JOURNAL DE BORD DE GAZA 36
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et le siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Dimanche 9 juin 2024.
Aujourd’hui, je vais vous parler de la tente. Comme vous le savez, nous sommes exilés pour la deuxième fois. Après être passés de Gaza-ville à Rafah, près de la frontière égyptienne, nous sommes maintenant à Deir El-Balah, plus au nord, mais toujours à l’intérieur de la partie sud de la bande de Gaza, selon les Israéliens qui l’ont coupée en deux.
Cette fois, nous nous sommes installés dans une tente. La tente, c’est le symbole des réfugiés palestiniens depuis 1948. Les gens qui ont été forcés de quitter les villes de Jaffa, d’Acre, de la Palestine historique en général, sont tous venus s’installer dans des tentes pour fuir les massacres et les boucheries de l’époque. Ils se sont réfugiés à l’extérieur, au Liban, en Jordanie, en Syrie ; ou à l’intérieur, en Cisjordanie et à Gaza. Ils s’étaient installés dans la rue, dans des terrains vagues, partout où il y avait de l’espace. Ils croyaient que ça n’allait pas durer, qu’après y avoir commis des massacres, les milices israéliennes allaient quitter les villes et les villages, et qu’eux, les Palestiniens, allaient rentrer un jour. Cela fait 76 ans qu’ils l’attendent.
« VIVRE DANS UNE TENTE, C’EST UNE HUMILIATION ET UNE VIE INFERNALE »
Aujourd’hui, Nous sommes en train de vivre la même chose. Nous sommes partis de Rafah pour fuir les massacres et les boucheries. Nous sommes partis malgré nous. C’était un exode forcé. Et la majorité des déplacés se sont installés dans des tentes. En 1948, c’étaient les Nations unies qui avaient donné des tentes aux réfugiés. C’est à nouveau le cas aujourd’hui, avec aussi l’aide d’ONG.
Des amis en France me demandent ce que c’est de vivre sous une tente. Ce n’est pas seulement échanger une pièce en dur pour un habitat en toile. Non, vivre dans une tente, c’est une humiliation et une vie infernale. Cette vie, nous allons peut-être la supporter pendant des mois ou des années. Cette guerre dure depuis huit mois et on ne sait pas quand elle va se terminer.
J’avais préparé ma famille à ce changement de vie inéluctable et radical. Jusqu’ici, ils se sont bien adaptés. Mais je sens la fatigue monter chez les enfants. Ils vont et viennent avec moi pour chercher de l’eau, par exemple, et ils découvrent petit à petit que ce n’est pas du tout un plaisir de vivre dans ces tentes. Je ne sais pas quand ils vont se rendre compte que c’est vraiment une vie très dure et que j’avais inventé un amusement qui n’existe pas. Et qu’on ne sait pas quand cette situation humiliante prendra fin. C’est dur de faire le clown, de montrer qu’on est solide, de faire croire que tout va bien.
UNE TENTE, C’EST COMME UN SAUNA PLEIN DE MOUCHES
Vivre dans une tente, ce n’est pas seulement avoir un lieu pour dormir et pour rester en vie pendant quelques semaines, quelques mois, quelques années en attendant de rentrer chez soi. C’est une vie très difficile. Je vais vous parler de cette vie, de la nôtre et de celle des milliers de gens qui nous entourent. En comparaison, la nôtre est une tente cinq étoiles, et nous sommes six. Mais parmi les 1,5 million de déplacés, beaucoup d’autres familles vivent à 12 sous la même tente, souvent un abri de fortune fabriqué avec des bâches. Notre tente mesure quatre mètres de long sur cinq de large et un mètre quatre-vingts au milieu, le seul endroit où on peut se tenir debout. C’est juste un lieu pour dormir. Il est entièrement occupé par les matelas.
