Des documents préparatoires à la visite d’État de l’émir du Qatar en France, qui commence mardi, montrent les concessions accordées par l’Élysée pour s’attirer les bonnes grâces de l’émirat, sur fond de crise à Gaza.
Tapis rouge pour l’émir du Qatar. Emmanuel Macron accueille mardi et mercredi son homologue Tamim al-Thani pour une visite d’État, la plus élevée dans la classification protocolaire. C’est la première fois que l’émir a droit à un tel honneur depuis qu’il a succédé à son père, en 2013, à la tête du richissime émirat gazier, qui possède notamment en France le club de football Paris-Saint-Germain (PSG).
Les discussions seront dominées par la crise à Gaza, alors que des négociations internationales ont repris dimanche à Doha, en vue d’obtenir un cessez-le-feu, de nouvelles libérations d’otages israéliens détenus par le Hamas et une aide humanitaire pour la population palestinienne.
Le faste de cette visite d’État doit aussi symboliser le rééquilibrage de la diplomatie d’Emmanuel Macron en faveur du Qatar. Les dirigeants de l’émirat se plaignent depuis des années de la très grande proximité du président français avec ses rivaux du Golfe, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
Initié fin 2022 à l’occasion de la Coupe du monde de football au Qatar, ce réchauffement entre Paris et Doha s’est accéléré depuis le massacre de 1 200 Israéliens perpétré le 7 octobre par la branche armée du mouvement islamiste palestinien et la meurtrière opération militaire lancée en représailles par Israël à Gaza, où la population civile vit une crise humanitaire sans précédent.
Emmanuel Macron et le cheikh du Qatar Tamim bin Hamad Al-Thani à Paris, le 15 février 2023.
Critiqué pour son soutien financier et politique au Hamas, le Qatar a réussi un spectaculaire retour en grâce en s’imposant comme le principal médiateur de la crise, en négociant en novembre un premier cessez-le-feu et la libération de cent trois otages, dont trois Franco-Israéliens. Emmanuel Macron a d’ailleurs remercié l’émir à ce sujet lors de sa visite à Doha en décembre.
Le président français a besoin du Qatar. Et il est prêt à faire des concessions sur les sujets qui fâchent (atteintes aux droits humains, affaires de corruption), mais aussi à soigner les intérêts financiers de l’émirat en France. C’est ce que montrent des documents préparatoires à la visite de l’émir élaborés par le ministère des affaires étrangères, que Mediapart a consultés, et dont une grande partie du contenu a déjà été révélé par Blast. Interrogé sur ces documents, le ministère n’a pas répondu.
La libération des otages
Outre les efforts pour tenter d’obtenir un cessez-le-feu et une reprise de l’aide humanitaire à Gaza, l’Élysée a indiqué vendredi qu’Emmanuel Macron va évoquer avec Tamim al-Thani « la libération des otages, qui est évidemment une priorité » : le Hamas détient encore trois ressortissants français.
Le Qatar est également intervenu en faveur des neuf journalistes palestiniens de l’Agence France-Presse (AFP) bloqués dans la bande de Gaza. Phil Chetwynd, directeur de l’information de l’AFP, a indiqué à Mediapart que le Qatar, appuyé par la France, a obtenu, le 15 février, l’évacuation et le transfert à Doha d’une vingtaine de membres des familles de ces journalistes. « La France ne voulait pas inscrire les journalistes de l’AFP et leurs familles sur sa liste de personnes à évacuer, et a préféré les faire figurer sur celle du Qatar », glisse une source interne à l’agence.
Selon un document du Quai d’Orsay, le gouvernement espérait que les journalistes gazaouis de l’AFP seraient à leur tour exfiltrés avant l’arrivée de l’émir à Paris. Mais les négociateurs qataris se sont heurtés au refus catégorique d’Israël, qui accuse plusieurs photoreporteurs d’avoir couvert le début de l’attaque du Hamas, et donc d’avoir été informés en amont de l’opération. Trois des neuf reporteurs de l’AFP ont toutefois réussi à quitter Gaza par leurs propres moyens.
