Driss se trouvait juché sur le tabouret, recouvert d’un petit coussin et d’un tissu brodé, que l’on avait posé sur la grande table, au centre de la pièce. Du haut de cette estrade improvisée, il regardait la bruyante assemblée des hommes au-dessous de lui. Parents, amis, voisins, presque tous venus dans la grande tenue blanche des jours de fête. En revanche, quelques adolescents regroupés dans un coin du salon autour de Yassine, son frère aîné, portaient, eux, leur tenue habituelle, jeans et T-shirt.
La douleur commençait enfin à s’estomper peu à peu sous l’effet de l’onguent qui avait été appliqué sur la plaie. Voilà, pensait alors Driss, ça y était : il était enfin devenu un homme, un vrai, un homme à part entière ! On n’avait cessé de lui répéter ça depuis plusieurs semaines, pour le préparer à l’événement. Il entrait donc, ce jour-là, de plain-pied dans le monde des hommes… À présent il n’irait plus traîner dans les jupes de sa mère ou de ses tantes dont il entendait les "youyous" stridents s’élever, par intermittence, dans la pièce d’à côté. Non, à partir d’aujourd’hui il allait, comme Yassine, tenir compagnie aux autres hommes de la maison. Dorénavant il irait à la mosquée ou au hammam avec son père, son frère, ou l’un de ses oncles. Et il pourrait enfin tenir tête à ses camarades d’école déjà circoncis.
Après la première collation, thé à la menthe ou café au lait et gâteaux au miel, les musiciens du petit orchestre reprirent place, un à un, au fond de la pièce, et la musique s’éleva à nouveau, lancinante, accompagnée des battements de mains rythmés des invités. Puis le chanteur les rejoignit et donna de la voix. Les femmes lui firent écho, de l’autre côté de la cloison, par de retentissants youyous. Quelques hommes se levèrent alors et se mirent à danser joyeusement, les uns en face des autres. Déhanchements rythmés, ondulations lascives…
Driss, lui, s’en tenait au rôle qu’on lui avait assigné : il restait immobile, ses mains teintes de henné posées à plat sur les cuisses. De temps à autre, lorsqu’il reprenait conscience de la douleur, comme une soudaine brûlure, il revoyait le Hajjam et ses grands ciseaux. Il revoyait aussi le regard encourageant de son père, et celui, un peu moqueur, de Yassine, postés chacun d’un côté, le tenant aux épaules.
— Tu vas devenir un homme, maintenant ! Un vrai ! Et tu verras comment les filles vont se mettre à courir derrière toi…
Driss n’avait pas très bien saisi toutes les plaisanteries qu’on lui avait faites à l’approche de l’événement qu’il était en train de vivre. Tout ce qu’il savait c’est qu’il fallait en passer par là. C’était la tradition qui remontait à la nuit des temps, teintée de religiosité. À présent il allait être comme tous "les grands". À l’école, des camarades plus âgés affichaient effrontément leur fierté à être circoncis, et, aux toilettes, certains lui avaient même montré leur sexe débarrassé de la peau superflue. Il s’était alors à chaque fois senti diminué à posséder encore ce capuchon qui donnait à sa verge le ridicule aspect d’une minuscule trompe d’éléphant…
Il rajusta sur son crâne le tarbouch à pompon qui avait tendance à glisser sur son front et il jeta un nouveau coup d’œil aux cadeaux posés sur la table, à ses pieds. Il y en avait une bonne vingtaine ! Tous étaient enveloppés dans des papiers brillants et colorés. Certains portaient des rubans noués en forme de fleurs. Lorsqu’il les regardait, il avait hâte que la fête se termine pour pouvoir enfin découvrir ce qu’on lui avait offert. Il savait déjà que dans l’un de ces paquets se trouvait la montre que son père lui avait achetée l’avant-veille, dans une boutique de la Kasbah. Une montre Kelton, à pile, avec un bracelet en cuir noir. Mais pour le reste, il ignorait ce que les autres paquets contenaient. L’un d’entre eux, de par sa taille, l’intriguait tout particulièrement. C’était le plus volumineux. Il avait une forme étrange. Un papier argenté l’enveloppait, et un large ruban rouge était noué sur le dessus. C’est Si Ahmed, le voisin du dessous, qui l’avait posé là.
