Le mot «trahison» est souvent utilisé dans le monde arabe pour qualifier le comportement de certains dirigeants arabes par rapport au conflit israélo-palestinien. La «rue arabe», comme on dit, c'est-à-dire les peuples arabes, ne font pas dans le détail. Ils pensent que la plupart des dirigeants arabes trahissent, et «sont vendus à l'Occident».
Les choses ne sont pas aussi simples.
Ils sont peu nombreux, au fond, les chefs d''États arabes qui déclarent, en toutes circonstances, et en toutes situations, appuyer inconditionnellement la cause palestinienne et , qui, donc, soutiennent aujourd'hui Hamas. Celui- ci, et la résistance de Gaza, cristallisent en effet actuellement cette cause et sont donc devenus le point de clivage entre la sincérité de ce soutien et le simple discours de circonstance. Beaucoup d'autres États arabes restent attentistes ou ont bien trop à faire avec leurs problèmes, qui sont souvent le fait d'ailleurs, directement ou indirectement, des pressions et des ingérences étrangères. C'est ce qui explique que la Ligue arabe est dominée actuellement par une minorité d' États arabes, presque tous des monarchies, partisans des «accords dits d'Abraham», c'est à dire de la dite «normalisation» des relations avec Israël.
C'est ce qui donne ce sentiment diffus de trahison dans l'opinion arabe. Les dirigeants israéliens eux même ont conforté ce sentiment.. Ils n'ont pas hésité à révéler, par exemple, que deux rois arabes, le rois du Maroc feu Hassan 2, pour la guerre des six jours en 1965, et feu Hussein de Jordanie, en 1973, pour la guerre d'octobre, leur ont fourni des renseignements.(1). Machiavélisme ou vérités ? Il pourrait donc y avoir même une trahison au premier degré, directe, triviale. El Kadhafi en avait accusé directement certains des dirigeants arabes (2), les accusant de pactiser avec les États-Unis. Il l'a payé de sa vie.
La «normalisation»
Le crypto-sionisme version arabe
Au-delà des arguments économiques et sécuritaires, il y a comme toujours, de l'idéologie. De la même manière que le colonisé idéalisait la puissance coloniale, certains dirigeants arabes se sont mis à fantasmer Israël. Il y a, en filagramme chez ces dirigeants arabes, et les élites qui leur sont attachées, la conviction de la puissance intrinsèque du sionisme. Or c'est cette idée qui constitue l'essence du sionisme et explique son arrogance irrépressible. On pourrait donc sur ce point, observer un rapprochement étonnant, entre l'idéologie de ces dirigeants arabes et celle du crypto-sionisme, dont on a parlé dans des articles précédents (3).
Il y a donc un crypto-sionisme version arabe. On peut, par exemple, retrouver à huis clos, chez ces dirigeants, le même récit que celui des crypto-sionistes au sujet du conflit actuel, celui que c'est Hamas qui est responsable de tous les malheurs des palestiniens et de Gaza.
Les victoires israéliennes ont joué un rôle dans cette surestimation du sionisme chez des dirigeants au nationalisme chancelant, ou tout simplement féodaux, et toujours enclins à subordonner l'intérêt national à celui de la pérennité de leur trône ou de leur pouvoir, comme dans toute vision féodale. C'est la prépondérance de ces intérêts étroits qui expliquent la permanence de leurs positions malgré les déboires de la «normalisation» des relations avec Israël, comme c'est le cas en Égypte et en Jordanie, et déjà au Maroc, en attendant de voir le bilan que présenteront au monde arabe les Émirats arabes Unis et autres pays du Golfe.
De Jugurtha à El Kadhafi
On ne peut dominer une nation, ou tout groupe humain, sans avoir des relais en son sein. C'est une règle constatée depuis la nuit des temps. C'était la règle d'or de l'Empire romain, qui explique sa durée, et avant lui, celle de l'Égypte des pharaons, pendant cinq mille ans. Les pharaons élevaient en leur cour les princes des pays ou tribus dominés puis les renvoyaient chez eux, sûrs de leur influence idéologique et civilisationnelles sur eux, et donc de leur fidélité. Rome décernait le titre d' «ami de Rome» aux princes qui l'avaient servie et notamment aidée à dominer leur propre peuple. Ils n'estimaient d'ailleurs que leur victoire n'avait été complète que lorsqu'ils avaient amené, dans une guerre, l'adversaire à livrer ses propres chefs.
