Mgr Henri Teissier a vécu sa Pâques mardi 1er décembre au petit matin. Un AVC l’ayant surpris la veille dans le petit appartement qu’il occupait depuis deux ans à Lyon, il a été accueilli au service de réanimation de l’hôpital Édouard Herriot.

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Le père Christian Delorme, ses nièces Isabelle et Caroline et son neveu Jacques l’ont veillé toute la nuit, récitant pour et avec lui la prière d’abandon qui lui était chère. « Nous imaginons la belle rencontre avec Frère Charles, le bienheureux et futur saint dont c’est la fête au Ciel aujourd’hui », écrit Mgr Paul Desfarges, l’actuel évêque d’Alger. « Clin d’œil du Ciel à notre Église d’Algérie qui doit tant au père Teissier dans son histoire, depuis la guerre de libération, l’indépendance du pays, la traversée des années noires, jusqu’aujourd’hui. »

Monument de l’histoire de l’Algérie et de son Église

Véritable monument de l’histoire de l’Algérie et de son Église, Mgr Henri Teissier avait dû se résoudre à quitter Alger, où il a habité jusqu’à l’automne 2018 et qu’il sillonnait sur les chapeaux de roue au volant de sa petite voiture, malgré l’escorte policière. Parce qu’il y était comme chez lui plus qu’en France, il ne parvenait plus, à 89 ans, à tenir le rythme. « Je ne peux pas rester alors que je n’arrive plus à me déplacer », soupirait-il pour expliquer ce départ. Sans arrêt, il était invité par des amis « pour un mariage, un enterrement ou une décoration », sollicité pour un évènement officiel...

Mais c’est bien à Alger qu’il a passé l’essentiel de sa vie depuis cet été 1951 où, grâce à l’entremise du père René Laurentin, il effectue un stage d’un an dans une usines de planchers préfabriqués et dans la paroisse de Hussein Dey. L’objectif est de vérifier la solidité de sa vocation. L’expérience est décisive : le curé est le père Jean Scotto, pied-noir et engagé aux côtés des Algériens. Une « Église d’ouverture », se souvenait-il. Il y fait la connaissance de Pierre Chaulet, un médecin qui s’engagera aux côtés du FLN, de Marie-Thérèse Brau, qui a fondé d’une trentaine de centres de formation pour jeunes handicapés et qui se repose aujourd’hui à Marseille... Des proches parmi les proches, unis par un même amour de l’Algérie et des Algériens.

Travailler pour l’humanité

Lors de son ordination en 1955, le jeune prêtre n’a qu’un souhait : retourner en Algérie. Il a commencé à apprendre l’arabe à l’Inalco en plus de ses études au séminaire, et part se perfectionner deux ans au Caire. En 1958, il arrive comme prêtre à Alger. Il est nommé à Belcourt où vivent environ 20 000 chrétiens. « Patronage, chorale, ACO, ACI, scouts, catéchisme... », il a jusqu’à 40 groupes à suivre. C’est la grande époque des petits frères et petites sœurs de Jésus, qui choisissent une vie pauvre, au milieu des Algériens, « et forment une communauté qui porte le peuple dans sa prière ». Un modèle de vie évangélique à ses yeux.

Il n’a jamais compris les critiques ou les moqueries venues de l’autre côté de la Méditerranée de ceux qui le jugeaient « trop mou ». « J’ai accompagné des catéchumènes vers le baptême et avec une grande joie. Mais n’avons-nous rien à faire avec les 99 % musulmans qui le resteront ? Le Royaume ne se construit pas seulement là où l’on “fait des baptisés” mais là où l’on travaille pour l’humanité », affirmait-il. Selon lui, et c’est ce qu’il a pleinement vécu dans son pays d’adoption - il a obtenu la nationalité algérienne en 1965 en même temps que le cardinal Léon-Etienne Duval -, « le message évangélique doit transformer les personnes et les sociétés ». Il se vit donc « aux champs, à l’hôpital comme à l’usine ». Et pendant ses quatre premières années en paroisse, résolument du côté du cardinal Duval.

Le choix de rester après l’indépendance

Après l’indépendance et le départ de la quasi-totalité de ses fidèles, Henri Teissier fait le choix de rester. Tout est à repenser et à reconstruire, avec les coopérants étrangers. Le cardinal lui confie la mission de fonder un Centre diocésain d’études de langues et de pastorale pour accompagner la découverte par les chrétiens de la culture algérienne. Avant son déménagement quelques années plus tard aux Glycines, le centre est installé à Kouba, au grand séminaire qui accueille une poignée d’étudiants dont... Guy Gilbert. « J’étais censé lui enseigner l’arabe mais en réalité, il courrait partout », s’amusait-il, au souvenir de ses 400 coups, qui lui vaudront finalement une expulsion en 1968.

