MUSIQUE
Si Angelina Mango a remporté l’édition 2024 du festival de Sanremo, la plus importante compétition célébrant la chanson italienne, la victoire morale revient sans doute à Ghali, chanteur hip hop italien d’origine tunisienne. Il a été en effet le seul à avoir porté le mot « génocide » sur le devant de la scène la plus regardée du pays. Ce qui n’a pas manqué de faire réagir à la fois l’ambassadeur d’Israël et la télévision nationale.
C’est par les mots de ce communiqué de presse lu en direct sur la principale chaîne de télévision publique italienne que s’achève la controverse soulevée par le Festival de Sanremo, un événement davantage capable de polariser les esprits que ne le feraient les élections. Le message ne se voulait même pas pondéré en commençant par condamner l’attaque du 7 octobre (prémisse incontournable à toute prise de parole sur Gaza aujourd’hui) pour faire ensuite cas des victimes palestiniennes, chiffres à l’appui. Non : ce que l’on a entendu, c’est une déclaration de soutien inconditionnel à Israël, à ses victimes, à ses otages. Pas un mot sur les civils tués, qui ont désormais dépassé la barre des 30 000 morts, dont plus de 10 000 enfants. Des morts invisibles, inexistants. Pour la Radiotélévision italienne (Rai), il ne se passe rien depuis quatre mois à Gaza.
« ET JE DEVAIS L’UTILISER POUR QUOI CETTE SCÈNE ? »
Ce communiqué signé par Roberto Sergio, administrateur délégué de la Rai, a été diffusé lors de la dernière soirée du festival qui s’est tenu du 6 au 10 février, et ce à la suite de la protestation d’Alon Bar, ambassadeur d’Israël en Italie. Ce dernier n’a pas apprécié la phrase « stop au génocide », scandée par Ghali, un chanteur très populaire dans le pays, « un peu italien, un peu tunisien », comme il se définit lui-même. Traditionnellement, c’est cette dernière soirée qui fait toujours le plus d’audience, même si tout le monde en Italie prétend qu’il ne la regarde pas. Elle se poursuit sans relâche avec les votes des téléspectateurs1 pour finir sur le classement des super finalistes.
« Je considère qu’il est honteux que la scène du festival de Sanremo soit exploitée pour répandre la haine et la provocation d’une manière superficielle et irresponsable », a écrit l’ambassadeur israélien sur X (ex-Twitter) le matin du 11 février, quelques heures après que le rideau est retombé sur Sanremo. Ainsi, demander de ne pas tuer des innocents sans même nommer le coupable représente toujours pour Israël « une incitation à la haine », « une provocation ». Un monde à l’envers, dans lequel est désigné comme coupable celui qui prend la défense de la victime.
« Et je devais l’utiliser pour quoi cette scène ? », a répondu Ghali.
Je parle de cette question depuis que je suis enfant. Cela n’a pas commencé le 7 octobre, cela dure depuis longtemps. Les gens ont de plus en plus peur, et le fait que l’ambassadeur dise ce qu’il a dit n’envoie pas un bon signal. Cette politique de terreur continue, les gens ont de plus en plus peur de dire « arrêtez la guerre », « arrêtez le génocide ». Nous sommes à un moment de l’Histoire où les gens ont l’impression de courir un risque s’ils disent qu’ils sont en faveur de la paix, c’est absurde.
DEUX DIRECTS PARALLÈLES
Sanremo représente une scène hautement politique, dans le sens où ce festival est le baromètre infaillible des humeurs nationales et populaires. Mais c’est une scène de plus en plus traversée par les styles et les notes d’une deuxième génération – les enfants d’immigrés - encore profondément exclue, et largement incomprise.
Pourtant, lors de l’édition 2023, alors que les bombes russes tombaient sur Kiev, la direction n’a pas hésité à ouvrir le festival par la lecture publique d’un message du président ukrainien Volodymyr Zelensky et plusieurs hommages, notamment en chansons, ont été rendus à la tragédie du peuple ukrainien.
