnistes, les pro-français regardent du coté du FLN. Sous la houlette de Ferhat Abbas, les militants de l’UDMA voteront à l’unanimité le soutien au FLN dés 2 novembre 1954, à la suite d’une réunion tenue dans le local du journal ‘’La république Algérienne ». Ferhat Abbas mettra les moyens humains et logistiques de l’UDMA au service du FLN. En attendant l’évolution de la situation sur le terrain. Des années plus tard la majorité de ces militants nationalistes, revenus des illusions du légalisme rejoindront le FLN.
L’empreinte de Abane Ramdane
Ferhat Abbas reçoit chez lui à Sétif, en mai 1955, Abane Ramdane et Amar Ouamrane, qui le persuadent de rejoindre le FLN. Abane lui laisse le choix de l’utilité et de l’urgence. Abbas renforcera alors la délégation extérieure. Puis lors d’une conférence de presse tenue dans la capitale égyptienne le 25 avril 1956, il annonce publiquement son ralliement au FLN.
Emprisonné en tant que chef de l’OS, Abane est libéré de prison au début de 1955. Il est tout de suite requis par Krim et Ouamrane. On lui dit: « Le FLN a besoin de toi ». Abane va s’attacher à changer la nature du Front de libération nationale. Il était persuadé que la guerre allait se gagner sur le terrain de l’opinion, il fallait mobiliser l’opinion populaire, et surtout l’opinion influente. Il pense au tribun Ferhat Abbas, homme de consensus et d’expérience rodé dans les rouages politiques des instances coloniales. Il prend contact avec les tendances historiques du nationalisme algérien (UDMA, Oulémas, PCA, Centralistes, etc, avant de mettre en place les fondements doctrinaux, les structures organiques du FLN et les liens avec les bases sociales. Il décide des règles de recrutement au sein du FLN. Tous les partis devaient se dissoudre dans le FLN, les militants rejoindront le Front à titre individuel. Il était sans doute le seul à avoir fait une lecture dynamique et pertinente de la Proclamation du 1er Novembre et il décida de la mettre en pratique. Il donnera progressivement une identité au FLN après l’étincelle de Zighoud Youcef le 20 août 1955 relançant l’action armée populaire. La consécration de tout cet effort d’implication de toutes les énergies du mouvement national dans la guerre fut le Congrès de la Soummam du 20 aoûtt 1956. Une plateforme de 32 chapitres est rédigée, où un projet de société est élaboré : on fait la guerre pour l’indépendance et le changement social total du pays. Le congrès sortira avec une transformation totale du FLN, avec des organes de direction: le Conseil National de la Révolution Algérienne(CNRA) de 34 membres (17 suppléants) et le Comité de Coordination et d’Exécution (CCE) de cinq membres, comme nouvelle direction du FLN à la place de la direction originelle des six membres fondateurs.
Aucune cohabitation n’était encore possible avec le système colonial déshumanisé qui redouble de férocité et dont la machine répressive broie le peuple algérien. Le débat au sein des élites nationalistes était tranché, une lame de fond les porte vers l’indépendance et la réflexion sur les voies et moyens de la réaliser. Après le soulèvement de Constantine conduit par Zighoud Youcef le 20 aout 1955, la guérilla de l’ALN s’intensifie de plus en plus. Dans la même année, les autorités coloniales tentent, avec le gouverneur général Jacques Soustelle, des réformes timides, mais qui ne dénoncent pas l’ancienne politique d’assimilation. Les Européens d’Algérie se braquent et les refusent. Jacques Soustelle essaiera de tracer une alternative locale au FLN dite « La troisième voie ». Il entreprend une série de consultations auxquelles prendront part des représentants de l’UDMA, un avocat proche de Messali Hadj, un ancien membre du Comité central du MTLD et un vice-président de l’association des Oulémas. L’UDMA initie la mention célèbre dite des «61» réclamant les négociations directes avec le FLN. En France, le gouvernement de Guy Mollet reconnaît « la personnalité algérienne » dans un premier temps. Il ouvre même des négociations informelles avec le FLN qui s’avéreront n’être qu’une diversion. La France donnera la priorité à l’action militaire devant la montée en puissance de l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne.
Premier président du GPRA
Le 24 février 1956, l’UDMA cède son local d’Alger (place Lavigerie) à l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), nouvellement créée par le FLN en réponse à la création le 14 février de l’USTA par les messalistes. L’UDMA choisit publiquement son camp. Ferhat Abbas rejoint le FLN en avril 1956. Quelques jours plus tard, il annonce la dissolution de l’UDMA. Son ralliement, en tant que guide charismatique des élites bourgeoises culturellement liées à la France, est un succès politique important pour le FLN. Dès le 20 août 1956, à l’issue du Congrès de la Soummam, Ferhat Abbas devient membre titulaire du Conseil national de la révolution algérienne (1er CNRA), puis entre au Comité de coordination et d’exécution (CCE) lors du congrès du deuxième CNRA en 1957. Homme de consensus et fédérateur des énergies potentielles algériennes, Ferhat Abbas est désigné premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) lors de sa création le 19 septembre 1958. Son charisme et son poids politique étaient un gage de sérieux : ils faisaient de cette désignation un signe en direction de la communauté internationale, notamment des Américains et des Soviétiques, mais surtout de la France, en vue d’éventuelles négociations. Ferhat Abbas présidera les deux premiers gouvernements provisoires. A la tête du GPRA, il impulsera une bataille diplomatique et un combat multidimensionnel pour gagner l’opinion nationale et internationale. Il réussira à conduire les changements de socle du FLN, les principales mutations qui mèneront à la négociation et aux accords d’Evian. En août 1961, considéré comme n’étant pas assez ferme face au gouvernement français, il est contraint de démissionner du GPRA. Il sera remplacé par Benyoucef Benkhedda. En mai 1962, il publie « La nuit coloniale », ouvrage déconstruisant les ressorts de l’ordre colonial et son combat politique de l’intérieur du système contre le faisceau des lois esclavagistes résumé par le code de l’indigénat.
Ferhat Abbas et l’indépendance
À l’indépendance de l’Algérie, une grave rivalité fratricide (dite crise de l’été 62) opposera le GPRA de Benkhedda et l’Etat-major général du colonel Boumediene auquel s’adosse le groupe de Tlemcen conduit par Benbella. Ferhat Abbas, contre toute attente rallie le 16 juillet 1962 les partisans d’Ahmed Ben Bella tout en désapprouvant le principe de parti unique. L’ancien légaliste, aimanté par le groupe de Tlemcen. A-t-il cédé à la pulsion de revanche ? s’est il vengé de Benkhedda et des légitimistes du FLN qui l’avaient écarté du GPRA ? Dans une déclaration au journal Le Monde, il justifie sa démarche putschiste : « La destitution de l’Etat-major est inopportune. Elle a rendu public un conflit interne au moment où nous avons besoin de clarifier toutes les situations pour rentrer unis au pays… Nous n’avons pas de militaires mais seulement des militants en uniforme qui demain formeront les meilleurs cadres politiques du FLN, les meilleurs artisans de la construction et le plus fort instrument de notre réunion.»
Succédant à Abderrahmane Farès comme président de l’exécutif provisoire, Ferhat Abbas est élu, au mois de septembre 1962, premier président de l’Assemblée constituante de l’Algérie indépendante faisant fonction de chef de l’État à titre provisoire. Le 25 septembre 1962, il proclame la naissance de la République algérienne démocratique et populaire.
Conscient que le groupe de Tlemcen l’utilisait comme enjoliveur organique, il démissionnera le 13 août 1963. Il adressera une lettre aux députés où il explicitera les raisons de sa démission et son profond désaccord avec le projet de constitution établi par le Bureau politique en symbiose avec le gouvernement. Sa dénonciation de la concentration des pouvoirs et de ses auteurs, qu’il accuse d’«aventurisme et de gauchisme effrénés», lui vaudra d’être exclu du FLN et emprisonné à Adrar. Il ne sera libéré que quelques jours avant le coup d’Etat du 19 juin 1965 réussi par le colonel Boumediene. Comme à son habitude, Ferhat Abbas capitalise par écrit les événements vécus. Après sa sortie de prison à la mi juin 65, il entreprend la rédaction de deux ouvrages : L’Autopsie d’une guerre et L’Indépendance confisquée.
Contre la Charte Nationale
Le « groupe des quatre » composé d’anciens nationalistes retirés de la vie politique, de Benyoucef Benkhedda, de Hocine Lahouel, anciens du PPA-MTLD, de Mohamed Kherredine, ancien chef des Oulémas musulmans et de Ferhat Abbas, ancien de l’UDMA puis du FLN, considéré par le pouvoir de l’époque comme l’instigateur et le coordinateur, dénoncera en mars 1976, dans une lettre adressé au peuple algérien, le despotisme et l’autoritarisme du régime, fustigeant le « pouvoir personnel » et rejetant la Charte nationale élaborée et imposée par Boumediène. Le groupe des quatre, exigera dans son document public des mesures urgentes de démocratisation et de politique sociale. Ferhat Abbas fut encore une fois assigné à résidence surveillée durant quatre ans. L’assignation sera levé avec l’avènement du président Chadli Benjeddid au début des années 80. Il sera même décoré de la Médaille de résistant le 30 octobre 1984. Il mourra le 24 décembre 1985 rongé par une maladie chronique contractée durant son premier emprisonnement à In Salah, et sera enterré au carré des martyrs à El Alia, à la périphérie de la capitale.
Qui est la femme de Ferhat Abbas ?
Marcelle Stœtzel, de parents alsaciens est née en Algérie à Bouinan en 1909. Elle fut arrêtée et emprisonnée après les événements du 8 mai 1945, dans le sillage de Ferhat Abbas. Dans son livre « Les présidents Algériens », Badr-Eddine El Mili écrit : « Ferhat Abbas marié avec Marcelle Stœtzel, de parents alsaciens, née en 1909 à Bouinan. C’est dans l’appartement de cette dernière, rue Sigolène à Sétif, que Ferhat Abbas rédigea le Manifeste du peuple algérien avec son ami, le pharmacien Mohammed El Hadi Djemam. Arrêtée le 8 mai 1945, Marcelle Stœtzel fut emprisonnée successivement à El Harrach, à Akbou et à Relizane. A sa libération, en mars 1946, elle convola avec Ferhat Abbas au cours d’une cérémonie religieuse présidée par Cheikh Mohammed Bachir El Ibrahimi, à Kouba, en présence d’Ahmed Francis.» (Déclaration de Nassim Abbas, neveu de Ferhat Abbas, cité par Saoudi Abdelaaziz dans le quotidien Le soir d’Algérie)
-Le Jeune Algérien, éditions La Jeune Parque, Paris, 1931.
-Le Manifeste du peuple algérien, éditions Libération, Alger, 1943.
-J’accuse l’Europe, éditions Libération, Alger, 1944.
-La nuit coloniale, éditions René Julliard Paris, 1962.
-Autopsie d’une guerre, l’Aurore, éditions Garnier, Paris, 1980.
-L’indépendance confisquée, éditions Flammarion, Paris, 1984
-Le jour se lèvera (livre paru à titre posthume). Alger-Livres, 2010
https://www.algeriemondeinfos.com/2018/12/20/portrait-ferhat-abbas-pharmacien-de-patrie-retrouvee-2eme-partie-rachid-oulebsir/
Rédigé le 20/12/2018 à 21:51 dans colonisation, Guerre d'Algérie, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
Qui est Serge Michel ? Un homme de presse, un dessinateur, un peintre, un écrivain et un conseiller politique ? Il y a de ça. Un bourlingueur, un coureur de grands chemins ? Aussi. L’écrivain Jean-Claude Carrière dit de lui qu’il fut le fantôme de son siècle. Enfant effronté de la France et incontrôlable de l’Algérie, Michel se présentait lui-même comme un « rebelle homologué du côté des dingues de la liberté1 ». Celui qui aimait la lettre A — pour Amour, Anar, Alcool, Algérie, Agitateur et Afrique — fut l’attaché de presse de Lumumba et l’ami de Ferhat Abbas. Ernesto Guevara lui aurait proposé de rallier ses rangs et Mobutu tenta de le neutraliser. Plus qu’une trajectoire individuelle, la fresque folle d’une époque : celle de la décolonisation. ☰ Par Émile Carme
C’est qu’il fut baptisé au cri « Vive l’Internationale prolétarienne ! ». Un destin plus qu’un sacrement. Mais le nom par lequel on le connaît — un « on » modeste, somme toute, au regard de l’ombre dans laquelle notre époque le tient — n’est à dire vrai pas le sien. Du moins, pas celui qui le vit naître. Mais l’identité a ses caprices et l’état civil manque parfois sa cible : Lucien Douchet préféra devenir Serge Michel lorsqu’il quitta l’Europe pour l’Algérie, au début des années 1950. Il a trente ans et toute la vie à prendre au cou. Pourquoi ce nom d’emprunt ? En hommage. À deux écrivains et militants qu’il affectionnait au point de les vouloir, nuits et jours, à ses côtés. Serge pour Victor (qui, lui aussi, portait un nom de plume) et Michel pour Louise. Le premier, libertaire nietzschéen passé par quatre années de prison pour avoir refusé de dénoncer les membres de la Bande à Bonnot sans toutefois approuver leurs méthodes, natif de Bruxelles de parents russes en exil, rallié à Lénine et les siens au lendemain d’une révolution qu’il ne cessait d’espérer ; la seconde, communarde intrépide, anarchiste, féministe et anticolonialiste. Le premier, « grand poète qu’il était, attentif à toute la beauté, sensible à tout — une vraie table de résonance —, si réceptif2 », assurait son amie Magdeleine Paz ; la seconde, « ascète révolutionnaire3 », dixit Pierre Durand, l’un de ses biographes. Les présentations sont faites.