Dans une note préparatoire à la visite de l’émir, le ministère des affaires étrangères assume la collaboration avec le Qatar, malgré sa proximité avec le Hamas et la ligne éditoriale « très critique de la France » de la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera.
Ce document souligne que l’installation du bureau politique du Hamas à Doha « a été décidée en lien avec les Israéliens et les Américains », et que le soutien financier du Qatar aux autorités du Hamas à Gaza était effectué « à la demande et sous le contrôle des Israéliens ». D’autres éventuels versements directs au Hamas, en dehors de ces financements, « ne sont pas confirmés par nos services à ce jour », ajoute le Quai d’Orsay.
La résolution d’un autre sujet de discorde, moins connu, a contribué à apaiser les relations : le financement par le Qatar de lieux de culte en France, notamment liés à des proches de la confrérie islamiste des Frères musulmans. En décembre 2021, lors d’une visite à Doha, le coordinateur national du renseignement, Laurent Nuñez, avait demandé au Qatar de cesser de financer une quinzaine d’écoles, de mosquées et d’associations musulmanes françaises, jugées trop radicales.
À l’époque, le Qatar avait affirmé ne jamais avoir reçu cette liste, dénonçant une « pure invention de M. Nuñez ». Mais la note préparatoire du Quai d’Orsay confirme que l’initiative a bien eu lieu, et surtout qu’elle aurait porté ses fruits : « Le Qatar a confirmé en 2021 son engagement à s’abstenir de tout financement du culte musulman en France », et « aucun nouveau flux [financier] n’a été détecté » depuis.
Le patron du PSG choyé par l’Élysée malgré les affaires judiciaires
Aucun sujet polémique ne doit perturber la visite de l’émir. Dans une note datée du 20 février, révélée par Blast, le Quai d’Orsay en a dénombré treize, qualifiés d’« irritants ». Avec, pour chacun, les faits reprochés au Qatar et les éléments de langage à servir aux journalistes.
Le contraste entre les deux est saisissant, et montre que l’exécutif n’a aucune intention de faire pression sur l’émirat en matière de respect des droits humains.
Le Quai d’Orsay se montre très critique dans certains de ses diagnostics, soulignant que l’émirat a « rompu » son moratoire de fait sur la peine de mort en exécutant un condamné en 2020, que l’homosexualité est toujours « illégale » et passible de sept ans de prison, ou encore que, malgré des progrès, le droit civil qatari est toujours défavorable aux femmes.
Si jamais des questions sont posées sur ces sujets, les éléments de langage prévus se bornent à rappeler les positions françaises, et à inviter poliment l’émirat à faire des progrès. Sur les « droits des personnes LGBT+ », il est prévu par exemple de répondre que « la France est engagée, partout dans le monde y compris au Qatar, en faveur de la dépénalisation universelle de l’homosexualité ».
Le problème le plus explosif concerne les multiples affaires qui impliquent le Qatar, à Bruxelles, mais surtout en France, où la justice enquête sur les soupçons de corruption dans l’attribution de la Coupe du monde de football au Qatar, la corruption présumée d’un député et d’un journaliste de BFMTV, les barbouzeries du PSG, la possible faveur fiscale accordée au club par le ministre Gérald Darmanin, sans oublier l’enquête pour travail dissimulé qui vise le patron du PSG, Nasser al-Khelaïfi.
« Les mises en cause judiciaires et médiatiques visant de hautes personnalités qatariennes (notamment Nasser al-Khelaïfi, président du PSG et proche de l’émir, ayant rang de ministre) […] irritent l’émir et son premier cercle en ce qu’elles viennent écorner l’image de l’émirat », souligne la note préparatoire rédigée la semaine dernière par le Quai d’Orsay, ajoutant que « Nasser al-Khelaïfi pourrait faire partie de la délégation officielle lors de la visite d’État ».
En juillet dernier, le premier ministre qatari s’était fendu d’un courrier furibard à la ministre des affaires étrangères française, pour se plaindre de la rocambolesque perquisition subie au Bourget par Nasser al-Khelaïfi en descendant de son jet privé. Le Qatar avait alors fait pression sur les policiers, et tenté, en vain, de faire valoir l’immunité diplomatique du patron du PSG.
