C’est un parcours heurté que celui de Mohamed Khaldi qui se distingue aussi par son originalité. Jeune enfant de Sidi Khaled, près de Biskra, il trimera entre son village natal et Alger, se contentant de petits métiers pour gagner sa vie. Il fut même berger et a failli être dévoré par une hyène. A 20 ans, au début des années quarante, doté d’un bon bagage en langue arabe, il part en France où il dégote un boulot à la base sous-marine de La Rochelle. C’est dans cette ville qui l’adopte qu’il se marie et dont il sera le responsable FLN pendant la lutte armée. Il sera un responsable sérieux.
Arrêté, il profite de ses années de prison pour s’affirmer en véritable leader, tout en apprenant la langue française. L’indépendance acquise, Messaoud, son compagnon de combat, part vers sa Kabylie, alors que Mohamed rejoint son douar, autrement dit La Rochelle. Penseur, il écrit des poèmes qui seront primés par le ministère de la Culture. Présentation de cet homme au charme discret. «Je m’appelle Mohamed et je porte le nom de Khaldi parce que je suis né à Sidi Khaled, département de Biskra. J’avais douze ans en 1930, l’année où l’administration française a décidé, après cent ans de colonisation, de recenser les habitants du Sud algérien.»
Ainsi commence le récit de ce sage de 96 ans, comprenant l’autre d’instinct et sachant qu’une pointe d’humour, accompagnée d’un sourire qui éclate jusque dans les yeux est la meilleure façon de se montrer sérieux et de convaincre son interlocuteur, note en préface son éditeur qui a accepté de réaliser son livre Pourquoi j’ai répondu oui au FLN (éditions Le Croit vif). Pendant la guerre d’indépendance, Mohamed était le responsable FLN du secteur de La Rochelle.
Dans son livre, il évoque une adolescence inquiète, un camp de travail à la base sous-marine de la Pallice, puis les trois temps forts de sa vie que sont la méditation, autrement dit la maturation de sa décision d’engagement, l’action autour de son rôle de chef de secteur de La Rochelle, et l’abattement qu’il ressent dans les différentes prisons dans lesquelles il se retrouve, enfin le renouveau qui le mène à son statut de vieux sage cultivant son jardin et parlant aux oiseaux…
De Sidi Khaled à la Rochelle
La lente prise de conscience du colonialisme s’élabore lorsqu’encore adolescent il quitte son oasis pour chercher du travail à Alger et dans la Mitidja des vignobles. Le 8 mai 1945, il se voit à la fois emporté par la joie de la libération et contraint de rester à La Rochelle. Rentrer en Algérie ? C’est impossible, question d’image et d’honneur personnel. Longtemps après, il apprendra que ce même jour de lourds massacres à Sétif, Guelma et Kherrata avaient symboliquement conclu la guerre européenne à laquelle les Algériens avaient participée, souvent aux premières lignes.
Cette réflexion mène Mohamed à décider de tout faire pour réussir, à commencer par l’apprentissage d’un vrai métier, la menuiserie et la langue française qu’il parlait alors mal. Deux ans après, il rencontre Marthe qui deviendra sa femme et qu’il épouse en 1947. En 1951, avec l’assentiment de Marthe, il part pour Alger : «J’avais renoncé au retour définitif en Algérie, mais j’avais toujours la nostalgie du pays. Je me suis retrouvé à Alger, impeccablement endimanché et une valise à la main, beaucoup mieux que lorsqu’on m’avait mis sur le bateau», écrit-il pudiquement dans ses mémoires. On sent dans cette seule phrase la condensation psychologique d’une vie entière. «Ici, je trouvais un monde triste, peureux, misérable qui craignait son ombre et s’inclinait devant le dernier des gueux européens. Je suis rentré en France avec un triste constat qui n’augurait rien de bon pour l’avenir et avec la certitude que la marmite n’allait pas tarder à exploser.»
Retour sur une enfance difficile mais vécue dans la quiétude et l’insouciance. «Dans les années 1930, les habitants de Sidi Khaled vivaient de leurs productions agricoles. Il y avait aussi quelques petits commerçants parmi eux. On était bien dans ce coin-là, même si on y vivait chichement dans le calme et la sérénité. Pas de colons vu qu’il n’y avait rien à gratter, ni radio, ni journaux, ni cinéma, ni gaz, ni électricité, donc pas de factures, pas de charbon, pas de docteur non plus, ni hôpital, ni pharmacie, et malgré cela on y était toujours content, toujours joyeux. Les esprits étaient en paix et les cerveaux perpétuellement en repos.»