« Il n’est nulle Démocratie si l’on tue en son nom. Le Sud le sait et, dans ses sous-sols et ses maquis, les têtes dures affutent les lendemains heureux. »
1952, disions-nous. Au Kenya, les Mau-Maus’insurgent contre la présence britannique ; l’indépendantiste Habib Bourguiba est arrêté par les autorités coloniales françaises ; les États-Unis bombardent la Corée du Nord ; les résistants vietnamiens affrontent les troupes hexagonales pour gagner leur liberté ; le Caire est le théâtre d’affrontements entre forces de l’ordre anglaises et égyptiennes ; le militant palestinien Georges Habache fonde en exil le Mouvement national arabe. Le monde bruit, frémit et se tord, au bord, écrivait Aimé Césaire deux années auparavant, d’un « danger immense4 ». Michel eut l’occasion de lire le Martiniquais. Lu et, confia sa fille un jour, annoté avec passion. « On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique noire, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs maîtres
provisoires mentent5. » La Civilisation plastronne et jure à tort : il n’est nulle Démocratie si l’on tue en son nom. Le Sud le sait et, dans ses sous-sols et ses maquis, les têtes dures affutent les lendemains heureux. Serge Michel veut en être — gueuler, de Paris, ne suffit plus. Il abandonne sa femme et sa fille. « Une dérobade, une trahison6 », jugera cette dernière, Marie-Joëlle Rupp, dans la biographie qu’elle lui consacrera en 2007, Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, une décennie après sa mort. La parole à l’accusé, au détour de l’une des pages de son roman autobiographique, Nour le voilé, paru en 1982 : « Un jour, j’ai voulu me laisser, m’abandonner sans retour. J’ai cru l’avoir fait. Quand j’ai quitté l’Europe, avant d’embarquer, j’ai accroché ma gabardine, presque une loque, que j’aimais bien, au portemanteau d’un bistrot et je me suis tiré sur la pointe des pieds comme un voleur débutant. J’ai longtemps été persuadé de m’être débarrassé de moi7. »
L’Algérie n’est pas encore en guerre mais la contestation nationaliste s’organise : Ferhat Abbas, qui a fondé au sortir de la Seconde Guerre mondiale l’Union démocratique du manifeste algérien, durcit ses revendications face aux fins de non-recevoir du pouvoir colonial — celui qui prônait l’autonomie algérienne dans un cadre de coopération avec la France s’apprête à rallier les indépendantistes ; quant à Messali Hadj, il persiste et signe, faisant fi des dissolutions et des arrestations, œuvrant avec force au sein du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques. La France avait débarqué dans la baie de Sidi-Ferruch, forte de 37 000 hommes, en juin 1830 ; Abd el-Kader, après avoir appelé au jihâd contre l’envahisseur, avait capitulé dix-sept ans plus tard — Tocqueville, prophète s’il en est de nos démocrates libéraux, eut ainsi l’heur de commenter : « Nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes. C’est, quant à présent, de leur côté que la civilisation se rencontre. […] J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre8. » Le passé saura se rappeler au bon souvenir de tout un chacun — la mémoire résonne quand les puissants la perdent.
Michel explore Alger la blanche ; sa lumière retient tout particulièrement son attention. Puis la Casbah. Les têtes de moutons, les oranges, les tomates et les poivrons, ardeur des couleurs, plumes, poissons et volailles… Il ne tarde pas à intégrer un petit groupe d’artistes et de frondeurs, grattant à rebours le poil de l’époque : un Arabe manchot, un guitariste, le peintre pied-noir Sauveur Galliéro, un docker et membre du Parti communiste algérien portant un nom qui ne dit encore rien à personne puisqu’il n’a pas écrit Nedjma, nous parlons bien sûr de Kateb Yacine, et un Jean, dit Janot, un poète qui aime les garçons (« C’est plus ferme9 », explique-t-il), mi-anar mi-chrétien, un certain Sénac qui signe ses textes d’un soleil. La bande a le goût des nuits blanches et des petits bistrots, dominos et bouquins, Éluard et le Peuple. Sénac s’élève déjà contre les bourreaux de sa terre natale, lui le fils de pieds-noirs sans un sou : « J’entre dans le feu, je crie. […] En Afrique du Nord, se taire c’est trahir. » Ce n’est pas la France qu’il accuse, ce n’est pas tout un peuple qu’il accable, ce n’est pas le pays de Rimbaud et de René Char, précise-t-il, ce sont les dirigeants, les exploiteurs et les occupants qui trahissent les principes et les idéaux de celle qu’il appelle, la France, sa « seconde patrie10 ». Michel aiguise son sens politique à leur contact. Écoute, apprend. Se lie d’amitié avec Ferhat Abbas, futur Président du gouvernement provisoire de la République algérienne, l’appelle bientôt « Pépé » et travaille pour lui en écrivant dans la revue de son mouvement, La République algérienne. Dessine, aussi, et ne tarde pas à contribuer à la presse nationaliste algérienne — caricaturant les flics, les bourgeois et les militaires, chambrant le régime colonial. Va-t-on l’accepter, lui le Français, le gaouri, l’étranger, l’Européen ? Il l’espère.
« Les bourlingueurs n’ont jamais fait l’affaire des structures clandestines, nécessairement subordonnées à la discipline et à l’autorité. »
Des incendies prennent la nuit par surprise. Une trentaine d’attentats, au même moment, aux quatre coins du pays. Une organisation militaire, le tout nouveau Front de libération nationale, brandit un drapeau vert et blanc en lieu et place du tricolore. Nous sommes le 1er novembre 1954 et la guerre éclate sans dire son nom. Leur but ? Leur charte n’a pas la main qui tremble : « 1) La restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. 2) Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions. » Par quels moyens ? « Tous les moyens ». Mitterrand envoie six cents hommes en renfort et Michel découvre le soulèvement dans la presse. Les périodiques indépendantistes sont saisis : qu’à cela ne tienne, il continue de produire dans une imprimerie clandestine. Il apprend, fin 1955, que les autorités françaises s’apprêtent à l’arrêter et s’enfuit pour Marseille muni de faux papiers. La femme de Francis Jeanson — qui donnera son nom aux réseaux de soutien au FLN — le cache quelque temps sur Paris. Jeanson, proche de Sartre, écrira dans Notre Guerre (publié en 1960 et saisi une semaine après) qu’ils n’étaient en rien des traîtres : au contraire, leur « trahison » était un signe de « fidélité à la cause française et à la cause humaine11 ». La justice n’est pas une affaire juridique. Mais si Michel s’avérait fort sympathique et bon militant, avouera le philosophe, il ne l’a pas engagé à ses côtés pour porter des valises : le dessinateur était à ses yeux trop aventurier, trop imprévisible. Les bourlingueurs n’ont jamais fait l’affaire des structures clandestines, nécessairement subordonnées à la discipline et à l’autorité.
Michel planque des armes et des tracts sous son lit et, sous le patronyme de Xavier, se rend en Suisse pour participer à l’impression du journal Résistance algérienne. Puis assiste Taïeb Boulahrouf, du FLN, et aide Abbas, réfugié dans le Vaud après avoir à son tour rallié le Front, dans l’écriture de ses discours — plus que de l’aide, même : un témoin fera savoir que Michel les écrivit, à cette période, dans leur intégralité. Pour le responsable algérien, cette guerre, qui le dévaste, n’est pas loin d’être une guerre civile puisqu’il estime que les pieds-noirs sont, eux aussi, à leur manière, des compatriotes, des voisins et des enfants de cette terre devenue française dans les conditions que l’on sait.
Michel apprend au printemps 1957 la mort de l’un de ses amis algériens, assassiné par des soldats français (yeux crevés, gorge ouverte, corps jeté du haut d’une terrasse). « Serge est anéanti. Il frappe. Il hurle le nom de son ami12 », rapportera sa fille. « L’Algérie va tous nous crever13 », note Sénac dans l’un de ses carnets. Le sang tourne les têtes qui ne cessent de tomber : l’Assemblée nationale a voté les pouvoirs spéciaux (Parti communiste compris) pour renforcer la pacification ; huit mille parachutistes quadrillent la capitale, torturent et exécutent sans crainte de la loi, la perte de l’Indochine hantant les esprits revanchards ; Camus a appelé à une trêve civile et Sartre tonne contre le système colonial ; des partisans de l’Algérie française attaquent des musulmans (des explosifs dans la Casbah font seize morts et une cinquantaine de blessés) et le FLN, disposant de cinq mille hommes dans la Zone autonome d’Alger, pose des bombes dans les secteurs civils d’Alger (cent douze attentats pour le seul mois de janvier 1957) ; Larbi Ben M’hidi, l’un de ses leaders, est pendu dans une ferme — simple suicide, prétendront les autorités — avec la complicité du Général Aussaresses (il racontera dans ses Mémoires, Services spéciaux : « On m’avait appris […] à tuer sans laisser de traces, à mentir, à être indifférent à ma souffrance et à celle des autres, à oublier et à me faire oublier. Tout cela pour la France14. ») ; le FLN et le mouvement indépendantiste de Hadj, le MNA, se livrent une guerre sans nulle pitié : le premier, afin d’éclipser son rival, massacre trois cents de ses partisans à Melouza (Sartre expliquera plus tard qu’il s’agissait là d’une « nécessité historique15 » et confiera à Jean Daniel que la gauche eut tort de faire mention des exactions du FLN : cela affaiblissait la cause — certaines choses gagnent à être tues…).
« L’Homme n’est plus un loup pour son prochain dès lors qu’il sait prononcer
camarade. »
Mais. Mais la Révolution. L’avenir parviendra à transmuer les décombres ; le sang saura s’excuser face au futur. L’eau croupie de la haine aura un jour le goût des grandes rivières de vin socialistes. Les lotus ne savent-ils pas pousser dans la boue ? L’Homme n’est plus un loup pour son prochain dès lors qu’il sait prononcer « camarade ». Serge Michel quitte la Suisse pour la Tunisie nouvellement indépendante. Aux murs, les peintures encore fraîches de la Liberté. Le FLN en use comme d’une base arrière et le Français intègre rapidement l’équipe d’El Moudjahid, l’organe du Front. Il y croise l’auteur de Peau noire, masques blancs, le médecin antillais Frantz Fanon, et travaille à ses côtés depuis que la France l’a expulsé de l’Algérie : dans Nour le voilé, Michel écrira qu’il pouvait tour à tour se montrer pédagogue ou « terrasser un contradicteur hésitant16 ». Certains activistes algériens soufflent à Michel, dans le dos de Fanon, que celui-ci pèche par intellectualisme : sa tendance à universaliser plus que de raison la cause algérienne l’empêche de saisir l’attachement de l’Algérie à ses traditions : « L’Islam n’est pas la troisième Internationale, ni la quatrième17… » Abane Ramdane, dit « L’architecte de la Révolution », confie à Michel la mise en page en langue arabe — bien qu’il n’y entende goutte — puis on le charge d’animer l’émission radiophonique des combattants, « La Voix de l’Algérie » (propagande oblige, Michel y gonfle victoires et chiffres). Il participe également à la réalisation de films militants. Le cinéaste Ahmed Rachedi dira : « [Serge Michel] était l’un des nôtres, tout à fait à l’aise parmi nous et nous, tout à fait à l’aise avec lui18. » Même son de cloche du côté d’un journaliste italien qui le croisa alors : « J’étais fasciné par lui, par sa manière de vivre en Afrique comme les Africains. Il n’était pas un étranger, il était intégré. Son atout, c’était l’imagination, cet espoir de changer le monde19 ».
Le rose pourtant se trouble dès lors qu’on le gratte. Michel supporte mal le machisme de ses compagnons de lutte. « Cette société de mâles, partout la même, verticale, violente, bâtie sur des mensonges grossiers20 », il la refuse. Il a lu le Coran et n’entend pas assentir au sacré s’il rabaisse la moitié de l’humanité : ainsi donc l’homme pourrait, un verset le certifie, faire de son épouse un champ de labour ? la battre en cas d’insubordination ? ainsi donc l’homme serait, par essence, supérieur à son épouse et aurait autorité sur celle-ci ? Il questionne ses camarades. Pourquoi ces « prérogatives de mâles qui leur tomb[ent]du ciel » ? Il a mal lu le Saint Coran, naturellement ; il n’entend rien à l’arabe, sans contredit ; il a tout compris de travers, pour sûr, voire rien compris du tout ; il n’est pas musulman, quelle idée de fourrer ton nez là-dedans, khouya... « Les femmes participent au combat en totale égalité avec les hommes21 », lui promet Omar. Et pourquoi Djamal, le jeune moudjahid Djamal, a-t-il été exécuté pour n’avoir pas voulu répondre à ses supérieurs lorsque ceux-ci tinrent à savoir s’il avait couché avec Yasmina ? Krimou hausse les épaules. La résistance n’est pas un lupanar. Mais l’amour ? L’amour, c’est « ouvrir le monde22 », estime Michel ; l’amour, « c’est notre pire ennemi23 », assure Krimou. Serge Michel bougonne. Pourquoi ne pas laisser les rênes de la Révolution aux poètes plutôt qu’aux militaires et aux affamés de pouvoir ? Et Ramdane, pourquoi vient-on de l’assassiner ? Un fil de fer autour du cou dans une ferme, à Oujda. Rixes entre chefs. Le pouvoir, toujours le pouvoir. La direction du FLN rassure ses troupes : Ramdane est tombé au champ d’honneur contre les Français. Michel n’entend pas se satisfaire de la seule version officielle ; Ali tente de le tempérer : « Tu n’as pas la moindre idée de ce qui t’attend. Pour les nôtres tu n’es qu’un phénomène marginal, et ils préféreront toujours un ennemi classique à un ami dérangeant qui pose trop de questions. Pour nous, tout est simple. Mais pour toi ? Tu resteras un gaouri et, si tu t’entêtes, tu deviendras vite un emmerdeur indésirable24. »
Camus vient de perdre la vie dans un accident de voiture et Sartre, en cette année 1960, s’apprête à préfacer Les Damnés de la Terre de Fanon : il faut tuer, abattre les Européens pour libérer d’un même élan le colonisé et le colonisateur. Michel semble être mis sur la touche : trop curieux, trop désireux de savoir de qui de quoi. Un militant n’a pas à poser de questions. La ligne devrait contenter ses doutes. Le Premier ministre du Congo, Patrice Lumumba, atterrit à Tunis pour rencontrer certains cadres du FLN. Son pays s’est libéré de la tutelle belge depuis quelques semaines seulement. On lui présente Michel — sa fille estimera que ce fut là un moyen, plutôt habile, de l’écarter. Les deux hommes s’entendent sur-le-champ, tant est si bien que le Congolais somme le Français de devenir son attaché de presse. Michel accepte : il devra notamment assurer les liaisons entre la presse et Lumumba, préparer ses conférences de presse, gérer les publications et les entretiens destinés à l’international. Le Premier ministre travaille sans relâche pour le Congo ; Michel suit la cadence et consent, ainsi que Lumumba l’exige, à n’avoir nulle vie privée : le sommeil en vient à manquer mais ce rythme et cet allant ne sont pas pour lui déplaire. Par habitude, un chauffeur de taxi l’appelle « patron » : Michel rectifie, non, non, « camarade » ! La Belgique envoie des troupes dans l’ancienne propriété privée du roi Léopold II, l’homme, disait Mark Twain, aux dix millions de morts sur la conscience. « L’Afrique, mot magique intraduisible, évocateur de liberté, de lumière, de fraternité, verbe sacré qui se conjuguait au futur antérieur. Le grand Congo s’éveillait, l’émancipation africaine était en marche25 », écrit Michel, le verbe lyrique.
