.
.
Rédigé le 12/01/2024 à 21:08 dans Israël, Racisme | Lien permanent | Commentaires (0)
.
Rédigé le 12/01/2024 à 20:29 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
J’entends le loup et le renard chanter…mais pas la belette. La France n’est plus du tout dans son assiette avec la déclinaison des noms de ses nouveaux dirigeants, elle a même très mal à la tête.
Le président qui s’était déjà autoproclamé homme providentiel vient de nommer l’ange Gabriel Attal : homme fatal… pour gouverner le pays le plus ingouvernable… qui n’a d’autre constante que des variables… Eh oui…On est toujours en quête de l’homme total, par delà le bien et le mal. Et là, mister president, c’est un choix radical, une idée plutôt qu’un idéal pour rendre la gouvernance un peu plus cruciale.
Je suis entrée au commissariat sans crier garde… du coup ils se sont tous mis debout… au garde à vous. Je me suis sentie perdue un peu, beaucoup… en garde à vue ! Je leur ai dit Salut. O hisse ! vive la police
.
.
Rédigé le 12/01/2024 à 19:48 dans France, Lejournal Depersonne | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 12/01/2024 à 16:53 dans Israël, Palestine, Paléstine, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Polyarchie, démocratie et parti unique ne sont pas exclusifs. Lorsque la compétition sociale s'ordonne en compétition de plusieurs hiérarchies que la société arbitre, on sera en situation démocratique. On dira que polyarchie et démocratie sont comme consubstantielles. Dans ce texte on soutiendra cependant que la hiérarchie centrale peut-être celle du travail ou du capital selon que capital et travail sont antinomiques ou pas. On soutiendra ensuite que dans les économies émergentes, le parti unique est un moyen approprié pour soustraire la compétition sociale à la domination l'oligarchie financière mondiale et créer un milieu favorable à l'accumulation du capital. Le parti unique initiant et protégeant le développement d'une polyarchie sans concentration de la propriété privée exclusive du capital matériel. Ce n'est pas l'accumulation du capital physique et sa concentration qui sont décisives dans l'accumulation, mais l'accumulation élargie à l'ensemble de la société du capital immatériel (social, organisationnel et humain). Une telle accumulation s'oppose à la prolétarisation que produisent l'accumulation et la concentration de la propriété privée du capital matériel. Elle suppose une transmission du capital immatériel dont l'agent ne peut pas être l'individu, mais des associations sociales, en premier lieu desquelles l'association familiale.
Joseph Needham, moi et les Autres
Voilà probablement plus de trente ans que j'avais entre les mains le livre de Joseph Needham, la tradition scientifique chinoise (1974), que je ne lirai pourtant pas. J'avais entendu parler du livre, mais ni le mot de tradition ni celui de scientifique ne suffirent pour me donner envie de le lire. Voilà que je m'intéresse à la médecine chinoise et que je le retrouve comme référence. Quelle ne fut pas ma surprise ! Dès les premières pages du livre, je me retrouvais dans l'esprit de Needham des années soixante-soixante-dix et constatais que celui des Occidentaux n'avait pas changé.
« Les problèmes de l'Europe ne seront jamais résolus tant qu'ils seront considérés d'un point de vue uniquement européen. Il est indispensable de voir l'Europe de l'extérieur, de voir l'histoire de l'Europe, les défaillances de l'Europe comme ses réussites, à travers les yeux de cette vaste partie de l'humanité, que forment les peuples d'Asie et d'Afrique. Il est nécessaire, dès maintenant, que des voix s'élèvent pour appeler les peuples d'Europe (et ce pays dans lequel l'Europe s'est répandue, l'Amérique du Nord), et cela d'urgence, pour qu'ils se dépouillent de tout orgueil culturel et intellectuel, orgueil chaque jour croissant et chaque jour plus intolérable, et qu'ils prennent conscience de cette communauté à laquelle appartiennent également Asiatiques et Africains. Dans la situation historique actuelle, il est bon qu'une de ces voix soit celle d'un homme de science. »[1]
Qu'il s'agisse pour l'Europe de se voir de l'extérieur pour moins avoir de problèmes avec lui, il faut aussi qu'elle cesse de considérer que ses problèmes sont ceux du monde. Son attitude actuelle semble montrer que cela n'arrivera que quand le monde le lui fera comprendre.
Et puis, ce propos d'une Chine qui serait pour le monde ce que fut la Grèce pour la Renaissance : « dans son livre Histoire de Tel Quel 1960-1982, Philippe Forest revient sur les égarements des admirateurs naïfs de la Chine, et des espérances formidables que le mouvement de Mao avait pu soulever auprès d'intellectuels de tous pays. À leur décharge, il cite la puissance de rêve que ce pays avait pu soulever : « Certes, avec d'autres, au nombre desquels de prestigieux savants comme Joseph Needham, les telqueliens crurent que la Chine serait à notre temps ce que la Grèce fut à la Renaissance : un continent ignoré surgirait qui bouleverserait de fond en comble le savoir et la pensée de l'Occident. Comment pourrait-on reprocher à quiconque d'avoir fait ce rêve ? » [2] Le rêve s'est-il transformé en cauchemar ? Le rêve bien européen et français d'une révolution et le cauchemar d'un partage du pouvoir d'achat mondial ? Car il s'agit bien du rêve français et occidental d'une révolution communiste qu'avaient partagé les communistes chinois alors qui est en cause. Mais déjà Needham, critique de l'occidentalocentrisme pressentais que le communisme chinois n'était peut être pas ce dont rêvais l'Occident : « la force dynamique du communisme, de son éthique et de sa sociologie s'est fondée sur l'instinct séculaire du confucianisme, pour façonner l'essentiel d'une doctrine qui inspire aujourd'hui et inspirera demain les fonctionnaires et les chefs du peuple. »[3]
Rappelons ici les stades que traverse une nation humiliée qui retrouve son honneur : elle commence par essayer de s'approprier la force du vainqueur et se coule dans la peau du vainqueur. Le communisme avait été alors le rempart contre l'impérialisme. Puis à l'intérieur du marxisme-léninisme dans lequel la culture chinoise s'est subrepticement introduite, elle imprègne l'emprunt occidental de sa philosophie sociale, jusqu'à en faire dans un troisième temps, un élément de sa culture par lequel elle peut dialoguer avec le monde.
Mais c'est après la lecture du chapitre l'aspect social et culturel de la troisième partie du livre de Joseph Needham, et j'en arrive à mon sujet, que je peux soutenir plus clairement la thèse selon laquelle c'est parce que le parti unique n'a pas accueilli les talents qu'il ne réussit pas à faire passer la société segmentaire sans classes à une société marchande sans classes sociales héréditaires où le fils de paysan ne restera pas nécessairement paysan. C'est pour cette raison qu'il n'a pas pu produire son idéologie et sa doctrine sociale au travers de son expérimentation politique, de l'unité de sa pratique et de sa théorie.
« Le système bureaucratique et féodal de la tradition chinoise s'est révélé être un ordre social des plus stables qui n'aient jamais existé. ... cet ordre a joué un rôle majeur en assurant à la culture chinoise une continuité telle que seule, parmi toutes les nations du monde, celle d'Israël a connut, et encore seulement partiellement. Mais cela signifiait, de même qu'en Inde, qu'il n'y eut pas de développement indigène du capitalisme. Le régime du mandarinat réussissait si bien qu'il empêchait les marchands d'accéder au pouvoir, cernait leurs guildes et les limitait au rôle d'amicales et de sociétés de bienfaisance, tuait dans l'œuf l'accumulation capitaliste, était toujours prêt à frapper d'impôts les entreprises minières jusqu'à les faire disparaitre, et comme ce fut le cas au quinzième siècle, après la mort de Zheng He, à briser tous les efforts des marins visant à l'expansion du commerce maritime ; et, finalement, ce qui n'est pas le moins significatif, pendant deux-mille ans, le régime écréma au bénéfice de son propre service tous les cerveaux de la société en faisant appel à tous les talents. Cette dernière mesure pourrait bien, à elle seule, servir d'explication séduisante, et démontrer pourquoi il fut possible au régime féodal occidental d'ouvrir les portes au capitalisme, tandis que la bureaucratie féodale poursuivait tranquillement sa voie. Le principe héréditaire de l'aristocratie n'a pas été fondé en vue de mettre les meilleurs talents au service du plus grand pouvoir, et dès que les intelligences les plus brillantes se trouvèrent dans le commerce ou chez les conseillers royaux plutôt que d'être court-circuitées dans la hiérarchie de l'Église, les jours de la féodalité occidentale furent comptés. En Chine, au contraire, le fait que les administrateurs des affaires de l'État étaient choisis parmi les hommes les plus intelligents de leur temps permit qu'il ne se produisît pas cette intense insatisfaction dans la population avec les descendants épuisés et incapables des maisons aristocratiques, dont le rôle dans la chute du régime féodal occidental dut être important. Il est donc nécessaire que les Occidentaux comprennent que, pour les Chinois, le capitalisme était essentiellement, intrinsèquement étranger, quelque chose que les Occidentaux imposèrent à la Chine, au moment où, pour quelques courts siècles, ils jouissaient d'une puissance militaire grâce au développement fortuit de la technologie moderne. »[4]
On peut ajouter avec J. Needham, il le fait quelque part ailleurs, que l'État occidental monarchique s'est appuyé sur la bourgeoisie contre l'aristocratie pour étendre son pouvoir au travers de sa bureaucratie. La bourgeoisie n'a fait qu'achever le travail de la monarchie en quête de puissance en renversant ou cantonnant celle-ci. Ce dont l'État chinois n'avait nul besoin : pas d'aristocratie héréditaire à cantonner, pas de bourgeoisie à promouvoir. Mais aussi que le communisme chinois avait quelque chose de particulier qui ne se révèlera pas tout de suite, l'idée communiste se désoccidentalisant peu à peu.
Le parti unique et la différenciation sociale
Avec un parti unique composé de l'élite sociale, l'État n'aurait pas de problèmes avec les associations puisque les élites en seraient issues, dès lors que l'objectif du parti unique est la construction d'une société sans classes. Étant entendu que l'élite est ce par quoi la société fait corps et que le principe du parti unique, parce que s'enracinant dans la tradition de la société, étant précisément de développer une société sans classes. Le parti unique recueillant l'élite sociale, s'opposant à la formation de classes distinctes se reproduisant sous le principe de la transmission héréditaire et se présentant comme le lieu de la fabrique de l'élite politique. Le parti unique serait l'association politique régulant la coopétition sociale aboutissant à une différenciation sociale qui ne soit pas une différenciation de classes. Il va sans dire que la pérennité d'un tel parti va résider dans la capacité de l'élite politique à favoriser une différenciation et une coopétition sociales à la hauteur de la compétition mondiale.
Le parti unique n'a de sens que dans une société où la division de classes n'est pas opérante, il suppose la doctrine d'une société sans classes. Il ne faut pas confondre, comme on tend très souvent à le sous-entendre sans l'admettre, la différenciation sociale et la différenciation de classes. Une société polyarchique à laquelle aboutit la différenciation sociale n'est pas nécessairement une société de classes. Pas d'oligarques, pas d'aristocraties ni financières ni politiques ni religieuses ni scientifiques dominantes à priori. Il suffit qu'il n'y ait pas transmission héréditaire de la position sociale. Toutes les sociétés spécifiques (militaire, religieuse du savoir et de l'avoir), toutes les hiérarchies sont l'une dans l'autre. Dans la compétition mondiale, dans la guerre hybride, aucune hiérarchie ne peut se suffire, chacune doit compléter l'autre. Les dissonances qui empêchent les hiérarchies d'entrer en résonance, quand elles ne sont pas amplifiées par la volonté de domination des puissances adverses, affaiblissent la capacité d'action de la société.
Dans le passé occidental, l'accumulation primitive et élargie du capital est associée à une transmission héréditaire du capital. Transmission héréditaire qui conduit à des phases de concentration du revenu entre les mains d'une classe qui décide ainsi seule de l'orientation de la production : des riches qui produisent pour des riches en étendant la production. Une telle transmission héréditaire n'est plus nécessaire avec le développement de l'actionnariat qui rend possible une séparation de la propriété de l'entreprise de l'entreprise elle-même. Une entreprise familiale compte alors plus sur sa capacité d'association que sur ses fonds propres. Le « fonds propre » d'une association familiale consistera plus en « capital social » qu'en capital argent. Plus besoin de concentrer le revenu pour créer une entreprise. L'investisseur est désormais distinct du producteur. Une base existe désormais pour une certaine démocratie économique. On fait désormais une différence entre investisseurs et producteurs. Les citoyens peuvent désormais voter avec leur argent étant donné sa distribution élargie. Un entrepreneur apparait alors davantage comme un mobilisateur d'énergie sociale. Et tout dépend de l'attente des investisseurs et de la capacité de l'entreprise à concilier son intérêt et celui des investisseurs.
Le pouvoir ou place sociale d'une association familiale ne dépend plus de ce qu'elle peut contraindre au travail, par ce qu'elle possède en exclusivité, par sa capacité différentielle à accumuler du pouvoir de contrainte, mais par son autorité, sa capacité de rayonnement social, par sa participation à la production d'un savoir-être collectif et de sa capacité à produire du savoir-faire et à le diffuser. Nous retrouvons ici la question centrale de la capacité d'association. La société de classes contraint l'association du travail au capital ; la société démocratique ne dissocie pas travail et capital, l'un est dans l'autre, se complétant l'un et l'autre, se substituant l'un à l'autre dans un fonctionnement alternatif adéquat à l'heure et au lieu.
Dans la réalité postcoloniale, le parti unique est la réponse des sociétés « monarchiques » au sens propre du mot et secondairement au sens de l'histoire européenne, autrement dit aux sociétés qui ne connaissent et reconnaissent qu'une seule hiérarchie. La plus simple des sociétés « monarchiques » serait celle dite patriarcale. Une autre postcoloniale serait celle de la dictature militaire.