Vivre sous la tente, c’est endurer une chaleur d’enfer pendant la journée, avec des mouches qui pénètrent toujours à l’intérieur, même si on a tout fermé, et qui n’arrêtent pas de vous agacer. Une tente, c’est comme un sauna plein de mouches. Et la nuit, c’est l’inverse : il fait froid, parce qu’on est sur un terrain vague où il n’y a que du sable, non loin de la mer. Il faut mettre deux ou trois couvertures. Vivre sous une tente, c’est se réveiller en ayant mal partout, parce qu’on dort sur un sol déformé qui n’est pas plat, même si on a tout fait pour l’aplatir.
Vivre sous une tente, c’est aussi dépendre de l’aide humanitaire, et ne manger que des boîtes de conserve. C’est aller chercher tous les jours un endroit pour charger nos téléphones et nos lampes rechargeables, pour avoir un peu de lumières la nuit.
Vivre sous une tente c’est faire la queue tous les jours, pour l’eau, pour la nourriture, etc. Il faut marcher des centaines de mètres, parfois des kilomètres, pour aller remplir des seaux de sept à dix litres. Encore faut-il posséder des seaux. Ils coûtent aujourd’hui entre 50 et 60 shekels, (entre 12 et 20 euros) le seau, alors qu’avant, il était à deux shekels (un euro). Et au retour, il faut avoir une citerne pour stocker l’eau.
VIVRE SOUS UNE TENTE, C’EST DORMIR AVEC LES YEUX À MOITIÉ OUVERT
Pour faire la cuisine, il faut un four en argile, et trouver du bois. Et quand on n’a pas de bois, on utilise n’importe quoi. Beaucoup de gens brûlent des cartons ou du plastique. On respire presque toute la journée cette fumée de plastique. On fait la lessive dans les seaux, on porte les mêmes vêtements trois ou quatre jours pour économiser l’eau. Pour les toilettes, on creuse un trou.
Vivre sous la tente, c’est aussi surveiller en permanence les insectes, les serpents, les scorpions. Moi, la nuit, je ferme tout, je peux le faire parce que j’ai une tente « cinq étoiles », mais ceux qui vivent sous des bâches, directement sur le sable, courent un vrai danger, surtout la nuit. Récemment, sur notre terrain, nous avons trouvé un scorpion. Les voisins ont vu des serpents. Donc vivre sous une tente, c’est dormir avec les yeux à moitié ouvert, avec toujours la crainte que quelque chose se faufile à l’intérieur. Je crains surtout pour Walid, mon fils de deux ans et demi. Quand il a vu des fourmis, il en a eu peur. Je lui ai chanté une chanson qu’il connaît, qui parle de fourmis qui marchent deux par deux, et je lui ai fait toucher les fourmis pour lui montrer qu’elles n’étaient pas dangereuses : « Regarde maman, je touche les fourmis ! » J’essaye de lui montrer que tout ce qui nous entoure, tout ce qu’il voit n’est pas forcément un danger, parce que je ne veux pas installer la peur dans son cœur. Mais évidemment, je crains que s’il tombe sur un scorpion ou un serpent, il le touche en croyant que rien ne peut lui faire de mal…
Vivre sous la tente, c’est n’avoir aucune intimité. Comme vous le savez, nous sommes installés sur un petit terrain entouré d’un mur, avec deux autres familles, dont celle de mon ami Hassoun. Trois tentes en tout. Mais ce terrain est encerclé par un camp de déplacés, qui s’entassent les uns sur les autres dans des abris de fortune. On entend un bruit continuel, celui des conversations de milliers de personnes. On entend tout ce qui se dit sous les tentes les plus proches. On doit rester habillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je vous ai déjà décrit les changements apportés par la guerre à notre société conservatrice, comment il n’y a plus d’intimité pour les femmes, comment cette vie discrète où on évitait la mixité est en train de disparaître. Nous avons construit un petit coin cuisine adossé au mur d’enceinte, pour gagner un peu d’espace, économiser les bâches et le bois de construction. Juste derrière le mur, il y a des tentes, on entend les gens parler, on entend tous les secrets de leur vie privée.
