Mohamed Bensaid Aït Idder nait vers 1925 dans la région du Souss, dans le sud-ouest du Maroc, non loin de l’enclave espagnole de Sidi Ifni. Il suit des études coraniques et religieuses traditionnelles dans sa région natale, puis émigre à Marrakech pour compléter ses études secondaires, avant de s’inscrire à la célèbre médersa Ben Youssef (école coranique d’enseignement supérieur), à la fin des années 1940.
Dès la vingtaine, il commence à s’intéresser à la politique grâce à la lecture assidue de revues et journaux en provenance du Proche-Orient arabe. Mais la flamme militante nait en lui sous l’effet des informations diffusées par le service arabe de la BBC et le journal Al-Alam, l’organe de presse du parti de l’Istiqlal, à propos des massacres perpétrés en Palestine en 1948. Durant les années 1950, il fonde un groupe de résistants qui se transforme, un peu plus tard, en l’aile-sud de l’Armée de libération marocaine (ALM).
J’ai entendu parler de Mohamed Bensaid Aït Idder pour la première fois aux abords de mes seize ans. Je garde l’image d’un résistant anticolonialiste qui n’a jamais plié l’échine devant un quelconque pouvoir. À commencer par celui du roi Hassan II, au summum de sa gloire nationale et de sa manie répressive durant les années 1970-1980. Il m’a dit une fois, au début des années 2000 à Casablanca, alors que nous parlions de réconciliation nationale, que le président François Mitterrand avait raison de traiter Hassan II d’« inutilement cruel ».
Nous avions aussi évoqué sa première arrestation quelques années après l’accession du Maroc à l’indépendance : « Ils nous ont torturés comme des forcenés, alors qu’ils avaient toutes les informations sur notre groupe et sur moi personnellement ». « Ils » , ce sont les agents de la sécurité politique créée par Hassan II, avant même qu’il ne monte sur le trône alaouite en 1961. Ils espionnaient, intimidaient, torturaient, et parfois tuaient les opposants. Ils étaient organisés en groupes mobiles qui ressemblaient aux escadrons de la mort des dictatures d’Amérique latine.
Bensaid a ajouté :
Ils nous torturaient juste pour nous faire souffrir un maximum. Afin qu’on perde notre dignité. Ils nous suspendaient en l’air horizontalement avant de nous battre jusqu’au sang. Leur objectif semblait être de nous briser la colonne vertébrale, au sens physique comme moral… Oui, il y a en chaque humain une sorte d’échine morale ; une fois cassée, la personne peut se transformer en un être dénué de dignité. Un être prêt à se mettre au service du plus fort ou du plus offrant.
L’HOMME DES PARADOXES
L’affaire de sa vie, ce sont les quatre décennies de son opposition à Hassan II dont il n’appréciait ni la personne ni les politiques. Il soulignait les « accointances » de ce dernier avec les puissances néocoloniales. Mais jamais il n’a prononcé le mot « trahison » à propos du roi, sans doute par respect pour le monarchisme, majoritaire chez les Marocains.
Il m’a néanmoins certifié un jour de 2008 à Rabat, lors d’une conversation à l’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc, qu’il y avait bien eu coalition sur le terrain entre l’armée marocaine officielle et l’armée française, lors de la guerre de libération du Sahara occidental menée par l’ALM dont il faisait partie du commandement.
Un aventureux homme [wahed lasgaâ, ce fut son expression] de mes combattants eut l’idée de surprendre l’armée (officielle) la main dans le sac. Il met aux arrêts l’officier, le chauffeur et les soldats d’un camion militaire sur une route isolée. Il les interroge sans me demander mon avis. Il ressort de leurs déclarations que le camion, plein de provisions, se dirige vers Foum Lahcen afin d’y ravitailler le poste militaire français assiégé par l’Armée de libération.
Il ajoute que Mohamed V ne devait pas être au courant des agissements de son fils, car « il ne contrôlait pas les services »1.
CLASH PERSONNEL AVEC HASSAN II
Le premier incident, qui en dit long sur le caractère d’homme libre de Bensaid, se déroula durant les années 1980. Le résistant a accepté de faire partie d’une délégation de dirigeants nationaux chargés de défendre la position officielle du Maroc sur le Sahara occidental auprès de l’Organisation de l’unité africaine (Union africaine aujourd’hui). De retour d’Addis-Abeba, Hassan II les reçoit en grande pompe dans son palais de Fès. Le temps passant, les données partielles fournies par certaines archives sont devenues accessibles, et cela me permet de penser que le roi voulait ainsi montrer au peuple que Bensaid était rentré dans le rang. C’est pourtant le contraire qui s’est produit - une grande déception pour Hassan II.