Il devrait être préservé d’une telle mésaventure pendant les deux jours qui viennent : selon une note du Quai d’Orsay, l’Élysée aurait accepté d’accorder l’immunité diplomatique à Nasser al-Khelaïfi durant la visite de l’émir, s’il fait partie, en tant que ministre, de la délégation officielle.
Si ce geste est problématique sur le plan des principes, il n’aura aucune conséquence sur les enquêtes judiciaires, puisque les policiers ont déjà perquisitionné le domicile de Nasser al-Khelaïfi puis le siège du PSG début février, comme l'a révélé Le Monde.
Contacté par Mediapart, le gouvernement du Qatar dément formellement avoir formulé une telle demande. L’Élysée et le ministère des affaires étrangères n’ont pas répondu.
Quoi qu’il en soit, l’Élysée a décidé, comme l’a révélé Le Parisien, d’honorer Nasser al-Khelaïfi : il doit accompagner Tamim al-Thani lors de certaines « séquences » de la visite d’État, et a été invité au dîner d’État offert ce soir à l’Élysée, en compagnie de l’attaquant vedette du PSG Kylian Mbappé. Aucune polémique ne viendra gâcher la fête : consigne a été donnée de ne faire aucun commentaire sur les « procédures judiciaires en cours ».
Parmi les sujets « irritants » listés par le Quai d’Orsay figure aussi le cas de Tayeb Benabderrahmane, un lobbyiste franco-algérien au cœur de plusieurs procédures judiciaires liées au Qatar et à Nasser al-Khelaïfi, qui a été condamné à mort par l’émirat en mai dernier.
Visiblement embarrassé, le Quai d’Orsay, pourtant informé par le Qatar de cette sentence prononcée contre un ressortissant français, a jusqu’à présent refusé de la critiquer et même d’en confirmer l’existence. Si jamais une question était posée à ce sujet pendant la visite de l’émir, il est prévu de répondre que « la France est opposée à la peine de mort en tous lieux et en toutes circonstances », sans mentionner spécifiquement le Qatar.
L’Élysée soigne les intérêts du Qatar en France
Lors de sa campagne présidentielle de 2017, le candidat Macron avait promis de « mettre fin aux accords qui favorisent en France le Qatar », et en particulier à la très favorable convention fiscale signée en 2008 par l’ancien président Nicolas Sarkozy. Il a manifestement changé d’avis : les exonérations accordées aux Qataris (notamment sur les plus-values immobilières) sont toujours en vigueur, alors que leur coût pour l’État a été estimé entre 150 et 200 millions d’euros par an.
Un avion de Qatar Airways sur le tarmac de l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle.
Une note préparatoire à la visite de l’émir révèle que ce statu quo est menacé par Bercy, qui souhaite renégocier les conventions avec le Qatar et d’autres pays du Golfe, jugées « trop défavorables à la France et/ou propices à la fraude ». Le ministère de l’économie ne veut rien « modifier radicalement », seulement « retoucher » les points les plus problématiques, notamment en taxant les dividendes versés aux investisseurs qataris par des sociétés françaises.
Pourtant, dans les éléments de langage destinés aux journalistes, le Quai d’Orsay se contente de souligner qu’il serait dangereux pour les intérêts français de dénoncer unilatéralement la convention, sans mentionner que Bercy veut la renégocier. Interrogé à ce sujet, l’Élysée n’a pas répondu.
La note préparatoire révèle qu’Emmanuel Macron aurait volé au secours de l’émirat sur un autre sujet.
Le Parlement devait se prononcer sur l’accord de libéralisation du transport aérien entre l’émirat et l’Union européenne. Mais le 16 janvier, l’Élysée a décidé à la dernière minute de « retirer le texte de l’ordre du jour du Sénat ». Selon la note du Quai d’Orsay, l’exécutif a eu peur que les sénateurs votent contre en raison des polémiques liées au Qatar : « affaires de corruption au sein des institutions européennes, rôle au Proche-Orient, droits de l’homme, etc. ».