« ENTENDRE LE BOURDONNEMENT DES DRONES SEPT JOUR SUR SEPT »
Vivre sous la tente, c’est aussi être la proie de maladies dermatologiques. Moaz, le fils aîné de mon épouse, a le dos tout rouge à cause d’une piqûre d’insecte et d’une allergie. À l’hôpital, ils considèrent que ce genre de chose ne fait pas partie de leurs priorités. Ils sont débordés par l’afflux de blessés graves par les bombardements israéliens. Nous sommes allés voir des médecins et des pharmaciens, mais pour le moment ils n’ont pas trouvé de solution.
Vivre sous la tente, c’est entendre les bombardements en permanence, c’est entendre le bourdonnement des drones sept jour sur sept. C’est sentir que nous n’avons plus de toit ni de murs qui pourrait au moins nous protéger des éclats d’obus, car ceux-ci peuvent déchirer le tissu et provoquer des dégâts énormes dans les camps de déplacés, comme on l’a vu à plusieurs reprises, à Deir El-Balah ou ailleurs.
Vivre dans une tente, c’est aussi une vie d’humiliation. J’ai toujours insisté sur ce mot. C’est cela que les Israéliens veulent : nous humilier. Ils le font depuis 1948. À l’époque, nos parents ont commencé à vivre sous les tentes, parfois des abris de fortune comme aujourd’hui. Petit à petit, ces camps de fortune se sont transformés. Il y a eu de vraies tentes, puis ceux qui avaient les moyens ont construit en dur dans les camps où ils se trouvaient. Ils ne les ont pas quittés parce que ces camps étaient pour eux le symbole du retour. C’était une façon de dire : je suis de Jaffa, d’Haïfa, d’Acre, j’appartiens à cette ville ou à ce village dont j’ai été chassé. Pour eux, le camp représentait l’endroit d’où ils venaient. Même s’ils vivent dans une maison, ils considèrent qu’ils sont toujours sous une tente, sous un abri provisoire, avant de retourner un jour chez eux.
Mais cette tente est surtout le symbole de la résilience palestinienne, malgré tout ce qu’on peut vivre sous elle. Nous nous sommes installés sous des tentes pour ne pas quitter la Palestine. Nous en avons fait un symbole politique, pour dire que nous allons rentrer chez nous. Parce qu’un jour, tout cela va s’arrêter, et il n’y aura plus de tentes.
RAMI ABOU JAMOUS
https://orientxxi.info/dossiers-et-series/je-vais-vous-parler-de-notre-vie-sous-la-tente-et-de-celle-des-milliers-de-gens,7404
Motaz Azaiza, le reporter palestinien qui raconte le calvaire de son peuple
Le photojournaliste, qui a couvert au péril de sa vie la guerre à Gaza avant de fuir l’enclave, est l’invité de notre émission « À l’air libre ». Un témoignage exceptionnel.
Pendant des semaines, Motaz Azaiza, 25 ans, photojournaliste palestinien, propulsé reporter de guerre après le 7 octobre, a documenté les massacres israéliens à Gaza, informant le monde au péril de sa vie. Il l’a fait sur Instagram, où il cumule aujourd’hui plus de 18 millions d’abonné·es, transformant ce réseau social en un espace politique et médiatique inédit, à l’instar de plusieurs autres voix de Gaza et alors qu’Israël interdit tout accès au territoire palestinien aux journalistes étrangers depuis huit mois.
Le 23 janvier 2024, Motaz Azaiza a fui Gaza avec sa famille pour le Qatar. Sans renier son combat : porter la voix du peuple palestinien, lutter pour une Palestine libérée de la colonisation et de l’occupation israéliennes. Invité de notre émission « À l’air libre » à l’occasion de son passage en France pour la remise du prix Liberté 2024 à Caen, il livre un témoignage exceptionnel.
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