« Trop curieux, trop désireux de savoir de qui de quoi. Un militant n’a pas à poser de questions. La ligne devrait contenter ses doutes. »
Mais, déjà, Lumumba est renversé par son secrétaire d’État — un certain Mobutu —, fusillé, avec la complicité de militaires belges, puis découpé à la scie avant d’être plongé dans de l’acide sulfurique. Les archives de la CIA permettront plus tard d’apprendre que le pouvoir nord-américain avait tenté de l’éliminer ; la Belgique présentera, en 2002, ses excuses au regard du rôle qu’elle joua dans sa disparition. Lumumba ne put connaître le Congo libre que le temps de sept mois. Un journaliste occidental lui avait demandé un jour s’il se montrait raciste à l’endroit des Blancs : Lumumba avait répondu par la négative : il n’oubliait pas ce qu’ils avaient fait à l’Afrique mais ne l’était pas — lorsque ledit journaliste lui fit remarquer qu’il avait un Blanc à ses côtés, parlant de Serge Michel, le leader indépendantiste répondit : « Lui ? Il a le cœur noir. C’est un Africain26. »
Michel s’enfuit vers la Tunisie — Mobutu a tenté de l’intercepter en lançant un mandat d’arrêt. En vain. Un journaliste américain fera savoir que le libertaire fut d’une intégrité absolue : on tenta de le corrompre avec de grosses sommes d’argent (les diamants coulaient alors à flots) mais Michel refusa tout. « S’il n’avait pas été un honnête homme, il serait devenu milliardaire27. » Que retiendra-t-il de cette expérience ? Elle fut pour lui un ouragan. Bousculant tout sur son passage. Michel se souviendra des colères de Lumumba et dira de lui en interview qu’il était « un mystique de la liberté28 ». Certains aspects de sa personnalité lui rappelaient les révolutionnaires du XIXe siècle européen — il retracera cette expérience en 1962, dans le livre Uhuru Lumumba. Jean-Claude Willame écrira en 1990, dans son ouvrage Patrice Lumumba, que Michel fut « un accompagnateur de Lumumba [plus] qu’un conseiller29». Il indiquera que l’homme de presse était constamment en quête, toujours prêt à partir. Qu’il n’était jamais du genre à s’installer, à s’encroûter. « On ne vit qu’une fois, mais tous les jours30 », se plaisait à penser Michel. Dans son essai Lumumba Lost (paru en 2003 et jamais traduit en français), Sallie Pisani relatera un propos de l’un des dirigeants de la CIA, Bronson Tweedy : « [Serge Michel] est un sale bonhomme. Un des pires types qui soit. Les Soviets l’ont recruté à la fin des années quarante. Il était contre l’implication de la France en Asie du Sud et avait de l’intérêt pour le Parti communiste français. Il a changé son nom, François, en Serge quand il l’a rejoint31. » Et Tweedy d’ajouter, sans rire, que Michel travailla en réalité à ravitailler Lumumba en chair fraîche plus qu’en slogans politiques…
1962 célèbre l’indépendance de l’Algérie. Drapeaux battant au vent de la nouvelle nation et, partout, le même mot d’ordre : « Un seul héros, le peuple ! » Le conflit aura causé, selon les chiffres avancés par l’historien Benjamin Stora, la mort d’un demi-million de personnes — musulmans, Arabes, Berbères, pieds-noirs et Européens confondus. 91,23 % de la population algérienne a voté en faveur de l’indépendance. La suite est connue : environ 500 000 pieds-noirs quittent précipitamment le pays (200 000, on le sait moins, choisissent initialement de rester) et les collaborateurs harkis sont l’objet de violentes représailles. « Des jours et des semaines durant, les rues et les places publiques sont occupées par des millions d’hommes et de femmes en liesse que l’indépendance a rendus à leur dignité d’humains32 », note le photographe Marc Riboud, alors sur place. Michel n’avait pas revu l’Algérie depuis six ans. La joie, oui, partout dans les rues. Il ne dort que très peu et boit bien davantage. Ne manque pas de fonder un journal, un quotidien du nom d’Alger ce soir. C’est un succès ; la parole est donnée à la rue plus qu’aux ministères — foudres et jalousies s’attirent pour mieux s’abattre, comme de juste.
« Michel n’avait pas revu l’Algérie depuis six ans. La joie, oui, partout dans les rues. Il ne dort que très peu et boit bien plus. »
Les barbudos ont fait mordre la poussière à Batista et Castro a pour Cuba d’autres ambitions que de demeurer un joyeux bordel à Yankees. Le Che, venant tout juste de déclarer à la tribune de l’ONU qu’ils luttent implacablement contre l’impérialisme et pour le socialisme, la bestialidad del imperialismo, una bestialidad que no conoce límites, que no tiene fronteras nacionales, s’arrête à Alger. Guevara fait savoir que l’Afrique est certainement « le plus important33 » des champs de bataille (il projette déjà de se rendre incognito au Congo pour mieux l’embraser) et Michel le reçoit pour Alger ce soir. Le journaliste français trouve un commandante déçu : il peste contre l’arrogance et l’inculture des caciques algériens et s’en prend aux ambitions petites-bourgeoises de la plupart des personnes rencontrées depuis son arrivée. Guevara n’est pas, loin s’en faut, un libertaire : nul n’ignore sa raideur, son inflexibilité et son intransigeance ; le militant marxiste-léniniste est un moine-soldat ayant le goût de l’ordre et des armes. Que se disent-ils ? La fille de Michel fera savoir qu’ils parlèrent — en français — une nuit entière et que le Cubain, qui n’a pas quitté son béret, lui proposa de l’accompagner dans sa prochaine guérilla pour venger la mort de Lumumba. Le projet n’aboutira pas ; nous en ignorons les raisons.
Michel œuvre dans l’ombre : il préfère les coulisses aux estrades et aime assister, conseiller, apporter son savoir-faire. Foin des feux de la rampe : l’anarchiste n’ignore probablement rien des lumières aveuglantes du pouvoir. Il écrit, scénarise (entre mille autres, un projet de film sur l’émir Abd el-Kader), organise des stages à l’université d’Alger, forme des journalistes, travaille pour le Ministre de l’Information et de la Culture, assiste Visconti et aide Pontecorvo, le réalisateur de La Bataille d’Alger. Et fonde une famille — une prénommée Claudine lui a donné trois fils : Igor-Nourredine, Ivan-Nadir et Mahdi. L’Histoire s’écrit à grand renfort de lieux communs : la Révolution ne manque jamais de dévorer ses enfants ; gueule de bois, confettis et cendres tièdes ; Ben Bella est renversé par Boumédiène puis, deux ans plus tard, Zbiri tente à son tour de renverser le président putschiste. Michel ne parvient plus à supporter le caractère autoritaire du régime militaire de Boumédiène. Le communiste Henri Alleg — torturé durant la guerre par la soldatesque française — décide, non sans amertume, de quitter l’Algérie pour écrire, un jour, dans Mémoire algérienne : « Contre ces opposants, le nouveau pouvoir n’hésiterait pas à utiliser les pires moyens légués par l’époque coloniale, y compris la torture34 ». Le poète Jean Sénac reste, mais refuse, par fidélité à Ben Bella, de rencontrer Boumédiène et de coopérer avec le gouvernement. Michel écrira dans Nour le voilé que le FLN « n’avait plus rien de révolutionnaire35 ». Direction Rome.
Les années 1970 sont celles de l’ultra-gauche et de la guérilla urbaine. La Fraction armée rouge en Allemagne et les Brigades rouges en Italie. Bombes, rafales, séquestrations et assassinats ciblés. Michel condamne ces pratiques — il est de ceux qui montent sur les tables pour annoncer les tournées générales ; il aime la vie dans la révolution, non sa face noire. Rêve de la voir, cette vie, grandiose et même un peu folle. En France, le Parti socialiste dit justement vouloir la changer ; à Munich, des athlètes israéliens sont abattus par un commando palestinien ; au Vietnam, la bien jeune Phan Thị Kim Phúc court, nue, entièrement nue, le corps brûlé au napalm pour fuir les bombardements nord-américains. Michel continue d’écrire, beaucoup. Il continue de boire, beaucoup. Tombe amoureux et, avec elle, Lolo, vingt-cinq années de moins, règle leurs achats avec de faux billets de 500 lires. Ils imaginent ensemble un farfelu Mouvement de libération du Vatican ; l’idée est simple : vider les lieux religieux pour y installer les marginaux et les anarchistes de l’Italie… Mais Michel déjà tourne en rond. L’activité politique et le militantisme lui manquent.
« La Fraternité universelle ? La Libération des peuples ? Il les a approchées de près et y laissa, en plus de quelques plumes, bien des rêves et du lyrisme. »
Il est à croire qu’une bonne étoile assure son sort : le Premier ministre congolais Henri Lopes le contacte afin de fonder un journal et une école de journalisme à Brazzaville. Le régime est communiste et Michel n’est pas dupe : les dirigeants du Parti unique ont tous été « formés directement ou indirectement par la puissance coloniale36 ». L’anarchiste est nommé camarade-conseiller puis exaspère les autorités : Lopes jurera à son tour que Michel était un aventurier, un insubordonné. Il est interpellé pour « subversion », quitte précipitamment le Congo et se rend en Guinée-Bissau, sollicité par le Ministre des Affaires culturelles du gouvernement de Luís Cabral (le frère de feu Amílcar, assassiné à Conakry un an avant l’indépendance arrachée aux Portugais le 10 septembre 1974). Michel les aide à lancer le journal du Parti, O Pintcha, et commence à apprendre le créole. Il avait croisé Amílcar Cabral à Alger et ce dernier l’avait prévenu : l’indépendance est une étape, une étape seulement, les véritables ennuis commenceront ensuite… Le gouvernement l’envoie en URSS afin de représenter la Guinée-Bissau au festival de cinéma de Moscou. Il s’y rend mais n’y croit plus guère… La Fraternité universelle ? La Libération des peuples ? Il les a approchées de près et y laissa, en plus de quelques plumes, bien des rêves et du lyrisme. Les anciennes colonies sont désormais administrées par des tranche-têtes et des agents d’exécution soumis à leurs maîtres blancs d’antan. Il compose un poème, quelque part au Cap-Vert : « J’ai crié / Et j’ai trouvé l’eau de la mer / Par trop amère » Il a soixante ans. « Grillé par tous les soleils de toutes les Afriques37 ».
Sa famille ? Disloquée, pour le moins. Un fils handicapé, un autre mort dans une bagarre de rue. Sa fille Marie-Joëlle, née avant qu’il ne quitte la France ? Il n’a jamais cherché à la revoir. Tous lui en veulent, assurément : Serge Michel n’est pas un père — ses idéaux seuls sont ses enfants. Boumédiène décède en décembre 1978 : l’occasion pour le militant révolutionnaire de retrouver sa patrie d’adoption, l’Algérie tant aimée. L’ami Sénac n’est plus là pour l’accueillir : assassiné quelques années auparavant dans la cave qu’il occupait, la barbe longue et le ventre vide. Le pays s’ouvre au multipartisme en 1989 ; un an plus tard, Ben Bella rentre d’exil et le Front islamique du salut, partisan de l’instauration de la loi islamique et franc opposant au régime corrompu des apparatchiks du FLN, remporte les premières élections libres. Le pouvoir annule brutalement le scrutin : une guerre civile, la « décennie noire », va replonger l’Algérie dans le chaos. Serge Michel touche une pension de l’État en tant qu’ancien moudjahid et vivote comme il le peut. Le soleil semble soigner sa santé déclinante. Il peint et ne quitte plus sa djellabah blanche, se liant d’amitié aux Berbères mozabites et continuant de manger du porc durant le mois de Ramadan — on l’accepte pas à pas et l’intègre même à la discussion des affaires courantes.
Le GIA frappe, en Algérie comme en France, et lance un ultimatum en 1993 : tous les étrangers seront tués s’ils ne partent pas sous un mois. Nombre de leurs combattants ont été formés en Afghanistan ou en Bosnie-Herzégovine. Mais Michel refuse de s’en aller — ses amis, arabes, kabyles et européens, commencent à tomber un à un. La terreur se répand. Son domicile est caillassé, son chat décapité. Il finit par s’envoler pour Paris au printemps 1994 et, avec quelques journalistes algériens en exil, participe, une fois de plus, à la fondation d’un quotidien : Alger info international. Ils déposent le bilan six mois plus tard ; Michel n’a plus de logement, il erre, sans un sou ou presque, lisant inlassablement Michauxet Cioran.
*
Celui que Catherine Simon appellera « le dernier des Mohicans38 », dans son enquête Algérie, les années pieds-rouges, meurt le 24 juin 1997 dans le Val-de-Marne. Il avait, la veille, passé des appels en vue d’être « rapatrié » en Algérie. Cet homme que personne ne connaît en France reçoit, là-bas, des obsèques nationales : les officiels du régime escortent son cercueil. On l’enterre à El Alia, dans un carré chrétien. Oraison funèbre et haie d’honneur de scouts musulmans. Fadela Hebbadj, auteure de l’ouvrage Les Ensorcelées, écrira en 2010 : « La mémoire de Serge Michel est à cultiver non seulement parce qu’elle s’inscrit dans l’épopée d’une solidarité effective entre des forces de progrès issues de tout horizon géographique et culturel, mais aussi parce qu’elle représente une référence politique significative. En effet, des citoyennes françaises et des citoyens français, par leur engagement en faveur de la lutte du peuple algérien pour sa liberté peuvent aujourd’hui permettre de bâtir des relations plus apaisées entre la France et l’Algérie. »
1. | ↑ | S. Michel, Nour le voilé, Seuil, 1982, p. 187. |
2. | ↑ | Cahiers Henry Poulaille, Hommage à Victor Serge, 1991, p. 241. |
3. | ↑ | P. Durand, Louise Michel, la passion, Le Temps des cerises, 2005, p. 161. |
4. | ↑ | A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 2004, p. 74. |
5. | ↑ | Ibid., p. 8. |
6. | ↑ | M.-J. Rupp, Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, Ibis Press, 2007, p.29. |
7. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 64. |
8. | ↑ | A. de Tocqueville, De la colonie en Algérie, Éditions Complexe, 1988, pp. 76-77. |
9. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 99. |
10. | ↑ | J. Sénac, « Les assassins en Algérie ». |
11. | ↑ | F. Jeanson, Notre Guerre, Berg International Éditeurs, 2001, p. 54. |
12. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 42. |
13. | ↑ | 1954, Fonds Jean Sénac, Marseille. |
14. | ↑ | P. Aussaresses, Services spéciaux, Perrin, 2001, p. 15. |
15. | ↑ | Entretien pour Actuel, 1972. |
16. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p.138. |
17. | ↑ | Op. cit., p. 141. |
18. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 47. |
19. | ↑ | Ibid., p. 53. |
20. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 53. |
21. | ↑ | Ibid., p.102. |
22. | ↑ | Ibid., p. 64. |
23. | ↑ | Ibid., p. 133. |
24. | ↑ | Ibid., p. 69. |
25. | ↑ | Ibid., p. 195. |
26. | ↑ | Ibid., p. 195. |
27. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 64. |
28. | ↑ | Nous traduisons de l’anglais, R. Peck, Stolen images, Seven Stories Press, 2012. |
29. | ↑ | J.-C. Willame, Patrice Lumumba, Karthala, 1990, p. 229. |
30. | ↑ | Nour le voilé, op. cit., p. 187. |
31. | ↑ | S. Pisani, Lumumba Lost, Xlibris Corporation, 2003, p. 30. |
32. | ↑ | M. Riboud, Algérie indépendance, Le Bec en l’air, 2009, p. 76. |
33. | ↑ | Cité par R. Faligot, Tricontinentale, La Découverte, 2013, p. 73. |
34. | ↑ | H. Alleg, Mémoire algérienne, Stock, 2006, p. 385. |
35. | ↑ | Nour le voilé, op. cit, p. 243. |
36. | ↑ | Nour le voilé, op. cit, p. 243. |
37. | ↑ | Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation, op. cit., p. 12. |
38. | ↑ | C. Simon, Algérie, les années pieds-rouges, La Découverte, 2009, p. 221. |
https://www.revue-ballast.fr/serge-michel/
La biographie de Serge Michel, que sa fille lui consacre est saisissante. Dans cet entretien, la biographe nous décortique la personne qu’il a été, libre et libertaire, et soutenant toutes les causes justes.