Lorsque l’accord a été conclu en 2021 par la Commission européenne, les syndicats d’Air France ont dénoncé un texte « complètement déséquilibré, inepte, incohérent et destructeur [d’emplois en France] ». Qatar Airways gagne en effet un accès privilégié à 450 millions d’Européens, alors que le marché offert en échange par l’émirat est minuscule – seulement 3 millions d’habitants.
Le texte est actuellement appliqué à titre provisoire, en attendant que les États membres et le Parlement européen se prononcent. Mais en décembre 2022, le scandale de corruption du Qatargate éclate à Bruxelles. Le Parlement européen décide de geler l’examen de tous les textes liés à l’émirat.
Trois mois plus tard, le patron de la direction générale des transports de la Commission européenne est contraint de quitter son poste, après que Politico a révélé qu’il a bénéficié d’au moins six vols gratuits en classe affaires sur Qatar Airways pendant la négociation de l’accord sur la libéralisation du ciel.
La France choisit pourtant de faire approuver tout de suite le texte par le Parlement, en commençant par le Sénat. « Le Quai d’Orsay nous poussait un peu à dire oui, en disant que la tradition veut que les États membres se prononcent avant l’Europe », raconte à Mediapart le sénateur MoDem Alain Cazabonne, rapporteur du projet de loi. Mais après avoir mené des consultations, il s’inquiète des conséquences négatives du texte pour Air France et de la réalité des engagements pris par l’émirat en matière de droits sociaux et de concurrence équitable.
L’exécutif a finalement choisi de retirer le texte, avant son examen par la commission des affaires étrangères du Sénat. « J’avais l’intention de proposer que le Parlement attende les éclaircissements et la décision finale de l’Europe avant de se prononcer, comme l’ont déjà décidé l’Allemagne et les Pays-Bas, indique Alain Cazabonne. Je ne peux pas affirmer que la commission aurait voté contre le texte, mais c’est mon sentiment personnel suite aux échanges que j’ai pu avoir. »
Selon la note du Quai d’Orsay, l’Élysée veut revenir à la charge, d’une autre manière : afin de ne pas « stigmatiser spécifiquement le Qatar », il est prévu de fusionner dans un même projet de loi les accords aériens de l’UE avec le Qatar, l’Arménie et l’Ukraine, au lieu de les faire voter séparément.
L’émir récompensera-t-il Emmanuel Macron en ouvrant son carnet de chèques ? Dans ses notes préparatoires, le ministère des affaires étrangères était modérément optimiste.
Le plus gros dossier concerne un mégacontrat de véhicules blindés d’une valeur de plusieurs centaines de millions d’euros, pour lequel le groupe français Nexter est en lice avec son véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI) face à des concurrents allemand et turc. S’il est prévu qu’Emmanuel Macron évoque ce dossier avec l’émir, l’Élysée a indiqué : « nous n’attendons pas de signature de contrat définitif en matière d’équipements [militaires] » lors de la visite.
Parmi les contrats qui « pourraient être [...] signés », l’essentiel porte sur des promesses d’investissements du Qatar aux côtés de la banque publique d’investissement BPI France (300 millions à 1 milliard d’euros), et dans des fonds d’investissement privés.
La France espère aussi la signature d’un nouvel accord d’approvisionnement en gaz entre le géant français TotalEnergies, très présent dans le secteur au Qatar, et son partenaire local QatarEnergy.
Depuis la guerre en Ukraine, l’émirat, qui est l’un des plus gros exportateurs de gaz naturel liquéfié au monde, est devenu encore plus incontournable pour les pays occidentaux. Et tant pis si le Qatar est, selon la liste des dossiers « irritants » du Quai d’Orsay, « le pays qui a le taux d’émission de CO2 par habitant le plus élevé au monde ». Si des journalistes venaient à titiller l’exécutif à ce sujet pendant la visite, il est prévu de répondre que la France « encourage le Qatar à poursuivre son engagement » de réduire de 25 % ses émissions d’ici à 2030.
Yann Philippin et Yunnes Abzouz
27 février 2024 à 11h39
https://www.mediapart.fr/journal/international/270224/otages-gaza-affaires-judiciaires-et-business-les-dessous-de-la-visite-de-l-emir-du-qatar-paris
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