Le monde se met à l'école de Singapour, du Golfe persique en passant par la Chine, en même temps qu'il se durcit. Le gouvernement représentatif démocratique qui n'était plus contesté par le modèle socialiste du parti unique idéologique l'est aujourd'hui par le modèle du parti unique méritocratique.
Le modèle de gouvernement repré-sentatif se répand dans le monde avec l'hégémonie occidentale, il se réduit souvent dans les sociétés périphériques à une ou un semblant de démocratie électorale. Et c'est dans une de ces démocraties électorales, Singapour, que va émerger un contre-modèle non plus basé sur la représentativité démocratique, mais sur une représentation méritocratique de la société avec un parti dominant, lointain héritier de la bureaucratie céleste chinoise. Deux légitimités politiques se contestent désormais l'autorité. L'argumentaire de l'une s'appuie sur la liberté et la responsabilité individuelles ainsi que sur une problématique des droits, celui de la seconde sur l'efficacité, une vision à long terme et une problématique des devoirs que résume bien le principe singapourien de l'excellence étatique.
Pour l'heure, l'inertie des structures capitalistes laisse le regard des sociétés fixé sur la croissance. Le monde constate des taux de croissance en panne, mais ne veut pas voir l'allure de leur trajectoire et celle des flux physiques en particulier : on est déjà dans la décroissance. Dans le changement d'ère qui s'annonce ainsi, la problématique des droits va être soumise à rude épreuve, il ne sera plus question de tirer le bas vers le haut, mais le haut vers le bas. Quant à la problématique des devoirs mieux disposée, il lui faudra redéfinir ce qu'il faut entendre par mérite et devoir.
L'organisation sociale est analogue à l'organisation militaire
L'organisation sociale est analogue à l'organisation militaire, affirmait dans un discours séminal Lee Kuan Yee, le leader et penseur du modèle singapourien. Une société aux dispositions comme guerrières, élitiste et disciplinée, voilà ce que devait être selon lui la société singapourienne qui ne dispose que de sa culture et de sa position géographique comme avantage comparatif. Que la société puisse être élitiste et disciplinée à la fois, voilà le défi, voilà ce que la seule militarisation de la société est incapable de réaliser. Elle ne peut lui donner son esprit, son souffle. Pour cela, des valeurs et un contexte qui incitent à la discipline sociale et à la compétition sont ici nécessaires. Un esprit qui n'oppose pas discipline et liberté. Un contexte dans lequel une compétition sociale intense s'engage dans une compétition mondiale non moins intense.
Le 29 août 1966, juste après les premières célébrations de la fête nationale d'indépendance, Lee Kuan Yee prononça un discours déterminant. Ce n'était qu'un discours aux directeurs d'école, mais il établissait les principes fondamentaux sur lesquels devaient reposer l'idéologie nationale et la mythologie fondatrice de Singapour. Lee promettait une société hiérarchique et élitiste sans complexe, dont la dureté des contours était justifiée, du moins dans l'immédiat, par la nécessité urgente d'œuvrer à la survie de Singapour :
« Dans le contexte actuel, il est essentiel de former une génération au sommet de la société qui possède toutes les qualités nécessaires pour diriger et donner aux gens l'inspiration et la volonté de la faire réussir.
Toutes les sociétés tentent de produire ce type de personnes. Les Britanniques ont des écoles spéciales pour eux : les personnes douées et talentueuses sont envoyées à Eton et Harrow et dans quelques écoles privées très exclusives qu'ils appellent «écoles publiques» ; après cela, elles vont à Oxford et Cambridge. La légende veut que la bataille de Waterloo ait été gagnée sur les terrains de jeu d'Eton.
Les Australiens essaient eux aussi d'atteindre cet objectif. Récemment, le prince Charles s'est rendu à l'école de Geelong, leur équivalent, où l'on essaie de former un Australien complet, doté d'une grande vitalité, d'une vie en plein air et d'une grande débrouillardise, de sorte que, lorsqu'il sera pris dans le bush, le nouvel Australien apprendra à survivre et aura de grandes qualités de discipline et de cœur. Tel est notre idéal ....