C’est à cette période que naîtra, grâce à un manuscrit retrouvé chez un ami, l’une des grandes passions de sa vie : l’émir Abdelkader, à qui il a brièvement rêvé de consacrer une thèse en histoire (1). « L’Émir était concerné par la recherche d’un dialogue islamo-chrétien, et cela avait été écrit en 1849, c’est-à-dire un siècle avant que ce dialogue devienne un sujet général. C’est pour cela que je me suis intéressé à ce manuscrit », expliquait-il à longueur de colloques et d’interviews dans la presse algérienne. Fin 2018, il a été couronné du prix Abdelkader de la paix. En remettant le prix au père Raymond, curé de Mascara, le ministre de la culture a salué « son action en Algérie, contribuant à la compréhension entre les peuples et à l’amitié ».

De fait, Henri Teissier est à la fois un Algérien aux innombrables amitiés algériennes et un véritable pilier de sa petite Église. Nommé évêque d’Oran en 1972, il devient évêque coadjuteur d’Alger en 1980, puis succède au cardinal Duval comme archevêque d’Alger en 1988, cherchant toujours le moyen de se mettre au service d’un pays, qui, depuis son indépendance, ne cesse de se chercher une identité, un avenir politique, un projet commun... Avec une petite équipe, il venait juste d’achever de réunir des témoignages sur cette époque de bouillonnement et de questionnements. Le résultat - « L’Église et les chrétiens dans l’Algérie indépendante », préfacé par lui - vient de paraître aux éditions Kartala, écho lucide d’une quête passionnée et toujours inachevée (2).

Partager ce témoignage avec l’Église universelle

C’est à ce poste d’archevêque d’Alger qu’Henri Teissier est plongé dans la tourmente de la violence islamiste qui déchire le pays. C’est lui qui accompagne chacun des membres du diocèse dans son discernement : fallait-il partir comme le leur ordonnaient les autorités françaises, ou rester malgré les risques ? C’est lui aussi qui, à 18 reprises, est appelé après l’assassinat tragique d’un des siens durant cette décennie noire. A chaque fois, dans le chagrin et la peur, il prévient les familles, organiser les obsèques ou le rapatriement des corps. La 19ème fois, c’est l’assassinat de son ami et confrère Pierre Claverie, évêque d’Oran, qu’il apprend. Incroyablement meurtri, il tient bon.

En 2000, alors que la furie a pris fin et qu’un couvercle est en train d’être posé par les autorités algériennes sur cette immense tragédie, Mgr Henri Teissier est invité par Jean-Paul II à la célébration au Colisée pour « les martyrs du XXe siècle » : avec les familles des 19 martyrs d’Algérie, il lance l’idée folle et prophétique de leur béatification, soucieux de partager avec l’Église universelle leur témoignage de fidélité.

Fin connaisseur de la sensibilité algérienne, il sait mieux que quiconque le risque de cette mise en lumière : « Il n’est pas question pour nous d’opposer une violence qui nous a été faite à celle qui a frappé toute la société », répétait-il. « Si nous nous occupons de reconnaître le témoignage de vie des nôtres, c’est parce que nous en avons la responsabilité. Cela ne nie en rien la fidélité, le travail et le courage de tous ceux qui ont payé le même prix ». En parallèle, il se bat aussi pour que le monastère de Tibhirine reste un lieu de prière chrétienne - il accueille désormais une petite communauté du Chemin-Neuf.

Le résultat, le 8 décembre 2018, dépasse tous ses espoirs. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est l’Algérie, pays à la mémoire blessée, toujours tiraillé entre la tentation du repli et celle de l’ouverture, qui accueille la première béatification dans un pays très majoritairement musulman. La célébration a lieu là même où « ces hommes et ces femmes sont restés par fidélité avec un peuple et un pays », avec le soutien des autorités algériennes, les représentants des autorités civiles, des familles des martyrs et des quatre diocèses de l’Église catholique en Algérie, ainsi que de nombreux Algériens. Elle réunit dans un même hommage ces « milliers et milliers d’intellectuels, de journalistes, d’imams, de pères et de mères de famille », à qui une minute de silence a été dédiée en ouverture de la célébration. Pour cet homme au cœur de pasteur, et à la larme facile, la très belle célébration au sanctuaire de Santa-Cruz est un accomplissement, mais aussi une forme de guérison. Elle vient couronner une vie toute entière donnée à l’Église et à l’Algérie. Mgr Henri Teissier devrait être inhumé en Algérie, selon son vœu le plus cher et celui de ses nombreux amis algériens.

 

 

(1) L’Emir Abd el-Kader, témoin et visionnaire (collectif) Textes de Pierre Lory, Daniel Rivet, Mgr Henri Teissier, Michel Lagarde, Bruno Etienne et Cheikh Khaled Bentounès (Paris, Ibis Press, 2005)

(2) « L’Église et les chrétiens dans l’Algérie indépendante », J.R. Henry et A. Moussaoui, préface de Mgr Henri Teissier, Kartala, 2020, 

 

 

 

  • Anne-Bénédicte Hoffner, 

https://www.la-croix.com/Religion/Mort-Mgr-Henri-Teissier-archeveque-emerite-dAlger-2020-12-01-1201127575?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_content=20201201&utm_campaign=NEWSLETTER__CRX_JOUR_EDITO&PMID=0b2596e53cf1fcedfeeb8447e02fc279&_ope=eyJndWlkIjoiMGIyNTk2ZTUzY2YxZmNlZGZlZWI4NDQ3ZTAyZmMyNzkifQ==