Dans le monde occidental, la polyarchie européenne dérive de la division de classes entre guerriers et paysans qui fonde la « monarchie » guerrière, puis de la dyarchie du pouvoir temporel et spirituel au sein de la classe des guerriers. Donc d'une « monarchie » qui se divise en séculiers et religieux (princes séculiers, princes de l'Église). Lorsque la vie matérielle sortira des cadres des territoires et se développera dans les villes, une nouvelle alliance se fera jour entre les hiérarchies de l'argent et le monarque devenu chef de guerre. Les princes séculiers déclassés pourront se convertir en hiérarchie de l'argent pour une part. Le déclassement affectera les princes de l'Église plus hostiles à l'argent. Ces mêmes hiérarchies de l'argent se subdiviseront en hiérarchies du savoir et de l'avoir, comme s'est divisée la société guerrière. Il faut se rappeler qu'il faut pouvoir ne pas travailler pour étudier. Les études sont longtemps restées l'apanage des nobles sans héritage (dans l'Église), elles resteront celui des riches désargentés (dans la société marchande). La hiérarchie du savoir a été la fraction subordonnée, sous-traitante, de la hiérarchie de la guerre. Elle sera aussi la sous-traitante de la hiérarchie de l'argent dans la société marchande européenne.
Cela ne fut pas le cas dans la société chinoise et ne le sera pas, grâce à la prééminence du lettré et du paysan sur le militaire et le marchand dans le système de croyances chinois[5]. Le « monde chinois » est le monde du lettré et du paysan, dans lequel sont compris le guerrier et le marchand. C'est le monde réfléchi du paysan. Les guerriers n'y formeront pas une classe à part, le paysan y fera office. Le communisme en dehors de la Chine ne pouvait pas entrevoir que la paysannerie serait son fer-de-lance. Par opposition on dira que le « monde européen » est celui du guerrier et du marchand.
L'expérience du parti unique
Il ne faut pas associer le parti unique à une idéologie, car l'idéologie s'associe à une culture et le parti unique n'est pas propre non plus à une culture ou à un stade de développement économique et social. Il ne faut pas confondre une culture avec des constantes qui ne changeraient pas, il faut l'associer avec ce qui subsiste et est en constante évolution expérimentation. Comme disent les Chinois, ce qui ne change pas c'est le changement. Dans notre cas, l'idéologie est le produit d'une culture indigène et d'un air du temps, des dispositions d'une société faiblement différenciée et des principes du socialisme.
Dans le cas algérien, comme ce fut le cas des sociétés postcoloniales, cela a commencé par une dissociation de l'idéologique et du culturel. Elles ont commencé à affronter le monde qui les a colonisées avec ses propres idées. Dissociation qui au contraire du cas chinois s'est poursuivie dans la période postcoloniale après l'échec du socialisme scientifique, le culturel ne se réappropriant pas l'idéologique, la société ne se réappropriant pas sa pratique. L'expérimentation de la période postcoloniale n'a pas rétabli l'unité de la culture et de l'idéologie, de la pratique et de la théorie, de la pensée et de l'action. Nous sommes comme dans des errances idéologiques.
Nous avons refusé de nous battre avec la pensée de notre transformation. Nous n'en avions pas les forces parce que nous nous sommes trompés de tâche. On est toujours en mesure de penser ses pratiques. Ce que l'on peut faire ne se dissocie pas de ce que l'on peut penser. Mais nous avons voulu faire ce que nous ne pouvions pas faire, il ne devenait plus alors possible de penser que l'échec. Mais comment penser l'échec sans faire la différence entre ce que l'on peut et ce que l'on ne peut pas ? On aura beau mesurer les écarts entre ce que nous postulons et ce que nous réalisons, cela ne dira ni l'origine de ces écarts ni ce qui est fait et n'est pas postulé. Et à plus forte raison, établir un lien entre ces écarts et ce qui est fait et n'est pas postulé. Car voilà ce qui compte et révèle de nous-mêmes ce que nous ne voulons pas assumer, mais dont il faudra bien supporter les conséquences. Nous pouvons donc penser ce que nous faisons à condition de le vouloir et de prêter attention à tout ce que nous faisons.
Comme pour rester dans l'air du temps, le parti unique en Algérie a cédé la place à un pluripartisme, sans que les raisons d'une telle transformation n'aient été explicitées. On a ainsi refusé la mise à l'épreuve d'une culture, son affinement, en ne rendant pas compte de l'expérimentation sociale et politique qu'a été le parti unique. Nous nous sommes rangés derrière une « évidence » mondiale. C'est la faute au parti unique était-il dit, la solution c'est le multipartisme. Mais nous n'avions pensé ni le parti unique ni le multipartisme. Nous avons jeté le bébé avec l'eau du bain : les dispositions sociales qui nous avaient fait adopter le socialisme avec le socialisme scientifique importé. Même si tout le monde n'a pas été dupe d'une telle évidence, l'affinement de notre culture n'a pas été le choix retenu, nos pratiques n'ont pu donner lieu à une idéologie qui accorde nos valeurs et nos pratiques.
Il est vrai qu'avec le socialisme nous avons adopté la politique de la table rase. Il n'y avait pas de culture à affiner, mais des survivances dont il fallait se débarrasser. Le socialisme aux caractéristiques algériennes n'a jamais vraiment été pris au sérieux. Qui le discréditait et qui utilisait le terme par défaut. Après avoir refusé de confronter sérieusement ce que nous voulons et ce que nous obtenons, on a refusé de reconnaitre et d'apprendre de l'échec, on s'est empressé d'imputer l'échec à ce qui nous épargnait un examen de conscience. Nous ne nous sommes pas demandés que nous apporté le socialisme et de quoi nous a-t-il privé ? Nous n'avons pourtant pas adhéré au socialisme aveuglément, guidés par une main invisible pour en sortir de la même manière. Nous y sommes entrés avec quelque chose, mais l'enseignement de notre expérience n'a pas disjoint ce que nous lui avons prêté de ce qu'elle nous a rendu. Ce que l'expérience nous a rendu et qui a renforcé ou affaibli ce avec quoi nous y sommes entrés. Croit-on vraiment que l'on soit entré vierge dans l'expérience du parti unique ? Nous avons continué de faire confiance à l'air du temps comme pour nous oublier. Que pouvait-on lui opposer dira-t-on ? Mais peut-on vraiment s'oublier ? Oublie celui qui sait. Encore donc faut-il savoir de quoi nous tenons, à quoi obéissent nos conduites.
Le parti unique, les élites sociales et l'élite politique
Il faut associer dans les sociétés postcoloniales le parti unique à une société faiblement différenciée, une société « monarchique » ou une dictature militaire, comme le furent la plupart de ses sociétés à la sortie du colonialisme. Ce que nous voulons soutenir dans ce texte, c'est que le parti unique peut aussi être associé au projet d'une société différenciée, polyarchique, qui refuse le principe d'une transmission héréditaire du capital. Le parti unique favoriserait la protection du développement des différentes formes de capital, veillerait sur leur complémentarité et leur substituabilité, leur permettant d'alterner dans la prééminence. On assignerait ainsi au parti unique l'objectif de soustraire le développement des formes du capital à la dictature du capital financier, d'assigner à leur coopétition des objectifs particuliers. Ne seraient pas ainsi séparés les objectifs du développement et les moyens de les réaliser, ceux qui les fixent étant ceux qui les réalisent. Le plan et le marché, sans se nier l'un et l'autre, se complèteraient. Il fut un temps où les Occidentaux se demandaient pourquoi les Japonais obtenaient toujours plus qu'ils n'avaient prévu.
À la fin de la période coloniale, le parti unique s'impose comme une évidence, mais tel un choix par défaut. De toutes les offres disponibles, elle parait la moins contestable. Le socialisme était dans l'air du temps, il allait bien mieux à la société faiblement différenciée que ne pouvait aller le libéralisme. On a donc fait avec, mais en oubliant que c'est une société particulière qui fait faire aux principes du socialisme scientifique ce qu'ils font. La société était dans le socialisme, mais ne voulait pas regarder ce qu'elle faisait avec.
En Algérie, le parti unique a pris naissance dans la lutte de libération nationale. C'était un front qui regroupait diverses sensibilités dans la réalisation d'un objectif : l'indépendance politique. C'était un parti de l'indépendance qui s'imposa et se transforma avec l'expérience sociale et politique. Malgré cet héritage, la problématique du parti unique et du multipartisme s'imposa rapidement. L'indépendance acquise, on oublia le front commun, chacun voulut retrouver sa liberté pour conquérir le pouvoir politique qui était dans la doxa le prérequis de l'action politique. Cette obsession se substitua à un objectif concret qui aurait permis la construction d'un nouveau front, d'un nouveau parti celui de l'industrialisation. On enterra le front commun avec l'objectif de l'indépendance politique. On refusa d'impliquer la société pour définir comment pouvait être réalisé un tel objectif. La lutte entre les partis qui lui préexistaient s'est poursuivie en son sein et alentour. Ce qu'on n'a donc pas encouragé c'est l'esprit d'association en faveur d'un nouvel objectif stratégique. Il n'y a pas eu de débat sur les différentes manières de s'industrialiser et leurs chances de succès, on n'a pas expérimenté, on a exécuté. On a opté pour l'industrie industrialisante et on a oublié le sujet, qui fait quoi, ce que cela lui fait et fait faire[6]. Les associations s'effectuent selon des affinités entre individus, mais aussi entre associations. Et l'on s'associe pour un objectif commun. On va supposer ici que le défaut d'une vision commune quant aux challenges communs a empêché ces affinités entre associations de se produire. Les anciennes affinités n'ont pas été enrôlées ou transformées par de nouvelles affinités, elles ont continué à façonner les rapports sans être prises en compte.
Les circonstances accordent la prééminence à une société spécifique et sa hiérarchie (militaire, religieuse ou financière) étant donné le combat social exigé. Mais une telle prééminence ne sera dictée que par les circonstances, les tâches de l'heure. Le parti unique peut être considéré comme le lieu de la fabrication de l'élite politique par des élites sociales qui n'accorderaient une prééminence de principe à aucune une hiérarchie, tout en sachant que toute société spécifique et sa hiérarchie contient les autres. Que toute société spécifique ne peut se développer sans le concours des autres. L'idéologie qui exprime l'unité d'un combat est précisément ce qui réalise l'unité des différentes hiérarchies, l'unité étant entendue comme complémentarité et substituabilité des hiérarchies. La prééminence de l'une sur les autres sera dictée par le programme, les tâches fixées ou celles qui s'imposent. Une hiérarchie ne s'efface que parce qu'elle s'efface, est contenue, dans une autre manifeste. Une hiérarchie se développe en se différenciant d'une autre hiérarchie. Il n'y a ni pure société civile ni pure société militaire. Une société peut être tout à la fois civile et militaire. Rarement complètement, mais toujours dans une certaine mesure. Il suffit de considérer le travail indirect dans le travail direct de toute société spécifique. Il relève d'autres sociétés spécifiques. Une société militaire est puissante d'un armement idéologique et matériel qu'elle ne fabrique pas elle-même. La faiblesse idéologique d'une société la désarme. Chaque hiérarchie « arme » toutes les autres. La coopétition sociale n'est pas unidimensionnelle.
Prenons l'exemple de la société religieuse et celle du savoir profane : la société du savoir est la fille de la société religieuse, car plus fondamentalement le savoir ne fait que travailler des croyances. C'est la société religieuse qui a engendré en son sein la société du savoir. Mais en Occident, empêchée dans son développement naturel par son milieu de naissance, elle ira pousser dans un milieu plus propice à sa croissance, celui de la société marchande avec laquelle elle grandira. Et le lien ne sera pas rompu, la société du savoir emportera avec elle de la société religieuse. Elle croira avoir rompu avec elle, l'avoir oubliée. En réalité, elle se la rappellera quand commençant à s'étioler, elle reviendra à son origine. Le savoir ne fait qu'interroger des croyances et rappelons-nous, il n'y a de constant que le changement. Le savoir et les croyances ne sont que les deux pôles de l'expérience, ils se complètent et alternent dans la latence et la manifestation. Quand l'un est manifeste, l'autre est latent.
La faiblesse idéologique, dont nous avons fait mention tout à l'heure, résulte d'une non-complémentarité des croyances et du savoir, le savoir attaquant les croyances et les croyances le savoir. On peut parler des croyances du savant, de croyances qui s'origineraient comme dans la pratique scientifique, sur lesquelles travaillerait le scientifique. Mais en réalité ces croyances que le scientifique croit n'être portées que par sa pratique scientifique, peuvent en cacher d'autres qu'il n'éprouve pas et qui non activées sont entrées en latence. Elles pourront sortir de la latence lorsque les croyances qui ont été éprouvées auront perdu de leur fertilité. La fertilité des croyances se mesure dans la production de savoir et de pouvoir. On retrouvera alors ces croyances latentes, mais transformées par les croyances qui ont été éprouvées. Les croyances sont les hypothèses que nous faisons sur le monde, un monde qui ne nous est pas totalement donné. Elles changent comme changent les hypothèses du scientifique au cours de sa pratique, mais dans celle-ci il y a des hypothèses explicites et d'autres implicites. Les croyances selon la philosophie pragmatiste sont ce qui nous pousse à agir. Aussi peut-on les considérer comme des dispositions, des dispositions dont nous n'avons pas toujours la conscience.
Nous ne découvrons nos croyances profondes plus aisément que quand elles sont confrontées aux croyances profondes d'autres cultures. Pour découvrir, il faut un révélateur et ce révélateur est une autre culture. La photographie contrastera alors les hypothèses implicites qui guident les cheminements de la pensée de chaque culture. Ainsi la confrontation de la pensée chinoise et de la pensée occidentale révèle ce qui les départage et n'est plus pensé par chacune. Elle révèle les partis-pris de leur pensée qu'elles ne discutent pas[7]. Lors de la confrontation, ce sont les partis-pris par chaque culture qui se révèlent, qui s'affrontent ou s'entremêlent. Cette confrontation n'est pas aisée quand il s'agit de deux cultures monothéistes. Il faudra probablement comme passer par leur confrontation avec celle de la Chine pour les départager.
Le parti unique comme projet peut donc se décliner sur la base du refus de la division sociale fondamentale entre gens en armes et gens sans armes contrairement à la voie qui a été suivie par les sociétés guerrières d'Occident. Le développement d'une division du travail comme l'avait amorcé la lutte armée de libération nationale sans rompre son unité. Le parti unique peut alors être le parti d'une société polyarchique fonctionnant au consensus, le parti des élites sociales fabriquant l'élite politique.
Parti unique et multipartisme
Le multipartisme sanctionne l'existence de classes sociales, d'un pouvoir politique séparé du pouvoir économique qui vise à stabiliser des rapports de classes. L'alternance politique permet leur coexistence.
L'opposition entre parti unique et multipartisme n'est pas radicale. Leur objectif commun est de stabiliser la société polyarchique. La différence peut s'estomper, le parti unique être dans le multipartisme et le multipartisme dans le parti unique. On ne peut en vérité les séparer, mais seulement harmoniser ou antagoniser leur rapport (oligarchie).
