Algérie: la révolution si loin, si proche
L’Algérie avait l’air d’être prête pour la révolution – mais le soufflé est retombé. Que s’est-il passé?
Une femme marche devant des posters de campagne d'Abdelaziz Bouteflika le 24 mars 2009. A
Quel est le problème de l’Algérie? L’année dernière, la fièvre du Printemps arabe s’est emparée d’un pays après l’autre. Des monarchies comme le Maroc ou la Jordanie ont réussi à diriger la colère populaire contre le gouvernement plutôt que le chef d’État; des États pétroliers comme le Qatar ou le Koweit ont acheté la paix sociale. Mais aucune république autocratique, aussi brutale soit-elle, n’a pu résister à la tempête—excepté l’Algérie. Il s’agit pourtant d’un pays où grèves et manifestations étaient monnaie courante bien avant 2011, où la presse se moquait ouvertement d’un dirigeant affaibli, où forces de sécurité et voyous pro-régime affrontaient les émeutiers au milieu des premiers frémissements du Printemps arabe. Il y a un an, on aurait pu parier que l’Algérie était le pays le plus susceptible de renverser son chef d’État. Il n’en a rien été. En fait, les manifestations ont tourné court. Pourquoi? Pourquoi ailleurs, et pas en Algérie?
L'Algérie, un pays non identifié
Très peu d’Américains visitent l’Algérie, ou l’étudient, ou y connaissent grand-chose. Vous ne saviez probablement pas, par exemple, que l’Algérie est le plus grand pays d’Afrique—plus grand même que le Soudan avant sa division, dont on estime que la taille est à peu près équivalente à celle de l’Europe occidentale. Certes, la plus grande partie est occupée par le désert du Sahara, mais avec 35 millions d’habitants l’Algérie est aussi la deuxième plus grande nation du monde arabe (derrière l’Égypte évidemment). Elle se classe à la quatrième place mondiale en termes de réserves de gaz naturel. Ses fonds souverains se montent à 150 milliards de dollars. Vous commencez à avoir un peu honte de ne pas en savoir plus sur l’Algérie?
Comme la Tunisie et le Maroc, l’Algérie était une colonie française. Mais la France dirigeait l’Algérie comme une extension d’outre-mer de la patrie, dont elle ne voulait, ou ne pouvait, se défaire. L’autorité française en Algérie s’acheva avec l’épouvantable guerre civile de 1954-1962, conflit dont les atrocités sont évoquées dans le célèbre film de Gilles Pontecorvo La bataille d’Alger. La guerre anticoloniale violenta la société algérienne et laissa dans son sillage un héritage de rhétorique et de pose révolutionnaires. L’Algérie devint une autocratie d’avant-garde—le Cuba du Maghreb. L’État s’y drapa dans l’étendard de la révolution.
La démocratie, en vain...
Une chose remarquable se produisit alors: Chadli Benjedid, un président installé par les dirigeants militaires de l’ombre, décida de tenter la démocratie. Après sa réélection en 1988, Benjedid promulgua une nouvelle constitution qu’il soumit à un referendum. Cette constitution éliminait toute référence au socialisme, levait les restrictions sur la liberté d’expression et légalisait les syndicats et les partis politiques. Comme le souligne un des rares experts américains de l’Algérie, John P. Entelis, dans le numéro actuel de The Journal of North African Studies, en quelques mois «le système politique algérien a été fondamentalement bouleversé pour passer d’un État autoritaire à parti unique à un état de droit multipartite et pluraliste.»
Au cours des deux années qui suivirent, l’Algérie se livra à un exercice de démocratie que le monde arabe n’avait encore jamais connu et qu’il n’a plus revu jusqu’à aujourd’hui. Le FIS, un parti islamiste, remporta un nombre énorme de sièges aux élections locales, et le vote ne fut pas annulé. Entelis explique que le FIS adhérait à une branche modérée de l’islam, comme les Frères musulmans égyptiens ou Ennahda en Tunisie (bien que pour certains, le FIS cherchait à discréditer l’État et saper la constitution). Mais en janvier 1992, évoquant la crainte d’une prise du pouvoir par les islamistes, l’armée annula les élections et renversa le régime. L’Occident, que l’islam politique effrayait également, n’émit que de faibles critiques. Le FIS représentait une menace réelle pour l’État algérien laïc; mais l’armée exploita cette peur pour imposer de nouveau son autorité sur l’État, tout comme l’armée turque le ferait l’année suivante à l’arrivée, par les urnes, d’un parti islamiste modéré au pouvoir.
La décennie noire
La Turquie bénéficia d’une deuxième chance avec l’élection du parti actuellement au pouvoir, l’AKP, en 2002; pas l’Algérie. L’échec du shéma libéral raviva les habitudes algériennes de polarisation révolutionnaire. L’armée chassa les élites du FIS et sa base; le parti vola en éclats, certains membres rejoignant l’État et les autres les rangs du terrorisme. Au cours des six années qui suivirent, les deux camps s’engagèrent dans un massacre mutuel qui fit quelque 200 000 victimes—le pire spasme de violence de toute l’histoire convulsive de l’Algérie. La guerre civile des années 1990 a traumatisé le peuple algérien bien plus profondément que la guerre de décolonisation française. Le soulèvement contre la France avait nourri une image de solidarité nationale; la guerre civile poussa activistes et réformateurs algériens les uns contre les autres, et mit en pièces la légitimité révolutionnaire de l’État.