Le gouvernement actuel - l'ensemble de l'administration - fonctionne grâce à la capacité, au dynamisme et au dévouement d'environ 150 personnes.... Quiconque veut détruire notre société n'a qu'à identifier ces 150 personnes et à les tuer. Il s'agit là d'une très mince croûte de dirigeants. Il faut donc l'élargir rapidement, mais systématiquement....
L'organisation sociale est analogue à l'organisation militaire. Un bataillon comprend plus de 60 à 70 officiers, 100 à 200 caporaux et environ 500 soldats. Cette hiérarchie doit être. C'est la vie....
Cette structure pyramidale de hauts dirigeants, de bons cadres, d'une grande masse bien disciplinée et très consciente de ses responsabilités civiques ne peut être produite que par notre système éducatif[1].
Si le discours semble user d'une métaphore pour comparer la société à une armée, il ne faut pas se laisser abuser par une lecture occidentale : le militaire n'est pas séparé du civil, il est complètement dans le civil. Ce n'est pas d'une armée pour faire la guerre que dépend la souveraineté de Singapour, mais d'une société qui doit se battre pour sa souveraineté avec les ressources dont elle dispose. C'est le civil qui est le militaire, le combattant. À chaque combat, il faut ses armes, ses combattants. Il faut voir que le système méritocratique et l'excellence étatique remettent le militaire dans le civil et le civil dans le militaire au lieu de les séparer comme dans les sociétés de classes européennes ou de castes. Les populismes s'efforcent de remettre l'un dans l'autre, mais en faisant primer la guerre sur la compétition ils sont destinés à la perdre.
Leader, penseur et acteur
« Mais je pense qu'il [Lee Kuan Yew] restera dans l'histoire comme à la fois un intellectuel très remarquable et un homme politique, ce qui n'est pas si fréquent.»[2].
Leader, penseur et acteur ? Comment mettre ces trois caractères sur un même plan, dans une seule personne ? Des sciences sociales, je ne retiendrai pas l'intellectuel de la cause du peuple, mais plutôt le charisme de Max Weber, avec cette réserve toutefois, le monde n'étant plus religieux, mais productiviste. Dans la pensée occidentale, les trois modes de domination de Max Weber (la domination traditionnelle, la domination charismatique et la domination rationnelle-légale) ne sont pas l'un dans l'autre, mais seulement opposés. Dans la pensée chinoise, ils le sont, opposés et complémentaires. Cette personne charismatique que l'on suit, attirera et mobilisera autour de lui des penseurs et des acteurs d'excellence entraînera des traditions sociales. Cela peut-il se faire sans le soubassement d'une façon de penser et de juger commune, sans le partage avec la société de fortes convictions ?
Le livre de Murat Lama, Lee Kuan Yew, Singapour et le renouveau de la Chine, s'ouvre par cette autre épigraphe : « Le vrai modèle politique et social, pour la Chine, n'est pas occidental ; c'est un modèle chinois : Singapour.[3] » Ici, c'est de par son émergence d'une culture que le leader se définit, il se définit par son profond enracinement culturel qui lui donne de fortes convictions et permet d'entraîner, de discipliner et de mobiliser, la société largement et profondément. Cette culture par exemple, se singularise par un rapport au travail très différent de celui occidental. La valeur travail, où le travail doit être entendu comme savoir et énergie, n'est pas détrônée par la valeur argent. Ce n'est pas l'argent qui mobilise savoir et énergie sociale, mais un combat. Le marchand et le guerrier ne trônent pas sur le lettré et le travailleur (le paysan fondamentalement). L'Occident ne cultive la valeur travail que dans la mesure où elle est la servante de la liberté, elle-même devenue servante de la valeur argent ; c'est à la contemplation, au loisir que va la valeur, et non au travail. Dans un monde où se généralise la compétition, pour Singapour démunit en ressources naturelles, seule une bonne compétitivité sociale peut garantir la survie. Notons que la compétitivité représente l'exemplarité dans un contexte de compétition économique.