Dans les sociétés démocratiques basées sur la proportionnalité de la représentation et le consensus, le parti unique est dans le multipartisme. Il manifeste son existence dans la politique de gouvernement. Le programme des partis en campagne ne sera pas nécessairement le programme du gouvernement, mais celui d'une coalition de partis. Il arrive aussi alors que l'alternance politique ne soit pas enfermée dans un duopole, mais dans l'alternance de coalitions changeantes. Il n'y aura pas d'unanimité, mais consensus. Dans les démocraties qui ne peuvent fonctionner au consensus et fonctionnent à la règle majoritaire, les compromis de classes s'appuient sur des rapports de force qui débordent le cadre politique et s'appuient sur la contrainte de la loi.
Accumulation et capital immatériel
Ce n'est pas la concentration du capital matériel qui est décisif dans l'accumulation du capital, mais l'accumulation du savoir-faire. C'est lui qui doit être transmis pour s'accumuler. L'accumulation du capital matériel peut être dissociée de sa concentration. Elle peut être concentrée et déconcentrée. La concentration du capital qu'exigent par exemple l'accumulation primitive du capital ou les grandes entreprises n'exige pas une concentration du capital aux mains d'une minorité[8]. La propriété du capital matériel peut être divisée, le capital physique peut de nouveau être associé par le capital financier. Il peut être la propriété de la société et non celle d'une classe. Les propriétaires du capital ne sont plus les dirigeants de l'entreprise, ils sont les propriétaires du travail indirect qui a rendu possible l'existence du travail direct des travailleurs de l'entreprise. Les dirigeants ne sont pas les propriétaires, ils font partie de la classe des travailleurs qui sont en mesure de mobiliser du travail direct et indirect. Un capital est constitué par une multitude d'actionnaires. Une concentration de la propriété n'est pas nécessaire à l'existence d'une épargne et d'un investissement importants, il dépend de la propension de la société à consommer et épargner. Il n'est pas nécessaire de diviser la société en classes, en une minorité d'épargnants et une majorité de simples consommateurs. Une répartition relativement égale du capital est même une condition de la démocratie économique, seule solution aux problèmes actuels de la production et de la répartition mondiales. Ce qui sépare alors le travailleur de l'entrepreneur et de l'actionnaire, ce qui oppose leurs intérêts, peut être réduit. Le capital financier de la société de classes est de nature rentière, les inactifs commandent aux actifs desquels ils sacrifient les intérêts pour préserver les leurs. L'intérêt ne partage pas les risques des profits et des salaires. Il trône au-dessus d'eux.
Les associations familiales accumuleraient alors, mais pas du capital physique. La compétition sociale n'a pas pour but la concentration du capital matériel, mais la croissance du capital social et du capital humain. Elles accumulent du capital immatériel, du savoir-faire et de la confiance sociale qui leur attirent l'épargne et le travail des autres associations. Les règles de l'héritage et la fiscalité réglant la répartition de la propriété du capital matériel. Répétons-le, sans association familiale pas d'accumulation, car pas de transmission. Dans la société de classes, seule la classe qui accumule justifie encore l'existence de l'association familiale. L'idéologie socialiste et communiste occidentale n'a finalement traduit que la mentalité du salarié : améliorer la reproduction de la force de travail. Elle a opposé la mentalité du bourgeois à celle du prolétaire. Prolétaire qui n'allait pas devenir bourgeois et bourgeois qui allait disparaitre, mais qu'allaient-ils donc devenir ? Le socialisme d'inspiration occidentale a en fait largement participé à la prolétarisation des populations mondiales. Il a constitué une antichambre du capitalisme dominé.
Dans la quatrième de page du livre de Peter Sloterdijk. Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique[9], on peut lire : « Notre société est incapable d'assurer et d'assumer la transmission du savoir et de l'expérience depuis qu'elle a fait de la rupture le moteur de la modernité. Refuser tout héritage, faire table rase du passé, mépriser les modèles et les filiations, rompre systématiquement avec le père : ce geste « moderne », qui nous englue dans le présent, mène aux pires catastrophes, humaines, politiques, économiques. Contre le culte de l'ici et maintenant, et pour sortir du malaise dans notre civilisation occidentale, Peter Sloterdijk propose une relecture vertigineuse de notre histoire et nous exhorte à nous réinscrire dans la durée. Telle est la leçon de ce livre, sans nul doute un essai magistral sur l'art de maitriser sa liberté. »
Pour que le travailleur de rien devienne tout (promesse de l'internationale communiste) ou partie du tout, il faut qu'il puisse accumuler du capital, du savoir. Il faut qu'il se déprolétarise. Il faut que les autres travailleurs, les entrepreneurs, les actionnaires dépendent de lui autant qu'il dépend d'eux. Ce qui suppose une relation entre le capital et le travail qui ne soit pas la relation antinomique de la société de classes du fait de la monopolisation de la propriété par une classe sociale. Tout capital est travail et tout travail est capital. Tout travail est énergie et savoir-faire. Tout capital est savoir-faire objectivé. C'est la propriété privée exclusive qui sépare travail et capital. Une démonopolisation de la propriété matérielle redonnerait donc au travail et au capital leur unité dynamique, l'un complétant l'autre, l'un se convertissant dans l'autre. Il y a un processus qui objectivise et subjectivise le travail.
Hiérarchies du travail ou du capital ?
Cela étant donné, il faut accepter une certaine hiérarchie du travail, des capitaux : l'entreprise d'abord, le travail ensuite et finalement la finance. Le travail de direction d'entreprise n'étant considéré lui-même que le sommet de la hiérarchie du travail, cette hiérarchie pouvant être considérée comme la hiérarchie sociale centrale à laquelle peuvent se réduire toutes les autres hiérarchies. Travail et capital se distinguent sans se dissocier, sans s'abstraire totalement l'un de l'autre. Ensuite cela implique un rapport complémentaire des actifs aux inactifs qui ne soit pas de domination. Dans la société de classes la complémentarité des actifs et des inactifs est légalement établie par un rapport de domination. Dans ladite société des individus, la domination des inactifs sur les actifs garantit leur complémentarité. Elle s'apparente aux dominations de la classe des non-producteurs sur celle des producteurs, des hommes sur les femmes. La complémentarité est assurée par la domination. Dans la société sans classes antagonistes la complémentarité est assurée par la mutuelle substitution du travail en capital et non par la seule substitution du capital au travail.
Dans ladite société des individus, l'égalitarisme est un faux ami, il conduit à la prolétarisation. La fin de la domination met fin à la complémentarité, la fin de la complémentarité met fin à l'association. Pour que le travailleur ne soit plus prolétaire, il faut qu'il partage avec les autres travailleurs, actifs et inactifs, le capital ; que capital et travail ne soient pas antonymiques. Il faut qu'il ait quelque chose à transmettre. Quand l'association familiale n'a rien à transmettre, que les parents ne sont plus à la charge des enfants, son coût devient insupportable dès lors qu'elle ne rapporte rien à ses parties. Lorsque le travail de l'association familiale constitue une exploitation du travail de quelques-uns, profite à l'accumulation d'une partie d'entre elle et que le travail domestique constitue une exploitation du travail féminin, la prolétarisation a déjà un pied dans l'association familiale. La différenciation sociale de classes est enclenchée, mais ne pourra se développer que si la domination réussit à maintenir la complémentarité. Ce qui n'est pas évident dans la société postcoloniale au capital dominé.
Pour autant, on ne peut éviter ou refuser une certaine concentration du capital social et du capital humain, ce qui importe c'est qu'elle ne soit pas séparée d'une certaine déconcentration. Le mouvement de concentration et celui de dispersion et diffusion doivent se compléter et alterner dans le mouvement d'ensemble de régulation du capital.
La tâche de la société sans classes serait d'assurer une complémentarité des différentes formes de capital qui ne soit pas de domination. La société ne doit pas avoir besoin de la domination pour assurer la complémentarité des actifs et des inactifs, des hommes et des femmes, des humains et des non humains.
C'est ainsi que peuvent être mis au centre du jeu les actifs, les travailleurs à la place des rentiers. L'euthanasie des rentiers chère à J. M. Keynes peut ainsi être réalisée : il n'y aurait plus de purs rentiers, mais des travailleurs du fait de leur travail direct et indirect, passé et présent, percevant des revenus et se soutenant mutuellement. Pas d'intérêt qui s'élève et des salaires et des profits qui stagnent ou baissent. Pas d'intérêt sans profit et salaire décents. Pas d'opposition fondamentale entre actionnaires et travailleurs. L'intérêt devient la participation au profit du travail indirect, passé et présent, de l'actif et de l'inactif. Il représente l'investissement de la société dans une activité particulière, la récompense de l'effort social accordé à une activité, la volonté couronnée de succès de la société dans le monde marchand à accorder une place directrice à un investissement. Des travailleurs et producteurs actionnaires ont investi dans telle activité, non plus pour l'argent seulement, mais pour tout ce que cela rapporte comme bien-être et harmonie, comme externalité positive dirait les économistes et contre tout ce qui en disconviendrait (externalités négatives, sociales ou naturelles). L'intérêt n'exprime plus le rapport de domination des inactifs sur les actifs, ne les oppose plus en tant qu'individus séparés, aux intérêts distincts. Il exprime leur rapport de coopération dans la production de bienêtre collectif.
Le politique : l'essence du combat social.
À partir du processus de militarisation de la société occasionnée par la guerre anticoloniale, le processus de démilitarisation postcolonial a adopté la séparation du civil et du militaire conformément au modèle westphalien de construction par le haut de la société et cela contrairement au modèle mis en œuvre par le combat anticolonial[10]. Dans la lutte de libération nationale, le politique était dans le militaire et le militaire dans le politique. Le militaire postcolonial a oublié qu'il a hérité du combattant par excellence, autrement dit du politique par excellence, mais d'un combat social. Car il faut entendre par le politique l'essence du combat social. L'histoire de la lutte de libération nationale, montre qu'une fois la lutte armée retenue, le politique ne désignait plus ceux qui en pratiquait ladite activité civile, mais ceux qui s'engageaient et engageaient dans la lutte armée. Les autres activités furent alors soumises à cette activité. L'activité militaire devenait l'activité par excellence, l'activité de laquelle allait dépendre l'avenir de la société.
Quand je dis que le politique est l'essence du combat social, je veux dire qu'il dépend du combat social, de sa direction. Force est de constater, que l'essence du combat social aujourd'hui est économique et culturelle, il est combat de capacitation et de cohésion sociales.
Il faut se rappeler l'enseignement d'Ibn Khaldoun à propos de l'évolution des sociétés tribales. Elles triomphent dans le combat par leur esprit de corps, mais une fois établies dans la paix et le luxe, elles se flétrissent. Le combattant et ses descendants se transformant en rentiers, dira-t-on aujourd'hui. Certaines sociétés qui ont bénéficié du parapluie militaire anticommuniste en ont profité pour porter leur combat sur le front économique qui leur était ouvert. Elles ont mobilisé leur capital politique et social et formé des capitaines d'industrie, des armées d'ingénieurs et de chercheurs.
Et pour qu'un combat social ait une essence, il faut qu'il soit général, traverse toutes les activités de la société. Aussi cette essence n'est pas destinée à se figer dans une activité. Elle se déplace et polarise l'activité sociale. Dans un texte précédent, je disais que la rupture du civil et du militaire oubliait que les armes du militaire ne sont pas fabriquées par le militaire : qu'elles soient matérielles ou immatérielles. Opposer le civil au militaire, pour faire finalement du dernier un rentier qui vit aux dépens du premier, réduire le politique à une activité, voilà les deux principales causes de l'incapacitation sociale. Une guerre se prépare, et si elle n'est préparée que par les militaires, on peut dire qu'elle est perdue d'avance. Comme on l'a dit précédemment, certaines sociétés se protègent par les militaires d'autres sociétés pour porter leur combat sur le front économique.
Nous avons vu dans un texte précédent que l'autoritarisme résultait de la crainte des conséquences de la différenciation sociale sur la cohésion nationale, ce qui poussa à une construction autoritaire de la société par le haut. Ensuite, le politique n'avait pas pour mission d'assurer les conditions de félicité de la différenciation sociale comme ce fut le cas pour des pays au développement comparable comme la Corée du Sud. Le parti unique ne se transforma pas en multipartisme (ou bipartisme), préservant un consensus fondamental, le multipartisme ne put assurer la cohésion sociale[11]. Le politique se réfugia dans le militaire, il déserta la société, le militaire s'étant séparé de la société. Le parti unique fut de moins en moins celui de toute la société, il devenait celui de rentiers ou plus exactement celui d'une société devenue rentière. Car on ne peut isoler sa transformation de celle de la société, ses luttes de celles de la société. Avec la séparation du civil et du militaire, puis du civil et du politique, on séparait les intérêts privés des intérêts collectifs et ouvrait la voie à la privatisation. Le paradigme d'une construction par le haut de la société dont nous n'avions du reste pas les moyens a fait que nous avons échoué à faire du parti unique une réussite[12].
En se réfugiant dans le militaire suite à la dégénérescence de l'activité politique, le politique comme essence du combat social a poursuivi sa dégénérescence. Comme lors d'une remontée des sels sur une terre saharienne, par capillarité, les intérêts particuliers remontent les intérêts collectifs, le pouvoir de l'argent corrodant les rapports sociaux et s'infiltrant dans toutes les dispositions sociales. L'opposition du civil et du militaire, devenue celle du civil et du politique, a conduit à une privatisation de la société et finalement menace celle de l'État. On ne pouvait prévoir que l'atomisation de la société allait conduire à une privatisation de l'État, cela n'est enseigné nulle part. Pourtant on ne peut imaginer dans une société que des individus qui ne prêtent attention qu'à leurs intérêts particuliers puissent ne pas affecter leur élite politique. Croire que des bulletins de vote puissent transformer des intérêts particuliers en intérêts collectifs c'est accorder trop de crédit aux discours politiques et peu aux pratiques quotidiennes. C'est le retour de bâton d'une construction par le haut dans une société à l'origine sans classes. Le bas prend sa revanche sur le haut. Ce qui était attendu en vérité d'une telle séparation c'était l'avènement d'une certaine structure sociale, une structuration de classe. Nous allons faire les frais de l'incapacité d'un tel projet capitaliste inavoué à stabiliser la structure sociale.