Le chanteur et les musiciens s’interrompirent à nouveau et les danseurs allèrent se rasseoir. Les conversations entre les uns et les autres reprirent.
Driss entendit quelqu’un raconter, en français, une histoire qu’il ne comprit pas. L’homme, un riche commerçant qui possédait deux ou trois épiceries en France et qui se trouvait de passage à Alger, avait posé la question : « Est-ce que vous savez comment on peut refaire fortune chez nous aux jours d’aujourd’hui ? » Ses voisins, à qui il s’adressait, avaient fait "non" de la tête. « Eh bien je vais vous le dire, moi. Aussi bien pour eux, pour qu’ils puissent s’entraîner sans risque, que pour nous, pour être protégés contre l’égorgement, ce qu’il nous faut importer et commercialiser, je vous le dis, ce sont tout simplement des minerves... » Et l’homme était parti d’un grand éclat de rire. Les autres rirent eux aussi, mais Driss se dit que la plaisanterie ne devait pas être très réussie car leurs rires, à eux, semblaient plutôt forcés.
Quelques instants plus tard, au moment où son père s’approchait de la table pour lui apporter un gâteau, des coups sourds frappés à la porte d’entrée de l’appartement retentirent. Driss se redressa sur son siège. Les conversations s’interrompirent. Les coups reprirent, plus violents, et, dans le silence qui s’était fait, aussi bien dans la pièce que dans celle où se tenaient les femmes, une voix forte retentit, invoquant le nom d’Allah. Il y eut un moment de flottement. Driss vit son père pâlir, laisser là le gâteau, sur la table, puis se retourner. Tous les regards s’étaient posés sur lui. On entendit alors la porte s’ouvrir brutalement. L’un après l’autre, cinq hommes en armes, portant tous une barbe bien fournie, firent irruption dans la pièce.
Driss vit son père s’avancer d’un pas vacillant vers les intrus, les saluer et leur souhaiter la bienvenue. Il avait d’emblée reconnu deux d’entre eux pour les avoir rencontrés, l’avant-veille, alors qu’il revenait de la Kasbah en compagnie de son père, après l’achat de la montre Kelton. Il se souvenait même de la conversation que les trois hommes avaient eue…
— Alors Si Mustapha, notre frère, nous avons appris que tu vas faire circoncire ton second fils, avait dit l’un des deux, tandis que l’autre s’était penché vers lui pour lui demander son nom. Il avait répondu qu’il s’appelait Driss, et l’homme, tout en lui caressant la tête, avait alors déclaré, sur un ton enjoué :
— Driss ? Eh bien Driss, tu sais que tu vas devenir un vrai musulman ! Félicitations mon petit…
Il avait ensuite entendu l’autre dire à son père :
— Tu sais bien, Si Mustapha, mon frère, que nous sommes de ceux qui maintenons l’ordre dans le quartier que tu habites. La circoncision de ton fils doit se dérouler selon les règles édictées par notre Prophète Mohammed, béni d’Allah le Tout Puissant. Pour une circoncision, tu ne l’ignores pas, il ne saurait être question ni de musique ni de danses, mais seulement de prières et de pieuses invocations à Dieu…
— Je le sais, mes frères, avait alors répondu son père, avant d’ajouter, en levant les bras dans un geste d’impuissance, mais j’ai déjà programmé une fête identique à celle que j’avais organisée, il y a quatre ans, pour la circoncision de mon aîné. Je ne vois pas pourquoi mon petit Driss n’aurait pas droit au même traitement que son frère ! D’ailleurs les invitations sont lancées, et l’orchestre est déjà payé. Tout est préparé…
— Nous tenons à te prévenir, Si Mustapha. Nous ne tolèrerons pas que cette cérémonie sacrée tourne à la fête païenne et au sacrilège ! À bon entendeur salut !
