L’OBS. Comment vous est venue l’idée de raconter avec autant de détails, et sous cette forme, cette tragédie unique dans l’histoire américaine ?
Mitchell Zuckoff. J’étais le reporter principal du « Boston Globe » sur le 11-Septembre. J’ai écrit l’article de tête et un certain nombre de papiers tout au long des mois suivants. Donc c’était pour moi une histoire proche, personnelle.
Vous étiez où, quand c’est arrivé ?
J’étais basé à Boston, d’où deux des avions sont partis, je ne suis arrivé à New York que quelque temps plus tard. J’avais des voisins, et un membre de notre rédaction, David Filipov, dont le père était dans le premier avion. L’histoire m’était donc proche. J’avais écrit un livre retraçant en détail l’attaque contre le consulat à Benghazi le 11 septembre 2012, et en parlant avec les gens, je me suis rendu compte que personne n’avait essayé de faire cela pour le 11-Septembre – de construire un récit unique de tous les événements, des quatre détournements d’avion, de tisser ensemble ce qui s’était passé dans les airs et au sol.
Vous avez d’abord pris tout ce qui était public, y compris le travail des autres journalistes, puis avez choisi un certain nombre de témoins à interviewer.
Exactement. Avec l’aide d’une assistante de recherche extraordinaire, Sarah Kess, j’ai mis environ un an à construire ma propre chronologie de l’événement, très élaborée. Parallèlement, j’ai constitué des dossiers sur environ 300 personnes qui, selon moi, pouvaient être représentatives des différentes expériences. Je savais que j’avais besoin de gens présents dans chaque avion. Que j’avais besoin de personnes à chaque destination, chaque point final.
Je voulais couvrir toutes les grandes catégories de personnes impliquées, et m’assurer d’avoir un échantillon représentatif de celles-ci. Ensuite, il a fallu parler aux gens et les convaincre d’être interviewés.
De la difficulté de contacter des survivants
Étaient-ils réticents, ou ont-ils eu envie de raconter leur histoire ?
J’ai eu les deux cas de figure. Certaines personnes étaient heureuses de me parler, elles étaient enthousiastes et ouvertes. D’autres, non. Elaine Duch, par exemple. C’est la survivante la plus gravement brûlée des tours jumelles, elle a été la dernière de ces victimes à quitter l’hôpital. Elle n’avait jamais raconté en détail son extraordinaire histoire. J’ai fait son siège pendant un an, comme elle n’aime pas les e-mails j’ai toujours dû lui envoyer des lettres ou l’appeler. Et elle n’a jamais refusé catégoriquement. C’est une personne adorable, elle était presque polie, je pense qu’elle espérait que je me lasserais.
Et puis un soir d’été, je suis assis dans mon jardin avec ma femme et je reçois un appel. C’est Elaine. Sa sœur jumelle, Janet, l’a convaincue : « Elaine, quelqu’un doit raconter ton histoire. » Elle a encore alors annulé quelques-uns de nos rendez-vous, mais dès qu’elle entrouvrait sa porte, je fonçais chez elle.
A l’inverse, dès que je l’ai contacté, Ron Clifford a dit banco.
Il a été l’un des plus touchés : il patientait dans le hall de l’hôtel Marriott à quelques mètres de la tour Nord, pour un entretien de boulot, quand le premier avion l’a percuté. En un instant, il s’est retrouvé secouriste. Mais il a aussi perdu sa sœur, Ruth, et sa nièce de 4 ans, Juliana, qui étaient dans le vol United Airlines 175.
Oui. Il traverse tellement de catégories qu’il en est une à lui seul. Quand je l’ai joint, il m’a tout de suite dit : « Oui. Si vous venez à Manhattan, je vous parlerai. » Je me suis donc précipité et nous avons passé la journée ensemble, puis avons eu de multiples conversations par la suite. Il est devenu un ami et l’est resté.
Le recul a-t-il été un avantage ? Ces officiels qui vous ont raconté leur histoire avec un luxe de détails auraient-ils seulement été autorisés à vous parler en 2002 ou 2004 ?
Non. Le temps a été un allié formidable pour moi, ce livre n’aurait pu être écrit en 2005 ni même en 2008.