En guise de conclusion. Le parti unique héritier du front de libération nationale pouvait être à l'indépendance la fabrique de l'élite politique, cela ne fut pas le cas, car la « monarchie » ne fut pas une hiérarchie du « travail », du combat social, qui aurait pu se différencier en polyarchie. Le parti unique reste cependant la solution pour fabriquer du consensus social et politique. Mais comme il a été soutenu, le parti unique n'est pas exclusif du pluripartisme, l'un est toujours dans l'autre, sans quoi il ne peut y avoir de société dynamique, différenciée et solidaire. Ensuite que soit latent le parti unique ou manifeste n'est pas le plus important, ce qui importe c'est que tous deux soient actifs et complémentaires. Il n'y a pas de modèle à importer, mais des exemples à méditer et des expériences à engager.
Notes
[1] JOSEPH NEEDHAM La tradition scientifique chinoise. Hermann, 1974, p. 11.
[2] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Needham#cite_note-11
[3] J. Needham, p. 241
[4] J. Needham, pp. 241-242. C'est moi qui souligne.
[5] Ibid.
[6] J'ai commis un papier sur le sujet, s'industrialiser n'est pas seulement importer des usines, c'est objectiviser et subjectiviser le travail, qui est travail humain et non humain, matériel et immatériel, physique et biologique. C'est transformer les activités de la nature, des agents et leurs habitudes.
[7] cf. le travail du philosophe sinologue François Jullien. On peut citer à titre d'exemple le principe aristotélicien de non-contradiction et les modes de pensée associés, substance, essence, etc..
[8] Je me rappelle de la remarque d'un défunt président de la République, de réputation plutôt libérale, qui affirmait que si l'on divisait le revenu des hydrocarbures entre les membres de la société, il le dissiperait dans la consommation. Ce n'est ni inexact ni inévitable.
[9] Éditions Payot & Rivages, Paris, 2016 pour la traduction française et 2018 pour l'édition de poche
[10] D'où la violence sur le réel. Voir l'article la fin d'une hégémonie.
par Derguini Arezki
Jeudi 11 janvier 2024
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5326702
Rédigé le 12/01/2024 à 16:16 | Lien permanent | Commentaires (0)
C'est sous ce titre (traduit de l'anglais - Understanding and developing skills for a digital era) que fut organisée par l'ETF (European Training Foundation) Lab Network, une rencontre de deux jours, les 9 et 10 octobre 2023, à Turin (Italie), à laquelle nous avons eu le privilège d'y participer en tant que membre du réseau des experts de l'ETF. La quête du savoir ne cesse de nous interpeller malgré notre avancement dans l'âge.
Cette contribution présente une synthèse des enseignements de ce séminaire. Il ne s'agit pas pour nous ici de reprendre les propos et échanges qui se sont tenus au sein du groupe d'experts autour des objectifs de l'impact de l'Artificiel Intelligence sur la demande de compétences numériques et ses implications pour la fourniture de ces compétences, l'éthique de l'IA et la construction de systèmes numériques inclusifs. Il est surtout question de montrer comment, en deux jours pleins, fut organisée une rencontre où l'apprentissage était de mise. Ce séminaire de deux jours a été, en effet, l'occasion de partager et discuter des outils disponibles pour comprendre et développer les besoins en compétences numériques, discuter des avantages et des inconvénients de la révolution des compétences numériques, et d'anticiper les scénarios pour les futures compétences numériques .
Comme ce fut programmé :
1. Le premier jour de la rencontre a été consacré à des discussions inspirantes sur de nouveaux sujets liés à l'impact de l'intelligence artificielle, de la réalité étendue des systèmes métavers et d'autres développements numériques, sur la demande de compétences, en référence à l'éthique de l'IA et à la construction de systèmes numériques inclusifs. Après un premier exposé sous le titre « Digitalisation et intelligence artificielle : rien à craindre ? fait par la professeur Maha Gmira, en fournissant un ensemble d'exemples et de références sur des travaux réalisés, sans pour autant proposer de recette pour mettre en œuvre une démarche prospective. Cet exposé fut suivi de remarques introductives :
- Besoins en compétences numériques et apprentissage numérique : une réalité ou un objectif de grande envergure ? Francesca Rosso, ETF
- L'IA en pratique : démystifier les mythes, Filippo Chiarello, Université de Pise
- Humanisme numérique : comment développer des technologies et des politiques numériques basées sur les droits de l'homme, l'inclusion et la diversité, Tom Wambeke, ITCILO
- L'impact de la numérisation sur la demande de compétences : de meilleures prévisions, de meilleures compétences ou de meilleurs emplois ? Terence Hogarth, Université de Warwick
Ces interventions introductives furent suivies d'un riche débat avec les participants et des tables rondes autour de six questionnements :
1. Numérisation et marché du travail : quel est l'impact de la numérisation et de l'IA sur le marché du travail et sur les méthodes de travail ? Discussion animée par Branka Andjelkovic, Centre de recherche sur les politiques publiques (Serbie)
2. Compétences numériques : quel est l'impact de la numérisation sur les demandeurs d'emploi et leurs compétences, ainsi que sur les programmes destinés à leur inclusion sur le marché du travail ? Discussion animée par Cristina Mereuta, ETF
3. IA et intelligence des compétences : quel est le potentiel de l'IA dans les activités d'intelligence des compétences et les politiques éducatives ? Discussion animée par leksandar Kostadinov, Institut pour la numérisation, l'économie et l'innovation (Macédoine du Nord)
4. Numérisation et enseignants : de quelles compétences les enseignants ont-ils besoin pour enseigner efficacement à l'ère numérique ? Discussion animée par Tamar Samkharadze, Skills Agency (Géorgie)
5. Digitalisation et secteur public : Comment la digitalisation peut-elle aider les services publics à accompagner leurs clients ? Discussion animée par Massimiliano Mascherini, Eurofound
6. Idéathon sur l'Année des compétences et la transition numérique : Comment l'éducation et la formation peuvent-elles fournir les compétences numériques nécessaires pour un avenir plus durable et inclusif ? Animé par l'unité de communication de l'ETF
L'après-midi fut consacré à la visite de terrain. Il nous a été proposé de visiter 3 centres au choix, compte tenu de la contrainte temps :
- ITALDESIGN qui est l'entreprise leader en matière de solutions de mobilité les plus avancées. Cette entreprise fournit un ensemble organique et intégré de méthodes, techniques et outils concernant le développement de nouveaux produits. Elle propose des services pour chaque phase du processus qui mène de l'idée initiale à la production. Cela inclut des processus clé en main.
- COMAU qui est une entreprise leader dans le domaine de l'automatisation industrielle, au niveau mondial. A travers son Académie, Comau partage ses connaissances en proposant des masters, des programmes de formation, des séminaires et des publications aux entreprises, aux professionnels et aux jeunes talents. En combinant des solutions d'ingénierie innovantes avec des technologies d'automatisation et d'habilitation ouvertes et faciles à utiliser, Comau aide les entreprises de toutes tailles et dans un large éventail de segments industriels à exploiter tout le potentiel de la fabrication numérique.
-Le Centre de compétences CIM 4.0.
Le choix était difficile à faire car les trois centres étaient tous intéressants à visiter. Pour ma part j'ai choisi de visiter le Centre de compétences CIM 4.0 qui est le centre de référence italien offrant un soutien stratégique et opérationnel aux entreprises, en fournissant des services spécialisés dans la fabrication additive et dans les technologies génériques.
Le Centre de compétences CIM 4.0 est un réseau composé du Politecnico et de l'Université de Turin, ainsi que de 22 entreprises partenaires (dont Siemens entre autres), offrant un soutien stratégique et opérationnel dans un contexte de développement de l'industrie, à travers des services technologiques et des cours de formation avancés. La mission du CIM 4.0 est de fournir des outils d'accompagnement stratégiques et opérationnels aux entreprises pour la transformation numérique et durable des produits et des processus. Les activités du consortium sont réparties en 4 domaines d'activité : Digital Factory Pilot Line, Additive Manufacturing Pilot Line, Learning Hub, Innovation & Venture Lab.
Avec les compétences internes et les ressources apportées par les partenaires, CIM4.0 met à disposition des entreprises des atouts et des services : tests avant investissement, développement de preuves de concept, évaluation de la maturité technologique, démonstration et tests, prototypage, formation, conseil et financement de l'innovation.
Les lignes pilotes CIM 4.0 sont des laboratoires qui hébergent des applications de pointe basées sur les technologies habilitantes de l'Industrie 4.0 telles que : l'intelligence artificielle, la fabrication additive de métaux et de polymères, cybersécurité, maintenance prédictive, edge & cloud computing, robotique avancée, réalité étendue, réseau nouvelle génération, flexibilité & ergonomie. Le centre est impeccablement tenu et géré.
2. Le deuxième jour fut consacré à un exercice de prospective. Après un retour sur les enseignements du premier jour : qu'avons-nous appris ? Animé par Simona Rinaldi - (ETF, Europa.eu), et une introduction au concept de prospective, le coup d'envoi de l'exercice fut donné par Terence Hogarth, Université de Warwick et Francesca Rosso et Cristiano Cagnin, (ETF, Europa.eu).
- À quoi devrait ressembler l'éducation à l'ère de l'IA ? Apprendre en 2050 (énoncé de vision) .Travail de groupe, Modérateurs en plénière : Francesca Rosso et Cristiano Cagnin ,
- Comment y parvenir ?
- Opérationnaliser l'éducation et l'apprentissage en 2050. Travail de groupe Modérateurs en plénière : Francesca Rosso et Cristiano Cagnin
- Vernissage : A quoi pourrait ressembler l'éducation à l'ère de l'IA ? Animateur : Cristiano Cagnin
- Relier les points Réflexion commune sur l'éducation et l'apprentissage en 2050
Les participants ont eu l'occasion de travailler ensemble sur un exercice de prospective, de construire une vision du développement des compétences numériques. L'exercice de prospective a été une expérience unique, une occasion de formuler des idées et de présenter des propositions concrètes d'action, afin d'élaborer conjointement une vision du développement des compétences numériques.
Vers la fin de l'après-midi fut prononcée la clôture de l'Event Skills ®evolution, par Ummuhan Bardak, la Directrice de l'ETF et Simona Rinaldi, l'animatrice de l'event.
Au cours de cette rencontre, l'éclairage théorique était quasi exhaustif, des conférences de haute facture, données par des universitaires-experts ès qualités, ont parfaitement circonscrits les enjeux de l'intelligence artificielle, ses avantages et ses risques. Mais pour voir comment cela se pratique concrètement, on a programmé la visite de quelques sites au choix où on a pu constater de visu comment le système de formation et de recherche fonctionne avec l'appui des entreprises et le soutien des pouvoirs publics.
La recherche et la valorisation de la recherche sont rigoureusement et rationnellement encadrées. Les universités et les entreprises publiques et privées travaillent et coopèrent en parfaite symbiose et les pouvoirs publics encouragent par tous les moyens la fécondation productive des efforts consentis pour avancer dans la maitrise des technologies de l'intelligence artificielle.
La visibilité est concrète, la diffusion des connaissances et des avancées de maitrise technologique au sein des structures productives du pays et au sein des institutions, ce qui explique la place de l'Italie dans le concert des Nations.
Nous avons beaucoup appris en assistant à cet évènement, qui nous a permis de mieux entrevoir et circonscrire la problématique de la promotion de l'Intelligence artificielle dans le contexte qui est le nôtre, à la lumière de ce qui est réalisé et se réalise sous d'autres cieux notamment en Europe ? En Italie en l'occurrence. Que tous ceux qui ont contribué à ce séminaire et à l'ensemble des travaux préparatoires soient ici très chaleureusement remerciés. Par leur action, ils ont jeté les premières bases d'une coopération utile et qui devra s'approfondir.
Le monde a déjà subi et continu de subir des transformations radicales avec la généralisation du numérique. Tous les pays et notamment les pays en développement, comme c'est le cas en Algérie, sont mis en demeure de transformer et d'adapter leur système de formation. Si le besoin est parfaitement perçu, du moins dans le discours, le mode d'application, le modèle de mise en œuvre d'une politique de formation adaptée au numérique, au-delà des outils et guides de développement des compétences numériques, exige un cadre dans lequel ceux-ci sont développés afin qu'il y ait un ensemble d'actions complémentaires en place, comme c'est le cas dans les pays de UE, où il existe une approche multidimensionnelle du développement des compétences numériques. Or chez nous en dehors de quelques directives et orientations générales il n'existe aucune approche rationnellement concertée, planifiée dans le temps. Le gap est énorme. La numérisation bute sur de nombreux obstacles qu'on n'arrive toujours pas à surmonter comme c'est le cas à titre d'illustration de la monnaie et des transactions commerciales où on continue à payer et se faire payer avec des liasses de monnaie comme au bon vieux temps.
Si l'indispensable volonté politique est certes formellement exprimée, seules des études rigoureusement menées peuvent éclairer les décideurs sur les politiques adaptées au contexte et se départir de la nocivité de l'empirisme. Et cela ne peut se faire et s'élaborer que dans le cadre d'un grand ministère de la planification (indicative) économique ou de prospective.
Pourquoi ne pas faire systématiquement le benchmarking de ce qui se fait le mieux dans le monde. On emprunte de fausses pistes pour le progrès au lieu de se concentrer sur l'essentiel, une éducation et un enseignement de qualité, une recherche scientifique balisée, encouragée concrètement et évaluée quant à ces retombées sur nos structures productives industrielles et agricoles et de service, grâce à la maitrise des technologies modernes liées à l'utilisation de l'Intelligence artificielle.
Nonobstant d'autres facteurs permissifs à l'adoption de l'Intelligence artificielle dans les institutions et les entreprises, la formation des compétences est donc fondamentale.
Si l'Algérie semble s'engager résolument vers l'adoption de l'IA, comme on peut le remarquer à travers de récentes décisions concernant l'adoption d'une « Stratégie nationale de recherche et d'innovation sur l'Intelligence artificielle (IA) 2020-2030 » ainsi que l'institution d'un Conseil scientifique national de l'Intelligence artificielle (Juin 2023) et la création de deux écoles supérieures, une de Mathématiques et l'autre en l'Intelligence artificielle, on peut s'interroger sur les conditions, les exigences et les dotation en facteurs permissif au-delà des discours .
Comme le souligne la plaquette introductive du séminaire «Skills Revolution: understanding and developing skills for a digital era « Si les avantages de l'IA doivent être réalisés, alors les gens devront posséder les compétences nécessaires à la fois pour créer des solutions numériques et pour travailler avec les technologies numériques. Il faut également que les enseignants et les formateurs possèdent des compétences numériques à jour et être formés aux pédagogies efficaces nécessaires pour les dispenser... Grâce à l'identification précoce des nouveaux besoins en compétences numériques et au développement de moyens de les délivrer efficacement, les opportunités offertes par la digitalisation seront saisies. »
L'Algérie a toujours, depuis l'indépendance du pays en 1962, beaucoup investi dans l'éducation et la formation de ses jeunes et continue à le faire à ce jour, sans pour autant arriver à atteindre les standards internationaux d'un niveau de compétences indispensable pour le développement industriel et agricole du pays qui s'appuie principalement sur la mobilisation des ressources humaines de qualité.