Travail, savoir et expérimentation. Dans la culture chinoise, travail et savoir ne sont pas séparés, la sagesse a besoin d'une discipline, elle ne procède pas de la simple contemplation. Le corps n'est pas séparé de l'esprit. Une opposition est ici marquée comme entre un peuple de cultivateurs, agriculteurs et expérimentateurs, et un peuple de pasteurs et de prophètes. Dans l'expérience de ces derniers, ciel et terre sont comme séparés et non l'un dans l'autre, au contraire des premiers.
Chez Platon et Aristote, l'homme libre se définit par sa séparation de l'esclave : on est libre ou esclave, on n'est pas libre et esclave. L'homme libre s'est soustrait à la nécessité, il s'est extrait de la condition d'esclave. Il n'aura d'autre obsession que de se protéger d'une rechute dans la condition d'esclave. Pour cela, il fait ce que ne fait pas l'esclave, il contemple chez Platon, il contemple et participe à la vie de la cité chez Aristote. Il ne fait pas ce que fait l'esclave qui travaille tout le temps, il pense seulement. Même quand l'homme libre fait appel à l'esclave pour penser et administrer son domaine privé. Ainsi, chez Aristote, la contemplation comme la politique justifient-elles que le maître du domaine confie à un intendant esclave l'administration de ses biens. L'esclave est donc à la fois le contour de l'homme libre et sa condition de possibilité.[4] Dans la pensée chinoise, être l'un et pas l'autre, ne signifie pas, contrairement à la pensée occidentale, que l'un ne peut pas devenir l'autre. L'un ne peut pas être la négation absolue de l'autre. L'esclave fait partie du devenir du maître et inversement.
La compétition des ressources
Les ressources disponibles et la compétitivité. Le Singapourien estime que son pays ne disposant pas de ressources naturelles, le fait d'avoir peur d'échouer (d'être kiasu) est la clé de sa réussite. «Nos ancêtres ont survécu grâce à leur compétitivité et, en tant que parents, nous devons donc inculquer cet esprit à nos enfants dès leur plus jeune âge. «Nous n'avons pas le choix, nous ne pourrons jamais sortir de cette situation (être kiasu), car la compétitivité est notre seule ressource. Sans eau, sans nourriture, sans terre, nous ne pourrons survivre que si nous sommes les premiers. »
Compétitivité versus adaptabilité, soutenabilité. L'on retrouve une telle disposition chez d'autres sociétés, l'exemple d'Israël vient à l'esprit. La faiblesse de telles sociétés réside dans les effets que produit un tel esprit sur la nature et la démographie. Cette disposition guerrière, cette forte mobilisation sociale économique sape la base démographique, les taux de natalité s'effondrent, la régénération de la société est menacée. Quand de petites sociétés s'efforcent de se mesurer à des grandes, elles épuisent leur force. La survalorisation de la compétitivité économique dans la vie sociale la déséquilibre. Quand on observe les sociétés qui ont généralisé et intensifié la compétition entre les individus, on peut se demander si l'avenir des sociétés riches ne ressemble pas à celui de ces États-cités qui doivent recourir à une main-d'œuvre étrangère pour l'ensemble de leurs tâches subalternes. Mais réussiront-elles à faire le tri ?