Liberté : Pouvez-vous nous présenter, même brièvement, «Serge Michel, un libertaire dans la décolonisation», paru aux éditions Apic ?
Marie-Joëlle Rupp : Cette réédition coïncide avec le cinquantenaire de l’indépendance et c’est important parce que c’est un militant anticolonialiste, acteur de la guerre de libération algérienne et ancien moudjahid qui a eu des obsèques nationales en 1997, et dont l’enterrement a eu lieu à El Allia. Il a aussi reçu la nationalité algérienne à l’indépendance du pays. Serge Michel est arrivé en Algérie plusieurs années avant la révolution de novembre, il est entré en contact avec des personnages solaires comme Kateb Yacine, Issiakhem, Sénac et surtout Ali Boumendjel, qui est devenu son ami et qui l’a introduit aux côtés de Ferhat Abbas. D’ailleurs, il l’a sitôt recruté comme caricaturiste dans l’organe de presse «République algérienne». Il y a quelques caricatures dans le livre ; elles sont intéressantes car elles racontent l’histoire à travers cet art qui porte un certain regard sur l’histoire algérienne. Il devient ensuite secrétaire de rédaction de la République algérienne, et reporter auprès de toute l’équipe. Quand la guerre éclate, le journal est fermé et le voici parti dans la clandestinité. Il va transporter des textes pour diffusion et impression en Europe. C’était des textes pour propager la lutte, comme un exemplaire de la plateforme de la Soummam. Ensuite, il part à Tunis pour rejoindre l’équipe d’El Moudjahid, la militance va continuer avec la radio, il deviendra la voix française de ce qui deviendra la voix de la «République algérienne», une émission radio diffusée depuis Tunis. Dès l’instauration du GPRA, il devient porte parole auprès de la presse occidentale avec ce qu’on appelait le «Maghreb Circus». Il sera également commentateur et scénariste des films de propagation de la lutte comme «Les fusils de la liberté», «Djazaïrouna» et «la Bataille d’Alger». Après la libération, il sera envoyé par M’hamed Yazid récupérer les locaux de l’écho d’Alger, ce sera celui qui substituera le drapeau français par le drapeau algérien sur le toit du bâtiment du gouvernement Général. Il travaillera ensuite dans le quotidien «El Chaâb», où il va recruter la première équipe de jeunes journalistes algériens. En 1963, Serge Michel, organise le premier stage de journalistes algériens et il ramènera des spécialistes à Alger dont Claude Roy. Il a formé vingt deux jeunes entre 19 et 30 ans. C’était le premier stage de journalistes de l’Algérie indépendante, certains vont dire c’est le «frère» et d’autres le «père» du journalisme algérien. Il va ensuite créer avec Mohamed Boudia, le journal «Alger ce soir», une nécessité en vue de couper l’influence de «France Soir», qui existait encore en Algérie.
Comment a-t-il vécu son « exil » en France ?
On ne peut pas parler d’exil, on ne peut pas exiler dans son pays natal. Ce départ de l’Algérie s’est produit à cause des menaces perpétrées à son encontre quant il vivait dans la région du M’zab en 1994. Il ne voulait pas partir, mais, on l’a persuadé de le faire. A son retour en France, il était très malade. D’une part, heureusement qu’il soit rentré, sinon je ne l’aurais jamais retrouvé. Je l’ai retrouvé grâce à un film de Raoul Peck, « Lumumba» où Serge Michel, témoignait abondamment. On a su alors qu’il était encore vivant. Car, nous pensions tous qu’il était mort. Il a très mal vécu son retour en France, il a continué dans la presse, puisqu’il a participé à Paris à « Alger info international », jusqu’à la dernière minute et il a écrit pour la presse. Depuis, l’Algérie est devenue centrale dans mon existence à tel point que je consacre ma vie aux témoins et acteurs de la guerre de libération.
Vous avez écrit de nombreuses biographies. Mais, celle-ci est très personnelle. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
J’en ai fait plusieurs, celle-ci était indispensable pour moi, j’étais frustrée de cette rencontre brève, vous savez rencontrer son père et avoir à tout réapprendre de lui, non seulement son histoire intime, même si je la connaissais à travers mes grands-parents et ma mère c’était difficile. Mais, mon histoire est l’histoire collective de la guerre d’indépendance. Quand j’étais jeune écolière, collégienne et lycéenne je n’étais pas enseignée. En plus, il y a toute une période en France où on a mis une chape sur cette mémoire, on n’en parlait pas. C’est seulement depuis quelques années qu’on commence à en parler. En plus avec le cinquantenaire y a beaucoup de films documentaires sur cette période. Je pense qu’aujourd’hui, je continue en quelque sorte ce combat puisqu’il faut diffuser la vérité sur ce qu’a été la gouvernance coloniale, à laquelle les français ont beaucoup de mal à admettre. Il est très mal venu d’en parler en France parce que ce sont les fondements de la République qui sont mis en cause, il y a tout un travail à faire. Je ne suis pas historienne de formation mais historienne de circonstance. J’ai une formation de juriste et de criminologue. Sur Serge Michel, j’ai travaillé à partir des ouvrages qu’il a laissés, de ses articles de presses complétés par des dizaines d’interview d’acteurs et témoins de la guerre de libération et des guerres de libération en Afrique Subsaharienne, par des mémoires et des ouvrages historiques. On peut avancer comme ça, on peut faire ce travail là, et je vis justement en France pour rendre compte à travers ces témoins, parce que je pense que l’essai n’est pas abordable par tout le monde. Mais, l’essai biographique c’est autre chose, on fait vivre un personnage on lui donne corps et je crois que le lecteur va être plus incité à venir y voir, c’est presque une forme romanesque parce que ces gens là ont une vie comme un roman et j’espère qu’à travers ce type d’écrit les gens vont continuer à découvrir ce qui fait partie de leur mémoire, leur passé et regarder la réalité en face et si je suis heureuse de l’avoir publié en Algérie c’est que je voudrais que des gens comme lui qui sont tombés dans l’oubli qu’on oubli pas que des gens d’origines européennes ont donné complètement leur vie pour le combat de la libération d’Algérie et la cause algérienne.
Pourquoi le qualifiez-vous d’«intellectuel libertaire» ?
Je lui ai demandé à la fin de sa vie comment te situes-tu ? Il s’est déclaré anarchiste libertaire. Après dans les témoignages certains comme Kateb Yacine l’ont cité comme camarade Trotskiste et les Chaulet m’ont dit la même chose. Mais, Serge Michel, s’est déclaré anarchiste libertaire. Je pense qu’au début quand il est arrivé à Alger, il a pris le pseudonyme de Serge Michel, comme Victor Serge, le révolutionnaire russe qui à l’origine était anarchiste et Michel comme Louise Michelle, la vierge rouge de la commune de Paris donc ce sont deux grandes figures du mouvement libertaire, il s’est affirmé dès le départ dans cette direction là.
Que vous apportez le fait d’écrire sur votre père ?
Cela m’a tout apporté, cela m’a permis d’entrer dans l’histoire, j’ai trouvé ma place dans l’histoire. Il faut trouver sa place dans l’histoire par forcément par des actes héroïques. Mais, tout simplement de prendre conscience de ce que nos anciens ont vécu, il faut se situer dans l’histoire, cela m’a donné vie d’une certaine façon, cela m’a régénéré, cela m’a fait naitre une deuxième fois, je suis née à mon histoire collective et puis évidemment je suis née à ce pays qui a pris une place essentielle qui ne me quittera plus jamais. Ce pays est entré complètement dans ma vie et il fait partie de moi, j’ai une connivence par l’intermédiaire de la mémoire de mon père et là par exemple au SILA je sens un battement au cœur, alors qu’en France je m’ennuie.
Dans votre livre, nous avons l’impression que Serge Michel a vécu plusieurs vies, une sorte de fantôme qui a voyagé traversé toutes les révolutions…
C’est ce que tout le monde me dit, il était là et jusqu’à aujourd’hui je trouve son nom au détour d’un ouvrage, au détour d’un article. Je l’appelais «l’aventurier des révolutions». Mais je n’ai pas gardé ce titre parce qu’aventurier a souvent un sens péjoratif. Mais ce n’est pas du tout dans un sens péjoratif, il a voulu enchanté sa vie, malheureusement c’était aussi dans des heures tragiques et la vie n’a pas été un enchantement, par exemple quand il a appris la mort d’Ali Boumendjel, cela été pour lui une tragédie. Jean-Claude Carrière le préfacier parlait d’un fantôme du siècle et effectivement c’était un personnage très énigmatique, déjà parce qu’il y a eu la clandestinité. Quand on est dans la clandestinité, c’est essentiellement énigmatique. Pourquoi ? Je m’interroge toujours ! Je pense qu’il aimait bien cela, il aimait bien se fabriquer ce personnage dans l’esprit de la littérature russe, il aimait aussi se fabriquer son propre mythe, c’était un magnifique personnage de roman.
Entretien réalisé par Hana Menasria
http://nadorculturesuite.unblog.fr/2012/10/05/marie-joelle-rupp-auteure-de-serge-michel-un-libertaire-dans-la-decolonisation-%E2%80%9Cc%E2%80%99etait-un-aventurier-des-revolutions%E2%80%9D/
Rédigé le 20/12/2018 à 17:50 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
L'Insoumis d'Alain Cavalier, avec Alain delon, Lea Massari, Georges Géret, Maurice
Alain Delon dans L'Insoumis d'Alain Cavalier (©Park Circus)
Tout autre chose avec l’étonnant revenant qu’est L’Insoumis, film réalisé par Alain Cavalier il y a plus d’un demi-siècle, mais demeuré quasiment invisible.
C’est pourtant un magnifique film noir, avec en vedette Alain Delon, impressionnant de magnétisme et de fragilité. Il joue un militaire de la Légion étrangère pendant la guerre d'Algérie qui, après avoir rejoint l’OASet participé à l’enlèvement d’une avocate française du FLN, la sauve et s’enfuit avec elle. Ce sera ensuite à elle de prendre soin de lui. La cavale de ce couple que tout oppose les mène d’Alger à la campagne suisse.
D’une grande beauté plastique, il s’inspire explicitement des chefs d’œuvre du film noir américain (en particulier High Sierra, Les Amants de la nuit et Quand la ville dort). Mais, que ce soit dans un appartement en construction ou à la campagne française, il invente une écriture très originale, à laquelle contribuent quelques-uns des meilleurs techniciens qu’ait connu le cinéma français (Pierre Renoir à l’image, Antoine Bonfanti au son, Bernard Evein au décor), et des seconds rôles très réussis (Georges Géret, Robert Castel) parmi lesquels se distingue Maurice Garrel, bouleversant de justesse.
Après les débuts de Cavalier avec Le Combat dans l’île, déjà directement lié à ce sujet, L'Insoumis est une nouvelle preuve contre la rengaine injuste qui prétend que les cinéastes français ne se sont pas intéressés à la guerre d’Algérie, également filmée ou directement évoquée, à l'époque, par Godard, Varda, Resnais, Rozier... Ce ne sont pas les cinéastes qui ont ignoré le conflit, plutôt les producteurs et les distributeurs, le pouvoir politique voire la société française dans son ensemble qui n'en ont pas voulu.
Ce que fut vraiment le deuxième long métrage du grand réalisateur qu’était déjà Alain Cavalier, impossible de le savoir aujourd’hui. Avant et après sa sortie en 1964, le film a en effet été mutilé et même, cas exceptionnel, mutilé trois fois.
D’abord par la censure gaulliste, qui a exigé avant sa sortie des coupes importantes concernant la référence aux «événements» d’Algérie.
Ensuite, aussitôt après la sortie le 23 septembre 1964, par le jugement obtenu par Gisèle Halimi, alors avocate des indépendantistes algériens, qui avait été kidnappée par l’extrême-droite, et qui estimait que le personnage joué par Lea Massari lui portaient préjudice. Elle obtint que soient supprimées les scènes concernant les relations entre le beau légionnaire et la jeune femme engagée.
Enfin, bien plus tard, par la société américaine ayant récupéré les droits, et qui a à la fois rétabli des scènes censurées suite à la décision de justice et coupé le film selon ses propres critères commerciaux.
On comprend donc qu’Alain Cavalier, qui a depuis emprunté d’autres chemins cinématographiques, ait une relation distante avec ce lointain rejeton maltraité par tant d’autorités.
Il en parle avec humour et autant de détachement que possible, mais cela ne devrait pas occulter combien, par-delà toutes ces péripéties, L’Insoumisreste une splendeur de cinéma.
http://www.slate.fr/story/157564/cinema-wajib-phong-linsoumis-trois-echappees-critiques
Le film ''L'Insoumis'' de 1964 en noir et blanc et non censuré :
Rédigé le 19/12/2018 à 21:10 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
L’histoire de la guerre d’Algérie est-elle une affaire d’historiens ? Telle est la question qui ouvre ce nouveau livre de Guy Pervillé, professeur honoraire à l’ Université Toulouse-Le Mirail où il était depuis 2000 responsable du groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI) et spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie1. Il rappelle dès le titre que cette histoire est aussi un conflit de mémoires.