Les pouvoirs publics reconnaissent aujourd'hui que les besoins en compétences au niveau des secteurs demandeurs sont considérables et que l'économie algérienne connaît un déficit d'offre de compétences et de qualifications très important.
La formation des compétences pour la promotion de la numérisation et l'Intelligence artificielle nécessite une démarche claire, établie sur la base d'une détermination des besoins de formation, des choix d'objectifs mesurables, de méthodes, de moyens, de délais, de coûts et d'indicateurs d'évaluation. Pour réussir une adoption productive de l'IA en Algérie il faudrait par conséquent relever les défis d'une formation performante, adéquate en quantité et qualité et... Retenir les talents en décourageant les sorties et en incitants ceux qui sont partis au retour (un grand défi à relever).
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5326620
par Boutaleb Kouide
Un compte rendu à paraitre dans le Quotidien d'Oran
Docteur - Chercheur associé - Labo GPES - Faculté des sciences économiques et de gestion, Université de Tlemcen (Algérie)
.
Rédigé le 12/01/2024 à 15:55 dans Divers, Japon | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 12/01/2024 à 15:46 dans Israël, Palestine, Paléstine | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 12/01/2024 à 15:39 dans Climat | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 12/01/2024 à 15:16 dans Israël, Palestine, Paléstine | Lien permanent | Commentaires (0)
Ami, tu m’as dit :
« Pour construire la démocratie, il faut que l’État restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même ».
Et je te réponds :
« Pour construire la démocratie il faut savoir que la démocratie signifie la protection de l’intégrité de l’individu contre le nombre. Il faut se rappeler qu’aucun État n’a jamais accordé totale liberté d’expression aux gens. Qu’aucune armée n’a jamais protégé un peuple. Que la seule parole qui peut être prise se situe sur la place publique et dans l’espace intime des personnes. La parole indépendante ne surgit que du palais de ta bouche où elle est reine si tu lui fais entendre ton propre cœur. Maintenant, pour être toi-même, tu aimeras ta compagnie dans les moments de solitude. Alors, après avoir fait ce tour du monde tel qu’il est toujours et que tu ne peux changer, tu feras le tour de toi-même. Puis, prenant la liberté d’être libre, et recherchant l’amitié dans l’égalité entre les amis, tu parleras avec les personnes qui osent parler d’elles-mêmes avec leur langue personnelle, tu leur feras tes dons et exprimeras ta curiosité. Car, fraternels nous sommes avec le vivant lorsque nous laissons aller notre chant pour chanter, lorsque nous aimons pour aimer. Il n’existe dans la nature nulle obligation de posséder une autorisation pour pouvoir dire ce qui est propre aux humains.
Pierre Marcel MONTMORY
KATEB YACINE
- poète -
« Ce qui tue certains écrivains, chez nous, c’est qu’ils se font une idée aristocratique de ce qu’ils sont. Ils croient être des gens à part, qui vivent dans une tour d’ivoire ou en solitaires incompris, ou qui sont faits pour vivre dans une société qui les comprend, protégés par des mécènes et entourés d’une cour.
Ce n’est pas possible, surtout à notre époque.
Le monde entier est en révolution. Même un sourd ou un aveugle est obligé de le comprendre.
Ce n’est pas possible d’en rester là. Beaucoup ici l’ont compris, je crois, depuis notre révolution. Ce peuple qui passe devant eux tous les jours et qu’ils ne remarquent même pas, c’est ce peuple qui l’a faite, la révolution. Ils ont tendance à l’oublier en permanence.
Or ce peuple parle, ce peuple lit, ce peuple fait des trouvailles chaque jour et c’est lui qui fait la langue. Il faut revenir à une conception vivante de la culture. Le peuple est une force.
Venir au peuple, ce n’est pas descendre, c’est monter. »
Kateb Yacine
Il y a trente ans disparaissait celui qui a révélé le potentiel littéraire algérien au monde et renouvelé le théâtre populaire, s’adressant aux Algériens sans distinction d’âge ni de niveau d`instruction. Le romancier, dramaturge et metteur en scène Kateb Yacine s’est éteint un 28 octobre 1989 à l’âge de soixante ans.
Né en 1929 à Constantine, Kateb Yacine aura laissé une œuvre littéraire universelle, « Nedjma », publié en 1956 aux éditions françaises « Le seuil ». Ce roman qui va se propager en fragments sur toute l’œuvre théâtrale de son auteur, a fait l’objet de nombreuses thèses universitaires en Algérie et en France, jusqu’aux États-Unis et le Japon, entre autres.
C’est à la prison de Sétif, où il s’est retrouvé après les manifestations du 8 mai 1945, que le jeune Kateb Yacine a découvert l`oppression, la mort, le vrai visage de la colonisation et surtout son peuple, comme il le confiera lui-même.
Suite à cette expérience, traumatisante pour un adolescent de 16 ans, Kateb entame en 1946 l’écriture de son premier recueil de poésie « Soliloques ». « J’ai commencé à comprendre les gens qui étaient avec moi, les gens du peuple (…). Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux », écrira-t-il en préface.
Au lendemain de l’indépendance, Kateb Yacine se tourne vers le théâtre populaire, soucieux de s’adresser au peuple dans sa langue. « L`homme aux sandales de caoutchouc » est jouée, pour la première en 1971, au Théâtre national d`Alger. La pièce est le fruit d’une collaboration entre l’auteur, l’homme de théâtre Mustapha Kateb, et la troupe du « Théâtre de la mer » dirigée par Kaddour Naïmi.
Cette expérience donnera ensuite naissance à l’Action culturelle des travailleurs (Act).
Sous la direction de Kateb Yacine, la troupe sillonnera pendant près de dix ans villages et places publiques dans la région de Bel Abbas où elle a élu domicile pour faire découvrir le théâtre à ceux qui n`y ont pas accès: « On ne choisit pas son arme. La nôtre, c’est le théâtre », disait-il pour souligner son engagement politique et social.
Durant toute cette période, Kateb Yacine n’aura de cesse de modifier ses œuvres, jouant avec les personnages, pour mieux coller à l`actualité et aux préoccupations populaires.
Définitivement focalisé sur l’écriture dramaturgique, traduite vers l’arabe dialectal, ainsi que la mise en scène, Kateb Yacine produira « La guerre de deux mille ans », une œuvre universelle, inspirée du théâtre grec et qui a valu à la troupe une tournée de trois ans en France.
« A cette époque, Kateb était la coqueluche à Paris, ses pièces se jouant à guichet fermé tous les soirs », se souvient encore un des comédiens de l’Act, Ahcen Assous.
Selon le comédien, cette pièce évolutive « pouvait se jouer plusieurs jours de suite (…) et s’arrêter sur différentes stations importantes de l’histoire de l’humanité ».
En 1986, Kateb Yacine approche son idéal d’œuvre historique universelle en écrivant un extrait de pièce sur Nelson Mandela, puis « Le bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Manceau ». Cette dernière était une commande française pour marquer la célébration du bicentenaire de la révolution française.
Se réapproprier Kateb Yacine
Au théâtre comme dans la littérature et la poésie, l’œuvre de Kateb Yacine est « faite pour que la jeune génération se l’approprie, la revisite et la retravaille », estime l’historien de l’art et romancier Benamar Mediene, auteur de « Kateb Yacine, le cœur entre les dents ».
En fait, le dramaturge est « réfractaire » à la sacralisation de son œuvre, appuie ce compagnon de langue date de l’écrivain.
Depuis la disparition de Kateb Yacine, son œuvre dramaturgique n’a jamais cessé d’alimenter les planches algériennes. Des pièces ont été traduites vers Tamazight et l’Arabe littéraire, d’autres ont été montées en fragments, alors que sa touche en matière de mise en scène garde toute sa fraîcheur.
Cependant, en dehors de « Le cadavre encerclé » ou de « Les ancêtres redoublent de férocité », de nombreuses autres œuvres restent encore méconnues du public et rares encore sont les troupes qui consentent à s’attaquer à un texte de Kateb Yacine.
Au-delà de la recherche universitaire, le roman « Nedjma » a été adapté au théâtre par le metteur en scène et comédien Ahmed Benaïssa qui souhaitait « désacralisé ce roman, réputé inaccessible », alors qu’un collectif d’artistes, étudiants et universitaire ont entamé la traduction du roman vers l’arabe dialectal et son enregistrement en livre audio.
L’auteur de « Nedjma » a également laissé des interviews et des écrits où il expose sa vision de l’Algérie. Une Algérie progressiste qu’il a toujours souhaitée « défendre contre toutes les formes d’intégrisme », ainsi qu’il le soulignait dans sa dernière apparition dans les média à l’été 1989.
Une foule immense d’hommes et de femmes de tous âges a accompagné la dépouille de Kateb Yacine au cimetière d’El Alia d’Alger où il repose.
Témoignage par Youcef Aït Mouloud en hommage à Kateb Yacine, alias Si Amar.
La rencontre avec Kateb Yacine
J’ai rencontré Kateb Yacine par l’intermédiaire d’Abdela Bouzida en 1970, il venait de débarquer d’exil. Il avait conçu le projet de faire pénétrer le théâtre chez les travailleurs et les paysans. Il voulait un vrai théâtre qui s’adressait aux Algériens, avec la langue de tous les jours, de nos mères et de l’Algérie profonde, l’arabe dialectal et le tamazight. Grâce au concours d’Ali Zamoum, qui l’a mis en contact avec la jeune troupe de théâtre de la Mer, qui activait au sein de la formation professionnelle.
C’est ainsi qu’il m’a proposé de rejoindre l’équipe, afin de suivre le travail de création et traduire le texte en kabyle, celui qui allait devenir plus tard la célèbre pièce « Mohamed prends ta valise », ainsi que la version kabyle montée avec un groupe d’étudiants à Ben Aknoun pour la première fois dans l’histoire du théâtre amazigh ayant reçu le premier prix au festival universitaire de Carthage.
Mon premier contact a eu lieu à Kouba, au local du théâtre de la Mer. Au début, j’étais intimidé avant de le rencontrer, je m’attendais à voir un écrivain genre académique tel que représenté par les médias français.
A mon étonnement, je n’ai pas reconnu Kateb Yacine devant le groupe tellement il était effacé : ça aurait pu être, un maçon, un plombier ou un éboueur, avec sa tenue de bleu de Chine et ses sandales ; mais pas un personnage de renommée universelle.
Kateb Yacine et le problème identitaire
Ma première question fut la suivante et la dernière : L’Algérie est-elle arabe, son peuple alors ? On fait comme si l’histoire de l’Algérie s’arrêtait à l’arrivée des arabes. On fait comme si l’Algérie était à perpétuité arabe et musulmane. Or, cela est très grave, car avant de dire l’Algérie arabe, on a dit l’Algérie française aussi : or, il faut voir l’Algérie tout court.
Cette Algérie ne peut renoncer ni à sa langue, ni à son histoire. Elle ne peut s’accommoder du scandale qu’on connait beaucoup plus dans notre pays Jeanne d’arc que la Kahina. Il est temps que ceci cesse.
La Kahina pose donc beaucoup de problèmes, celui de la langue, de l’histoire, de la nation, de la femme…Nous avons posé ces problèmes et les hostilités ont commencé sous forme d’émissions radio, d’ailleurs lamentables.
Des émissions de théâtre qui essayaient de prendre à contre-pied ce que nous faisions et qui tentaient de présenter la Kahina sous la forme d’une espèce de sorcière, de meurtrière, d’ignorante, de monstre… Les choses ne sont pas claires, il ne faut pas que les Algériens soient séparés par de faux problèmes. Certains pensent que nous sommes anti-arabes. C’est un mythe. Ce terme lui-même a été tellement galvaudé qu’il recouvre des conceptions devenues douteuses.
Pendant trois heures, j’ai eu droit à un cours magistral sur l’histoire du Maghreb des peuples, et sur Ibn Khaldoum qu’il regrette qu’il ne soit pas étudié à l’école et à l’université, une façon à lui de tirer la sonnette d’alarme, pour que l’Algérie retrouve son algérianité, et éviter aux générations futures de ne pas avoir de repères de leur identité.
Je dirais revisiter Kateb Yacine est une urgence, et en particulier ses œuvres, et serait un salut pour l’avenir du théâtre, de la littérature et de la culture algérienne en général.
Ce n’est pas les textes de Kateb Yacine qui sont complexes, c’est l’Algérie elle-même qui l’est, depuis l’antiquité à nos jours. C’est cet amalgame de civilisations, qui a fécondé cette lucidité insaisissable qu’on retrouve dans le génie du peuple.
Il y a quelque chose de sacré, un lien ombilical, qui lie et divise le peuple algérien, sans vraiment le diviser. C’est cette équation qui fait que cette diversité pose un problème, alors qu’en réalité, ce n’est qu’un écran de fumé qui faut franchir pour être soit même, un Algérien tout simplement. C’est dans la simplicité de la vie et la limpidité de la nature que navigue Kateb
La fameuse équation on la trouve dans « Nedjma » dont la structure est basée sur la notion de temps-espace. Un aller-retour continuel : midi c’est minuit, minuit c’est midi. Le problème à résoudre pour Kateb Yacine est : comment classer les différents chapitres ? Où est le début et où est la fin ?
La solution était finalement dans le cadran de la montre. Voyager dans le temps et revenir à la même heure, l’éternel ressac de la mer.
Tout Algérien peut comprendre « Nedjma », s’il parle la langue de sa mère.
Ce sont les Français qui ont mystifié l’œuvre à travers des symboles car ils n’ont rien compris à l’Algérie : un tabou à casser pour les générations à venir.
Il nous parlait souvent de Faulkner, d’Ibn Khaldoum, de Joyce, d’Hemingway, de Si Mohand Ou Mhand qu’il comparait à Rimbaud ; de Jean Marie Serrault qui lui a fait découvrir le théâtre ; de ses compagnons d’exil : Issiakhem, Mohamed Zinet et Moh Saïd Ziad qui étaient d’ailleurs nos amis ; de Taous Amrouche ; de Jacqueline Arnaud, amie sincère qui le vénérait et venait souvent de Paris lui rendre visite.