Il semble qu'une opposition de plus en plus marquée apparait entre les sociétés impliquées dans la modernisation occidentale et celles qui l'ont refusée. Le monde semble se diviser en trois ensembles : les types bien engagés dans la modernisation occidentale, tels les pays continents qui ont les ressources pour vivre indépendamment du reste du monde (la Russie et les USA) ou peuvent soumettre les pays dont ils dépendent (la Chine, l'Europe) et les États cités et leurs archipels d'un côté, les types mal engagés de l'autre avec des sociétés et des États faillis qui fournissent matières premières, énergie humaine et non humaine, savoirs au reste du monde. Le troisième type de sociétés qui ont échappé à la modernisation occidentale qui les menaçait de destruction et contre laquelle il n'avait d'autre ressource que de défendre leurs traditions pour leur survie. Donc trois types de sociétés, deux qui ont cru aux promesses de la modernisation, avec l'une centrale pour qui les promesses sont devenues réalités, et une autre périphérique pour qui les promesses n'étaient qu'illusions. Une troisième pour qui la modernisation occidentale signifiait la mort certaine et qui s'y refusa. Mais voilà que le premier type de société pour qui la généralisation et l'intensification de la compétition portaient la promesse d'un paradis sur terre arrive au bout de son chemin. Au bout de son paradis pointe l'enfer, au bout de la liberté apparait l'esclavage. D'avoir voulu séparer paradis et enfer, liberté et nécessité, il n'a fait qu'externaliser et étendre l'enfer qui maintenant ne se disperse plus, ne recule plus, mais encercle et avance.
Économie versus démographie et nature. Nous assistons, de l'intérieur et de l'extérieur des économies centrales, comme à la revanche de la démographie sur l'économie: vieillissement et migrations. La démographie fait partie de l'infrastructure de l'économie comme l'avait bien vu F. Braudel et comme le suppose constamment l'anthropologue démographe Emmanuel Todd. L'hégémonie de l'économie a exténué (au centre) ou surexcité (à la périphérie) la démographie, comme elle a surexploité le milieu physique et biologique. Si les limites écologiques sont présentes à l'esprit des sociétés occidentalisées, les limites démographiques le sont moins, car elles espèrent puiser l'énergie humaine disponible dans les sociétés victimes de l'occidentalisation. Reste que l'immigration choisie est une perspective qui divise la société occidentale. Surgit la notion de sécurité culturelle. Une partie de la société découvre le problème vécu par les sociétés menacées de disparition par la modernisation occidentale.
Singapour et nous
« Il est probable que le XXIe siècle verra la rivalité non pas seulement de deux puissances, les États-Unis et la Chine, mais également de leurs modèles respectifs : la démocratie occidentale et la méritocratie chinoise.
il peut être lourd de conséquences pour l'avenir que le premier pays arabe à être entré dans la modernité soit Dubaï, le « Singapour arabe », qui a réussi son développement en copiant littéralement la ville-État de Lee Kuan Yew : construction d'un port, création d'une compagnie aérienne, Emirates, sur le business model de Singapour Airlines, méritocratie au service de l'excellence étatique, lutte contre la corruption, etc. »[5]
Le modèle semble avoir trouvé le milieu qui convient à sa diffusion dans les monarchies du Golfe et les EAU en particulier. Une méritocratie au service de l'excellence d'État, avec une élite locale et étrangère qui dirige une masse de travailleurs étrangers. Une politique combinant excellence de l'élite (hub des compétences et des capitaux) et travailleurs étrangers jetables.
La comparaison avec l'Algérie n'est pas sans intérêt, si l'on n'oublie pas de prendre note de la différence de contexte, en admettant que Singapour n'eût relativement pas le choix, soumis qu'il était à de fortes contraintes au contraire de l'Algérie. Comparons ce qui est comparable : Boumediène et Lee Kuan Yew. Ce qui les oppose radicalement peut-on dire, c'est que l'un pariait sur le travail et le travailleur, mais non sur l'excellence, sur l'élite. Le premier faisait l'erreur commune qui voyait dans le travail plus une énergie qu'un savoir, il juxtaposait machine étrangère et travail local sans se préoccuper de leur transformation réciproque, le savoir du travail étranger ne passait pas dans le travail local, savoir et énergie demeuraient séparés ; il comptait sur le taylorisme pour discipliner l'énergie de la société. Il ne comptait pas sur les valeurs de la société, il s'en défiait. Le militaire étant dans le civil, mais pas dans son combat (la bataille de la production et de la liberté), le civil ne pouvait être dans le militaire : la boucle n'étant pas bouclée, leur unité était surfaite. Le second investissait sur l'excellence de l'élite (savoir et honnêteté) et le travail (l'effort social) pour contenter la société par ses réalisations et discipliner la masse par l'exemple.
