Le 22 février 1952, Camus et Sartre sont réunis une dernière fois, salle Wagram, à Paris, pour protester ensemble contre la condamnation à mort de syndicalistes espagnols par le régime franquiste.
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Si, d'une certaine manière, le XXe siècle fut bien celui de Sartre, c'est que l'auteur de La nausée avait décidé qu'il en serait ainsi et qu'il ne s'est rien interdit pour parvenir à ses fins. Dans sa stratégie pour conquérir le pouvoir intellectuel en France et assurer sa domination, il ne recula devant rien. La fortune libéra Sartre de concurrences qui auraient été terribles : Nizan lui simplifia la vie en mourant au combat à Dunkerque en 1940, Politzer fit de même en résistant dès 1940 et en succombant sous les balles nazies au mont Valérien en 1942. Camus eut finalement le bon goût de disparaître dans un accident de voiture en 1960 et Merleau-Ponty de succomber à un infarctus l'année suivante. Quant à Raymond Aron, il comptait pour rien puisqu'il avait rejoint le camp de la droite. Un boulevard s'ouvrait alors pour l'impétrant...
Camus fut un adversaire philosophique terrible et Sartre a lâché les chiens contre lui. Sartre n'a rien compris à la politique : il n'a rien vu de la montée du nazisme, bien que vivant en Allemagne ; en 1933, il profite d'une offre faite par les fascistes italiens pour partir en vacances en compagnie de Beauvoir avec des billets à prix réduits ; il passe à côté de la Résistance ; il publie dans Comoedia, un journal collaborationniste, en 1941 et en 1944 ; il pistonne Beauvoir à Radio Vichy, où elle travaille, etc.
Revues clandestines
Pendant ce temps, Camus souhaite s'engager dans les troupes françaises dès 1939 - on le refuse à cause de sa tuberculose. À Oran, il donne des cours à des enfants juifs interdits de scolarité par le régime de Vichy. Il entre dans la Résistance, publie dans des revues clandestines, dirige un journal interdit, y écrit des articles. On comprend qu'après guerre ce trajet impeccable puisse gêner Sartre dans son entreprise de domination du champ intellectuel parisien - donc français.
La déconsidération du travail et des idées de Camus sera donc la règle. Sartre et les siens fournissent l'argumentaire : incapable de comprendre les philosophes, Camus serait un lecteur de seconde main, un penseur de la droite et de la bourgeoisie, le porteur d'eau des petits Blancs et des pieds-noirs. Dès lors, il devient un "philosophe pour classes terminales", selon l'expression de Jean-Jacques Brochier, un pamphlétaire plus spécialiste en gibier, chasse, tabac et vins de Bourgogne qu'en phénoménologie. Le même Brochier en fait un pétainiste (BHL lui emboîte le pas dans son Siècle de Sartre, pages 420-421) ou un disciple du contre-révolutionnaire catholique Joseph de Maistre !
Équations sartriennes
Ce qu'il est convenu d'appeler la guerre d'Algérie va fournir à Sartre et aux siens l'occasion de la déconsidération la plus brutale. L'homme des "Mains sales", qui est passé à côté de l'Histoire, entend bien, cette fois-ci, ne pas la manquer. Il suffit donc de reporter le schéma occupation/collaboration/résistance/libération/épuration sur les événements algériens pour devenir résistant à peu de frais. Les nazis occupaient la France ? Comme les Français occupent l'Algérie... Certains Français collaboraient avec l'ennemi ? Comme les Blancs collaborent avec le régime colonial. D'autres résistaient ? Comme les militants du FLN... Paris s'est trouvé un jour libéré de la tyrannie de l'occupant ? Comme Alger le sera de la tyrannie française... Dès lors, l'équation Français en Algérie égale nazis en France devient un concept opératoire à Saint-Germain-des-Prés. Sartre fut donc le Jean Moulin de l'Algérie ; Camus, son Brasillach. CQFD !
L'École normale supérieure habitue à négliger le réel au profit des idées, des concepts, des abstractions dont elle jouit sans retenue. Elle formate ses petits soldats à jongler avec les mots sans se soucier des effets concrets induits. L'armée française assimilée aux SS du national-socialisme, voilà qui permettait un bel effet sophistique et rhétorique - mais c'était une erreur morale en même temps qu'une faute historique. La légende était créée. Nous en sommes encore là.