Il nous parlait aussi de ses déboires sous le régime de Ben Bella et de la nomenklatura du pouvoir.
Son génie et sa force de caractère, il les puisait des contacts permanents avec l’Algérie profonde. Il aimait sentir l’odeur de la sueur de l’ouvrier et du paysan. Cette odeur le maintenait proche de la vérité et de la misère des gens.
Il détestait les mondanités, les salons feutrés, les intellectuels de salons, les faux douctours de la télévision. Il n’avait pas de temps à perdre avec la racaille éparpillée dans le système.
Il détestait également l’égocentrisme et le narcissisme ; le monde de la bourgeoisie lui donnait la nausée.
Dans la rue, il rasait les trottoirs ; il se faisait tout petit et s’abaissait au niveau du peuple dont il avait un profond respect. Il préférait l’écouter et lui poser des questions afin de comprendre ses souffrances et épouser sa douleur.
Le véritable écrivain est le peuple, il suffit de l’écouter et lui prêter sa plume.
Il disait que pour construire la démocratie, il fallait que l’Etat restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même.
La révolution, il en a fait un devoir et une religion. La douleur des opprimés le hante et le ronge à chaque instant de sa vie. Sa vraie famille, sa tribu, était sa troupe dont les membres sont venus des quatre coins d’Algérie. C’était sa raison de vivre depuis son retour d’exil.
Décès et enterrement
Une année avant sa mort, on s’est revu au théâtre de Bel Abbès, on venait de commencer les répétitions de « La poudre d’intelligence », tout en lui expliquant, les raisons et le choix du décor, ainsi que les différentes phases de la mise en scène.
La seule intervention qu’il a faite, c’est d’intégrer une scène de 20mn qui ne figurait pas dans le texte officiel « La démystification des idoles ou la mise à nu du pouvoir ». Scène qui a été censurée dans la version filmée et diffusée par l’ENTV, seule pièce filmée du répertoire de la troupe, grâce aux évènements du 5 octobre 1988. Rien ne présageait qu’il était atteint d’une maladie incurable, et condamné à une mort certaine ; aucun signe ne trahissait sa force de caractère et sa douleur qu’il assumait avec dignité.
Le 29 octobre dans l’après-midi, ma femme m’a informé qu’Ali Zamoum a téléphoné pour nous informer du décès de Yacine à l’hôpital de Grenoble et il devait être rapatrié le lendemain, ainsi que la dépouille de son cousin Mustapha, le frère de Nedjma.
Deux jours avant son enterrement, des milliers de gens sont venus lui rendre un dernier hommage au centre familial de Ben Aknoun, sa dépouille est exposée au restaurant du centre, puis dans son humble bicoque d’une pièce-cuisine, pour sa famille, ses amis et ses compagnons de lutte.
Le 31 octobre, l’imam El Ghazali, sortit une fatwa de son génie enturbanné, que cette « lucidité » ne pouvait être enterrée en Algérie, terre d’Islam, sans que le pouvoir ne réagisse à ce dépassement inqualifiable. Le comble de l’ironie a atteint son paroxysme : au lieu d’un message de condoléances de la présidence de la république, ce fut une invitation du président Chadli Ben Djedid sollicitant la présence de Yacine aux festivités du 1er Novembre.
Kateb a préféré commémorer le 1er Novembre à sa manière au cimetière d’El Alia, avec les martyrs de la Révolution trahie.
Les Frères monuments, étaient présents, protocole oblige, se tenant à l’écart du peuple pour s’assurer que le spécimen algérien est bel et bien sous terre.
Des chants berbères et l’Internationale, entonnés par la foule à la gueule des barbes flen et cacique du pouvoir qui ont préféré par sécurité se placer à l’entrée du cimetière. Pour la première fois, le 1er Novembre a été fêté à sa juste valeur, les martyrs étaient de la fête grâce à l’un des leurs.
Plusieurs années après sa mort, sa tombe est restée un amas de terre anonyme. Il a fallu que les compagnons de Nedjma, chômeurs en majorité, se mobilisent pour ériger enfin une tombe plus ou moins décente, que les autorités ont voulu effacer de la mémoire collective. Hélas pour elles! Les étoiles ne s’éteignent jamais.
Youcef Aït Mouloud
L’enterrement de Kateb Yacine, ce jour-là…
Par Djaffar Benmesbah
Comme je me contente, aujourd’hui, du rejet du pouvoir algérien par son propre peuple, en guise de similitude, je prends de ma mémoire un événement : l’enterrement de Kateb Yacine. Ce jour-là, le pouvoir était mis à mal.
Autour du cercueil de Kateb Yacine se jouait par effet de prophétie, une fois encore, sa propre pièce : Le cadavre encerclé. Dans Nedjma, il insistait sur le mont Nador sous lequel il admirait Nedjma surgir du chaudron où elle prenait son bain, innocemment nue.
Ce mont de Tipaza fut secoué par un tremblement de terre au lendemain de sa mort. Il est mort un samedi 28 octobre 1989 et il fallut que son cousin, Mustapha Kateb, 1er directeur du Théâtre national algérien (TNA), décède le même jour, pour que la sœur de celui-ci, Nedjma, en ramenant sur Alger la dépouille de son frère, accompagne en même temps, celle de son éternel amoureux. Nedjma, de son vrai nom, Zouleikha. Elle avait aussi un prénom judéo-chrétien, Odette.
Le ministre de l’intérieur osa une parole, mal lui en prit ; à peine il prononça le nom de Kateb Yacine, la voix de Youcef Aït Mouloud (Mouloud Ait) debout derrière lui, le regard sévère, résonna tel un coup de feu : « votre présence dans sa demeure est une insulte à sa mémoire !!! » Le ministre tenta la sagesse du diable, rester calme les pieds sur du charbon ardent ! Mais Mouloud Aït n’était pas disposé au relax : » Fouttez le camp d’ici !!! » ; » Ya dyouba » (chacals). Malgré la manière seyante qu’eut un larbin pour le retenir, Mouloud posa sur lui un regard insistant en lui retirant la main de son bras. Le ministre crispa les yeux comme si une brusque migraine lui serrait les tempes tandis qu’un autre goût d’insultes lui venait du fond de la salle, celui de Zohra Djazouli.
« Charognards, videz les lieux, vous n’êtes pas les bienvenus ». Ce soir-là, elle était venue habillée comme simple femme au foyer, elle avait noué un léger foulard sur ses cheveux qu’elle avait roulé avec des épingles. Bouzbid, voulant la calmer, se pressa dans sa direction d’une courtoisie simulée ; étrange, pour un directeur général de la police nationale. Il la salue et voulut une bise, feignant une ancienne connaissance. Il avait tendu la joue dans le vide. Zohra s’était faufilée comme une ombre pour harceler le ministre de la culture. Puis, l’Internationale est déclenchée.
L’étonnement des ministres frisait le sinistre. Jamais ils n’auraient imaginé que de simples citoyens viendraient sous leur barbe et crier leur ras-le-bol. Ils avaient habitude du souffle courtisan des larbins comme un naturel des choses. Les usurpateurs ne s’embarrassent pas – c’est le moins qu’on puisse dire- de principes, de dignité et de vérités. Ils restaient toutefois dans un semblant de satisfaction codifiable. Ils se montraient aspirés par un joyeux déferlement d’énergie de toute une foule de jeunes qui manifestaient devant eux et criaient haut et fort leur détermination à défendre leur identité en rejetant d’entrain les iniquités de bases. Dans la litanie commune se répétaient conjointement la guerre d’Algérie, les insurgés du printemps de Prague, le mouvement berbère de 80, les enfants d’octobre, et puis des noms, Rosa Luxembourg, Che Guevara, Issiakhem, Nazim Hekmet, le duo Sacco-Vanzitti et surtout Kateb Yacine.
La hargne commençait à convulsionner les visages des ministres que le sourire narquois ne pouvait dissimuler. Et de notre côté, on se livrait d’une mesure sauvageonne, comme brûlés par une passion refoulée d’une longue aubade tumultueuse où les mots avaient tout leur sens. Des fois des insultes grossières fusaient, tant pis pour les ligues de vertus, tellement, toute notre contestation ce moment-là était légitime.
Comme des vautours, les ministres encerclaient un mort, « un cadavre politique » mais ils prenaient conscience que le mort était là, vivant. Alors, il fallait qu’ils partent, qu’ils s’enfuient, qu’ils se dérobent. Le mot « liberté » surgissait régulièrement et les harcelait à chacun de leurs pas, jusqu’à leur disparition en cortège bringuebalant de leurs berlines noires aux vitres fumées.
La veillée débuta entre camarades et finira entre camarades autour d’un cercueil orné de fleurs. Chants révolutionnaires dans les répertoires de Smail Habar, de Ferhat, Debza, Cheikh Imam, se succédaient dans le souci de perpétuer les vertus de la lutte. De temps à autre, des comédiens de talent surgissaient pour faire revivre un texte de Yacine.
Ils étaient tous là, du militant savourant l’anonymat à l’icône digne de la culture. Tous avaient d’une manière ou d’une autre participé au combat et avaient chacun un souvenir illustre planqué au champ d’honneur dans lequel reposait le poète.
Je suis sorti à l’extérieur avec deux camarades, poussé par une bouffée d’anxiété qui allait progressivement croître et m’envahir. Chaque fois, la porte s’ouvrait, chaque fois une émanation de lumière, de chaleur et de chants nous sautait aux visages.
Plus bas, sur la chaussée, un homme aux bras couvert de durillons était assis grignotant du pain. Son visage témoignait de la dureté de la vie. Les pommettes saillantes et les lèvres scellées, il me souriait à chaque fois que je le regardais. J’étais occupé à déchiffrer tous ces insignes mouvants, ces inscriptions et ces pressentiments mystérieux gravés sur son corps en tatouages, puis Mouloud Ait m’informe que c’était l’un des personnages de Yacine dans Nedjma.
Toujours dans le réfectoire, le mendole aux accents inspirés du poète Ait Menguellet surinait l’air grave et doux de « Agu », une chanson que Kateb chérissait et dont il disait que si un jour elle serait comprise par le peuple, ça serait une vraie révolution. Et la chanson et reprise en cœur par l’ensemble comme un adieu qui s’échappe des âmes attendries, longtemps muettes.
Merzouk et moi avions dîné tristement en face l’un de l’autre sans parler. Merzouk Hamiane, mangeait vite et buvait à grand coup, puis s’arrêtait subitement et songeait. Il était très affairé pour jeter son bonnet par-dessus les moulins.
Nous dormirons dans le pavillon du cinéaste Jean pierre Lledo, parmi d’autres camarades de la Troupe Debza, rivés les uns aux autres sur une couche proportionnellement étroite.
Au matin du 1er novembre, le centre grouillait de monde. Le peintre Aitou avait l’air si malheureux que le poète Djamel Amrani n’eut pas le courage de lui faire des reproches, il venait par étourderie de piétiner ses lunettes. Djamel ne laissait pas à la douleur le privilège de lui ôter son humour; il me dit, le visage caché de sa main en m’observant entre ses doigts ouverts » tiens, voilà Rachid Kassidy et Habilly le Kid qui arrivent » Il parlait des journalistes Rachid Kaci et Mohamed Habili.
Puis arrivait vers nous à pas lents, un peu maigrichonne, dégingandée par une foulure au pied, Khalida Messaoudi, la rousse à la taille sexy et aux cheveux courts avec quelques mèches de feu. C’était juste avant le temps où la circonscription d’El Biar se gaussait de sa candidature gauche et gauchisante et qui ne lui offrit que 7 voix sous l’égide de l’ANDI, parti de son lointain parent, l’honorable poète Mustapha Toumi, auteur de la chanson Soubhan Allah Ya ltif de M’Hamed Hadj El Anka.
Le centre vibre, quatre bus arrivent de Tizi-Ouzou et de Bejaia. Ils étaient nombreux à venir de Kabylie en un élément complémentaire qui allait assurer l’énergie nécessaire à la résistance. Résonne encore « γuri yiwen umeddakkel »de Ferhat Imazighen Imoula, sous le regard consolé, plein de découvertes de Hans -de son vrai prénom, Hans Mohamed Staline- le fils de Kateb Yacine, né d’une allemande, en Allemagne, là où a jalonné l’itinéraire du père.
Mouloud Kacim Nait Belkacem, l’ancien ministre, fanatique de la langue arabe, tente une entrée dans le domicile de Kateb, des œillades complices s’échangent. Mouloud Aït refoule le dignitaire du régime sans ménagement, le poussant à des justifications stériles.
Au moment de la levée du corps, à l’intérieur du pavillon ne sont restés que la famille, les proches du défunt et ses amis de combat. L’internationale tonne au plus fort et à côté de moi, je vis Amazigh, le fils du poète, chanter le poing levé, avec toutes les peines du monde à retenir ses larmes. Il avait juste 17 ans.
Un Mazda transporte la dépouille et des centaines de militants donnent le maximum de cris sous le tempo d’un chef d’orchestre invisible à l’œil du mortel ; « Yacine Amazigh, Yacine communiste » fusaient comme pour entendre le diptyque qui forme l’armature théorique de la pensée berbéro-marxiste.
Les dizaines de voitures progressaient lentement sous la chaleur écrasante, d’à peine dix mètres par minute. Aux carrefours, les conducteurs de voitures extra cortège, émus, taisaient délibérément le répertoire d’injures qu’ils éclataient énergiquement dans des moments d’embouteillage.
Le gouvernement actionne deux motards pour escorter le cortège, plus précisément, pour lui imposer un itinéraire.
On voulait nous incliner directement vers la route moutonnière comme des individus de sacs et de cordes qu’Alger ne saurait voir. Il n’en n’était pas question. Nous avions changé de direction au cortège et l’événement prenait un autre sens, celui de réhabiliter le 1er novembre, ne serait-ce que pour sa seule journée. Du champ de manœuvre, le cortège en klaxons, en slogans et en chants prend la rue Hassiba Benbouali, puis l’avenue du Colonel Amirouche. Arrivées devant le commissariat central de police toutes les voitures freinent, Tout le monde descend et tout le monde crie: YACINE AMAZIGH ! YACINE COMMUNISTE ! Face aux policiers éberlués, sommés pour une fois à la retenue.
À notre arrivée à la Glacière le pneu arrière de la Mazda éclate, en à peine 5 mn, Mouloud Nait, Amazigh, Ahcene Djouzi et Merzouk qui étaient à l’intérieur, changent de roue.