Sur ces mots, les deux hommes leur avaient tourné le dos et s’étaient éloignés. Driss avait alors senti la main de son père serrer plus fortement la sienne.
— Qu’est-ce qu’ils veulent ? avait-il demandé.
— Rien, rien… lui avait répondu son père. Ne t’inquiète pas fiston, tu vas voir, la fête que l’on va faire pour toi, tu ne l’oublieras pas de si tôt !
À présent ces deux hommes sont là, dans le grand salon, avec trois autres, l’arme à la main, des fusils à canon court et ce qui ressemble à une mitraillette. Ils ont le visage dur et fermé. Ils regardent tout le monde avec, dans leurs yeux, une expression hautaine de mépris et de dégoût. Tétanisé, chacun se demande s’ils vont tirer.
Juché sur son estrade, Driss domine la scène. Il ne saisit pas vraiment ce qui se passe, mais la tension et toutes ce vibrations de peur émises par l’assemblée des hommes l’atteignent de plein fouet. Les armes aussi l’impressionnent. Il se met à trembler. La douleur diffuse logée dans son bas-ventre reprend de l’intensité. Il grimace. Ce qu’il sent confusément, sans comprendre pourquoi, c’est qu’il est, lui, le petit Driss Ayad, l’enjeu de forces qui le dépassent.
Celui qui semble être le chef de la bande prend la parole, et, d’une voix forte qui fait éclater le silence, il déclare :
— Si Mustapha, il y a deux jours nous t’avons prévenu qu’en tant que gardiens de l’ordre et défenseurs de la Loi sacrée dans le quartier nous ne tolérerions pas que tu détournes le sens profond de cette cérémonie de circoncision de ton fils. Allah le Tout Puissant et Mohammed, notre Prophète béni et vénéré, sont témoins que tu n’as pas tenu compte de notre avertissement ! Il était pourtant clair ! Tu vas donc avoir à t’en repentir le restant de tes jours…
L’homme fait un signe de la tête, et trois de ses compagnons s’approchent de la table, pendant que le quatrième retient fermement le père de Driss. Ils commencent pas balayer d’un brusque revers de main tous les paquets cadeaux qui s’écroulent au sol. Ils ordonnent ensuite à Driss de descendre de son tabouret.
Celui-ci se lève, tremblant. Ils le saisissent à bras le corps. L’enfant se débat. Ses babouches brodées et son tarbouch à pompon volent dans la pièce. Un murmure de protestation parcourt la salle. Trois invités se dressent, voulant intervenir, mais la mitraillette du chef pointée vers eux les empêche d’aller plus loin. Et tous, figés, muets, assistent, impuissants, à la scène qui se déroule sous leurs yeux. Le silence anxieux des femmes, dans la pièce voisine, fait écho à leur propre silence.
Driss, immobilisé, ne se débat plus. L’un des trois hommes le dénude alors en tirant sur son pantalon bouffant, avant de sortir d’un petit sac qu’il porte en bandoulière au côté de son fusil un couteau à la lame effilée. Le garçonnet entend le cri de révolte de son père qui cherche en vain à s’interposer, et les éclats de voix réprobateurs qui s’élèvent dans la pièce. Il sent une main saisir son sexe douloureux et il se remet à se débattre, cherchant, sans le pouvoir, à se dégager des poignes qui le maintiennent en l’air au-dessus de la table. Il hurle de terreur.
Le pansement est arraché et presque aussitôt, de nouveau, une douleur atroce lui déchire de bas-ventre. La douleur est si cuisante et ses yeux si brouillés de larmes qu’il ne peut voir dans la main du bourreau son petit sexe sanguinolent.
Quand donc, mais quand donc sera-t-il enfin un homme, un vrai ? se demande-t-il avant de perdre connaissance.
( Cette nouvelle retrace un fait réel survenu à Alger pendant les "années noires". C’est la journaliste et écrivaine marocaine Hinde Taarji, ayant séjourné en Algérie à cette époque-là, qui me l’a raconté.
Je lui dédie donc ce texte…)
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