Le président Abdelaziz Bouteflika, élu pour la première fois en 1999, mit un terme à la guerre. Il promut quelques réformes sociales modérées et toléra une liberté de la presse bien plus grande que celle qui prévalait en Tunisie, par exemple. Il fut reconduit lors d’élections relativement libres en 2004, et son action de modernisation de l’économie et de maîtrise du pouvoir des appareils sécuritaire et des renseignements est reconnue. Il permit aux islamistes, réconciliés avec l’État, d’opérer en plein jour et de se présenter aux élections. Cependant, parce qu’il continuait de consolider la puissance de sa fonction, emprisonnait ses opposants et sapait l’indépendance du parlement et du judiciaire, il en vint à être qualifié «d’autocrate libéral» dans le style de l’égyptien Hosni Moubarak. Et, soumis à un fort taux de chômage et à la hausse des prix, en 2011 les Algériens se sentaient aussi étrangers à l’État que les Égyptiens ou les Tunisiens. La principale différence était qu’ils exprimaient leur frustration plus ouvertement, par des grèves et des critiques publiques du régime, que Bouteflika, comme ses prédécesseurs, tolérait dans certaines limites.
L'étincelle prend mais...
Lorsque le Printemps arabe s’est déclenché en janvier dernier, affirme Entelis, les membres de l’opposition algérienne—activistes des droits de l’homme, islamistes, trotskistes—semblaient prêts à passer outre les profondes suspicions mutuelles qui les éloignaient depuis longtemps et qui avaient été exacerbées par la guerre civile. Il pensait, et les activistes algériens espéraient, que 2011 serait l’accomplissement de 1992. En janvier dernier, à l’époque des manifestations en Tunisie et en Égypte, des émeutes de protestation à Alger contre la hausse des prix de l’alimentation et le chômage firent cinq morts et 800 blessés parmi les manifestants. Des manifestations eurent lieu dans toutes les grandes villes du pays.
Bouteflika réagit avec force, mais fit également preuve d’un esprit de conciliation. En février, le régime leva l’état d’urgence imposé en 1992. En avril, Bouteflika annonça à la télévision des réformes constitutionnelles destinées à «consolider la démocratie», notamment une nouvelle loi électorale. En mai, le gouvernement déclara qu’il allait donner un coup de pouce aux subventions sur la farine, le lait, l’huile alimentaire et le sucre—en plus de l’augmentation de 34% des salaires des fonctionnaires annoncée un peu plus tôt. Il apparut que l’Algérie appartenait à une catégorie à part—plus souple que ses voisins comme la Libye ou l’Égypte, mais aussi assez riche pour, à l’instar de ses voisins du Golfe, apaiser la colère sociale à coups de subsides. Au lieu de prendre de l’ampleur, comme cela a été le cas ailleurs, les protestations en Algérie se sont tassées.
Le spectre de la guerre civile hante les Algériens
Les Algériens ne se souviennent que trop bien de leur passé. Des despotes comme le syrien Bachar al-Assad avaient averti que les manifestations allaient déchaîner l’extrémisme—avant de provoquer consciencieusement la réaction violente contre laquelle ils mettaient les peuples en garde. Mais en Algérie, le souvenir de désaccords politiques ayant dégénéré en lutte fratricide était encore bien trop récent. Une forme d’islam relativement modérée avait dégénéré en terrorisme; un vestige du FIS, qui avait fini par rejoindre al Qaeda au Maghreb islamique, demeure une menace pour l’État, aussi distante soit-elle. Par conséquent, si la tradition algérienne de manifester permettait un degré d’activisme interdit ailleurs, la crainte qu’un tel mouvement ne dégénère et que l’armée ne réagisse avec une brutalité meurtrière a fait office de garde-fou du mécontentement populaire.
Le régime de Bouteflika est engagé lui-même avec le pouvoir, nom donné par les Algériens à l’appareil de sécurité et de renseignements, dans une lutte pour la suprématie dont l’enjeu ultime est le contrôle des revenus du pétrole et du gaz algériens. Entelis avance que les forces réactionnaires du pouvoir ont récemment pris l’avantage. En outre, l’élite dirigeante algérienne semble plus éloignée que jamais du peuple qui s’agite. Profondément effrayé par l’effet domino du Printemps arabe, le régime s’est rangé aux côtés de Mouammar al-Kadhafi pendant la guerre civile libyenne et a été le dernier pays de la région à reconnaître le Conseil national de transition libyen, ébréchant d’autant plus ses références «révolutionnaires.» Les opposants laïcs et islamistes ont appelé Bouteflika à remplacer son Premier ministre actuel avant les élections législatives de mai prochain. Mais pour Entelis, il n’y aura aucun changement, ni évolutionniste, ni révolutionnaire. L’Algérie a tenté les deux, et les deux ont échoué.
L’histoire de l’Algérie nous met en garde contre la tentation de ranger les événements en catégories. Parce que les mêmes griefs ont donné naissance à des manifestations dans tout le monde arabe, et parce que ces manifestations ont revêtu des formes très similaires d’un pays à l’autre, nous estimons que les résultats seront également les mêmes à chaque fois. Cela ne sera pas le cas, car des histoires différentes ont façonné des cultures politiques distinctes dans chacun de ces pays. L’Algérie nous oblige aussi à reconnaître le poids du passé. L’histoire n’est pas le destin: si l’armée n’avait pas décidé d’intervenir, l’Algérie aurait très bien pu avancer à tâtons jusqu’à la démocratie. La Turquie a pris un chemin, l’Algérie un autre. Mais l’histoire façonne les attentes et les peurs, et conditionne les réactions aux nouveaux événements. Chacun d’entre nous, consciemment ou pas, transporte son passé en lui.
James Traub
Foreign Policy
Traduit par Bérengère Viennot
Les commentaires récents