Entre 1948 et 1966, des centaines de milliers de juifs originaires du Maghreb ont transité quelques semaines par le camp du Grand Arénas à Marseille avant de rejoindre Israël. Ils y connaitront parfois de sérieuses déconvenues qui préfigureront celles qu’ils connaitront après leur installation en « terre promise ».
Du camp du Grand Arenas de Marseille il ne reste aujourd’hui plus rien. Seuls deux piliers marquent l’ancienne entrée du lieu, désormais un terrain vague abandonné, et la mémoire balayée du rôle de la France dans l’émigration juive arabe vers Israël. En 1944, l’Agence juive projette d’installer un million de juifs en Palestine en deux ans. Son président David Ben Gourion, futur fondateur de l’État d’Israël, en fait la priorité du mouvement sioniste. En 1950, le parlement israélien vote la « loi du retour » qui garantit à tout juif le droit d’immigrer en Israël.
Le potentiel démographique des juifs d’Afrique du Nord convainc l’Agence juive d’envoyer des émissaires au Maghreb. Mais dès la fin des années 1940, l’arrivée en Israël des juifs orientaux — mizrahim en hébreu — interroge l’identité du nouvel État. Cette main-d’œuvre travailleuse ne parle pas encore hébreu mais arabe, et sa future intégration dans la société israélienne se fera d’abord, non sans difficultés, au sein de camps de transit.
Dans le sud de Marseille, dans le quartier de la Cayolle niché contre les calanques, le camp du Grand Arénas gagne le surnom de « camp des juifs ». Pendant plus de vingt ans, on y acculture des dizaines de milliers de juifs arabes pour en faire de futurs Israéliens. Ce « petit bout d’Israël » sur le territoire français est géré par l’Agence juive qui envoie juifs marocains, tunisiens et parfois égyptiens rejoindre une terre qu’on leur promet.
UN CAMP ÉDIFIÉ POUR LES PRISONNIERS
À la fin des années 1990, deux historiens marseillais éveillent la mémoire oubliée du Grand Arénas. Une archive après l’autre, Nathalie Deguigné et Émile Témime reconstituent le quotidien du camp et de ses milliers de migrants maghrébins en transit.
Vivre dans les baraquements se révèle une rude épreuve, accentuée par les intempéries. L’hiver, ceux-ci, mal isolés et chauffés par des poêles à charbon, laissent pénétrer le froid et l’humidité. L’été, la chaleur y est insupportable...1
De 1948 à 1955, près de 40 000 juifs marocains sur un total de 250 000 partent en Israël, et la grande majorité d’entre eux passe par le camp marseillais. « À Marseille, on ferme les yeux sur la présence irrégulière de ces transitaires. Leur transit ne doit pas, en principe, dépasser un mois ».2
Un bureau d’émigration est ouvert à Casablanca pour enregistrer les départs des juifs via Marseille. En 1956, les indépendances du Maroc et de la Tunisie relancent une vague de départs. De janvier à octobre, près de 40 000 migrants passent par le camp. Édifié par l’État français en 1945, le Grand Arénas accueille d’abord des prisonniers allemands dans l’attente de leur rapatriement, ou encore des travailleurs indochinois placés sous la surveillance des autorités. Mais c’est l’afflux de milliers d’émigrants gérés par l’Agence juive qui donnera le nom de « camp des juifs » au lieu.
Très peu de juifs algériens passent par le Grand Arénas en raison de l’histoire coloniale française. Naturalisés français depuis le décret Crémieux en 1870, ils s’installent dans leur majorité en métropole après l’indépendance de l’Algérie en 1962 : « En dépit du souvenir du comportement de Vichy qui les dépouilla de leur qualité de Français (…) les Juifs d’Algérie s’identifiaient à la France et c’est vers ce pays qu’ils émigrèrent au moment du grand bouleversement ».3
LE MÉPRIS DES EMPLOYÉS DE L’AGENCE JUIVE
« Arénas, c’est un épiphénomène de ce qui s’est passé en Israël ».4 En effet, les employés de l’Agence juive sont en majorité ashkénazes, et les premiers contacts avec les mizrahim présagent les difficultés d’intégration en Israël.
Ils regardent souvent de haut le mode de vie, la condition sociale, le manque d’instruction d’une partie des émigrants marocains. (...) Préventions et comportements qui se manifesteront bientôt en Israël même, dans un contexte plus large.5
Les émigrants maghrébins, de milieux modestes, sont confrontés au mépris des autorités israéliennes comme le soulignent certains rapports :
Nous avons constaté avec peine que, dans l’ensemble, la qualité d’olim6 que nous avons vue au camp n’est pas très belle. Ce n’est pas un très beau cadeau que nous faisons à Israël en leur envoyant des olim de ce genre7.
Un stage intensif d’acculturation à la future patrie leur est imposé. Encadrés par les services israéliens, ils doivent apprendre les danses et chants de l’État d’Israël avant de s’y installer.