L’édition de cette année a ainsi fait tomber le voile sur cette politique du deux poids deux mesures à l’œuvre dans le monde occidental depuis le 7 octobre, y compris dans l’espace public italien dominé par le narratif d’un gouvernement néo-fasciste. La semaine de festivités était d’autant plus choquante qu’elle se déroulait en parallèle des massacres diffusés sur les réseaux sociaux depuis Gaza. Deux directs simultanés, dystopie de notre temps.
Seuls deux artistes sur les 30 en compétition ont tenté de briser ce silence qui entoure la souffrance des Palestiniens. Dargen D’amico d’abord qui, lors de la soirée d’ouverture, a fait une référence générale aux « enfants qui meurent sous les bombes en Méditerranée », puis a répété un simple appel au cessez-le-feu, révélant par là que les mots « Palestine », « Gaza » et « Israël » étaient imprononçables.
« AVONS-NOUS QUELQUE CHOSE À DIRE ? »
Et puis est venu Ghali (de son nom complet Ghali Amdouni), né en Italie en 1993 de parents tunisiens, et élevé dans une banlieue difficile de Milan. Pendant toute la soirée, il était accompagné par l’extraterrestre Rich, un personnage déguisé à qui il demande à un moment : « Avons-nous quelque chose à dire ? ». C’est alors que son acolyte lui glisse à l’oreille le message que Ghali « répète » dans le micro : « Stop al genocidio » (« stop au génocide »). La phrase étonne autant qu’elle émeut, tant elle semble inattendue, imprévue, impossible. Pourtant, quelque chose de ce climat général de censure à l’égard de l’actualité palestinienne est déjà perceptible dans la chanson que Ghali présente au concours ce soir-là, « Casa mia » (Ma maison) :
Je n’ai pas envie de faire d’histoire.
Mais comment pouvez-vous dire que tout est normal ici ?
Pour tracer une frontière
Avec des lignes imaginaires, tu bombardes un hôpital
Pour un morceau de terre ou pour un morceau de pain
Il n’y a jamais de paix
Devant lui, dans les gradins, le public applaudit mais sans rien consentir. Il observe d’un regard paternaliste celui qui a réussi mais reste une exception, sous le gouvernement très à droite de Giorgia Meloni qui continue de s’opposer farouchement à tout amendement de la loi qui permettrait l’accession automatique à la citoyenneté italienne pour toute personne née en Italie de parents étrangers.
Cette discrimination a toujours été dénoncée dans les textes de Ghali : « Le journal en abuse/Parle de l’étranger/comme si c’était un alien », dit-il dans l’une de ses chansons les plus populaires, « Cara Italia »
(Chère Italie). Cette thématique est également présente dans la chanson qu’il a présentée à Sanremo en compétition cette année :
Le chemin ne va pas chez moi
Si tu es chez toi, tu ne le sais pas
Chez moi
Chez toi
Où est la différence ? Il n’y en a pas
Mais laquelle est ma maison
Mais laquelle est ta maison
Depuis le ciel tout est semblable, je te jure
UN « VRAI ITALIEN »… QUI CHANTE EN ARABE
C’est au croisement du racisme et de l’islamophobie, du nationalisme et du soutien inconditionnel à Israël, que l’on peut apprécier la portée des vers chantés par Ghali à Sanremo. Dans un pays qui se perçoit encore comme beaucoup plus « blanc » qu’il ne l’est en réalité, et qui mobilise le narratif des « racines judéo-chrétiennes » propre à la théorie du choc des civilisations, Ghali - avec son visage non-blanc et son accent milanais prononcé - monte sur scène et chante en arabe. Plus encore : il le mélange à l’italien, pour envoyer un message encore plus fort.
