En Algérie, voilà plus d'un an que le journaliste Ihsane El Kadi est en prison. Le patron du journal Maghreb Emergent a été condamné en juin dernier à cinq ans de prison ferme officiellement pour « réception de fonds de l'étranger (...) susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l'État ». Pour sa libération, de nombreuses personnalités se mobilisent, comme Annie Ernaux, prix Nobel de littérature. Aujourd'hui, trente personnalités algériennes signent un appel. Parmi elles, le célèbre écrivain Yasmina Khadra.
RFI : Pourquoi avez-vous signé ce dernier appel en faveur d’Ihsane El Kadi ?
Yasmina Khadra : C’est la moindre des choses. Il faut essayer, de temps en temps, de soutenir les gens qui sont dans le désarroi le plus complet. Je ne sais pas ce qu’on lui reproche exactement, mais s’il a été arrêté pour ses idées, ce serait vraiment horrible, parce que quelqu’un qui n’est pas d’accord avec vous n’est pas forcément votre ennemi. Il a seulement une conception du monde qui est différente de la vôtre et c’est tout.
À la tête du média Maghreb émergent, Ihsane El Kadi est l’une des grandes figures de la presse indépendante algérienne. On se souvient qu’il a couvert de très près le mouvement Hirak, qui a fait tomber Abdelaziz Bouteflika en 2019. Pourquoi cet acharnement contre lui, à votre avis ?
Je n’en sais rien, moi. Je ne l’ai pas rencontré, je ne le connaissais pas personnellement, mais je savais ce qu’il faisait et j’avais beaucoup de respect pour son charisme et pour sa droiture en tant que journaliste. Mais vous savez, en Algérie, maintenant, n’importe qui peut être arrêté pour n’importe quoi, c’est ça qui me chagrine, c’est que je ne comprends pas comment un pays qui a traversé tant de déconvenues, tant de misère, tant de guerres, tant d’horreur puisse encore, aujourd’hui, ne pas comprendre où est son salut. Et le salut, c’est dans l'agir et dans la pensée, le salut est dans les idées, il n’est pas dans la répression, il n’est pas dans la tyrannie. Il y a des façons de travailler avec un peuple : ou on l’élève, ou on le dresse. On élève les grandes races et on dresse les espèces. J’espère qu’un jour, on essaiera d’élever ce peuple.
Vous avez cru, d’ailleurs, à une vraie libération en 2019, au moment du mouvement Hirak. Vous avez dit vous-même : « En Algérie, l’heure de vérité a sonné. »
Oui, mais quelle vérité malheureusement ? La vérité, elle est là, aujourd’hui. Ce peuple qui s’est réveillé, je le dis depuis le début, il lui fallait un groupe de personnes ou une personne assez charismatique pour incarner les revendications légitimes d’un peuple, mais c’était juste des marches qui n’étaient pas vraiment bien entourées. Et puis, quand il n’y a pas de discipline dans une marche, il y a des infiltrations, c’est comme ça que le Hirak a été torpillé. Au lieu de chercher à aller vers l’essentiel, c’est-à-dire de libérer l’Algérie de toutes les tyrannies, on a commencé à revendiquer des choses alors que ce n’était pas le moment de les revendiquer – par exemple, le séparatisme, l’islamisme, ou je ne sais quoi. Il fallait d’abord se réapproprier l’Algérie et, après, construire une véritable démocratie capable de faire avancer les choses pour le peuple algérien.
Alors la mise en prison d’Ihsane El Kadi suscite une émotion internationale, des appels à sa libération ont été lancés par de nombreuses personnalités – aux États-Unis, Noam Chomsky, en Grande-Bretagne, Ken Loach, en France…
Il ne faut pas qu’ils interviennent, ces gens-là. Ce n’est pas comme ça qu’ils vont essayer d’intimider l’Algérie. Il faut que les Algériens se prennent en charge, parce qu’il y a des gens qui ne sont pas en odeur de sainteté en Algérie, donc il faut faire très attention. Ce qu’on voudrait, c’est que le président Tebboune puisse nous écouter nous, les Algériens, parce que les hautes sphères algériennes sont tellement susceptibles que, lorsqu’il y a des interventions de certaines personnes ou de certains mouvements ou associations qui ne sont pas tellement appréciés en Algérie, ça peut se retourner contre la personne qu’on essaie de libérer. Donc il faut rester algérien.
Et c’est pour ça, Yasmina Khadra, que vous signez cet appel aux côtés de 29 autres personnalités algériennes…
Parce que c’était dans l’urgence, autrement, il y aurait eu beaucoup d’autres Algériens qui voudraient se joindre à cette liste, mais je crois que c’est suffisant.
Dont, parmi ces personnalités, la grande combattante pour l’indépendance, Louisette Ighilahriz ?
Oui, c’est la référence historique, cette dame. Elle n’est pas seulement la grande combattante, c’est la référence historique. C’est l’une des dernières bannières de la guerre de libération en vie. Sa voix doit compter, elle doit compter par respect pour son charisme, pour son engagement, pour son combat de tous les jours, et c’est comme ça, peut-être, qu’il faudrait assagir les hautes sphères algériennes. Il faut qu’elles reprennent conscience des responsabilités face à l’Histoire et face au peuple algérien.
Et cette année, Yasmina Khadra, c’est l’année de l’élection présidentielle, c’est au mois de décembre prochain, élection à laquelle sera sans doute candidat Abdelmadjid Tebboune. Est-ce que vous espérez un geste de clémence cette année 2024 ?
Moi, je n’aime pas le mot « clémence ». Moi, j’aime plutôt la raison, un geste de raison. La clémence, personne n’est Dieu, on n’est pas là pour attendre, pour quémander la pitié, ou je ne sais quoi. Moi, je veux que les hautes sphères, et surtout le président Tebboune, redeviennent raisonnables. Il a vécu lui aussi tant d’injustice, il a été moqué, il a été écarté, il a été viré, il a été houspillé. À lui, aujourd’hui, de se souvenir de tout ça et de ne pas tomber dans ses propres travers. Il faut qu’il essaie de se libérer lui-même de tout ce qu’il a subi et être président, être dans la raison, être constamment dans la raison. Ce qu’il faut, c’est la raison, la sagesse.
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