L’ouvrage est organisé en quatre parties : L’aventure française en Algérie : un récit explicatif, Les événements et leur réécriture, Mémoires antagonistes, L’histoire et la mémoire dans le cas de la guerre d’Algérie : un témoignage personnel. Le choix de ce découpage implique des répétitions, des va-et-vient pour un lecteur non familier du sujet et peut donner la sensation d’une compilation d’articles, peut-être une forme de testament intellectuel. L’auteur semble conscient de ces difficultés : « Quatre parties très différentes, qui donneront presque l’impression de constituer quatre livres différents, mais qui traitent bien un seul et même sujet suivant une progression logique. Si pourtant des lecteurs impatients ressentent un besoin prioritaire de savoir quel est mon rapport personnel avec le sujet de ce livre, ils peuvent commencer par sa quatrième partie avant de revenir à la première. »2.
Cette première partie est une approche chronologique des relations France/Algérie du règne de François 1er à 1962, en forme de bilan des connaissances sur cette relativement longue histoire puisqu’à la recherche des causes potentielles de la guerre Guy Pervillé remonte même à l’époque antique retraçant les contacts entre les deux rives et de Méditerranée et plus précisément à l’alliance de François 1er avec Soliman le magnifique replacée dans le cadre des querelles européennes. Il présente la conquête de 1830 : lutte contre la piraterie barbaresque, faiblesse de l’empire ottoman au Maghreb et politique intérieure de Charles X.
De 1830 à 1870 la conquête et la colonisation, Bugeaud permet à la France de prendre la place des Turcs face à Abd-el-Kader. L’auteur évoque le choix d’une colonie de peuplement et de l’assimilation de l’Algérie à la France qui n’a jamais fait l’unanimité et qui a entraîné une rupture entre Français administrés en trois départements et indigènes sous administration militaire, situation qui pour Tocqueville « annonçait » la guerre : « Si nous agissions de manière à montrer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds […], la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races. L’Algérie deviendrait, tôt ou tard […] un champ clos […] où les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. »3.
L’auteur montre les hésitations sous le second empire quant à l’avenir de l’Algérie : peuplement ou « royaume arabe ». La Troisième République renoue avec « le rêve d’une Algérie française prétendument fondée sur l’assimilation de la colonie à la métropole »4. Il décrit les limites de la politique d’assimilation durant la période 1870-1940.
Ce sont les deux conflits mondiaux qui ont conduit à l’émergence d’un nationalisme algérien (création en 1926 de L’étoile Nord-africaine, Messali Hadj).
L’auteur aborde ensuite la politique de la IVe République, tentatives de réforme et répression des manifestations indépendantistes. L’évocation du 1er mai 1954 est l’occasion d’un tableau des forces et faiblesses du FNL-ALN et des échecs des gouvernements français successifs face à la situation.
La guerre elle-même est décrite en de courts chapitres chronologiques : de 1956 à 1958, le retour de De Gaulle, le temps de l’autodétermination (septembre 1959-janvier 1961), la négociation finale (janvier 1961-mars 1962). Les événements sont peu décrits contrairement à la politique intérieure française en relation avec le mouvement mondial de décolonisation.
Un dernier chapitre retrace les suites des accords d’Evian.
Cette seconde partie est une approche historiographique qui commence par une réflexion sur la notion de commémoration qui confère aux événements un poids particulier. Chaque chapitre, plus ou moins long, est consacré à une date, quelle importance selon les approches des historiens ?
1er novembre 1954 : une date incontestable mais clivante de ce déclencheur de la guerre et des commémorations contradictoires entre Algérie et France.
Retour sur une date longuement analysée : le 8 mai 1945, Sétif, Guelma. L’auteur montre l’abondante littérature historique algérienne sur cet événement resté en partie obscure et base de la revendication de repentance adressée à la France.
Du 20 août 1955 au 20 août 1956 : entre massacres et représailles massives : deux versions initialement antagonistes qui se rapprochent à partir du livre d’Yves Courrières5 mais achève sa présentation par la querelle de deux historiens français à propos du 20 août 1955 Claire Mauss-Copeaux6 et Roger Vetillard7.
La bataille d’Alger, ce chapitre permet d’aborder la question de la critique des sources et notamment des témoignages.
C’est ensuite de mai 1958 à décembre 1960 une interrogation sur le tournant décisif qui met en évidence la difficulté pour les historiens pour définir l’événement le plus important dans une période.
17 octobre 1961 et le drame du métro Charonne (8 février 1962) : deux dates, deux manifestations à Paris que l’auteur analyse d’abord longuement pour la première puis très rapidement pour la seconde. Si le 17 octobre est resté longtemps peu connu8 c’est avec le procès Papon ( 1997) qu’il devient un temps fort de la réflexion sur les rapports mémoire – histoire – justice, le moment aussi de nombreuses polémiques entre militants, historiens professionnels et amateurs.
19 mai 1962 : fin de la guerre ? L’auteur montre que le choix de cette date pour commémorer la fin du conflit est un choix politique français sans relation réelle avec la réalité puisque perdurent après cette date des violences qui tiennent une place différentes dans les mémoires des Français de France et des Français d’Algérie. Il analyse les responsabilités de l’OAS, du FNL et des dirigeants français.
Il s’agit dans cette troisième partie d’analyser la construction et les caractéristiques des différentes mémoires de la guerre d’Algérie.
Guy Pervillé commence par la mémoire métropolitaine majoritaire depuis 1962, une mémoire longtemps entre amnésie (une victoire militaire mais une défaite politique) et amnistie des moyens mis en œuvre dans la répression. Cette mémoire métropolitaine n’est pourtant pas homogène selon les choix politiques : en faveur ou non de la décolonisation, en fonction de la position envers la question migratoire ? Elle est aussi caractérisée par l’absence de date de commémoration consensuelle.
La mémoire des vaincus est, elle aussi, diverse. L’auteur aborde la mémoire des militaires qui revendique une reconnaissance des services rendus puis celle plus douloureuse des « rapatriés » ; le sentiment d’être doublement perdant : rapatriés et mal accueillis, considérés comme exploiteurs ce qui lui donne l’occasion d’évoquer les pertes civiles françaises. Enfin il fait une place à la mémoire des Français musulmans, il revient rapidement sur l’histoire de ces hommes reconnus seulement en 2000.
Un chapitre : les illusions perdues de l’Algérie algérienne, aborde la mémoire des militants anticolonialistes français de France, décrits dans leur variété, leur engagement durant la guerre ainsi que celle de ceux qui ont cru en une Algérie accueillante et qui sont resté après 1962.
Reste enfin à analyser la mémoire algérienne, sélective, simplificatrice, contrôlée par le pouvoir et finalement plus audible que l’histoire même écrite par des Algériens. Entre revendication de la reconnaissance par la France des massacres du 8 mai 1945 et mémoire militante de la guerre de libération, la mémoire officielle récuse tout emploi du terme de terrorisme d’autant plus que le pouvoir est confronté à la crise islamiste.
L’auteur rappelle son statut d’historien avant de se livrer à ce qu’il nomme une bio-bibliographie.
L’auteur rappelle que la majorité des livres publiés sont des témoignages à retrouver dans l’abondante bibliographie. Il met en parallèle sa carrière et celle d’autres historiens et montre la multiplication des recherches depuis l’ouverture des archives en 1992. Il présente aussi les querelles mémorielles, nombreuses depuis 1995, qui montrent que la question n’est pas encore dépassionnée.
Dans son essai de bilan il insiste sur les contradictions de toute politique mémorielle évoquant jusqu’à la très récente reconnaissance de la torture subie par Maurice Audin par le président Macron le 14 septembre dernier.
La conclusion générale est une réflexion sur devoir de mémoire, devoir de justice et devoir d’histoire. En réponse à la question posée en introduction : La guerre d’Algérie un sujet de mémoire(s) et pas seulement d’histoire.
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1 Il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet : Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre, Paris, Éditions Vendémiaire, 2014 ; Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012), Paris, Armand Colin, « U », 2012 « t la me année La France en Algérie : 1830-1954, Vendémiaire ; La Guerre d’Algérie : histoire et mémoires, Bordeaux, Éditions du Centre régional de documentation pédagogique (CRDP), 2008 ; La Guerre d’Algérie, PUF, Qsj ?, 2007 ; rééd. 2012 pour les plus récents. Sa Thèse de doctorat portait sur : Les Étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962. Elle a été publiée aux éditions du CNRS en 1984 avec une préféce de Charles-Robert Ageron .
2 En introduction, p. 10
3 Extrait de A. de Tocqueville, « Travail sur l’Algérie », 1841 in De la colonie en Algérie, textes choisis et présenté par T. Todorov, Bruxelles, Complexe, 1988, pp. 172 et 177-179 – cité en p ? 33
4 p.43
5 Les fils de la Toussaint, Fayard, 1968
6 Algérie : 20 août 1955, Payot, 2011
7 20 Août 1955 dans le nord-constantinois : Un tournant dans la guerre d’Algérie ?, Riveneuve, 2012
8 Le premier livre date de 1985 : les ratonnades d’octobre 61, Michel Levine, Ramsay (réédité chez Jean-Claude Gawsewitch en 2011
Le problème avec la Guerre d’Algérie est qu’il y a pléthore de mémoires collectives (se déclinant évidemment sur le mode individuel) tant du côté français que du côté des musulmans algériens de l’époque. Il est difficile de faire de l’histoire quand les faits sont lus à l’aune de drames vécus. D’ailleurs je me rappelle, qu’à la toute fin des années 1970, une représentante ne réalisant pas en quoi son discours standard était inadapté à mon âge m’avait délivré à peu près ce discours : « voilà un livre d’historien, mais vous avez peut-être dû vivre certains faits autrement et vous avez bien raison de contredire ce qui est rapporté ». En gros, pour prendre un parallèle, Fabrice à Waterloo était meilleur historien que Jean Tulard.
Guy Pervillé, qui enseigna l’histoire à Bordeaux et Toulouse, a derrière lui un demi-siècle de recherches sur l’histoire de l’Algérie coloniale qui débute en 1830 au moment où Charles X s’apprête à partir en exil. L’auteur cite d’ailleurs un discours Alexis de Tocqueville de 1841 (alors député normand) où ce dernier avance que la France, n’ayant plus un rôle premier dans la présent et l’avenir de l’Europe, doit s’accrocher à la grande tâche de colonisation de l’Algérie. Relevons que cet homme était anti-esclavagiste et catholique social. Cette affirmation d’Alexis de Tocqueville rejoint la pensée du général Bugeaud, qui assura la conquête de larges espaces du pays sous la Monarchie de Juillet avec une armée variant, dans les années 1840, entre plus ou moins 100 000 hommes (pas étonnant que des mots arabes commencent à passer dans la langue populaire française dès le milieu du XIXe siècle). Ce dernier déclarait :
« Oui, à mon avis, la possession d’Alger est une faute, mais puisque vous voulez la faire, puisqu’il est impossible que vous ne la fassiez pas, il faut que vous la fassiez grandement, c’est le seul moyen d’en obtenir un fruit » (page 29).
L’ouvrage propose quatre parties : L’aventure française en Algérie : un récit explicatif, Les évènements et leur réécriture, Mémoires antagonistes, L’histoire et la mémoire dans le cas de la Guerre d’Algérie. L’auteur signale, dans son introduction, que l’on peut commencer par la quatrième partie pour savoir "d’où il parle" (l’expression est introduite par nous, pour désigner l’angle sous lequel il voit personnellement cette Histoire de l’Algérie). Des repères chronologiques sont offerts aux pages 617 à 624 ; ils courent de la fondation de Carthage en moins 814 avant Jésus-Christ à 2018 avec la responsabilité par l’État français dans mort de Maurice Audin. Notons que c’est dans la troisième partie (page 527) qu’est amorcée une comparaison entre le passage du pouvoir aux indigènes en Afrique du sud et en Algérie. Dans un cas la transition se fait sous l’angle du pardon et dans l’autre avec une volonté de rancœur.
En fait Guy Pervillé avance, dans sa conclusion, que les conséquences de la Guerre d’Algérie pèsent encore sur le destin de ce dernier pays et qu’en France certains auraient presque tendance à croire que les hostilités n’ont jamais cessé entre ces deux pays des deux côtés de la Méditerranée (un certain discours contre les Maghrébins ou plus largement contre les musulmans, renouvelant d’ailleurs les détails destinés à entretenir la haine, ceci étant une réflexion personnelle).
Il n’est pas sûr, les antagonismes passant d’une génération à l’autre malheureusement, que dans le grand public des deux pays, on soit prêt à accepter un discours historique. On sait par ailleurs que certains ouvrages se disant d’Histoire, délivrent un discours qui popularisent de vieilles idées contestables. On a vu ainsi récemment un livre sur Robert Lacoste banaliser la torture et un sur Jacques Chevalier laisser croire que l’élection des députés indigènes algériens à l’Assemblée nationale française se faisait dans une grande transparence (alors que le trucage était d’une banalité connue de tous). Pire encore des enfants d'Algériens, ayant des parents victimes (au sens large) de la Guerre d'Algérie, quoique de nationalité française, partent faire le djihad en Syrie ou sont prêts à commettre des attentas dans l'hexagone.
Gregoire Detours
https://www.gregoiredetours.fr/autres-civilisations/civilisations-islamiques/guy-perville-histoire-iconoclaste-de-la-guerre-d-algerie-et-de-sa-memoire/
Rédigé le 19/12/2018 à 20:45 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 19/12/2018 à 19:27 dans Wilaya de Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)
Le général Henry-Jean Fournier, ancien chef de corps du 152e RI dans les années 90, s’attela à reconstituer toute l’histoire de ce régiment, celui des « Diables Rouges » [1]
En 2008, par une annonce dans le bulletin de l’association des anciens, celui-ci rechercha des témoins ayant vécu la période de la guerre d’Algérie, qu’il n’a pas connue en tant que militaire car âgé de 16 ans au moment de l’Indépendance.
J’ai répondu « présent »... ! Appelé directement en Algérie j’y ai accompli la totalité de mon service militaire, d’abord à l’école de Cherchell, puis, en avril 1962, ayant choisi le 152e RIM, j’ai rejoint Zéralda, situé à 25 km à l’ouest d’Alger, où il venait d’arriver. Les « Diables Rouges » s’installèrent dans ce magnifique camp construit par les légionnaires du célèbre 1er REP qu’ils durent quitter dans les conditions que l’on connaît, après le putsch d’avril 1961.
Comme pour beaucoup, cette période du service militaire en Algérie m’a beaucoup marqué, d’autant plus qu’elle coïncida avec celle du dénouement, d’un conflit dramatique, long de sept ans, qui mit fin à un chapitre de l’histoire de notre pays, commencée en 1830... Arrivé à Cherchell six mois avant le cessez-le-feu, j’ai vécu ensuite l’épuisante et démoralisante activité du « maintien de l’ordre » à Alger, pour laquelle nous n’avions nullement été préparés dans cette école.
