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L'ignoble prévarication
Si l'on refuse de reconnaître le mal que l'on a fait, on est coupable de prévarication.
C'est là une pensée bouddhique qui, à la lecture du livre Le 17 octobre des Algériens (*) de Marcel et Paulette Péju, me vient étrangement à l'esprit et qui milite pour «la libération personnelle»: elle est toute harmonie et tolérance, et elle proclame: «La violence n'est jamais vaincue par la violence, elle l'est par la non-violence», - si tant est que le sujet qui nous préoccupe ici évalue la «faute» des manifestants algériens dont «les cris éclatent alors: «Algérie algérienne! Libérez nos frères! Vive le FLN!». Ils se mêlent au bruit sourd des grenades lacrymogènes, au bruit sec des armes automatiques. C'est la seule réponse des manifestants aux policiers.» La pensée citée, s'inspirant d'une loi éternelle proposée par le prâtimoksha, une discipline morale bouddhique et rapportée aux tueries de deux cents manifestants patriotes algériens, ou plus - parmi «trente, quarante mille, brusquement sortis du sol, des Grands boulevards au Quartier latin, de la Concorde à l'Étoile» sans armes et aux abords de la Seine à Paris, le 17 octobre 1961 - se trouve complètement pénétrée de sa grave vérité.
Ces tueries ont été commises par des policiers puissamment armés aux ordres du Préfet de police Maurice Papon qui, dit-on, comme la brute, sans esprit, ne connaît que la loi de la force physique et la rage de l'idéologie raciste. Ce sentiment est parfaitement illustré par le juste ouvrage-témoignage intitulé Le 17 octobre des Algériens du couple de journalistes Marcel & Paulette Péju.
Il est suivi de La Triple occultation d'un massacre (*), un document très éclairant de l'historien Gilles Manceron sur le rôle de Papon dans la féroce répression des manifestations pacifiques des Algériens à Paris, et d'autant qu'il «était appuyé dans le gouvernement par ceux qui désapprouvaient les choix du général de Gaulle dans les négociations en cours pour l'indépendance de l'Algérie.»
Ce drame a longtemps été occulté. Manceron, qui a préfacé le témoignage des Péju, explique pourquoi aujourd'hui cette «publication est nécessaire»: d'une part, le texte n'avait pas pu être intégralement publié en son temps pour des raisons bien comprises et relatives à la stratégie politique des militants algériens; d'autre part, la crise politique du FLN, pourtant victorieux à l'été 1962, avait incité les auteurs à différer la publication de leur livre.
Cependant, l'actualité politique, qui exacerbe de façon récurrente inégalement et différemment les instances politiques nationales algériennes et françaises, soulève une multitude de questionnements, entre autres, au sujet d'événements historiques tragiques de la guerre d'Algérie (1954-1962) ayant causé un nombre de victimes civiles aussi élevé dans une manifestation politique pacifique en rue. La violence de la répression du 17 octobre 1961 est considérée par beaucoup d'historiens, affirme Gilles Maceron, comme une «énigme».
Grâce à la précieuse enquête des Péju (qui avaient également publié Ratonnades à Paris (éd. Maspéro, 1961) et à son propre travail d'analyse et de réflexion, La Triple occultation d'un massacre, «le 17 octobre des Algériens» affiche toute sa justification et, de plus en plus, tout son sens, laissant une horrible marque indélébile au fronton de l'histoire de la colonisation française et une magistrale leçon à méditer par toutes les générations éprises de paix, de liberté et de progrès.
En grand intellectuel français, Manceron s'est chargé, en se rapprochant des hommes de conscience Français, Algériens, libéraux et progressistes, et selon les explications même des Péju dans leur livre, de «faire éclater la mystification» du 17 octobre.
Respectant ce voeu, il publie intégralement, et augmentée de notes et de commentaires, l'enquête des coauteurs Péju qui ne sont plus hélas de ce monde. Le livre comprend donc une riche introduction, quatre chapitres (1 - La bataille de Paris. 2 - Le 17 octobre: pourquoi? comment? 3 - Ce soir-là... 4 - La manifestation des femmes [«Un millier de femmes algériennes et 595 enfants avaient été conduits dans des commissariats]) et cinq annexes: 1 - El Moudjahid: «La politique du crime». 2 - Fédération de France du FLN: «Appel au peuple français». 3 - Appel des intellectuels français du 18 octobre. 4 - L'opinion française dénonce. 5 - Des Algériens accusent. Dans le dernier paragraphe de l'introduction à leur livre, les Péju ont écrit ces lignes: «Bref, le 17 octobre apparaît, avec le recul comme un acte politique de première importance. Ce qui exige de mieux le comprendre. Comment a-t-il été conçu, décidé, organisé par la Fédération de France du FLN? Comment a-t-il été vécu par ses acteurs?»
Quant à Gilles Manceron, il s'évertue à compléter ce document par un autre document dont il est l'auteur: La Triple occultation d'un massacre. Il commence par cette flamboyante conviction: «Le silence qui a entouré le 17 octobre 1961 pendant près de trois décennies n'a rien d'énigmatique. Trois facteurs ont contribué à la «dissimulation du massacre»: la négation et la dénaturation immédiates des faits de la part de l'État français, prolongées par son désir de les cacher; la volonté de la gauche institutionnelle que la mémoire de la manifestation de Charonne contre l'OAS en février 1962 recouvre celle de ce drame; et le souhait des premiers gouvernants de l'Algérie indépendante qu'on ne parle plus d'une mobilisation organisée par des responsables du FLN qui étaient, pour la plupart, devenus des opposants. Trois désirs d'oubli ont convergé. Ils ont additionné leurs effets pour fabriquer ce long silence.» Il développe un grand nombre d'éléments (méthodes et témoignages) sur la répression à Paris.
Ces éléments de recherche sont classés et détaillés avec soin et chacun d'eux porte un titre fort révélateur de la progression vers le crime masqué commis par un système d'État barbare: Le «débarquement» d'Edmond Michelet, la nomination de Papon, la provocation de la décision du couvre-feu du 5 octobre pour les Algériens, l'entrée en scène du peuple algérien, mensonges et dissimulation du crime. «La mémoire» du 17 octobre est tronquée de plusieurs façons.
Gilles Manceron plaide pour une véritable reconnaissance de cet événement autant en France qu'en Algérie: ici et là, il faut ouvrir les archives, car l'événement dramatique du 17 octobre 1961 fait partie de l'histoire de la guerre d'Algérie 1954-1962.
Kaddour M'HAMSADJI
(*) Le 17 octobre des Algériens de Marcel & Paulette Péju, suivi de La Triple occultation d'un massacre par Gilles Manceron, Éditions Média-Plus, Constantine 2012, 199 pages.
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