Dans le cimetière El Alia, les membres du gouvernement à leur tête Messaadia, l’ancien chef du Parti FLN, sont surpris par l’arrivée de cette foule désordonnée chantant à tue-tête l’Internationale et portant le corps de l’écrivain. Arrivée à leur niveau, la foule s’écria de la chanson de Ali Ideflawen « laissez-nous donc passer pourquoi nous craigniez-vous tant ? » Les membres du gouvernement se dispersent tels des reflets séniles, usés et souffrants de paraphasie.
Un imam dépêché par un cousin du défunt tente un compromis, il insistait sur l’obligation de la prière, en revanche l’Internationale reprend. Kateb Yacine est inhumé sous l’œil larmoyant d’une autre revue allègre, suave et blessée, Matoub Lounes, cinq balles dans la peau et deux béquilles planquées sous les aisselles.
Djaffar Benmesbah
Les funérailles de Kateb Yacine racontées par Assia Djebar
La leucémie qui se déclara en lui au printemps 89, au moment où Mammeri venait d'être emporté par un accident de voiture, ne lui laissa plus de relâche tout l'été. Il fut soigné à l'hôpital de Grenoble où il mourut le 28 octobre 89.
Il venait d'avoir soixante ans.
Tandis que Ali Zaamoum, son ami le plus proche, renonce aux solennités de l'enterrement pour l'évoquer seul, sans son village, le corps du poète, débarqué à l'aéroport, après le déroulement de maints discours, fut emmené dans le petit logement, à Ben Aknoun, qui lui avait servi de "pied-à-terre"
La troupe de comédiens de Sidi Bel Abbès, tous les autres amis algérois du poète décidèrent de faire de cette veillée funèbre une fête, un happening. On pleurait, on riait, on déclamait, on s'adressait au corps immobile qui, naturellement, tous en étaient sûrs, les entendait.
Le lendemain, ce furent les funérailles pour lesquelles une bonne partie de la ville se préparait, ainsi que le monde de la culture officielle pour qui se montrer était nécessaire, maintenant que la presse indépendante répercutait tous les événements.
Ceux qui avaient veillé autour de Kateb jusqu'à l'aube partirent les premiers dans le soleil d'automne, comme à une kermesse.
Le cercueil fut juché dans une camionnette qui démarra; un cortège bruyant de véhicules suivait. A mi-chemin, la camionnette tomba en panne. Commentaires ironiques des amis :
-Ainsi, c'est bien un de ses tours à Kateb, il maintiendra le suspense jusqu'au bout !
Dans la rue -on se trouvait encore à El Biar-, des jeunes gens, apprenant qu'il s'agissait du cercueil du grand poète, se proposèrent pour aider : ils insistèrent, c'était un honneur pour eux. La foule s'agglutina. Les jeunes changèrent de pneu, vérifièrent l'huile du moteur. Sur leur lancée, certains d'entre eux -ils étaient quatre- décidèrent de suivre le cortège et d'assister à l'enterrement.
Des comédiens, encore un peu éméchés, leur assurèrent qu'avec l'assentiment de Kateb (ils prétendaient avoir dialogué avec lui cette nuit même), ils allaient faire la fête au cimetière! Et tout ce monde de repartir dans un début de liesse.
La voiture funéraire parvint au cimetière d'El Alia alors que le groupe d'officiels, de rang ministériel, se trouvait déjà là. Face à eux, de l'autre côté, montaient en masse des groupe surtout de jeunes: plusieurs associations berbères, banderoles en tête, avec un portrait du poète et des inscriptions en alphabet tifnagh, arrivaient du fond dans une rumeur sourde.
Les jeunes filles, quelques femmes à l'allure populaire, la tête enturbannée de foulards colorés, étaient presque aussi nombreuses que les hommes. Un brouhaha, des piétinements derrière contribuèrent à calmer le groupe des comédiens qui s'approchaient comme vers une représentation. Ils stationnèrent sur le côté, soudain circonspects et méfiants : cette fois, on n'allait par leur faire la comédie de l'aéroport. (...)
Soudain, le soleil resplendit, comme s'il n'était pas d'automne, comme si l'aube allait s'immobiliser dans son scintillement. (...)
Le désordre s'atténue : "l'imam, l'imam!" chuchote-t-on quand apparaît un personnage assez vénérable qui prend place au premier rang, à côté du groupe officiel.
Tous veulent voir l'instant précis de l'inhumation. Mais après un moment d'hésitation (l'imam s'est placé, comme sur scène, les mains jointes, paumes ouvertes, prêt dans son rôle d'officiant religieux), sans doute parce que, à travers les rangs de la foule, le mot a couru : "l'imam, l'imam...pour la prière." D'un coup, les chants s'enfièvrent : les hymnes, du fond du cimetière par vague refluant jusqu'à la tombe, se croisent, se mêlent : en berbère, en arabe dialectal, en français.
Après un creux qui tangue, un suspens éclate alors, plus fort et plus ample que les autres, le chant de l'INTERNATIONALE. Le couplet fuse, un peu incertain, c'est la première fois dans un cimetière musulman. Au refrain, de multiples voix se joignent, et le chant empli l'espace : des étudiants sont tout joyeux, l'un lève le bras, l'autre brandit la photo de Yacine :
-J'y ai cru une seconde au miracle : Kateb entendait ce chant, son chant ! Au moment où le corps saisi par quatre amis allait s'enfoncer en terre, il a frémi une dernière fois grâce à ce chant ! Il a été heureux ! se souviendra l'un des jeunes témoins.
Les chants patriotiques ont repris d'un autre côté, on fait écourter L'International. Les officiels se sont figés de crainte, comme si la foule allait se débander...contre eux. (...)
La cérémonie des adieux continue. L'imam a tenté, au premier arrêt des choeurs et des chants, d'amorcer son discours mais c'est un ami du poète qui le devance, au nom d'Alger républicain. Il évoque, en dialecte et en français, en termes simples, la jeunesse de Yacine au journal; puis ses amitiés personnelles pendant les années de la guerre d'hier.
L'ami communiste a parlé un peu plus de cinq minutes : le public s'est tu, attentif. Aussitôt après, l'imam fait un pas et commence...en arabe classique.
Hurlements : mots violents contre la fausse majesté; "Trahison!" s'exclame un étudiant. Les chants berbères s'élèvent de toutes parts, cette fois pour couvrir le discours. Du fond, les premiers youyous des femmes vrillent, transpercent le vacarme. Et toujours, les premiers rayons de soleil en oblique auréolent le tableau. (...)
L'imam s'est tu; le visage calme, il dévisage à présent les premières rangées de la foule, ses composantes : là le carré des comédiens, là les étudiants des associations, ici les femmes, des enseignantes avec leurs élèves. Il remarque vite l'hétérogénéité : des notables (d'anciens militants vénérables qui veulent manifester une dernière fois leur estime au poète : le visage tendu, ils sont choqués que l'inhumation ne se passe pas dans la sérénité, ni la gravité nécessaire...Puis les ministres, les officiels en exercice, qui semblent mal à l'aise).
L'imam regarde la tombe ouverte où le corps a été placé; il se concentre sur le défunt, "une créature de Dieu, en cet instant, c'est tout!". Il commence des prières en lui-même pour le mort. Son oreille reste aux aguets : les clameurs vont s'épuiser, juge-t-il.
Pense-t-il encore : "Les clameurs des infidèles", "des inconscients, des enfants"? Son regard, ferme, reste fixé sur le fond de la tombe qui reçoit les rayons du soleil matinal. (...)
A peine les rumeurs et les imprécations mêlées ont-elles fléchi que l'imam, s'avançant à nouveau résolu, lance sa première phrase dans un dialecte vigoureux et clair :
-Ô amis du défunt, que Dieu l'ait en Sa sauvegarde, je vous demande, je vous le demande, mes frères, laissons, laissons ensemble Kateb Yacine se reposer.
L'attention se concentre devant la harangue qui ne joue plus que sur la corde de l'amitié et de la simple humanité. Cet écrivain, "ce grand écrivain" précise-t-il, a lutté toute sa vie, a travaillé toute sa vie: laissons-le, pour la première fois, se reposer", répète-t-il.
Une émotion saisit un groupe de femmes en foulard: l'une éclate en sanglots. Les jeunes se taisent : ainsi, Yacine est vraiment mort. A quoi cela sert d'en faire encore un sujet d'affrontements?
L'imam prononça sur le même ton deux ou trois phrases puis, conscients du répit obtenu, il se mit, d'une autre voix plus nasillarde, celle d'un ténor en concert, à lire la litanie coranique.
Vers la fin du texte sacré - débité de plus en plus vite, les notables n'osant reprendre en écho les versets-, quelques jeunes, au fond, transpercèrent à nouveau le silence rétabli de deux ou trois slogans rageurs : "Vive la berbérité!", "Vive l'Algérie libre!" reprit quelqu'un d'autre. Les noms de Kateb, de Yacine furent à nouveau lancés par des voix claires de femmes et leurs youyous, une dernière fois, éclatèrent en ultimes fusées d'un feu d'artifice.
Le soleil, toujours resplendissant, continuait d'aveugler les groupe qui, à regret, s'éloignaient. Autour de la tombe recouverte de Kateb, il fallut, les jours suivants, réparer les détériorations survenues sur la plupart des sépultures qui l'encerclaient.
Ce furent les dernières funérailles d'une Algérie tumultueuse, certes, mais n'ayant pas encore versé dans le fossé sans fond de la guerre ressuscitée.
In "Le blanc d'Algérie" de Assia Djebar, édition Albin Michel, 1995.
Dans ce très beau texte, Ahmed Akkache, militant indépendantiste, journaliste, écrivain, essayiste, qui a subi la prison et la torture sous l'occupant français mais aussi à la suite du coup d'état de juin 1965, décédé en 2010 à l'âge de 84 ans, évoque son plus fidèle ami, Kateb Yacine, qu'il avait connu dans les locaux du journal "Alger Républicain" en 49.
« J’ai connu Yacine il y a plus de cinquante ans, en 48 ou 49. A l’époque, j’étais journaliste à « Alger Républicain ». Un jour, mandé par le directeur, je me suis entendu dire : « Nous recevons un candidat journaliste, si tu peux t’occuper de lui ».
C’était un jeune homme un peu gauche, un peu timide, un peu maladroit, très blanc de peau, il semblait fragile ; mais j’allais apprendre très vite que cette fragilité n’était qu’une apparence. Au fond, il couvait une force intérieure extraordinaire. J’étais son aîné de deux ou trois ans et nous allions très vite devenir de grands amis, une amitié qui allait durer plus de quarante ans, entrecoupée, bien sûr, de périodes de séparation, mais à la suite desquelles nos itinéraires se rejoignaient toujours, jusqu’au jour où je l’ai accompagné, avec d’autres amis et d’autres camarades, à sa dernière demeure, au cimetière d’El Alia.
La période 1948-1949 milieu du siècle, était une période de bouillonnement extraordinaire et Kateb s’est retrouvé là, au confluent de deux grands évènements qui l’ont profondément marqué : les massacres du 8 mai 1945 et la fin de la seconde guerre mondiale ; une guerre terrible contre le fascisme qui avait duré de longues années, à l’issue de laquelle les alliés européens et américains ont fait aux peuples coloniaux des promesses solennelles de libération, de respect des droits de l’homme et de progrès social.
Et Yacine comme beaucoup de jeunes algériens, avait cru en ces promesses. La désillusion devait être grande. Le colonialisme français tenait bon. Nous cherchions alors de nouveaux repères dans les luttes politiques et syndicales. C’était l’époque de l’essor des mouvements de libération nationale, de progrès du socialisme « le temps des grandes espérances ». Quand nous étions à « Alger Républicain », nous travaillions la nuit, car le journal devait être tiré très tôt le matin. Quand nous terminions notre travail à l’aube, il me demandait de l’accompagner au port.
« Nous sommes fatigués, nous avons besoin de dormir, que veux-tu faire au port ? ».
Il disait qu’il allait voir les dockers, s’enquérir de leurs conditions de travail, faire la chaîne avec eux pour obtenir le jeton nécessaire, pour pouvoir travailler. En fait, il voulait faire lui-même l’expérience du travail au port.
Là parmi les dockers, il était heureux ! Il se trouvait dans son élément. Il aimait discuter avec les ouvriers, des hommes de grande valeur, qui peinent et se sacrifient pour leurs enfants, pour leur pays, des gens dignes et fiers dont les paroles étaient souvent pleines de sagesse et de vérité.
Là, il commandait des bols de loubia, et après il me demandait de passer voir les travailleurs de la manufacture de tabac « Bastos » à Bab-el-oued.
-« Mais pour y faire quoi ? Allons dormir, il est passé six heures du matin ! ». Il faisait ça souvent, pas rien qu’une fois ou deux ! ».
A la rédaction, il était connu pour ses sorties très particulières. Par exemple, quand il a été désigné pour ce qu’on appelait « Les chiens écrasés », c'est-à-dire aller ramasser des petites nouvelles de la ville, des faits divers, il allait au commissariat, au tribunal pour recueillir des informations, mais quand il les exploitait dans ses articles, il allait au fond des problèmes, il parlait de la personne incriminée, cherchait à la comprendre.
Pourquoi et comment a-t-elle commis tel délit ? Il exprimait tout ça dans des papiers très poétiques, jusqu’à ce que le rédacteur en chef lui rappelle qu’on lui demandait de traiter des faits divers et non de faire de la poésie.
Pour parfaire son apprentissage, il est passé par toutes les rubriques du journal, la rubrique nationale, puis la rubrique internationale, etc. Jusqu’à ce qu’il devienne polyvalent !
Enfin, il est devenu reporter, et là c’était vraiment son affaire.
Un jour, le journal l’a envoyé en mission en URSS ; il y est allé et il est revenu, après des semaines, avec un tas de reportages qui étaient très beaux mais aussi très politiques.
Ensuite, il a été à la Mecque, pas en pèlerinage, mais en reportage. Il a embarqué clandestinement, il a été arrêté puis relâché ; des mésaventures terribles qu’il a racontées après, dans des articles et des reportages du journal.
Son apprentissage, il le faisait aussi dans les cafés, auprès des gens pauvres, auprès des travailleurs, du petit peuple. Tous les personnages qu’il a créés après, « nuage de fumée », « pas de chance », étaient des personnages réels, qui ont existé. « Pas de chance » par exemple, était un relégué, un repris de justice qui a été arrêté, emprisonné puis libéré plusieurs fois, un relégué de Cayenne, quelqu’un qui n’a jamais eu de chance, ce qui lui a valu son surnom.