Elle prit fin au moment de l’Indépendance et nous avons pu regagner notre camp et connaître enfin la vie paisible de garnison comme dans une ville de Métropole, avec comme mission (théorique...), durant deux ans, de faire respecter les accords d’Évian...
Durant cet été 1962, nous redécouvrons l’instruction, de fréquentes prises d’armes devant un parterre de généraux venus d’Alger, de brillantes réceptions, des concerts donnés par d’excellents musiciens de la musique du 9e Zouave car issus du Conservatoire de Paris, la plage, les rencontres sportives entre unités, les excursions (à Tipasa, au tombeau de la Chrétienne) etc.
Nous faisions de l’instruction, parfois à des hommes de troupe décorés de la « VM », (la Croix de la Valeur Militaire) ! C’était en quelque sorte le repos, l’insouciance... Or, justement, à l’automne, nous apprenons, sans en mesurer leur importance, du moins à notre niveau, nous autres officiers subalternes, les exactions à rencontre des « pieds-noirs » et des harkis...
À ce moment-là nous apprenons qu’un camp de réfugiés pour les harkis et leurs familles est créé à l’intérieur de notre camp. Les évènements surprenants, anormaux, se succédant, comme d’autres, je ne me posais pas tellement de questions à ce moment là. Ce n’est que 50 ans après, en rédigeant cette histoire que j’ai commencé à me les poser...
LA SITUATION APRÈS L’INDÉPENDANCE
Tout de suite après l’Indépendance les harkis se sentent de plus en plus menacés. Dans les négociations à Évian ce sujet avait été traité. Ceux-ci devaient pouvoir retourner vivre dans leurs douars. Quelle utopie ! Mais cette solution arrangeait bien le gouvernement français !
Beaucoup d’officiers étaient conscients de ce qui allait arriver. Dès la fin de 1961, certains, en particulier, ceux qui avaient géré des SAS2 [2], ont ramené discrètement leurs hommes en Métropole, ce qui avait irrité le Ministère de l’Intérieur... Certains ont été sanctionnés. Et des mesures ont été prises pour freiner ces initiatives.
En juin 1962, un ancien de Cherchell, le sous-lieutenant Jean-Pierre Fourquin, est chef de la SAU, (SAS urbaine) de la Mékerra à Sidi-Bel-Abbès à environ 80 km d’Oran. En cette période on ne peut plus troublée, où il était strictement interdit de ramener des supplétifs en Métropole, il prit l’initiative de sauver un groupe d’une vingtaine de moghaznis [3]...
Il demanda à rencontrer le commandant adjoint du colonel Vaillant, patron de la Légion à Sidi-Bel-Abbès afin d’obtenir son aide ! Celui-ci mit à sa disposition deux GMC avec des hommes surarmés ! L’opération s’est bien passée puisqu’ils furent ramenés à Sidi-Bel-Abbès où un avion Nord Atlas les a rapatriés par la suite en Métropole. Jean-Pierre Fourquin a eu la chance de ne pas avoir été inquiété par les autorités... « Pas vu pas pris ! ».
Un de mes camarades de promotion, Michel Binauld, avait choisi le 27e RTA [4] en sortant de Cherchell. En avril 1962, à peine arrivé à Tiaret, son régiment quitte l’Algérie pour l’Allemagne. Lui est détaché à l’État-major de la 4e DIM basée à Mostaganem. Sous les ordres du général Fayard, il reçoit comme mission de se rendre (en avion et en hélicoptère) dans les préfectures et sous-préfectures pour récupérer les listes de harkis et leurs adresses... Ensuite une unité du train a été chargée de ramener ces familles qui ont été dirigées sur le port d’Oran pour être évacuées en Métropole. Ces missions « irrégulières » prirent fin juste après l’Indépendance.
Les assassinats se multiplient. Les survivants réalisent qu’ils ne pourront rester dans leur pays. Le phénomène prend de l’ampleur. Le problème est remonté évidemment jusqu’à Paris. Boumediene, le vice-président, interpellé par le gouvernement français, réagit mollement, ne fait rien ou ne peut rien faire... Le général de Gaulle, qui avait définitivement tourné la page de la guerre d’Algérie, aurait dit à ce sujet à Pierre Messmer, son ministre ses armées : - On ne va tout de même pas recommencer la guerre d’Algérie ! Pierre Messmer, qui était lieutenant-colonel de réserve, effectuait une période militaire en Algérie au moment où le Président de la République l’a nommé en 1960. Antérieurement, il avait servi dans la Légion. Il connaissait parfaitement le problème des harkis, ce qu’ils avaient fait pour la France... En Algérie !
Les accords d’Évian prévoyaient que l’Armée resterait en place encore deux années après l’Indépendance. Conscients de ce qui les attendait, les survivants, ont réalisé que leur seule chance de survie consistait à venir, avec leur famille, se réfugier dans les casernes et camps implantés dans le pays. On dit qu’ils n’ont pas toujours été accueillis... Certains auraient été refoulés et abandonnés à leur triste sort, du moins au début. À l’automne, suite à un ordre de l’État-major, les unités ont fini par les laisser rentrer.
En 2003, lorsque le problème des harkis a refait surface, l’armée a été à nouveau montrée du doigt. Pierre Messmer est monté au créneau pour la défendre. Interviewé par .P Elkabbach le 7 novembre 2003 au matin sur Europe 1, il a affirmé clairement que l’Armée en avait sauvé 100 000 (en comptant leurs familles). Qui était-ce l’Armée... ? Le 152e RIM ! C’est ce que je me suis empressé de préciser le lendemain dans le journal local, L’Alsace à Colmar, ville de garnison de ce régiment.
LA DÉCISION
À l’automne 1962, il fut décidé de regrouper tous les réfugiés dispersés, venus chercher la protection de l’Armée. Le lieu le plus approprié était Zéralda, probablement parce que le plus grand camp, et surtout le plus proche du port d’Alger, où l’Armée avait conservé le quai Fedallah après l’Indépendance. En principe, cela ne devait durer que quelques semaines !
En réalité ce camp a perduré jusqu’au départ du 152e (devenu RI) sur Colmar en mai 1964, puisque les derniers ont été embarqués avec le régiment, comme me l’a rappelé le colonel Bonnouvrier, à l’époque lieutenant, officier de renseignement.
Récemment, un autre ancien de Cherchell, Vincent Zaragoza, ayant appris mon histoire, s’est confié : affecté au 65e BIMA [5], et basé à la ferme Bastos à Aïn-El-Turk [6], celui-ci a été discrètement approché par le capitaine-major Orlanducci en poste à Bousfer [7], la base arrière de cette unité.
Jusqu’en août de cette même année, il lui confia des missions (en tout une douzaine), apparemment bien organisées mais dont il ne connaissait que la partie le concernant. Il s’agissait d’aller récupérer des « colis », dans un périmètre de 50 à 75 km...
Cela consistait à se rendre, de nuit, en 6x6 Hotchkiss, accompagné du sergent Gabriel Choisy dit « Gaby », et du chauffeur Moussy, équipé d’un brassard de couleur, tous armés, jusqu’à un lieu parfaitement défini. Arrivé à destination, il devait retrouver une famille portant un brassard de la même couleur. Celle-ci était immédiatement embarquée et ramenée jusqu’à son unité. Un jour il est passé sans s’arrêter devant un attroupement suspect, craignant un guet-apens... Ensuite il ne savait ce que ces familles devenaient... La destination ne pouvait être que Zéralda !
Toute la partie sud-ouest du camp, jusqu’à l’allée principale, a donc été réservée aux réfugiés venus de tout le pays. Très rapidement les effectifs dans le camp sont montés à plus de 1 000 personnes.
LE LIEUTENANT MASSOULIÉ
Qui a donné le feu vert pour créer et organiser la gestion du camp de Zéralda ? Question que je ne me suis pas posée à ce moment là... À cette époque, il se passait tant d’événements anormaux que tout paraissait « normal » pour un jeune sous-lieutenant... En 2008, un témoignage important me manquait : celui du lieutenant Massoulié, arrivé quelque semaines après moi, lui aussi détaché comme adjoint du directeur du camp de réfugiés harkis de Zéralda...
Avec une barrette de plus, il m’aurait permis d’obtenir davantage d’informations sur l’origine et la gestion de ce camp... Les trois directeurs successifs du camp, plus âgés que nous, ont probablement disparu...
Seul Michel Massoulié, que j’avais recherché en vain, pouvait les détenir... Celui-ci a été retrouvé en 2010 (dans l’annuaire des anciens de Saint-Cyr !)
Le 17 septembre 2011, une rencontre a pu être organisée à Sarlat, au domicile du lieutenant-colonel Massoulié, en présence du général Fournier, ancien chef de corps du 152e RI, à l’origine de la rédaction de « Diable Rouge à Zéralda ».
Efficace et dévoué à la cause des harkis, ce lieutenant a été l’âme et la cheville ouvrière du camp de réfugiés ! Il s’est donné à fond dans cette mission. Il aura été le représentant de ces chefs qui estimaient avoir une dette vis-à-vis de ces soldats que nous avions entraînés dans l’aventure de la guerre d’Algérie. Non seulement il parlait le français, l’espagnol et l’anglais, mais maîtrisait parfaitement l’arabe. Comme sous-lieutenant, il commanda une harka, pendant un an ! Il était parfaitement à l’aise avec cette population.
Il habitait à Alger mais passait le plus souvent ses nuits au camp et venait, accompagné de son épouse qui y travaillait bénévolement. Grâce à lui, j’ai découvert que nous avions la possibilité de prendre beaucoup d’initiatives !
Et cette rencontre de Sarlat a permis de donner les réponses à des questions restées posées jusque là...
QUI A ÉTÉ À L’ORIGINE DE CETTE IMPORTANTE ORGANISATION ?
Les décisions n’ont pas été prises à Paris, mais à Alger, comme nous l’a affirmé le colonel Massoulié. Ce sont les généraux d’Alger qui auraient mis le gouvernement du général de Gaulle devant le fait accompli ! Cependant :
Finalement, comme nous l’a commenté le général Fournier : Aux époques difficiles de notre Histoire, les gouvernements ont parfois pratiqué le double langage... A Le jardin d’enfants. Et cette importante mission est restée discrète !
QUI FINANÇAIT LE CAMP DE RÉFUGIÉS DE ZÉRALDA ?
Le lieutenant Massoulié avait des relations privilégiées avec le commandant Tréjaut qui commandait le « Bastion 15 », c’est à dire les installations portuaires d’Alger, restées françaises après l’Indépendance.
Celui-ci l’a mis en rapport avec l’intendant général Peyrat, qui l’a totalement soutenu dans sa mission de rapatriement des harkis. Celui-ci lui a déclaré qu’il obtiendrait tout ce dont il aurait besoin ! C’est l’Intendant Général qui a financé le fonctionnement du camp (partiellement en liquide).
COMMENT ÉTAIT APPROVISIONNÉ LE CAMP ?
C’est le directeur du camp qui assurait l’approvisionnement au moyen des GMC du camp, auprès des services de l’Intendance. Qui a fourni le matériel, les vêtements ? C’est la « Croix rouge » d’Alger qui a fourni :
L’ORGANISATION
Une structure militaire insolite a été créée, dépendant directement de l’État-major d’Alger. Un premier « Directeur du camp », le capitaine Gagnoulet, un cavalier, a été nommé. Le 13 novembre j’ai été détaché du Régiment comme adjoint au « directeur ».
Deux autres capitaines ont succédé au capitaine Gagnoulet : le capitaine Mauffrais puis le capitaine Sendra, un ORSA [8], détaché lui aussi du 152e. « Pied-noir », il était très préoccupé par sa ferme située dans les environs, au moment où le gouvernement algérien commençait à multiplier les nationalisations.
Il y avait trois médecins, des infirmiers, une assistante sociale, madame Gamondès, des sous-officiers et hommes de troupe également détachés du 152.
En tout, cette structure assez hétéroclite, comprenait une vingtaine de militaires. Il fallait un secrétariat, assurer les approvisionnements, gérer la cuisine, l’école, le jardin d’enfants, l’infirmerie-hôpital avec 12 lits, et même une pouponnière !
Sur cette activité insolite dans un camp militaire, le premier directeur du camp, le capitaine Gagnoulet précise : La patience et la compétence de plusieurs aides bénévoles, de l’assistante sociale, animatrice de l’ensemble font que les parents, déjà étroitement logés, se trouvent très satisfaits d’être débarrassés des criailleries de leurs enfants pendant une partie de la journée...
Tous ont travaillé passionnément. Finalement cette mission plutôt insolite chez les « Diables Rouges » aura été gratifiante pour chacun d’entre nous. Je me souviendrai toujours de la réflexion du général de Massignac, venu nous rendre visite et qui m’a dit : Vous avez beaucoup de chance... Vous participez à la dernière mission intéressante en Algérie !
LA MISSION
Les objectifs fixés étaient :
Pour les enfants, une école et un jardin d’enfants ont été créés. Un instituteur du contingent, « Diable Rouge », s’était donné corps et âme à sa mission avec beaucoup de professionnalisme. Il s’appelait Noël. Nous avions réussi à lui obtenir tout ce dont il avait besoin : fournitures de classe, jouets, tableau noir, tables d’école... Les enfants l’adoraient ! Comme ceux-ci n’étaient que de passage pour quelques semaines, l’organisation de ses cours n’était pas simple.
En tant qu’ingénieur textile, j’ai pu monter un (modeste) atelier textile où des femmes cardaient et filaient la laine avant de procéder au tissage.
Rapidement nous avons libéré les « Diables Rouges » de certaines tâches, à la cuisine par exemple, en les remplaçant « aux pluches » par des femmes. Une façon de les préparer à leur vie future. Les hommes, qu’il ne fallait surtout pas laisser inactifs, étaient rassemblés chaque matin, sur la place pour « la montée des couleurs ». Ensuite nous les employions pour des travaux. Nous souhaitions adapter les baraques militaires à ces nouveaux venus. Nous voulions réaliser des chambres par famille. Des cloisons ont été montées à l’intérieur, puis mises en peinture dans des coloris gais.
Le camp lui-même avait été aménagé avec des allées bien tracées, des petites barrières peintes en blanc, des massifs de fleurs. On a semé du gazon, des radis... Le pauvre secrétaire ne chaumait pas : il passait son temps à se faire dicter les noms de tous ces gens... Avec bien du mal, nous avons réussi à obtenir, en plus d’une camionnette mise à notre disposition dès le début, une « voiture de fonction » : comme il n’y avait pas de jeep, ce fut une 2CV Citroën !