Anticolonialisme
Personne n'a autant aimé l'Algérie qu'Albert Camus, dont c'était la terre natale. C'était aussi celle de sa famille depuis 1830. Il n'a jamais soutenu le régime colonial, il l'a même clairement attaqué à l'époque où Sartre ne sait même pas qu'il existe ! En 1935, à Alger, il entre au Parti communiste pour rester fidèle à son milieu, mais aussi parce qu'à l'époque le PC campe sur une ligne anticolonialiste, antifasciste et antimilitariste. Lorsque, pour des raisons stratégiques, le PCF change de ligne et remise l'anticolonialisme au nom de l'antifascisme, Camus, fidèle à ses idées, quitte un PC infidèle à sa ligne. Nous sommes en 1937.
Cette même année, il soutient la cause arabe en prenant fait et cause pour le projet Blum-Viollette issu du Front populaire. Ce projet propose aux populations musulmanes algériennes une égalité citoyenne avec les Français du continent. Camus défend ce projet et travaille à Alger républicain, un journal créé pour défendre ce combat. Il tient la rubrique judiciaire et rend compte de procès dans lesquels l'horreur colonialiste prend une place majeure : il prend sans cesse le parti des ouvriers, des travailleurs, des employés, des victimes du système colonial. Il critique ouvertement le Code de l'indigénat dans un texte intitulé Contre l'impérialisme, le 25 avril 1939.
Nihilisme européen
En même temps qu'il gagne sa vie comme journaliste, il crée le Théâtre du travail en 1936, puis le Théâtre de l'équipe : il y écrit avec ses amis Révolte dans les Asturies, une pièce célébrant la révolution libertaire espagnole et critiquant le régime franquiste. Il souhaite mettre à disposition du petit peuple algérois les grands textes du répertoire classique. Il dira plus tard avoir appris l'essentiel de ce qu'il sait sur les planches de ce théâtre - ainsi que sur l'herbe du terrain de foot algérois du RUA.
Lors de l'inauguration de la maison de la culture, il tient un discours qui donne à l'Algérie une place culturelle que personne ne lui a jamais donnée - et que personne ne lui a donnée depuis. Camus pense en effet qu'en matière d'histoire universelle l'Algérie peut fournir un remède au nihilisme de l'époque. En nietzschéen qu'il est, il souscrit au diagnostic posé par le philosophe allemand d'un nihilisme européen et il propose un remède algérien. Voilà sa première célébration de l'Algérie - elle est massive.
Goût de la mort
Il faut lire La culture indigène. La nouvelle culture méditerranéenne. Ce texte sert à une allocution, le 8 février 1937. Que dit Camus ? Que la grandeur de cette culture n'est plus à démontrer et qu'elle doit vivifier une Europe fatiguée. Camus prend soin de récuser un nationalisme du soleil tel que Maurras le défend. Il veut que le dionysisme algérien contrarie l'apollinisme européen : autrement dit, que le goût de la vie, de la nature, du soleil, de la mer, du plaisir à être qui caractérise la Méditerranée en général, et l'Algérie en particulier, abolisse le goût de la mort, la passion pour l'intellectualisme, le tropisme de la cérébralité chers aux Européens. Camus veut un Nietzsche solaire contre un Hegel nocturne, il sait que l'Algérie est la patrie de ce Nietzsche solaire. Noces à Tipasa constitue le manifeste de cette pensée hédoniste, solaire, nietzschéenne. "Tipasa" y apparaît comme un concept en même temps qu'un personnage conceptuel.
Camus propose une deuxième célébration de l'Algérie et met son pays à nouveau au centre d'une révolution politique possible. En 1939, il publie une série d'articles dans Alger républicain sous le titre "Misère de la Kabylie". Il dénonce la surpopulation, la misère, le froid, la faim, l'exploitation, la mortalité infantile, le chômage, les salaires misérables, la durée du travail, l'illettrisme, l'esclavage, le travail des enfants... Il écrit : ce régime "est un régime colonial" - il l'accable.