épris de liberté et de justice
«Mon père avait une autre vocation en tête, raconte-t-il. Il voulait s’instruire et s’est vu obligé d’aller chercher l’instruction ailleurs qu’en Algérie. A l’âge de dix-neuf ans, il quitta sa ville natale pour une durée de vingt-sept ans. D’abord, il se déplacera à l’intérieur de l’Algérie puis il émigra en Egypte où il réussit ce qu’il voulait. Il n’est revenu qu’à l’âge de quarante-cinq ans, encore célibataire, et il s’est marié en 1918. Mon père était un homme de principes, rigoureux, pieux, mais ayant grandi, il m’était devenu insupportable.
L’envie de prendre le large commença à trotter dans ma petite cervelle, finalement je suis passé à l’acte à l’âge de seize ans. J’avais un oncle nomade, très riche, il possédait beaucoup de bétail et venait souvent en ville, car il avait aussi une grosse propriété. Le hasard voulut qu’au cours d’une de mes fugues, je le rencontre et qu’il me fasse une proposition que plus tard j’ai regretté d’avoir acceptée. Il me suggéra d’aller chez lui pour faire l’école à ses enfants et à ses bergers, car il voulait qu’ils sachent lire et écrire. C’était normal. Eh bien, j’ai accepté sans trop réfléchir. Trois jours plus tard, j’étais devenu nomade moi aussi.»
Mohamed raconte avec une émotion teintée de peur sa mésaventure lorsqu’il est allé chercher de l’eau aux sources distantes de plusieurs
kilomètres : «La corvée d’eau demandait beaucoup de temps et beaucoup de patience ; après ma mission et après quelques instants de somnolence, j’ai été réveillé en sursaut par les forts braiments des ânes et j’ai vu dans le noir tout près une silhouette de quadrupède avec des yeux rouges et scintillants comme des braises. Pris de panique, je n’ai pas pensé une seconde à fuir, mais sans trop savoir comment ni sans vraiment le vouloir, j’ai agrippé la queue de l’animal. Je n’ai dû mon salut qu’au passage providentiel de deux hommes armés qui ont neutralisé la bête. C’était une hyène.»
Cette aventure découragea Mohamed, qui prit le parti de gagner Alger, précisément à La Casbah où résidaient des parents. A cette époque, les maisons avaient les WC et les escaliers derrière les portes des douérate. «Jadis, à Alger, il y avait un quartier pour chaque communauté, originaire d’une même agglomération ou de la même province. Malgré mon état loqueteux et lamentable, je me rendais assez souvent au quartier des Khaldi pour y prendre des nouvelles de ma famille et aussi par intérêt, car il y avait toujours quelqu’un qui m’offrait quelque chose en l’honneur de mon père.
Jusqu’en 1956, je n’avais pas arrêté ma décision et mon épouse me laissait libre de mon choix. Un jour, j’ai été avec Marthe chez sa cousine où nous y avons trouvé une dame assez âgée. La cousine a fait les présentations en signalant à la dame que j’étais Algérien. La dame avait habité Alger pendant sa jeunesse où elle a travaillé à l’Institut Pasteur.» ‘‘Mais moi je n’étais pas d’accord avec ce qu’ils faisaient là-bas.’’ «Avec quoi vous n’étiez pas d’accord madame ? Racontez-moi.» ‘‘Je n’étais pas d’accord avec ce qu’on faisait aux petits Arabes. Lorsqu’on découvrait un nouveau vaccin contre une maladie quelconque, microbienne ou parasitaire, on allait chercher des enfants au cimetière d’El Kettar en leur disant que c’était pour leur donner un casse-croûte, mais en réalité c’était pour qu’ils servent de cobayes.’
’ «Cette histoire m’a ébranlé et révolté.» Deux auteurs français, Bernard et Lacroix écrivaient en 1908 : «Nous avons détruit les forces qui pouvaient nous résister mais aussi celles sur lesquelles nous pouvions nous appuyer. Nous avons fait passer sur l’Algérie une sorte de rouleau compresseur. Nous n’avons plus en face de nous qu’une poussière d’hommes sur laquelle nous sommes le plus souvent sans action». La réaction de Mohamed est sans équivoque : «Eh bien, ces hommes, qui n’étaient plus que poussière, avaient pourtant gardé la foi et n’avaient pas oublié le proverbe arabe qui dit : ‘‘Ce qui a été pris par la violence ne peut être repris que par la violence’’. J’ai vu comment les Français ont résisté aux Allemands et leur ont mené la vie dure. Comment ils se sont battus dans les villes, villages. Les Allemands appelaient alors ‘‘terroristes’’ ces résistants qui se battaient pour libérer leur patrie et recouvrer leur souveraineté. Tout compte fait, je commençais à être de cœur avec les révolutionnaires. Après avoir réfléchi à tout ça, c’était oui, oui à l’adhésion au FLN. J’ai fait part de ma décision à Marthe, elle m’a dévisagé un instant et m’a dit : ‘‘ Tu fais ce que tu veux’’.»