Elle servait parfois au ramassage des sous-lieutenants descendant au mess... Une ou deux fois par semaine j’emmenais les listings à Alger où l’on vérifiait qu’il s’agissait bien de harkis. Procédure nécessaire avant de leur donner la nationalité française et de préparer leur prochain embarquement. Et puis, nous avions toujours la crainte de voir ce camp infiltré par des éléments indésirables... Ces procédures ne devaient pas traîner car le camp n’était pas extensible. Au retour de chacun de mes déplacements à Alger, je ramenais
les listings précédents, vérifiés. Il y avait parfois des « gags » car les effectifs ne correspondaient pas toujours à la réalité. L’explication ? Il y avait des naissances, dans le camp, sans que nous en soyons avertis.
LES DÉPARTS
Un détachement du « train » était basé en permanence dans le camp de Zéralda. Celui-ci était commandé par le lieutenant Lavergne qui avait la particularité de porter une grosse moustache. C’est lui qui assurait une ou deux fois par semaine le transport et la sécurité de cet immense convoi comprenant une trentaine de véhicules de transport SIMCA, soigneusement bâchés, une jeep de commandement avec radio et deux blindés placés à l’avant et à l’arrière. Il était mis en place dans l’allée principale du camp.
Chaque départ se faisait avec quand même une certaine appréhension : il s’agissait d’amener au port distant de 25 km environ, par la route de la corniche (la nationale N°11), cet impressionnant convoi confidentiel, dans ce pays indépendant où la chasse aux harkis était ouverte ! Il faut rappeler que tous ont été effectués après l’indépendance et durant deux années !
Une fois arrivés au quai Fedallah, resté en quelque sorte territoire français, nous étions rassurés : il était gardé par l’Armée.
Avant l’embarquement, il fallait reprendre les listings pour faire l’appel. Sur un bateau nous embarquions en moyenne 400 à 600 personnes. Et puis, retour au camp pour préparer le prochain départ ! Un jour un camion est tombé en panne...
Nous étions déjà dans la banlieue. Le convoi a été stoppé. J’ai assisté à l’habile manœuvre de ces hommes du train. Il y avait heureusement toujours un camion vide. Un espace suffisant a été créé pour pouvoir le faire manœuvrer à l’envers jusqu’à le coller contre l’autre. Les bâches ont été détachées depuis l’intérieur et tous les occupants sont passés de l’un à l’autre sans que personne n’ait vu quoi que ce soit de l’extérieur !
Une fois refermé, le nouveau camion a manœuvré et a été replacé dans le convoi et on est reparti... Ni vu ni connu !
UNE OPÉRATION COMMANDO... RATÉE
Un jour un harki, très malheureux, vient me voir :
J’ai eu pitié de lui... Je suis allé voir mon copain le sous-lieutenant Jarrier, -adjoint de l’officier renseignement du régiment, qui connaissait bien le pays, (où il avait fait ses études supérieures). Je lui explique le problème.
Nous savions que si nous demandions à notre hiérarchie d’organiser une opération, même discrète, dans le contexte actuel, nous aurions essuyé un refus catégorique. Comme cela nous paraissait simple, nous nous sommes mis d’accord pour organiser tous les deux, un « déplacement » à Blida, sans rien dire à personne...
L’après-midi, avec une camionnette, une Peugeot 403 bâchée « empruntée », nous embarquons notre harki à l’arrière et la refermons complètement. Elle portait une immatriculation militaire et nous étions en uniforme (tenue de sortie). Les autorités algériennes ne pouvaient légalement pas nous contrôler. Je ne me souviens pas, mais je pense que nous n’étions pas armés. L’aller se passe sans problème jusqu’à Blida, située à environ 60 km au sud d’Alger.
À peine une heure plus tard, nous sommes arrivés à un endroit discret que notre harki nous avait précisé. Nous descendons, et après avoir vérifié qu’il n’y avait personne dans la rue, nous ouvrons la bâche et le laissons filer. Quoi qu’il arrive nous avions convenu de ne pas bouger de cet emplacement jusqu’à son retour, accompagné de sa famille.
Le temps passe... Les heures s’écoulent... Toujours personne... Finalement, en fin d’après midi, début de soirée même, nous concluons que l’opération était ratée. Il ne reviendrait pas ! Il y avait deux hypothèses :
Nous avons pensé que c’était plutôt la seconde hypothèse... Et nous sommes rentrés un peu dépités...
Attristés par cet échec, nous avons dû faire quelques confidences aux copains. Et des fuites sont arrivées aux oreilles du colonel... Dès le lendemain, en arrivant au mess, le colonel Joana m’attendait et m’a amené dans un coin pour me passer un savon mé-mo-rable... !
Il avait parfaitement raison. Nous aurions dû, soit mettre quelqu’un dans le secret, soit laisser des explications sur un papier. Finalement, pour ce qui nous concerne, nous avons peut-être eu de la chance...
Ce malheureux harki, volontairement ou pas, aurait pu signaler notre présence : nous n’avions pas bougé de l’après midi !
LA FÊTE DE L’AÏD EL SEGHIR
Le 24 février 1963, le camp de réfugiés organise un immense méchoui, à l’occasion de cette fête musulmane qui met fin au ramadan.
Une quinzaine de moutons avait été achetée et ramenée dans le camp. Ils furent hébergés pour la nuit dans une baraque inoccupée. Avant de passer à la broche, on les entendit bêler une bonne partie de la nuit !
Le lendemain, à l’aube, tous les feux, bien alignés, sont allumés. À l’heure de l’apéritif, les personnalités locales et d’autres venues d’Alger entrent dans le camp, en particulier le général Lemasson, commandant la 20e Division, le général de Massignac, commandant la 32e Brigade, notre chef de corps, le colonel Joana.
Tous admirent l’alignement des méchouis, cuits à point, portés par deux hommes, grâce à de grandes broches en bois. Le repas est servi sous des tentes avec décoration locale. Les invités sont assis sur des coussins devant des tables basses. Très belle réception en l’honneur de ces harkis et de nos chefs militaires qui sont venus à cette occasion soutenir et encourager notre action.
UNE ATTAQUE NOCTURNE ?
Jamais, au cours des six mois passés dans ce camp, nous n’avons eu à déplorer un quelconque incident. Certains nous remettaient des armes à leur arrivée. Rassurés par la présence du régiment, nous restions cependant sur nos gardes.
Un soir, le capitaine Sandra (le troisième « directeur » de ce camp), me prévient de son départ chez lui dans sa ferme. Le lieutenant Massoulié m’informe que lui aussi s’en va chez lui à Alger, et me dit :
Pas spécialement inquiet, je vais dîner comme chaque soir au mess, m’y suis peut-être attardé avec les copains puis rentre me coucher au camp. Il était 1h 1/2 du matin, lorsque, comme l’ensemble du camp, je suis réveillé brutalement par des bruits semblables à des rafales d’armes automatiques (FM ou PM), que je n’avais plus entendues depuis 6 mois...
L’officier du matériel du 152e est réveillé. On lui dit que la soute à munitions est en train de sauter ! Non, mais ailleurs on croit partout que le camp de réfugiés est attaqué ! Ce sont effectivement de véritables rafales que l’on a cru entendre provenant de notre camp.
Un homme affolé fait irruption à ce moment là dans ma chambre :
Je m’empresse de savoir s’il y avait du monde à l’intérieur. Seules deux personnes étaient dans la chambre à une des extrémités et sont sorties à temps. Jute à côté se trouvait la cuisine avec six grosses bouteilles de gaz...
Quelques minutes plus tard, je vois arriver en pyjama le lieutenant-colonel Olive. L’adjoint du Chef de corps, était aussi un des personnages du régiment. Plutôt rondouillard, il avait l’accent prononcé de Marseille, sa ville d’origine et ce qui ne manque pas de sel, se prénommait Marius, comme on peut le vérifier dans le JMO.
Aussitôt arrivé, il prit les opérations en main, ce qui me soulageait. Mais nos valeureux pompiers n’intervinrent que 1/2 heure plus tard. La baraque était déjà par terre. Lorsque l’on voulut mettre en route la motopompe, dans le noir, ils prirent beaucoup de temps à trouver le démarreur... Au moment de la mise en route, la lance s’est brutalement retournée dans la direction du colonel en pyjama...
À 3 h tout était éteint. Bien entendu, le matin, je suis prié de faire une enquête et de rendre compte ! Notre camp était clôturé assez symboliquement et par conséquent pas vraiment étanche. Il y avait parfois des passages, mais seulement dans un sens. Les harkis n’avaient aucun intérêt dans la situation précaire qu’ils vivaient, à aller s’aventurer chez les « Diables Rouges ».
Leur seule motivation étant de partir très vite en Métropole, ils restaient très sages. Par contre les « Diables Rouges », je savais qu’ils s’aventuraient parfois de notre côté par des points de passages pas très compliqués à trouver. Ils y allaient « en invités ». Ce soir là, il y avait effectivement une petite réception, plus précisément une « brochettes-party ». Pour rester discrète, celle-ci eut lieu dans une baraque qui n’était occupée que dans une chambre à l’extrémité.
Et pour ne pas se faire remarquer, ils placèrent également leur « kanoun9 », à l’intérieur, sur le plancher même. Une fois la fête terminée, chacun est rentré chez soi, en abandonnant le « kanoun » [9] sur place, sans se rendre compte qu’il devait être encore brûlant !
Je ne me souviens plus s’il y eut des sanctions, mais l’adjoint du chef de corps en a tiré les conclusions nécessaires. Immédiatement, on reçut l’ordre, dans tout le camp, d’installer des caisses à sable, peintes en rouge, devant chaque bâtiment...
LES SOUTIENS AU SEIN DU 152e
Michel Massoulié a souligné le soutien sans faille du chef de corps de l’époque : le colonel Joana, qui a succédé au lieutenant-Colonel Chevillotte le 24 octobre 1962. Un autre officier du 152° a joué un rôle très actif au moment où il a été affecté comme Officier Renseignement au printemps 1963 : Le lieutenant Henri Bonnouvrier.
Antérieurement, celui-ci s’était distingué au combat et obtint la Légion d’honneur alors qu’il commandait la harka à cheval du 7e Tirailleurs dans les Aurès. Lui aussi a terminé sa carrière comme colonel.
LA « QUILLE » POUR LA 61/2-C !
Le 8 avril 1963, le général de Massignac, commandant la 32e Brigade, vient à Zéralda pour présider la revue de libération du contingent 61/2-C, dont je faisais partie.
Incorporé en novembre 1961 pour 28 mois, nous avons été le premier contingent à rester 18 mois sous les drapeaux !
En ce qui me concerne, je n’étais nullement pressé de partir... Mon dernier « job » m’avait passionné et je serais bien resté pour continuer cette mission de rapatriement des harkis !
Nous avons embarqué sur le « Ville de Marseille », tout un symbole, pour moi qui avais débuté cette aventure en novembre 1961 sur le « Ville d’Alger » !
À peine rentré dans ma famille, je suis allé jusqu’au camp de Rivesaltes, près de Perpignan, l’un des deux camps où nous dirigions les réfugiés. L’autre camp était à Saint-Maurice-l’Ardoise, dans la Drôme. Je souhaitais savoir ce qu’ils devenaient ! J’ai été surpris par la bonne organisation gérée par l’armée. Finalement, comme nous autres de l’autre côté de la Méditerranée, ils se sont donnés à fond dans cette mission, se rappelant notre responsabilité dans ce triste destin !
L’hébergement était ce qu’il pouvait être dans un camp militaire. Mais le but n’était pas de les y maintenir, en tout cas à ce moment là. Une antenne d’un ministère (du travail ?), était installée sur place.
Le début des années 60 était une période bénie pour trouver du travail ! Pour moi-même, ce sont deux entreprises qui m’ont ouvert leurs portes. Et cette situation concernait tout le monde : cadres, techniciens, personnel ouvrier.
C’est ainsi que le pays a pu absorber l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de « pieds noirs », mais aussi les réfugiés harkis ! Il leur était proposé un job en fonction de leur souhait. Ils étaient conduits jusqu’à la localité de leur choix. Si la proposition ne leur convenait pas, ils avaient la possibilité de revenir dans le camp où une deuxième offre leur était faite.
Il pouvait y en avoir une troisième et dernière. Après, puisqu’ils ne semblaient ne pas pouvoir s’adapter, ils restaient... Finalement ce sont ces gens dont on a entendu parler et qui ont été parqués dans des camps depuis, et ont été employés le plus souvent dans les forêts...
Mon père, chef d’entreprise, en a fait embaucher dans une entreprise de travaux publics. Durant plusieurs mois, ma mère prit à son service Zohra, la veuve d’un ancien harki. Elle ne s’habitua pas à cette vie et retourna dans le camp de Rivesaltes...
[1] Le 152e régiment d’infanterie de ligne (152’ RI) est une unité de l’armée française, créée sous la Révolution française. Il a été surnommé régiment des Diables Rouges par les Allemands au cours des combats du Vieil Armand (l’Hartmannswillerkopf) en 1915.
[2] Les sections administratives spécialisées (SAS) étaient chargées de l’assistance scolaire, sociale, médicale envers les populations rurales musulmanes.
[3] Moghaznis : supplétifs des SAS.
[4] Le 27e Régiment de Tirailleurs Algériens.
[5] Bataillon d’infanterie de marine.
[6] Aïn-El-Turk est située à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest d’Oran.
[7] Bousfer ou Aïn Boucefar est située à 20 km à l’ouest d’Oran.
[8] ORSA (officiers de réserve en situation d’activité).
[9] Kanoun : Poterie creuse, en terre cuite, utilisée comme un brasero, pour la cuisson des aliments au charbon de bois.
Jacques VOGELWEITH
dimanche 9 octobre 2016
http://www.miages-djebels.org/spip.php?article326
Rédigé le 17/12/2018 à 11:37 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Claire Benkimoun habitait dans la deuxième ville d'Algérie pendant la guerre d'Algérie. Elle raconte ce qu'elle a vu dans son quartier le 5 juillet 1962.
Signés les 18 mars 1962, les accords d'Evian consacrent le cessez-le-feu en Algérie. L'année 1962 aura été l'une des plus meurtrières de la guerre d'Algérie, tant les différents acteurs - Organisation armée secrète (OAS), Front de libération nationale (FLN) et services spéciaux - se seront livrés à une surenchère de violence. Dans ce contexte, les premiers jours du mois de juillet 1962 restent gravés dans la mémoire de ceux qui ont connu de près ou de loin la guerre d'Algérie et particulièrement le 5 juillet, qui a été marqué par des massacres à Oran.
Le 1er juillet a lieu en Algérie, qui était encore un département français, un référendum sur l'autodétermination. Le "Oui" l'emporte haut-la-main avec une quasi-unanimité : 99,72% des près de 6 millions de suffrages exprimés. Le 3 juillet, le général de Gaulle reconnaît l'indépendance de l'Algérie qui est officiellement proclamée le 5 juillet.