En fait entre les deux, il y avait toute la distance qui existait entre une culture chinoise renouvelée, on parlait alors de valeurs asiatiques, et la culture soviétique, on parlait alors de stakhanovisme. Dans un cas, une culture où le lettré et le paysan ont la prééminence sur le guerrier et le marchand, dans un autre, une culture où le guerrier et le travailleur ont supprimé le marchand ; une culture qui cultive la classe moyenne, le lettré chinois de souche paysanne et une autre qui cultive l'aristocratie, l'aristocratie de souche guerrière. On peut ajouter une culture avec un parti dominant creuset de la classe moyenne et de son renouvèlement, un parti unique dont le centralisme démocratique le livrera à une aristocratie du « travail ».
En matière d'élite, le point de départ était le même, mais le président algérien n'ira pas aussi loin que le président singapourien. L'élite dont il disposait était peu nombreuse et formée à l'école française. Il ne pensa pas à l'élargir rapidement et systématiquement. Il n'envisagea pas de retourner l'influence française en faveur de l'Algérie. Il eut plus le souci de la contrer. De surcroît, les ressources dont il disposait ne le contraignaient pas à user de son avantage comparatif naturel (géographie et énergie humaine) pour développer les élites sociales et leur savoir. Il pouvait recourir à l'expertise étrangère en lieu et place de l'expertise locale. Il ne voyait pas que seule la mise au travail de l'expertise locale, avec l'aide de l'expertise locale si nécessaire, est le seul moyen de développer ses capacités.
Le parti unique qui regroupait civils et militaires, ne se fera pas parti dominant d'une démocratie électorale, ne recrutera ni dans les élites sociales, ni ne se souciera de leur formation, il ne sera pas le creuset politique de la société, il ne sera pas l'instrument de la formation des élites sociales. La séparation du civil et du militaire au sein du parti unique, puis la fin de ce dernier avec le multipartisme, réservera le pouvoir de décision à une élite militaire ; bien que celle-ci soit de composition populaire, son organisation ne pouvait pousser qu'à une plus grande concentration de la décision politique, elle enlèvera ainsi à la société son instrument de formation et de sélection politiques. Il ne pouvait être question finalement de mobiliser profondément la société, mais seulement de la piloter. Une société qui du reste avait été largement engagée dans un processus de privatisation de la vie sociale.
La séparation du civil et du militaire qui n'était ni originaire de la société ni réellement fonctionnelle n'aura pas l'efficacité qu'elle a eue dans les sociétés guerrières européennes. Elle conduira de plus à une concentration de la décision politique, concentration qui devra autoriser une partie de sa hiérarchie à investir dans les affaires et qui accentuera le caractère autoritaire de l'État.
La performance et la résilience d'une société résident dans sa capacité à faire jouer les termes de ses oppositions les uns dans les autres, à passer du civil au militaire et inversement, de l'économique au social et inversement, de l'économique au militaire et inversement, etc.. Ainsi seulement la mobilisation de la société peut être profonde et large autour de ses objectifs pour relever les défis auxquelles elle est confrontée. Nous le voyons bien aujourd'hui, les sociétés riches ont du mal à s'adapter aux nouvelles contraintes physiques. Les agriculteurs européens en donnent la parfaite illustration, ils ne peuvent se dégager du modèle productiviste qu'ils ont longtemps mis en œuvre.