Célébrations
Camus ne se contente pas d'être négatif : il propose également une issue : "le douar-commune", autrement dit une formule du communalisme libertaire. Camus propose l'autogestion des Kabyles par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Le douar-commune est l'émanation de la volonté des gens du village qui éliront leurs représentants à la proportionnelle. Le président révocable sera élu par son conseil. Ces douars-communes devront se fédérer. Camus propose une solution proudhonienne qui réactive la coopération, la mutualisation, la fédération contre le pouvoir centralisateur hérité de 1793 - le modèle de Sartre. Ce qu'il veut ? "Une petite république fédérative inspirée des principes d'une démocratie vraiment profonde."
Camus défend la même idée lors des événements d'Algérie. Cette troisième célébration de l'Algérie récuse l'enfermement sartrien. Loin d'Alger, à Saint-Germain-des-Prés, Sartre pense les choses en termes binaires : les Blancs sont tous colons, exploiteurs, esclavagistes, fascistes, dominateurs ; les musulmans, tous colonisés, exploités, esclaves, martyrs, dominés. D'un côté, les bourreaux ; de l'autre, les victimes. Ici, les salauds ; là, les héros. Ne pas choisir le camp de l'un, c'est faire partie du camp de l'autre. Sur le papier, la chose est terrible ; dans les faits, cette fiction conceptuelle entraîne des massacres sans nom de part et d'autre.
"Condamnés à vivre ensemble"
Parce qu'il connaît l'Algérie et que son père, blanc, était ouvrier agricole et sa mère, blanche, femme de ménage, tous deux exploités par les colons richissimes, arrogants et suffisants, il sait que le problème est plus complexe que ne l'imagine un intellectuel dans son bureau parisien. Le colonialisme est à abattre, pas les Blancs parce qu'ils sont blancs. L'origine européenne n'a pas à être pensée comme un péché originel que les descendants devraient expier éternellement : Camus n'a pas choisi, voulu, décidé, contribué à la colonisation de l'Algérie. Et, la plupart du temps, les colons furent - le sait-on ? - des pauvres, des miséreux, des quarante-huitards exilés par le pouvoir parisien, des orphelins ou des mendiants récupérés par la police, qui remplissait les bateaux de ces émigrés qui n'avaient rien du conquérant tel qu'on le représente dans les romans...
Camus écrit : "Quatre-vingts pour cent des Français d'Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants" (Actuelles III. Chroniques algériennes, 1939-1958, OEuvres complètes, "Bibliothèque de la Pléiade", t. IV, p. 359). Mais, à Paris, dans les salons, on n'a que faire de l'Histoire, de la sociologie et de la vérité, on déclare de façon péremptoire que le Blanc essentialisé est l'ennemi à abattre et à égorger, comme y invite Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre.
Régime de citoyenneté
Camus reconnaît les torts des gouvernements français successifs : ce sont moins les Français comme tels que les gouvernements français qui, depuis des années, n'entendent pas les souffrances algériennes pourtant dénoncées par ses soins depuis vingt années qu'il publie dans la presse : la France est coupable d'avoir sabordé le projet Blum-Viollette ; la France est coupable d'avoir fait la sourde oreille aux cris de misère et de pauvreté venus d'Algérie ; la France est coupable de la répression de Sétif ; la France est coupable d'avoir censuré la presse sur ces massacres dans le Constantinois ; la France est coupable d'avoir profité économiquement de ces territoires d'outre-mer ; la France est coupable d'avoir entretenu un régime de citoyenneté à deux vitesses en Algérie ; la France est coupable de n'avoir pas investi dans des écoles dans les endroits les plus inaccessibles de l'Algérie ; la France est coupable d'avoir considéré comme des esclaves les ouvriers immigrés venus si souvent de Kabylie ; la France est coupable d'avoir fait fonctionner une justice de classe sur la terre algérienne ; la France est coupable d'avoir oublié que, à trois reprises en trente années, les Algériens ont combattu aux côtés des soldats de la métropole - 1914-1918, 1939-1945 et Indochine -, voilà pourquoi "une grande, une éclatante réparation doit être faite, selon moi, écrit-il, au peuple arabe. Mais par la France tout entière et non avec le sang des Français d'Algérie"(ibidem, p. 361). Dans L'Express du 21 octobre 1955, Camus parle du "juste procès, fait enfin chez nous à la politique de colonisation"(ibidem, p. 359). C'était clair...