Le roi a donc accueilli lesdits leaders nationaux qui se présentaient devant lui en file comme de coutume. Le monarque était tout sourire, il semblait jouir de ces moments de protocole marquant l’humiliation des grands de la nation. L’un après l’autre, ceux-ci se plient plus ou moins en deux pour embrasser la main royale tendue, sans réserve aucune. Mais lorsque le tour de Bensaid arrive, il salue oralement Hassan II sans s’incliner, se donnant tout de même une contenance en posant la main sur son épaule. Le monarque manque de s’étouffer de colère, et il le fait savoir à Bensaid par le biais du ministre de l’intérieur, Driss Basri.
Quelques années plus tard, en préparation d’une réception au palais, le même Basri dira à Bensaid sur un ton grave que Hassan II exige de lui qu’il se plie au protocole. Aït Idder refuse à nouveau, tout en esquissant une légère inclinaison. Un modus vivendi est finalement trouvé entre les deux hommes.
Il est vrai que les deux dirigeants se détestent. Le roi n’appelle jamais Bensaid par son vrai nom, plutôt par un qualificatif faisant référence à sa région de naissance, Chtouka-Aït Baha. Il faisait de même avec d’autres opposants notoires comme Mohammed Fqih Basri, qu’il affublait du surnom Demnati (de Demnate, petite ville du Haut Atlas). Ce n’était point une manie royale. Il s’agissait dans son esprit de remettre à leur place les dirigeants nationaux qui lui tenaient tête : « Ce ne sont que des locaux », semblait signifier le roi. Dans le même esprit, Hassan II aurait transmis son souhait de voir le fondateur de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) Abderrahim Bouabid se présenter aux législatives de 1977 dans sa région natale, au nord de Rabat. Le leader socialiste optera au contraire pour le lointain sud-ouest, profondément amazigh (berbère). Toutefois, le ministère de l’intérieur veillait au grain. Et les desiderata du roi étant des ordres, le leader sera recalé. Il ne fera pas partie des élus de l’USFP, bien qu’il en soit le plus populaire.
L’AFFAIRE DU LIVRE IRRÉVÉRENCIEUX
La seconde anecdote remonte à janvier 1996. Mohamed Bensaid Aït Idder propose à la rédaction du journal critique Anoual dont il est le responsable politique de publier, en extraits successifs, la totalité de mon livre sorti quelques années plus tôt à Paris, La Monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir (L’Harmattan, 1992). Cette publication doit avoir lieu durant le ramadan de la même année, car les lecteurs sont plus nombreux pendant le mois sacré. Or, non seulement l’ouvrage est interdit au Maroc, mais, de nature universitaire, il est perçu par le palais comme irrévérencieux. La rédaction d’Anoual fait part de ses craintes de saisie à Bensaid, qui ne bronche pas. Dès la parution des premières pages, le ministère de l’intérieur menace la rédaction, qui persiste cependant. Basri contacte alors Bensaid par téléphone afin que le journal cesse ses publications. Puis il le rencontre en personne et lui déclare en substance : le roi t’intime l’ordre d’arrêter la publication pour laisser cicatriser les blessures entre le palais et le mouvement national. Sa réponse est sans appel : il n’en est pas question, car il n’y a aucun mal à publier un livre qui évoque des évènements vieux de plusieurs décennies. Le roi ordonne la saisie du journal. C’est chose faite à la publication du septième extrait.
Bensaid m’a relaté cette histoire, qu’il appelait le « clash du livre », en 2001. Quelques années plus tard, en 2008, il rédigera en arabe un témoignage manuscrit (publié ci-dessous) sur l’incident.
Révolutionnaire et monarchiste, Amazigh et nationaliste arabe, militant de la marocanité du Sahara occidental et ami des Algériens, fervent musulman et adepte de la gauche radicale, premier financier de son parti et perpétuel désargenté, éprouvé dès sa jeunesse par des problèmes de santé, Mohamed Bensaid Aït Idder s’est éteint le 6 février 2024, centenaire.
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