Exceller aujourd'hui ne signifie plus ce que cela a signifié hier. La technologie est une mauvaise servante de la pratique expérimentale, elle préfère la finance ; variable indépendante, elle a aussi des effets inattendus. Tout comme la démographie. Exceller signifie retenir les bons effets de la technologie sur la nature, l'économie, la société ; faire aller de pair économie et démographie. Le meilleur exemple qui me vient à l'esprit, de ce dernier point, est celui des nations scandinaves : les performances sont autant économiques, que sociales et démographiques. Cela ne signifie pas donc une société qui court après la suprématie technologique, mais qui s'en protège ; cela ne signifie pas une société qui subit les effets d'une technologie au service de la finance, donc des plus riches, mais une société qui expérimente et s'efforce d'intérioriser les effets positifs et annihile les effets négatifs. Cela ne signifie pas non plus une société qui néglige sa démographie, mais qui l'entretient. Économie, technologie, démographie et nature sont l'une dans l'autre, se contrarient ou se complètent. C'est leur soumission à l'hégémonie de l'économie marchande, qui les désarticule.
Parti et doctrine économique et politique. La question de la doctrine économique et politique et celle du parti politique pose un dilemme semblable à celui de l'œuf et de la poule : qui est premier ? Pour faire un parti, il faut une doctrine, mais pour produire une doctrine, il faut une pratique politique.
Le parti unique, plus précisément le parti dominant du multipartisme, comme creuset de la formation et de la sélection d'une classe moyenne au service de l'excellence étatique, n'est un creuset que dans la mesure où il réussit à faire produire à la société sa doctrine politique et économique. On ne peut pas imaginer aussi ce creuset autrement qu'à l'image d'une vie sociale active animée par la liberté de penser. Dans ce parti, discipline et liberté feront bon ménage, la liberté donne la vie à la discipline et la discipline « porte » la liberté. Le parti dominant à la différence du bipartisme a la capacité de protéger cette liberté de penser, à la protéger de sa réduction à la seule liberté négative, à la protéger de l'immixtion des influences extérieures. L'alternance des partis au pouvoir dans le multipartisme ne garantit pas le renouvèlement des élites. Le renouvèlement des élites de bas en haut de la société est la seule façon d'éviter la séparation de la société et de l'État, dissociation qui conduit inéluctablement au délitement de l'État et à la prolifération de la violence.
La doctrine économique et politique est ce qui accorde la société avec elle-même sur le long cours, inscrit le court terme dans le long terme. Elle représente une certaine unité de pensée de la société dans un temps plus ou moins long. Son élaboration exige une certaine expérimentation sociale, elle ne vient pas tout d'un bloc, mais se forme progressivement avec les leçons des échecs et des réussites de la société. Dans la société sans classes, la classe moyenne ne s'interpose pas entre une classe supérieure qu'elle aspire à gagner et une classe inférieure dont elle espère s'émanciper, une classe de grands propriétaires et une autre de sans propriété, elle assure la circulation des élites de la base de la société à son sommet. Le renouvèlement de la société de haut en bas est constant au travers du renouvèlement constant de sa classe moyenne dont la partie supérieure ne se détache pas ni ne se fixe en classe supérieure héréditaire. La position de la société dans le monde et la position de l'individu dans la société ne sont pas déconnectées. En s'élevant dans la société, l'individu élève la société dans le monde.
La doctrine économique et politique ce sont les valeurs (vouloirs) contextualisées d'une société. Deux exemples, dans notre société le rapport du civil et du militaire n'est pas bâti sur un rapport de classe : le civil n'est pas dans le militaire et le militaire pas dans le civil, alors qu'ils devraient être l'un dans l'autre. C'est la situation de paix ou de guerre qui aurait dû faire sortir l'un de l'autre. Une société sera vaincue si dans la guerre l'effort n'est pas celui de toute la société, si le militaire passe mal dans le civil. Une société ne sera pas compétitive si l'effort militaire, l'énergie et la volonté du guerrier ne sont pas dans ceux du civil.