L'Algérie, à cette époque, c'est 10 millions d'habitants : 9 millions d'Arabes musulmans, 1 million d'Européens. Mais c'est surtout une mosaïque de langues, de peuples, de nations, de religions : des Kabyles, des Mozabites, des Berbères, des Touareg, des Européens, des Grecs, des Turcs, des Espagnols, des Méditerranéens, des juifs, des chrétiens, des musulmans, des animistes, une trentaine de langues - voilà le cosmopolitisme de ce peuple n'ayant jamais fait nation. Camus conclut : "Nous sommes condamnés à vivre ensemble" (ibidem, p. 353). Dès lors, que faire ?
Pas d'indignations sélectives
D'abord, négativement, refuser toute solution violente. Contrairement à ce qui s'est écrit chez les sartriens, Camus n'a pas refusé de critiquer la torture pratiquée par l'armée française. Dans "Actuelles III", il écrit : "Celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d'un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d'innocents encore"(ibidem, p. 299). Pouvait-il être plus clair ? En face, Sartre et les siens critiquaient la torture, bien sûr, mais uniquement quand elle était pratiquée par la soldatesque du continent : l'égorgement, la mutilation, la torture pratiqués par le FLN n'étaient pas critiqués, mais célébrés, entretenus, présentés comme légitimes, justes, éthiques même puisque politiquement inscrits dans le sens de l'Histoire !
Au contraire de Sartre, Camus n'eut jamais d'indignations sélectives en célébrant les assassinats, les morts, les bombes, les camps, pourvu que cette négativité se répande au nom du marxisme. Sur la question algérienne, il a critiqué le massacre des Européens de Sétif et la terrible répression gaulliste des populations algériennes, il a récusé la torture pratiquée par les généraux français et la barbarie de la guérilla du FLN, il a renvoyé dos à dos l'usage de la gégène tricolore et la pose des bombes dans les cafés pour tuer des enfants et des innocents, il a condamné l'usage de l'arsenal militaire continental contre les civils et les égorgements de masse - à Melouza par exemple, un Oradour-sur-Glane où le Front de libération national a massacré plus de 300 personnes, soit tout un village coupable de sympathie pour un autre mouvement indépendantiste algérien, le Mouvement de libération national. En Algérie, la seule opposition entre FLN et MLN fera 10 000 morts, des musulmans bien sûr ; le terrorisme fera quant à lui 20 000 morts...
Positivité libertaire
Camus joue son rôle de philosophe qui est d'éviter les guerres, le sang versé, le terrorisme, la justification des victimes innocentes, le meurtre des enfants, des femmes et des vieillards - Sartre pensait quant à lui qu'on pouvait légitimer la mort des autres au nom de ses idées à partir de son bureau à Saint-Germain-des-Prés... Camus a oeuvré pour la paix, ouvertement en écrivant pour elle, en appelant à une trêve civile le 22 janvier 1956, en se rendant sur place, au mépris des risques encourus pour sa vie ; mais aussi secrètement, discrètement : le farouche opposant à la peine de mort qu'il est a défendu près de cent cinquante dossiers de militants du FLN (qui recouraient au terrorisme) pour leur éviter la peine de mort - un certain garde des Sceaux de l'époque refusait les grâces, il s'appelait François Mitterrand.
Mais on a oublié que Camus a également oeuvré positivement dans cette période de sa vie en proposant des solutions politiques très concrètes pour sortir de cette terrible épreuve. Il suffisait de le lire : Actuelles III rassemble tous les textes de cette positivité libertaire. À la sortie de la guerre, Camus, socialiste libertaire, souhaite la fin des nations, l'abolition des frontières, une fédération de pays en Europe, puis un parlement mondial, obtenu par des élections mondiales, susceptible de rendre possible un gouvernement mondial. Cette solution fédéraliste, c'est celle qu'il propose pour sortir de la guerre en Algérie. Camus écrit : "En Afrique du Nord comme en France, nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l'avenir ait encore un sens pour nous" (ibidem, p. 339).