Ainsi, ils n'étaient tranquilles, sûrs d'eux qu'après avoir ainsi fait perdre son âme à une nation, et donc toute velléité de résistance. Jugurtha, le Numide fut ainsi livré par le Numide, Bocchus, son beau-père. Celui-ci reçut, en récompense, la partie occidentale de la Numidie et devint «ami de Rome». Et hier à peine, Milosevitch, Saddam, El Kadhafi ont été les victimes de l'empire américain, avec les mêmes méthodes de domination, dans une réincarnation de l'Empire romain..
C'est peut être l'un des aspects qui rend la domination d'Israël si cruelle, si impitoyable, mêlant les tueries à l'humiliation, ainsi qu'aux tentatives de subjuguer, de circonvenir certaines élites et certains dirigeants arabes.
L'œuf et la poule
Il en résulte un débat qui ressemble à celui de l'œuf et de la poule, concernant l'émergence des pays arabes. Faut-il avant tout la démocratie, comme ce fut la revendication des « printemps arabes», afin que les dirigeants soient l'émanation réelle de leurs peuples et de leurs aspirations, et qu'ils aient ainsi la force de résister aux ingérences étrangères, ou bien faut-il être d'abord nationaliste, libérer la nation de la domination étrangère, celle-ci étant la principale source des entraves à la démocratie nationale, à travers les différents canaux de l'ingérence, de la plus soft ( culturelle, économique..), à la plus brutale, celle de l'intervention armée. On retrouve, actuellement le même débat en Afrique.
Ces deux thèses sont toujours en présence, en discussions, en confrontations. La question reste, en fait, ouverte en permanence. Elle n'est pas théorique. Elle est pratique. Elle dépendra probablement des opportunités historiques. Ici une révolution nationaliste, par en haut, comme actuellement en Afrique, avec comme objectif la libération de la tutelle étrangère et des rapports néocoloniaux, ici une révolution démocratique, par en bas, comme les tentatives des «printemps arabes», les deux pouvant , à un moment , se rejoindre.
Mais ce qui se passe aujourd'hui, dans la remise en cause du vieil ordre international, avec les BRICS sur le plan économique, la Chine et la Russie sur les plans politique, diplomatique et militaire, semble donner bien plus d'opportunités historiques, sous des angles divers, à cette question, en chantier depuis le siècle précédent, de l'émergence d'une souveraineté et d'une égalité réelles des nations.
Au final, cette question de «la trahison» dans les rangs arabes se révèle comme bien plus complexe qu'elle n'apparait au début. Le sentiment de trahison est la vision subjective d'une question, en fait, objective, celle de la libération du monde arabe de la domination étrangère, une domination d'ailleurs de plus en plus sophistiquée, de plus en plus voilée, car de plus en plus en recul. Elle débouche sur deux visions, sur deux voies, l'une «occidentaliste» à travers les accords chancelants d'Abraham, et le maintien de l'influence et de la domination des États Unis et d'Israël dans la région, l'autre de libération de la Palestine Et si la question palestinienne est si vitale, comme la ressentent les peuples arabes, c'est qu'elle concentre toutes les contradictions du monde arabe comme elle réclame leur solution.
Elle appelle sans cesse à l'unité du monde arabe tout en en montrant les failles et les contradictions. La Palestine est le moteur historique du monde arabe. De fait, au-dessus des États et des gouvernements arabes, c'est elle qui «fait bouger» le monde arabe, qui l'interroge, qui le remet en question, qui ravive sans cesse son énergie nationale.
La solution «occidentaliste» de la question palestinienne, comme elle a été conduite par les États Unis jusqu'à présent et depuis des décennies, s'est avérée être une impasse historique. L'argument «de la normalisation» des relations avec Israël, le contrat passé des «accords d'Abraham», ont pris toute leur signification réelle, dans le martyr du peuple palestinien, dans la tentative actuelle «d'une solution finale», celle du nettoyage ethnique, celle de régler la question palestinienne en la supprimant.
L'héroïsme obstiné, le combat inlassable de la Palestine pour son existence forcent l'admiration du monde entier. Le monde entier reconnait la Palestine. Il reste aux dirigeants occidentaux à la reconnaitre à leur tour, sans autre échappatoire. Cela fait 75 ans qu'aucune répression n'a pu entamer la résistance du peuple palestinien. Et elle ne pourra jamais y parvenir. Ne serait-il pas temps, pour eux, de le comprendre?
Notes
2- https://www.facebook.com/watch/?v=2308459212811646
https://www.jeuneafrique.com/130354/archives-thematique/il-faut-faire-la-guerre-aux-pr-jug-s/
3- http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5326393
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