Certains malades patientent parfois plusieurs mois au sein du camp, piégés en raison des clauses d’émigration sélective. Beaucoup de juifs marocains originaires de l’Atlas sont touchés par la tuberculose, la teigne ou encore le trachome. Plusieurs meurent au camp du Grand Arénas, alors qu’ils attendaient un visa de sortie vers Israël.
Lors des repas, « les émigrants doivent présenter une carte personnelle pour récupérer leur ration distribuée par des employés, au travers de petits guichets », rapportent Nathalie Deguigné et Émile Témime. Mais au quotidien, c’est surtout la promiscuité qui gêne les émigrants. Dans les baraquements, il n’existe aucune cloison de séparation pour isoler les familles. Les sanitaires sont installés à l’extérieur des abris. Ce manque d’intimité est vécu comme un déclassement brutal : « On n’avait pas l’endurcissement des réfugiés. (...) Pour eux, c’était un camp de luxe, pour nous qui venions d’une vie normale, c’était un choc ». Ils préparent le départ avec hâte. Devant le portail du camp, des commerçants français « déballent des marchandises destinées à l’équipement de ces futurs citoyens d’Israël ». Des télévisions, des radios, de la literie. « Enfin, toutes les choses qu’on peut proposer à des gens qui vont commencer une nouvelle vie ».
LA TRAGÉDIE DE L’« EXODUS »
Avant 1948, les premiers juifs arabes qui s’installent sont recrutés comme combattants pour affronter l’Armée de libération arabe au terme du mandat britannique sur la Palestine. Après la création de l’État d’Israël, les flux d’émigration s’accentuent, au premier chef de juifs marocains et tunisiens. Et pour les organiser, les autorités israéliennes bénéficient de l’accord de la France d’opérer sur son territoire.
Déjà pendant la guerre, Marseille était devenue un refuge pour des juifs européens. Des personnalités permettent à des milliers d’entre eux de fuir les persécutions, à l’image du journaliste américain Varian Fry. Agissant dans la clandestinité, ce dernier permet à 4 000 juifs de fuir vers les États-Unis. Le médecin George Rodocanachi fournit quant à lui des milliers de certificats médicaux justifiant leur départ pour New-York, ce qui lui vaudra d’être déporté puis assassiné au camp de Buchenwald en 1944.
Mais c’est la tragédie du navire Exodus en juillet 1947 qui secoue l’opinion publique. À l’époque, les organisations sionistes multiplient les opérations d’émigration clandestine vers la Palestine mandataire. Le 11 juillet, 4 500 survivants de la Shoah embarquent sur l’Exodus au départ de Sète8. Son débarquement sur les côtes palestiniennes est un échec : les autorités anglaises renvoient ses passagers dans trois bateaux-prisons vers la France. Ils sont ensuite bloqués en rade de Port-de-Bouc à l’ouest de Marseille pendant plusieurs semaines, avant de devoir lever l’ancre pour l’Allemagne. Cette affaire met en lumière l’essor de l’émigration juive au Proche-Orient. Une émigration qui s’affirme avant même le vote du plan de partage de la Palestine par les Nations unies le 29 novembre 1947.
L’ASSIGNATION MIZRAHI
« Je ne savais pas que c’était comme ça. Si je savais que c’était comme ça, je ne serais pas venu ». En 1962, un journaliste de l’ORTF, suit la traversée de plusieurs juifs arabes au départ du camp du Grand Arénas vers Israël9.
Une fois débarqués, certains s’installent dans des kibboutz, fermes autogérées à l’organisation collective. Mais leur arrivée se teinte de désillusions. Manque de travail, difficultés d’intégration, barrière de la langue : certains songent déjà à repartir. « Les juifs orientaux étaient perçus comme prisonniers d’un carcan traditionnel. Pour les ‘‘israéliser’’, il convenait de les faire entrer dans l’ère moderne. Ce passage nécessitait de rompre avec une culture orientale perçue comme arriérée »10.
La politique d’Israël à l’égard des juifs arabes du monde musulman est en effet pensée en termes de modernisation. « L’identité israélienne, fabriquée par les colonisateurs sionistes, définissait pour des Juifs diversifiés leur mode d’appartenance ». Dans son dernier ouvrage La Résistance des Bijoux11, la chercheuse israélienne d’origine algérienne Ariella Aïsha Azoulay décortique ce saccage des écheveaux transculturels des communautés juives :
L’invention de la catégorie « mizrahi » fut nécessaire à l’enrôlement de ces Juifs qui émigrèrent du Maghreb - du monde arabo-berbéro-musulman - et à leur socialisation par identification à une entité fabriquée plus large : le peuple juif, ce mythos unitaire au nom duquel toute pluralité devait être abandonnée.
Une mémoire pour l’oubli de l’expérience émigrée judéo-arabe aujourd’hui encore instillée dans les divisions communautaires de l’État d’Israël.
SOPHIE BOUTIÈRE-DAMAHI
https://orientxxi.info/magazine/marseille-douloureux-sas-des-juifs-arabes-vers-israel,7094
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