Yacine l’a bien connu, il passait des soirées avec lui, à se faire raconter sa vie, parce qu’il aimait bien tout ce qui est la vie, tout ce qui est l’homme, tout ce qui est les sentiments de l’homme…
Un jour, en 1950 je crois, je fus délégué avec mon ami Bachir Hadj-Ali à un congrès d’intellectuels à Paris. Nous emportâmes avec nous quelques-uns des manuscrits de Yacine. Ayant rencontré au congrès le grand écrivain français Louis Aragon, nous lui avons remis, sans trop y croire le petit recueil de Yacine, en le priant de nous dire si c’était publiable.
Le lendemain matin, quelle surprise extraordinaire ! Aragon vient nous voir, les bras levés : « Mes chers camarades, c’est un génie que vous avez-là, un futur grand écrivain dont le monde parlera ».
Voyant notre scepticisme, Aragon reprit : « Je vous assure que les poèmes de ce jeune homme dénotent un très grand talent. La preuve d’ailleurs, cette semaine je vais consacrer un numéro spécial de mon journal aux textes que vous m’avez donnés ».
Cette fois nous étions convaincus. « Les lettres françaises », le plus grand journal littéraire de France qui fait un numéro spécial sur Kateb Yacine ! Quelle magnifique nouvelle !
C’est aussi au cours de l’année 1950 ou 1951 que nous nous sommes un peu séparés. Yacine s’est rendu en France, moi de mon côté, j’ai été désigné à la direction d’un autre journal « Liberté ». En partant, j’avais pris avec moi des poèmes de Yacine. Il commençait déjà à être connu, à produire des textes parfois très émouvants, le plus souvent liés aux massacres du 8 mai 45, mais débordant déjà sur les luttes ouvrières et les combats politiques contre le colonialisme.
Le premier poème que j’ai reproduit dans « Liberté », se trouve dans « L’œuvre en fragments » de Jacqueline Arnaud :
« Jeunes filles de ma tribu, votre silence me poursuit, et le deuil ajoute au silence …Solitaires jeunes filles de ma tribu décimées ».
C’est dans ce poème qu’il évoquait « les brûlés vifs de Millesimo », petit village où Houari Boumédiene, qui est devenu plus tard président de la république algérienne, est né. C’est dans les environs de ce petit village, que les colonialistes français jetaient des Algériens vivants dans les fours à chaux.
Le génie de Kateb s’est nourri des souffrances de son peuple. Son attachement viscéral à l’Algérie, sa révolte permanente contre l’injustice, son affection pour les humbles, les gens simples, ceux qui vivent de leur sueur, quelle que soient leur race ou leur religion, l’ont amené de façon naturelle au parti communiste algérien. Mais son adhésion n’avait rien de dogmatique. Je ne me rappelle pas l’avoir vu plus de deux ou trois fois à une réunion de cellule.
Il n’aimait pas les appareils bureaucratiques, la langue de bois. Par contre, il participait souvent aux meetings et aux manifestations populaires.
Un jour, revenant d’un déplacement à Constantine, nous sommes passés par les gorges de Kherrata, devant les falaises d’où les soldats de la légion étrangère jetaient dans l’abîme des algériens encore vivants. Nous nous sommes arrêtés pour nous recueillir devant le ravin où les militants ont gravé sur le roc le signe de leur passage.
Yacine était bouleversé. Je ne l’avais jamais vu ainsi livide, figé, les yeux grands ouverts, fixant le gouffre béant comme s’il revivait non seulement les massacres du 8-mai 1945, mais le douloureux martyre de son peuple, à travers la lente sédimentation des siècles.
Bien des années plus tard, en lisant « Nedjma », j’ai éprouvé à nouveau le frisson vertigineux des émotions ressenties ce jour là. Illuminé d’un chant profond, comme surgi des entrailles de la terre, Yacine était devenu Kateb. »
Kateb Yacine
et
Mohamed Issiakhem,
... l'un poète, l'autre peintre mais les deux génies écorchés. Ils ont cultivé une amitié qui s'est étalée sur plus de trois décennies, jusqu'à la mort en 1985 d'Issiakhem. Amar Mediene, historien de l'art et leur ami, relate poétiquement leur rencontre dans un bistrot d'Alger en 1951.
"Quand, comment, où, Yacine et M’Hamed se sont-ils rencontrés ?
Rappeler d’abord que se sont Armand Gatti et Choukry Mesli qui ont fait les présentations dans un bistro, rue de la Marine, en basse Casbah. Les deux médiateurs se sont éclipsés. Laissons M’hamed et Yacine nous relater ce sommet à deux.
Chacun des deux acteurs écrit sa version, dit sa réplique, rappelle sa perception de l’autre, rencontré au hasard d’une soif à étancher. Seul Kateb, réflexe de dramaturge, a senti la nécessité de transcrire l’événement dans le respect de la règle trinitaire de temps, de lieu et d’action. Le rappel du nom de l’enseigne est important : pour Kateb comme pour Issiakhem, le Café de la Marine, à Bab-el-Oued, est un espace algérois mythique, hors sol, hors temps ; un petit théâtre agité et extensif. Chaque acteur est tête d’affiche et figurant qui, aux heures du midi et du crépuscule, joue son rôle déjà joué la veille et les jours d’avant. Ici règne le réalisme exubérant et la tchatche pataouète, on passe sans le savoir, sans transition, de la réalité à la fiction, n’importe qui peut accéder à une notoriété de vedette qui s’oubliera dès le rideau baissé, l’ébriété évanouie, la migraine soignée. Dans ce spectacle brechtien sans précédent, sans avenir et non écrit, Kateb et Issiakhem sont accoudés à un coin du comptoir. (...) Selon Kateb ce premier face à face fut celui de deux duellistes suspicieux : Yacine introverti et taciturne hésitait à l’engagement direct, M’hamed volubile et excité était prêt à en découdre. Fallait-il chercher la touche décisive, frapper au cœur ou à la bouche, ou prolonger le duel à fleuret moucheté ou boucler l’affaire en un sprint de ‘’cul sec’’ ? Adopter la voie civilisée et attendre que le brouillard alcoolisé fasse baisser les bras et rende pacifiques les deux convives qui se sépareront dès le dernier verre ingurgité ? Quel tempo donner aux échanges entre un manchot furieusement expressionniste et un chétif échevelé et inquiet qui fait gicler des vers éblouissants entre deux rafales d’onomatopées bégayées ? Dramatiser et se lamenter, ironiser et rire, ou banaliser, et vite se fatiguer dans un ennui rédhibitoire, devant un verre vide ou tiédi ? Les libations se prolongent. Kateb, chômeur, sans éditeur, n’a pas le sou et doit, chaque jour, assurer le maigre couffin qu’attendent ses jeunes sœurs, sa tante et sa cousine.
Après le journalisme, à Alger-républicain, il s’est essayé au métier de docker, métier de forçat avec un physique de malingre. Issiakhem, argenté, ouvre ses poches. Les censures se lèvent, les aveux de l’un s’accrochent aux aveux de l’autre. Les silences, les non-dits sont intuitivement décodés. Mon père est mort l’an dernier, dit Yacine. Il ne nous a laissés que le subtil parfum de ses dettes. J’ai fait un faux voyage à la Mecque, un vrai au Soudan, j’ai visité Tachkent. Il me faut repartir à Paris. Je reviens de Paris, précise M’hamed, j’ai fait la connaissance d’une jeune femme, Georgette Pelcat (surnommée plus tard Pouchkina), nous sommes fiancés. Elle est enceinte, nous allons vivre ensemble. Je travaillerai tout en préparant le concours d’entrée à l’École nationale supérieure de Paris. Si tu le veux, nous partirons ensemble. Ou tu me rejoindras. J’habite un meublé nommé Hôtel de l’Avenir. Quel présage ! Ils commencent par parler de sujets non contagieux, qui ne prêtent pas à polémique, des sujets de sympathie, de solidarité. Chacun est sur ses gardes. Aborder la politique ne leur fait pas peur. Il n’y a pas à proprement parler de rapport de force ni de divergences fâcheuses. On n’est quand même pas des traitres, des ‘’retournés’’, des votants en cachette et rémunérés pour le candidat libéral du premier collège. Ce qu’ils craignent, c’est que l’un soit démasqué avant l’autre, en mettant à nu sa désespérance, son côté folie suicidaire. Les pupilles deviennent miroirs, chacun habite l’œil de l’autre. Ils comprennent en même temps qu’ils sont des rescapés, des survivants, des bagnards en fuite. Des survivants coupables, endettés en monnaie de sang. Les deux, implicitement d’accord, veulent endiguer, peut-être noyer, l’indicible secret qui pèse sur leur âme.
(...) Ont-ils vraiment besoin de mots pour se dévoiler ? Qui dira quoi ? Qui interrogera, qui répondra, qui avouera ? Le silence a du sens, pas le déni ou la supercherie. Identifier l’un et l’autre n’a aucune importance ; ils sont jumeaux, des siamois, héros d’une légende oubliée et réincarnée en un Janus imazighen, ancêtre évadé d’une captivité millénaire au cœur du Tassili.
Parler de choses pratiques ou banales n’écarte pas l’intime. Qui es-tu ?, interroge une des deux figures de Janus. Je suis le manchot pyromane et condamné à être peintre… peintre par malédiction, par culpabilité ou par ce qui me reste d’instinct vital, dit l’Autre, l’Abimé, qui agite une manche vide pour chasser une mouche imaginaire ou égarer une pointe de douleur…
Le 27 juillet 1943, la guerre dévorait le monde. Il n’y avait pas assez de terre et de poussière pour couvrir les morts. Du camp américain de Relizane, j’ai volé une grenade, comme on vole le feu ou une pomme. La grenade ressemblait à une noix. J’ai tiré sur un anneau. La chose a explosé. Des enfants gisaient. J’ai perdu un bras, mon âme et l’amour de ma mère. La terrasse de notre maison était devenue Guernica. J’avais quinze ans, j’avais appris la natation pour un jour traverser des mers. J’ai mis le feu à ma maison… Chaque jour ma mère pleure à fleur de peau sur les tombes de ses filles et de son petit-fils, mes deux sœurs et mon neveu, innocentes victimes, sacrifiées au nom d’un défi puéril… Sous la manche vide de ma veste, le bruit de la scie mordant l’os ne cesse jamais de grincer, le bras fantôme est greffé sur mon cerveau et envoie des ondes électriques qui irradient mon corps. Et toi, d’où te vient cette fièvre qui court sur ton front comme une araignée affolée? Je suis un petit Sidna Moussa sétifien, un Moïse sauvé d’un fleuve de sang, poursuivi par un pharaon habillé comme Tartarin de Tarascon. Un Négro lynché, pendu à une branche, la corde tranchée au dernier moment par un Faulkner ivre. De mes jambes grêles, j’ai couru dans les rues de Sétif, poursuivi par une horde de pyromanes et de mouches. Je suis et veux être poète, enfant j’allais au bord de l’oued et bombardais la lune dans la rivière. J’ai connu le poison du vin et le venin de l’amour fou, j’ai fui l’amante, abandonnée sur la couche de l’adultère et de l’inceste. Je l’ai appelée Nedjma. Je ne pouvais ni rester couché à ses flancs ni aller au lycée apprendre l’algèbre.
Le 8 mai 1945, j’ai couru, égaré, la tête enfoncée dans la foule en désordre, j’étouffais et trébuchais sur des corps désarticulés, râlant ou suppliant. Une foudre cosmique était-elle tombée sur Sétif ? Pris d’une démence soudaine, avais-je mis le feu à la ville ? Ivre des odeurs de sang, de poudre et de fumée âcre, agressé par des essaims d’insectes nécrophages, j’ai couru comme un possédé à travers les rues pour éteindre l’incendie… Des colons, vareuse de chasseur et casque colonial, chassaient le bougnoule, fêtaient l’armistice en brailleurs avinés. Ils m’ont ligoté les poignets et attaché à d’autres prisonniers hagards. Troupeau de moutons conduit à l’abattoir … J’appelais : Mère où es-tu ? Je ne voyais ni sa silhouette frêle, ni ses nattes noires descendant sur le buste, ni sa mlaya déployée au-dessus de sa tête pour se signaler à moi. Maintenant elle voyage dans les ténèbres, d’un hôpital à l’autre et dans ses pensées… Pour se distraire elle rit, fume des cigarettes et à toute occasion, allume des feux, joue et rit avec les flammes, comme une fillette avec des chiffons, et tente de les étouffer de ses mains nues, insensibles aux brûlures.
D’où viens-tu, camarade éclopé ? demande Yacine, histoire de revenir à terre et de se repérer dans la vaste Numidie perdue. D’un doigt trempé dans un verre de vin, M’hamed dessina sur le comptoir une carte d’Algérie, traça un cercle, forma la lettre R de Relizane, à l’autre bout un second cercle et le S de Sétif, au milieu, le A d’Alger. Tu es bon géographe, approuva Yacine, qui ajouta : nous sommes de bons marathoniens d’avoir fait jonction dans cette ville qui n’est pas tout à fait la nôtre. Pas encore la nôtre !
D’un coup de torchon agacé, le barman essuya le croquis, fit disparaitre le territoire. M’hamed, têtu, d’un index décapité et rougi de vin redessina la carte, en l’étendant à Bône et Constantine, à l’est, et à Oran et Tlemcen, à l’ouest. Le barman, maniaque, prit cette récidive pour un jeu d’ivrognes, effaça de nouveau la carte géographique (...) Notre pays est un mirage, remarqua Yacine d’un ton philosophique, nous le faisons apparaitre, d’autres l’escamotent. Connais-tu la Source aux illusions et le Bain des maudits ? Je t’en parlerai, quand nous aurons cuvé notre vin et notre amertume.
Ils apprennent à se connaitre en voyageant dans les mots. Pas facile de les extirper de la gorge quand ils sont tranchants comme des silex. Les dits et les non-dits se bousculent, des questions brûlent les lèvres : De quel enfer sors-tu, mon frère ? De quel bois ton enfer se nourrit-il ? Aucun des deux ne cherchait chez l’autre des raisons d’espérer. Qui aurait pu dire : donne-moi un peu de ton optimisme, je te donnerai un peu de mon malheur ? Ils étaient à égalité, armés de la même puissance créatrice, mais si difficile à extirper, à la rendre visible. L’espoir était hors de prix en cette saison de chômage, de famine, d’exil et de bagne. Ils voulaient seulement comprendre ce que dans le monde, notre monde, les désespérait."
Benamar Mediene
Rédigé le 10/01/2024 à 16:11 dans Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires récents