Ce mélange se fait grâce à une collaboration avec Ratchopper, nom de scène de Souhayl Guesmi, un artiste talentueux originaire de Jendouba (région du nord-ouest de la Tunisie), ingénieur du son, compositeur et producteur, qui s’est fait connaître d’abord en Tunisie puis à l’étranger, et qui travaille avec Ghali depuis 2022. Ensemble, ils ont signé la première chanson en arabe qui a été chantée sur la scène de Sanremo : « Bayna » (« C’est clair »). C’est ce titre qui ouvre l’album Sensazione Ultra, sorti en 2022, et qui sert aussi de nom au bateau dont l’artiste a fait don à l’ONG Mediterranea, qui a secouru en deux ans plus de 200 personnes qui tentaient la traversée vers les côtes italiennes :
Méditerranée
Entre toi et moi, la Méditerranée
Le visage familier d’un étranger
Imagine le Coran à la radio
On ne dit pas du bien de nous aux informations
Tu rêves de l’Amérique, moi de l’Italie
De la nouvelle Italie
L’artiste commente ainsi son morceau sur les réseaux sociaux :
« Bayna » m’a permis de tenir ma promesse de chanter en arabe sur la scène de Sanremo. Grâce à cette chanson et à Mediterranea, nous avons sauvé des vies dans notre mer. J’aime et je crois en ce pays qui répudie la guerre par sa constitution2 Je suis aussi un vrai Italien3.
L’ultime performance de Ghali durant la soirée de Sanremo se fait alors sous le signe de la réappropriation et du renversement sémantique de la fameuse chanson « L’Italiano » de Toto Cutugno, devenue au fil des années la quintessence de l’approche nationale-populaire la plus provinciale. Ghali lance ainsi son message le plus profanateur. Avec élégance, il s’empare du texte de Cotugno et le retourne contre les détenteurs de discours identitaires, pour qui l’Autre est toujours une menace à contenir.
UN PARTISAN DE L’EXTRÊME DROITE À LA TÊTE DE LA RAI
Le nationalisme du gouvernement de Giorgia Meloni et ses alliances avec la Lega4 ne sont d’ailleurs pas sans conséquence sur la télévision publique. Depuis le 15 mai 2023, c’est Giampaolo Rossi qui est à la tête de la Rai. Directeur de la fondation Alleanza Nazionale (Alliance nationale), un parti politique d’extrême droite fondé en 1995, et partisan assumé de la politique israélienne, Rossi est également chroniqueur à Il Giornale, journal d’extrême droite le plus important du pays. Il y affirme par exemple que l’antisémitisme et l’immigration vont de pair, n’hésitant pas à les associer à « l’enracinement dans les pays européens de communautés islamiques irréductibles aux valeurs de l’Occident ».
Le 13 février, deux jours après la diffusion du communiqué de la Rai en réaction au message de Ghali, des rassemblements ont eu lieu devant les bureaux régionaux de la télévision publique à Naples et à Turin, pour protester contre ce qui a été jugé par une partie des téléspectateurs comme de la propagande. Ces sit-in, pourtant pacifiques, ont été brutalement réprimés par la police.
Dans un tel contexte, Ghali apparaît aussi « alien » que sa marionnette, ou que celles et ceux qui essaient de parler de la Palestine, de la nommer, pour qu’elle existe. Et pour prononcer ces quelques mots d’humanité que sont « stop au génocide », il fallait un Italien tunisien, un extraterrestre à côté d’un alien.
« Ici, nous parlons de musique » est le leitmotiv qui vise à interdire tout débat sur l’actualité palestinienne, et pas seulement à Sanremo. Mais l’histoire de la chanson italienne, aujourd’hui traversée par la voix et le positionnement de chanteurs de deuxième génération, en dit beaucoup plus. Les chansons qui ont été présentées sur la scène de Sanremo durant cette édition 2024 ne pourront jamais être réduites à n’être « que des chansons ».
ECILIA DALLA NEGRA
Journaliste et chercheure indépendante.
Traduit de l’italien par Christian Jouret.
https://orientxxi.info/magazine/italie-faut-il-etre-un-alien-pour-pouvoir-parler-du-genocide-a-gaza,7108#&gid=1&pid=1
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