L’histoire du vol United 93, qui s’est crashé dans un champ de Pennsylvanie après que les passagers ont assailli le cockpit où se trouvaient les terroristes, a été beaucoup racontée, y compris au cinéma, mais elle vous fascine toujours autant. Vous la retracez presque seconde par seconde…
Ces gens ne se connaissaient pas. A l’avant de l’avion, il y a un homme qui prétend avoir une bombe. Ce n’était probablement pas le cas, mais ils n’en sont pas sûrs et se disent qu’ils vont certainement tous mourir. En quelques minutes, ils se regroupent, échangent des informations et se soulèvent. Grâce à l’enregistreur de voix du cockpit et aux appels téléphoniques, 37 au total, nous savons qu’ils parlaient tous de ce qu’ils étaient en train de faire. Ils disent à leurs proches : « Nous nous levons. On se prépare à passer en première classe, quelques gars et moi. » C’est vraiment devenu un mouvement collectif d’inconnus dans un avion, un moment tout simplement extraordinaire.
Du banal à l’enfer
Quand on lit les nécrologies de victimes d’attentats, il y a une sorte de discontinuité entre leur vie et la façon tragique dont elles sont mortes. Dans votre livre, vous comblez cette rupture : vous revenez un jour ou deux en arrière, racontez les histoires banales de ces gens et ce, jusqu’à leur mort. La seconde d’avant, tout est si ennuyeux, banal, et puis en une seconde, ils tombent en enfer. Vous avez recherché cet effet, en écrivant ?
C’était tout à fait intentionnel car j’ai été sans cesse frappé, en parlant à leurs proches, par la banalité et la normalité des choses. Le 10 septembre, vous vous inquiétez des devoirs des enfants ou pensez à repeindre la salle de bain. Prenez Dave Tarantino : « Est-ce que je reste médecin dans la Navy, ou bien j’ouvre mon propre cabinet médical ? Comment apporter ce gâteau d’anniversaire à ma fille ? » Dans toutes les interviews, j’ai cherché ce genre de points d’attachement pour que le lecteur puisse s’identifier à ces personnes.
L’expérience du 11-Septembre ne nous est pas familière à titre personnel, en tout cas certainement pas à tout le monde. Je ne voulais pas simplement « jeter » ces protagonistes dans le 11-Septembre, montrer par exemple le capitaine de pompiers Jay Jonas combattre un incendie. Je veux voir Jay Jonas comme un homme ordinaire qui se demande s’il va décrocher la promotion dont il rêve…
… et qu’il l’obtient à la suite de son héroïsme. Mais cela n’a alors plus d’importance pour lui. Plus vous montrez la normalité de la vie d’avant, plus le moment de la tragédie est extraordinaire.
Exactement. Et ce qui est intéressant, c’est que certaines des personnes qui m’ont dit non, en fin de compte, l’ont fait parce qu’elles ne voulaient pas se replonger dans cet « avant ». Il y a un couple dont le membre survivant était vraiment adorable, mais il a finalement refusé de participer. Il était heureux de me faire revivre tous les événements de la matinée, ils les avaient digérés en quelque sorte, cela était devenu un récit rationnel. Mais quand j’ai voulu revenir en arrière et parler de la vie d’avant, il a dit non. Trop douloureux.
Si l’on voulait se faire l’avocat du diable, ne pourrait-on dire que but des terroristes étant de terroriser, plus vous montrez l’horreur du 11-Septembre, plus vous accomplissez leur objectif ?
C’est une question pertinente. Mais toute tentative de raconter une histoire qui n’est pas simplement le triomphe du bien sur le mal court ce risque. Et au final, parce qu’il n’y avait aucun livre capturant tous les événements de cette journée, je pense qu’il était plus important de l’écrire que de s’inquiéter de faire avancer les objectifs de ceux qui ont commis ces actes.
L’autre volet du livre est celui des défaillances humaines et systémiques multiples. La liste est incroyable, depuis les ratés de la CIA jusqu’au manque de coordination entre la FAA [Federal Aviation Administration, N.D.L.R.] et le NEADS [Northeast Air Defense Sector, ou contrôle aérien militaire du Nord-Est, N.D.L.R.], en passant par la guéguerre entre la police et les pompiers de New York, qui ne partagent pas la même fréquence radio.
Ma préférée, si je puis dire, est cette liste d’interdiction de vol de la FAA, qui compte en tout et pour tout 12 noms de suspects de terrorisme…
Et le Directeur de l’aviation civile ne sait même pas qu’il existe une autre liste de suspects, celle tenue par le Département d’Etat…
Il n’est même pas au courant de cette liste de 60 000 personnes, sur laquelle figurent deux des pirates de l’air ! Oh, bien sûr, pourquoi le Département d’État se donnerait-il la peine de parler à la FAA de ces 60 000 personnes ? Je plaisante, évidemment.