«non, je ne regrette rien»
«A ce moment de l’histoire, le territoire français avait été divisé par le FLN. Au début, on a voulu me confier La Rochelle, mais je n’ai pas pu accepter pour plusieurs raisons. Nous, les cadres de l’organisation politique avions le droit d’avoir une arme chez nous. Elle était prêtée par l’organisation et nous étions tenus de la rendre si elle nous la réclamait. Elle devait nous aider à nous protéger contre les membres du MNA ou ceux de la Main Rouge ou de l’OAS. En 1959, on m’a désigné comme régional adjoint, avec l’obligation de fournir à la fin de chaque mois, en même temps que la recette, trois rapports : organique, financier et politique. A la suite des découvertes de la baraque à Nantes, tous les responsables régionaux tombèrent les uns après les autres. Parmi les remplaçants, il y avait des incapables, le dernier que j’ai connu et qui m’a bien eu s’appelait Belkacem.
J’ai été arrêté en 1959, c’est d’ailleurs durant cette année que la police de Papon et les harkis ont été très actifs. Ils ont torturé et ils ont tué. En 1960, les prisonniers et les assignés à résidence ont dépassé le nombre de 29 000. A la fin de 1961, 313 condamnés attendaient dans les couloirs de la mort tant en France qu’en Algérie. Pendant que de Gaulle négociait avec le GPRA le sort de l’Algérie à Melun en juin 1960 on a continué à guillotiner : Mohamed Guelma dans la cour de la prison de la Santé le 27 juillet 1960 et Lakhlifi Abderahmane le 30 à Lyon. Les 19 nuits suivantes, je n’ai pas dormi deux heures de suite sans me lever et faire la navette entre le lit et la porte, craignant que ce ne soit mon tour, surtout quand le gardien s’approchait de la porte pour épier par le judas.»
En prison, Mohamed apprendra le français et parviendra même à écrire à Marthe. Après avoir été transféré dans d’autres prisons, Mohamed est libéré le 1er avril 1962. Mohamed a pris sa retraite à 65 ans, et à 96 ans il a réussi à apprivoiser la solitude depuis le mort, d’un cancer, de son épouse, il y a plus de vingt ans. «Pour être honnête, certains m’ont quand même été bénéfiques, car j’ai beaucoup appris d’eux, en particulier des plus petits que moi. A ce propos, je vais raconter mon expérience avec deux jeunes que j’ai gardés en mémoire : le premier je l’ai côtoyé, le deuxième je l’ai fabriqué moi-même.
Le premier donc, je l’ai connu quand il était dessinateur chez un patron qui s’appelait Stéphane. Je l’ai tout de suite trouvé très gentil et très réfléchi et, petit à petit, cette relation de camaraderie s’est transformée en amitié. J’ai très souvent invité ce garçon à partager mon repas et parfois on en profitait pour discuter politique. Il me donnait son avis, qui parfois correspondait au mien. Sur l’essentiel, nous étions d’accord. Ces échanges ont duré plusieurs années. Un jour qu’il était chez moi, il m’a déclaré qu’il voulait abandonner le dessin et reprendre ses études, mais il ne savait pas vraiment lesquelles…
Puis, il a ajouté qu’il tenterait bien la médecine et c’est ce qu’il a fait. Il s’est inscrit à la faculté de Montpellier. Il a abandonné ses études au déclenchement de la guerre d’Algérie. Après qu’il ait été envoyé hors de France par l’organisation, je l’avais presque oublié. Mais le hasard a voulu que nous nous rencontrions encore une fois. Moi, j’étais juste libéré et chômeur, mais lui était devenu ministre des Affaires étrangères. Il s’agit du défunt Mohamed Khemisti. J’ai appris que pendant ma captivité, il s’était rendu souvent à la maison pour demander de mes nouvelles. Le deuxième jeune Algérien, je l’ai remarqué quand il avait 18 ans. J’étais alors contremaître dans l’entreprise. Je l’ai embauché et il m’a donné satisfaction. Lorsque j’ai été appelé à adhérer au FLN, il l’a vite su mais n’en a rien dit.
Quand il a été appelé à faire son service militaire, il est venu me voir. Au bout de six mois, il était devenu sergent et devait être envoyé au casse-pipe en Algérie. Il est venu me voir, je lui ai dit qu’ à partir de ce moment il devait se considérer comme déserteur et qu’il ne faisait plus partie de l’armée française. Et je lui ai installé un matelas dans la cuisine, car mon logement était très exigu. Aux jeunes déserteurs comme lui, on donnait 150 francs et un sauf-conduit fourni par la fédération. Il a rejoint le Front.»
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