Ce jour-là, à Oran, où les différentes communautés ne se mêlaient plus, plusieurs manifestations sont organisées par le FLN pour célébrer l'événement. Dans la deuxième ville d'Algérie où l'OAS a été particulièrement active, des fortes tensions existaient entre le FLN de l'intérieur et celui de l'Armée de libération nationale (ALN), jusque-là cantonnée aux frontières, sans compter des rivalités entre le commandement FLN de la ville et celui de la région de l'Oranais.
L'armée française, elle, est enfermée dans ses casernes et n'en sortira que plusieurs heures après les massacres. Une force auxiliaire de police fraîchement constituée par le FLN est chargée du maintien de l'ordre.
Chaque camp a donné sa version des événements et de l'origine des tirs qui ont déclenché des exactions et des chasses à l'homme visant des Européens et des musulmans suspectés d'être hostiles à l'indépendance. Une bataille de chiffres persiste sur le nombre de victimes (morts et disparus), qui serait vraisemblablement de l'ordre de plusieurs centaines à un millier, selon les différentes sources.
Le témoignage que j'ai recueilli est celui de ma mère présente à Oran le 5 juillet 1962 qui rapporte, 50 ans après, ce à quoi elle a personnellement assisté. Voici son récit.
Paul Benkimoun
Je m'appelle Claire Benkimoun. J'ai 84 ans. J'habitais à Oran, au 23 boulevard Joffre [aujourd'hui boulevard Maata Mohamed El Habib. Il constituait la limite orientale du quartier juif], près de la Place d'Armes [place du 1er Novembre 1954] et de la mairie. J'étais à Oran le 5 juillet 1962 et je peux témoigner sur des faits qui se sont produits dans mon quartier et sous mes yeux.
Nous sommes une famille qui habitait Oran depuis de très nombreuses années avant la conquête de l'Algérie par la France. Je possède des papiers indiquant que le grand-père de mon mari avait demandé la nationalité française sous Napoléon III.
Au cours de la guerre d'Algérie, le frère aîné de mon mari, Simon Benkimoun, a été assassiné le 8 décembre 1961 par un tueur de l'OAS, qui n'a pas pu être identifié. Nous avons su par certaines personnes que quelqu'un qui habitait le quartier soupçonnait mon mari d'aider le FLN avec son frère Simon, alors que mon mari ne s'est jamais mêlé de politique de quelque côté que ce soit.
La situation était devenue plus difficile, avec de plus en plus d'attentats, d'assassinats… Nous avons vu tuer sous nos yeux aussi bien des musulmans que des Français, qui marchaient dans la rue. J'ai pensé qu'il était plus prudent que mes enfants soient à l'abri en métropole. Mes parents les ont emmenés à Paris le 8 février 1962. Je suis donc restée à Oran avec mon mari, qui était fonctionnaire aux impôts.
A partir de mars 1962, la plupart des résidents de l'immeuble où nous habitions, comme dans tout le quartier, avaient quitté Oran. Dans notre immeuble, sur onze logements, ne restaient plus que le gardien, un locataire et nous. Malgré les attentats, la vie semblait plus calme. Nous sortions avec des cousins encore présents à Oran, nous allions à la plage et nous n'avons jamais été inquiétés.
Le 1er juillet 1962 a été organisé un référendum sur l'indépendance de l'Algérie. Nous avons été voter rue Léoben [rue Houari Lakhdar]. Les bureaux de vote étaient situés dans les bains maures [hammam], l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. L'indépendance a été proclamée le 3 juillet.
Le 5 juillet, mon mari était allé travailler comme d'habitude. Vers 10 heures, j'ai entendu du bruit dans la rue. Je suis allée au balcon et j'ai vu un défilé de personnes qui fêtaient l'indépendance, qui chantaient, qui dansaient. Il y avait des enfants, des femmes. C'était la fête. J'avais l'impression d'être au carnaval de Rio.
Sur le balcon de l'immeuble mitoyen se tenait le fils d'une cousine, Paul Benichou. Nous plaisantions et je lui ai dit : "Paulo, en France, ils doivent se demander ce qui se passe et nous nous sommes tranquilles au balcon à regarder le défilé…" C'est là que j'ai regretté de ne pas avoir une pellicule dans la caméra pour filmer la manifestation et pouvoir la montrer.
Mon mari est rentré plus tôt que d'habitude et m'a dit : "Cet après-midi, nous avons congé." Il était passé à la poste centrale où nous avions une boîte postale car le courrier n'était plus distribué.
Nous avons continué à voir le défilé ensemble. Tout le boulevard Joffre était noir de monde. Ce boulevard conduisait directement à la Place d'Armes [où un rassemblement avait lieu pour hisser le drapeau de la nouvelle Algérie sur la mairie]. C'était l'itinéraire naturel venant de la partie musulmane de la ville qui était appelée le "Village nègre" [aujourd'hui " Ville nouvelle ", c'était le quartier d'Oran à majorité musulmane, situé au sud de la ville].
Léon Tabet, un de nos cousins qui vivait avec sa mère qui avait 98 ans, est passé nous voir, car leur courrier arrivait à notre boîte postale. Nous étions en train de parler lorsque nous avons entendu des coups de feu. Nous avons vite fermé les persiennes de la pièce où nous nous trouvions et c'est à travers elles que nous avons suivi ce qui se passait dans la rue.
C'était la débandade. Les femmes qui criaient, les hommes qui couraient, on tirait les enfants par la main. Il y en a même qui ont abandonné leurs chaussures. Les coups de feu sont partis des terrasses des immeubles avoisinants. Les immeubles du quartier n'avaient pas de toit mais des grandes terrasses, où il y avait des lavoirs.
Mon mari m'a dit : "Je vais aller chercher la radio dans la chambre pour écouter s'ils donnent des informations sur ce qui se passe." Cette pièce donnait elle aussi sur le boulevard. Au moment où il ressortait de la chambre, il y a eu une rafale de mitraillette qui a été tirée sur lui et il a eu juste le temps de s'abriter dans le couloir. Après coup, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait au moins quatre ou cinq impacts de balles sur toute la hauteur de la fenêtre. Les vitres et la crémone était cassée. Une balle est allée se ficher en bas dans le lit. Une autre est allée dans une autre chambre de l'autre côté du couloir. Une autre a ricoché sur le mur et a frappé l'armoire. C'étaient des trajectoires qui ne pouvaient provenir de tirs à partir de la rue, mais uniquement du toit de l'immeuble en face du nôtre. Toutes les personnes qui ont vu les impacts de balle nous ont confirmé ce point. Mon mari avait fait la seconde guerre mondiale et avait des connaissances sur les armes.
A travers les persiennes, nous avons vu une voiture cernée par la foule, qui a fait descendre l'homme qui la conduisait. Il était accompagné d'un enfant qui est resté dans la voiture. A ce moment un policier ou soldat de l'ALN [Armée de libération nationale] est arrivé en courant. Il a sorti son pistolet et a tenu en joue les manifestants. Il a fait remonter le monsieur dans sa voiture qui a pu repartir.
Notre gardien et sa femme, dont l'appartement donnait de l'autre côté, sur une petite rue parallèle au boulevard, nous ont proposé de nous mettre à l'abri chez eux. Notre gardien, qui était un Espagnol antifranquiste émigré en Algérie et membre du Parti socialiste, possédait un laissez-passer du FLN et un autre de l'OAS… Il nous a dit qu'avec lui, nous serions en sécurité. C'est lui qui nous a raconté que le gardien de l'immeuble d'en face, membre de l'OAS, lui avait demandé des renseignements sur mon mari et qu'il le suivait pendant un moment quand mon mari allait à son travail. Notre gardien lui a dit : "Cet homme ne se mêle pas de politique. Je réponds de lui." Nous n'avions pas de certitude, mais le tir qui visait mon mari est parti du toit de l'immeuble dont ce membre de l'OAS était le gardien…
Notre cousin Léon nous avait quittés pour rentrer chez lui et retrouver sa mère. Il était descendu dès les premiers coups de feu. Le soir, en se parlant avec des voisins d'un balcon à l'autre, j'ai été prévenue qu'il n'était pas rentré à son domicile. Le lendemain, il n'avait toujours pas donné signe de vie. La ville était partagée en deux secteurs, l'un où nous habitions qui était sous l'autorité de la police du FLN et l'autre à majorité européenne placé sous la protection des gardes mobiles français. Il paraît qu'il n'y avait plus qu'une centaine de policiers du FLN pour assurer la sécurité dans notre quartier.
Mon mari a continué d'aller travailler régulièrement. Les trois membres de notre famille qui vivaient dans l'autre secteur de la ville, n'ont pas voulu que je reste seule dans notre logement et nous sommes allés les rejoindre dès le 6 juillet dans leur appartement, car leur quartier semblait plus sûr. Tous les matins, cependant, mon mari m'accompagnait jusqu'à notre appartement du boulevard Joffre où je préparais notre futur déménagement.
Le lendemain de la disparition de notre cousin, nous nous sommes rendus, avec les autres membres de notre famille, au commissariat central pour essayer d'avoir des informations. Nous avons été très correctement reçus. D'ailleurs le commissaire que nous avons vu était déjà dans la police avant l'indépendance. Mais, il n'y avait aucune nouvelle de notre cousin Léon.
Nous nous sommes ensuite rendus au lycée Ardaillon, qui était occupé par l'ALN. Là, on nous a indiqué qu'on ferait des recherches. Nous avons appelé les hôpitaux sans plus de succès. Nous avons appris que des personnes avaient été assassinées, notamment boulevard Gallieni [boulevard de la Soummam], mais je n'avais rien vu de là où nous étions.
Nous avons su qu'un monsieur avait été tué dans un immeuble derrière chez nous. D'après ce qu'on nous a dit, il avait chez lui une tenue militaire et des gens ont pensé que c'était un militaire français alors qu'en fait c'était un homme déjà âgé qui avait son uniforme de la territoriale [les Unités territoriales étaient composées de réservistes français].
Petit à petit, nous avons eu des détails et avons appris qu'il y avait eu des gens tués, enlevés… Même si parfois, les rumeurs étaient fantaisistes. Ainsi, un rabbin était censé avoir été décapité et ses assaillants avoir joué au football avec sa tête sur la place d'Armes ! Ma mère l'a ensuite vu à Paris, tranquillement assis au Brébant, le café des Grands Boulevards où se retrouvaient les Oranais…
Nous sommes restés avec l'idée que notre cousin avait été enlevé et tué. Un samedi après-midi, un mois après le 5 juillet, alors que nous faisions la sieste, nous avons entendu un coup de sonnette tonitruant. J'ai voulu aller ouvrir mais, par précaution, le cousin chez qui nous étions n'a pas voulu que j'y aille. Il a ouvert la porte et nous avons découvert Léon Tabet, l'air triomphant, malgré sa chemise et son pantalon douteux. Il nous a raconté ce qui lui était arrivé.
Juste en sortant de notre immeuble, il a été pris à parti par des manifestants qui l'ont battu. Un policier algérien est arrivé. Il l'a dégagé et a vu qu'il était blessé. Il l'a fait conduire à un dispensaire que des religieuses tenaient au Village nègre. Il y est resté quelques jours. C'est pour cela que nos démarches auprès de l'hôpital dans les jours qui ont suivi le 5 juillet étaient restées vaines. Les religieuses se sont rendu compte que son état nécessitait des soins plus importants. Elles l'ont donc fait transporter à l'hôpital. Mais, à ce moment-là nous avions arrêté nos recherches.
A l'hôpital, les médecins ont constaté que Léon avait une fracture du bras et de la clavicule. Il a été opéré par un chirurgien algérien et il est resté hospitalisé pendant un mois jusqu'au moment où on lui a dit qu'il devait quitter l'hôpital. Il est donc parti comme il était, en pyjama. Un parent avait accompagné sa mère en métropole vers le 20 juillet. Il ne l'a donc pas trouvée en rentrant à leur domicile.
Il est allé dans l'immeuble où j'habitais, mais n'a trouvé personne. Il s'est rendu dans l'immeuble d'à côté où habitait ma grand-mère, qui était déjà partie mais où il connaissait des locataires. Là, une dame lui a appris que nous étions chez notre cousine. Elle lui a donné de l'argent pour qu'il aille chez le coiffeur, car il avait une barbe d'un mois, et lui a également donné une chemise et un pantalon, ceux avec lesquels nous l'avons retrouvé. Il a rencontré un ami de notre famille qui l'a accompagné jusqu'à nous.
Nous avons contacté le consulat français qui avait été tout récemment créé. Comme nous devions partir, nous ne voulions pas le laisser seul. Le consulat français l'a pris en charge et l'a rapatrié en métropole où il a été installé dans une maison de retraite de l'armée.
Avec la population musulmane, nos rapports étaient très corrects. Ma femme de ménage, qui était musulmane, avait cessé de venir car à deux ou trois reprises, elle avait été suivie par des petits jeunes du quartier qu'on voyait armés de grands couteaux. Elle est revenue, une fois l'indépendance proclamée. Cinquante ans après, j'ai enfin eu l'occasion de la revoir, car elle est venue à Paris et m'a rendu visite.
De même, j'ai continué à aller chez un marchand de légumes musulman. Je n'ai pas rencontré d'animosité. Dans mon quartier, le 5 juillet, j'ai vu des gens qui étaient venus pour fêter l'indépendance. Je suppose que s'ils avaient eu l'intention de venir pour tirer sur des gens, ils n'auraient pas emmené des enfants et des femmes. Pendant au moins deux heures, les manifestants ont défilé dans le calme et sans agressivité. Ils ne regardaient même pas les balcons. Je sais qu'il y avait un autre défilé au boulevard du 2e Zouave [boulevard Hamou Boutlélis] qui aboutissait à l'ancienne rue d'Arzew, qu'on appelait rue du Général Leclerc [rue Larbi Ben Mhidi], où commençait le quartier "français". Je ne sais pas ce qui s'y est passé.
Après l'indépendance, un collègue musulman de mon mari lui a proposé de rester en Algérie en lui indiquant qu'il pourrait avoir un poste important dans son service. Mon mari n'a pas donné suite. Il n'était pas question de rester alors que nos enfants étaient en métropole.
Beaucoup de collègues non musulmans de mon mari étaient partis en métropole et n'avaient pas repris leur poste. Mon mari était en congés d'été à partir du 15 août et nous avions prévu d'aller à Paris. C'est ce que nous avons fait, le 11 août 1962. Quand, une fois à Paris, nous avons raconté ce dont nous avions été les témoins, certaines personnes nous croyaient, d'autres avaient l'air de trouver que nous étions favorables au FLN. Nous avons pourtant uniquement décrit ce que nous avions vu.
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/07/05/oran-5-juillet-1962-temoignage-de-claire-benkimoun_1729851_3212.html
Rédigé le 17/12/2018 à 11:01 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
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