Autre exemple, le rapport du travail et de l'argent qui s'illustre bien au travers du principe de l'intérêt financier. L'intérêt (en réalité l'usure) a été interdit par les religions du Livre, il a été rendu licite par la croissance économique. Avec la croissance, un individu quelconque peut prêter à un autre individu quelconque pourvu qu'il ait droit à une part de son profit. Dans la société des individus et de la propriété privée exclusive, on prêtera à celui qui garantit un retour, mais comme il est celui qui prend des risques, il empruntera à ses risques et périls. Liberté et responsabilité individuelles disent les libéraux. Le prêteur n'étant pas un associé, mais un créditeur avec la relation d'asymétrie que cela suppose. Des effets de l'emprunt, on ne prend en compte que le retour en argent vers le prêteur, pas tous les effets sur la société, l'économie et la biosphère. La monnaie est ici encastrée dans la dette[6], j'ai comme envie de dire la dette privée. Car de dettes, on peut parler de celle que l'on doit à nos parents, à la société, au Créateur si l'on est croyant, à la nature si on ne l'est pas. En temps de décroissance et de besoins d'importants investissements d'infrastructure non rentables, l'intérêt comme retour sur l'investissement ne peut plus être garanti par la croissance, on investira non pas pour un retour d'argent supplémentaire, mais pour soutenir une vie commune. L'État ne peut pas être vu comme une famille qui doit équilibrer ses dépenses et ses recettes, mais comme une banque commerciale qui crée de la monnaie parce qu'il escompte comme elle la création d'une richesse. Son déficit peut créer plus de valeur que ses dépenses. Sa limite c'est l'inflation, car alors l'économie et la société répondent mal à ses visées[7]. Comme disent les pragmatistes, ce sont les effets plus que les causes qui comptent[8].
Autre exemple, dans le sillage du précédent, le rapport de l'État et du marché, le premier peut être au centre ou à la marge du second. L'État peut être l'animateur du marché ou son pompier. « L'État singapourien est plus « fort » que l'État français en ce sens qu'il intervient, arbitre et décide plus fréquemment dans de multiples aspects de la vie économique et sociale. Mais ses dépenses publiques ne représentent que 17,8 % du PIB, contre 56,6 % en France (données FMI d'avril 2013) »[9]. À la différence du marché, l'État prend en compte tous les effets sociaux, financiers et non financiers, de toutes ses interventions financières et non financières. Des interventions non financières peuvent avoir plus d'effets financiers que ses interventions financières. Pour cela cependant, il faut que par son excellence, l'État ait occupé réellement le sommet de la société.
Ces changements ont besoin de nouvelles valeurs (croyances, désirs et volontés) et institutions, de nouveaux rapports sociaux. Ainsi, dans la société et l'économie, les intérêts collectifs doivent autant compter sinon supplanter les intérêts privés[10], préférence peu compatible avec la société des individus possessifs qui délient intérêts particuliers et intérêts collectifs pour ne confier leur articulation qu'au marché (concurrence) et/ou à l'État (volonté générale).
Cohérence du modèle singapourien
Pour ne pas terminer cet article sans avoir donné une plus cohérente description du modèle singapourien, voici comment Murat Lama décrit l'expérience singapourienne au travers des principales idées qui ont comme marqué ses différentes étapes.