"Ma mère avant la justice"
Et cette formule, c'est le fédéralisme de type proudhonien qui permet à chacun, quelle que soit son origine, sa religion, sa couleur de peau, sa langue, de vivre avec son voisin - et non contre lui... Camus donne les lignes de force de ce projet politique avec des détails sur les modalités de l'élection, le fonctionnement des chambres, la répartition des pouvoirs : elles constituaient un canevas à partir duquel, fidèle à son souhait de jeunesse, l'Algérie pourrait, fédérée avec la France, constituer d'autres fédérations. A partir de l'Algérie, par capillarité, via la métropole, puis le Maghreb et l'Afrique, puis l'Europe fédérée et fédérale, Camus boucle son projet politique : un monde sans frontières nationales et nationalistes, mais avec des contrats, des fédérations, des coopérations, des mutualisations - tout l'arsenal proudhonien...
De part et d'autre, les belligérants entretenaient la violence la plus déchaînée. Camus décida de se taire après avoir constaté que sa formule pacifique et antiautoritaire n'avait plus aucune chance de succès. On connaît l'histoire de l'étudiant qui, lors des manifestations afférentes au Prix Nobel, provoqua Camus en lui reprochant de ne rien faire pour l'Algérie - c'était mal connaître son trajet intellectuel depuis 1935... Il répond que son silence n'était pas renoncement, qu'il agit discrètement, mais n'a pas à le faire savoir, qu'il répugne à donner ce genre de détail, qu'il condamne le terrorisme aveugle déchaîné dans les rues d'Alger où vit sa mère qui emprunte tous les jours des trajets sur lesquels des bombes peuvent exploser. Puis il conclut : "Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice."
Se taire
Bien sûr, il fallait entendre qu'entre la justice révolutionnaire qui, sur le principe hégélien, réalise ici et maintenant l'injustice sous prétexte de précipiter l'avènement de la justice demain, et sa mère, qui pouvait faire les frais des délires dialectiques du FLN, il choisissait la justice qui n'a pas besoin de l'injustice pour se réaliser. Mais l'occasion était trop bonne de faire payer à cet homme au trajet impeccable ses succès, sa réussite, sa droiture. Beuve-Méry, le patron du journal Le Monde qui fut vichyste, s'écrie : "J'étais tout à fait certain que Camus dirait des conneries !"
Dès lors, Camus, qui a passé sa vie à combattre pour la justice va se faire détruire : pour la presse déchaînée, Camus serait insoucieux de la justice et tout à la défense des petits Blancs d'Algérie, une thèse que Beauvoir reprend dans "La force des choses", l'un de ses volumes de Mémoires, le lieu de fabrication par excellence de la légende sartrienne. Devant le tollé des lecteurs, le journal demande un entretien, un rectificatif. Camus refuse de manquer à sa parole : il avait dit qu'il se tairait sur ce sujet, il veut continuer à se taire.
Épilogue : l'Algérie fut indépendante, on le sait, en 1962. Dans la foulée, il y eut entre 100 000 et 150 000 harkis assassinés, torturés, massacrés, enterrés dans des fosses communes. Un million d'Européens ont dû tout abandonner pour découvrir un continent qu'ils ne connaissaient pas. La guerre a fait 300 000 morts. 20 000 civils européens et algériens ont été tués.
Modèle libertaire
Le jeune homme de Stockholm ayant agressé Camus a lu ses livres et a été subjugué par leur justesse. Il a souhaité le rencontrer : il ne put que porter des fleurs au cimetière de Lourmarin, où Camus avait été enterré début janvier 1960.
Qui aura le plus et le mieux aimé l'Algérie et les Algériens que Camus qui, dès les années 30, voulait faire de ce pays un modèle libertaire, solaire, dionysiaque, joyeux, pour une Europe qui en aurait été revivifiée et qui aurait, à son tour, porté haut les valeurs de la vie ? Camus pensait Alger comme une source de vie dans un monde nihiliste voué à la pulsion de mort : il souhaitait que la grande santé algérienne guérisse le vieux monde épuisé - mais c'est le vieux monde qui a épuisé l'Algérie. L'idée camusienne reste d'actualité : l'Algérie peut encore vouloir la vie dans un monde qui l'aime si peu. Tipasa peut encore donner des leçons. Qui sait ?
A. Camus à Tipaza.
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