Multitude de manquements
Vous évoquez, par exemple, une pleine page de publicité publiée dans le « New York Times » le 2 mai 1968. Elle a été payée par un promoteur opposé au projet des tours jumelles, qu’il juge trop hautes et dangereuses pour le trafic aérien. Le photomontage montre un jet fonçant vers la tour Nord…
Ce n’est pas moi qui l’ai découverte : un article du « New York Times » mentionnait cette pub. Extraordinaire…
Il y a aussi, à l’été 2001, cette instruction de la FAA adressée aux responsables de la sécurité dans les aéroports, qui évoque explicitement les détournements suicides d’avions. Donc ce n’est pas comme si personne n’avait rien prévu…
Exactement. En écrivant le livre, certains récits autojustificatifs que le gouvernement a essayé de fixer dans nos esprits m’ont mis en colère. Cette tragédie n’était ni inattendue, ni inimaginable. Il y a eu de l’arrogance, une absence de planification et une multitude de manquements et d’échecs tout du long.
Il ne s’agit pas seulement du terrorisme international. Que pensez-vous, par exemple, de l’assaut contre le Capitole le 6 janvier dernier, qui a mis en évidence l’impréparation de la police, de la Garde nationale, de l’armée ? S’agit-il d’un manquement massif dans la capacité des pouvoirs publics américains à planifier, à agir ?
C’est tout cela et peut-être pire encore, s’il y a eu des ordres de mise en veille volontaire. Les événements du 6 janvier sont pour moi bouleversants, dans le contexte du 11-Septembre : nous ne savons pas exactement où se dirigeait le vol United 93, mais une cible très probable était la capitale, Washington. Et dans le cas du 6-Janvier, nous sommes en présence de terroristes domestiques qui atteignent cette capitale, ce que les quatre pirates de l’air du vol 93 n’ont pas réussi à faire.
Tout ce travail d’enquête et d’écriture a-t-il changé votre façon de voir ce qui s’est passé après le 11 septembre, notamment en Irak ou en Afghanistan ?
Plus que tout, il a renforcé mon point de vue. J’ai des sentiments très forts sur la guerre en Irak, sur l’arrogance et le gaspillage de cette aventure. Et que le 11-Septembre ait été utilisé pour justifier cela reste profondément troublant à mes yeux. Aussi, le fait d’avoir écrit ce livre et cherché à comprendre ce qui s’était réellement passé a renforcé ma conviction, en tant que journaliste, qu’il faut accueillir avec une dose de scepticisme tout ce que le gouvernement vous dit.
Sans établir de fausses équivalences, avez-vous jamais pensé à l’absence de détails qui entoure les frappes américaines ? A l’anonymat des victimes ? Ne pourrait-on pas avoir un Mitchell Zuckoff irakien écrivant un livre détaillé sur ce village où des civils et des enfants ont été bombardés ?
J’aime la façon dont vous formulez la question. En fait non, je n’avais jamais pensé à cela, à l’idée qu’un Irakien puisse écrire un tel livre. C’est intéressant, hier encore, j’ai eu une conversation avec mon agent à propos du film « La Chute du faucon noir » [réalisé par Ridley Scott, et relatant les combats de Mogadiscio, en 1993, au cours desquels dix-neuf militaires américains et plusieurs centaines de Somaliens trouvèrent la mort, N.D.L.R.]. Je lui disais que j’adore le livre et que j’ai beaucoup apprécié le film, mais qu’on pourrait faire le film inverse du point de vue des Somaliens. Je ne pense pas que l’on pourrait faire aujourd’hui ce film comme il l’a été fait à l’époque, en 2001.
Quand on entend aux infos que tel ou tel village a été bombardé par un drone et qu’il y a eu des victimes civiles, c’est abstrait. Ce n’est pas réel.
Je crois que nous commençons, nous autres journalistes américains – et cela aurait dû être fait depuis longtemps – à en prendre conscience. Quand vous voyez la façon dont le « New York Times » a couvert les derniers événements à Gaza, la quantité de reportages qu’ils ont consacré aux civils, il me semble qu’il y a du nouveau.
« Le jour où les anges ont pleuré : L’histoire vraie du 11 septembre », par Mitchell Zuckoff. Flammarion, 23,90 euros.
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