1. D'abord la dynamique de l'immigré, doté d'un « véritable esprit de compétition ». Valorisée, elle explique le dynamisme de cette nation d'immigrés qu'est Singapour. 2. Ensuite se révèle le facteur explicatif le plus décisif de la réussite singapourienne : la méritocratie au service de l'« excellence étatique ». 3. Avec la mise en place d'une société disciplinaire et d'une lutte anticorruption impitoyable. Là est sans doute le facteur explicatif le plus déterminant des réussites de la cité-État avec celui de la méritocratie. 4. Ce qui vérifie le fait que le développement ne peut réussir sans préserver ses racines et sa propre culture. 5. Et ce qu'accomplit la « démocratie à parti dominant » plus adaptée aux sociétés sans forte discipline sociale.[11]
En guise de conclusion. Nul besoin aujourd'hui de parti unique, donc nulle raison de vouloir l'instituer, ni de supprimer le multipartisme, il suffit d'un parti dominant parce que méritocratique et attractif, qui fait la preuve de ses capacités dans le cadre d'une démocratie électorale pour être le creuset de la formation d'une méritocratie au service de l'excellence étatique. L'excellence étatique qui va de pair avec une doctrine qui fait prévaloir l'intérêt collectif sur l'intérêt particulier est ce qu'il faut retenir d'abord du modèle singapourien. L'État se retrouve ainsi au centre de l'économie (marchande et non marchande) et au sommet de la société. Ainsi se définit la souveraineté.
Comme il a été dit précédemment, il faut pour cela refaire confiance à la société (remettre le militaire dans le civil, l'économie dans la société) afin qu'elle puisse retrouver son histoire et sa trajectoire anthropologique. Ce n'est que par l'expérimentation que cela peut refaire surface, prendre corps. On ne pourra procéder que par échecs et réussites pour être instruits. L'échec doit faire partie de la réussite. Ce n'est que par l'expérimentation que l'on pourra refaire l'unité de toutes les différenciations qui animent notre société, différenciation de l'élite et de la société, des hommes et des femmes, etc.. Discipline et liberté ne sont pas antinomiques, elles sont complémentaires, cela devient évident dès lors qu'on se soumet à l'expérimentation.
Notes
[1] (Traduit avec DeepL.com (version gratuite)) Lee Kuan Yew, 29 août 1962. In Michael D. Barr. The Ruling Elite of Singapore Networks of Power and Influence. Published in 2014 by I. B. Tauris & Co Ltd.
[2] Mahathir Mohamad, Premier ministre de la Malaisie de 1981 à 2003. In Tom Plate, Doctor M :Operation Malaysia Conversations with Mahathir Mohamad, Marshall Cavendish Editions, Singapour, 2011. Cité par Murat Lama. Lee Kuan Yew, Singapour et le renouveau de la Chine. Paris. Manitoba/Les Belles Lettres. 2016.
[3] Propos d'un romancier chinois tenu quinze jours après les évènements de la place Tiananmen du 4 juin 1989, rapportés par Alain Peyrefitte, de l'Académie française, dans son livre La Chine s'est éveillée.
[4] René de Nicolay, « L'esclave occulté », La Vie des idées, 31 janvier 2024. URL : https://laviedesidees.fr/Paulin-Ismard-Le-Miroir-d-OEdipe
[5] Murat Lama. Op. cit.
[6] Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre, Augustin Sersiron Le Pouvoir de la monnaie. Transformons la monnaie pour transformer la société. (Éd. Les Liens qui libèrent, janvier 2024). La doctrine ne séparera pas la transformation de la monnaie et la transformation de la société.
[7] Stéphanie Kelton. Le mythe du déficit. La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l'économie du peuple. Les Liens qui Libèrent. Paris. 2021. Je découvre ce livre au moment où j'achève l'article.
[8] C.S. Peirce énonce ainsi le principe du pragmatisme : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet. » Le proverbe selon lequel l'enfer serait pavé de bonnes intentions, en est comme une traduction.
[9] Murat Lama, op. cit..
[10] Le livre La puissance de la monnaie, semble aller dans ce sens avec la notion de monnaie volontaire. Mais il faudrait préciser comment intérêt privé et intérêt collectif doivent s'emboiter pour que la monnaie volontaire puisse coexister avec la monnaie bancaire.
[11] Murat Lama, cit. op.
par Derguini Arezki
Jeudi 15 février 2024
https://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5327751
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