FOCUS GAZA-ISRAËL
Le premier réflexe des Américains aura été, comme toujours, de ne rien faire qui puisse nuire à Israël. Pourtant, des doutes sont exprimés à Washington quant à un soutien inconditionnel à Benyamin Nétanyahou, et des scénarios alternatifs commencent à s’échafauder, tandis qu’inquiétude et colère montent dans le camp démocrate et la jeunesse.
Le premier réflexe des Américains aura été, comme toujours, de ne rien faire qui puisse nuire à Israël. Pourtant, des doutes sont exprimés à Washington quant à un soutien inconditionnel à Benyamin Nétanyahou, et des scénarios alternatifs commencent à s’échafauder, tandis qu’inquiétude et colère montent dans le camp démocrate et la jeunesse.
La dimension des destructions humaines et matérielles commises par l’armée israélienne à Gaza commence à être mieux connue : la ville de Gaza « bientôt rendue inhabitable », écrivait Haaretz le 15 novembre, et le nombre des Gazaouis déplacés dépassant le million, sinon plus. Cela en 48 jours, quand il avait fallu 18 mois à Vladimir Poutine pour aboutir à un résultat similaire — tout raser — par des moyens identiques en Tchétchénie en 1999-2000. Les Américains s’interrogent. Pourquoi leur président Joe Biden a-t-il laissé Israël commettre des crimes de cette ampleur ? Quelles en sont les conséquences pour Washington ? Et tout ça pour quoi ?
La liste des échecs diplomatiques de Washington depuis le 7 octobre est déjà longue. La tentative d’Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, de convaincre le président égyptien Abdel Fatah Al-Sissi d’accueillir un grand nombre de Gazaouis (un million ? Deux ?) contre 25 milliards de dollars (23 milliards d’euros), ce qui aurait été mondialement perçu comme une épuration ethnique à peine masquée, s’est soldée à ce jour par un échec qui a renforcé l’image d’une diplomatie américaine naviguant à vue. Et que le « petit roi » Abdallah II de Jordanie annule une réunion à laquelle un président américain devait participer n’a pas dû arriver souvent dans l’histoire. Dernier avatar : la Chine, objet de toutes les craintes américaines, propose de guider une reconstruction internationale de Gaza.
Après les crimes du Hamas le 7 octobre, pourquoi Biden est-il resté impavide devant les tueries « disproportionnées » de civils gazaouis, malgré une poussée d’indignation qui a atteint jusqu’au Département d’État (le ministère américain des affaires étrangères) ? Certes, l’amitié américano-israélienne est supposée « indéfectible », mais en d’autres circonstances, Washington a su brider les Israéliens. Pourquoi pas cette fois ? L’explication tient peut-être au désarroi américain après le 7 octobre. D’autres évoquent les intérêts du lobby militaro-industriel, qui a 50 ans de proximité avec son pendant israélien. Mais il ne faut pas oublier le rôle d’Israël dans la stratégie globale des États-Unis au Proche-Orient. Il existe d’autres pays où les dirigeants entretiennent d’excellentes relations avec Washington. Mais leurs sociétés, elles, n’adhèrent pas à ce penchant. Avec les pays arabes, un risque existe toujours de voir des événements imprévus mener au pouvoir un énergumène antiaméricain. Avec les Israéliens, cette éventualité est nulle. Quand les temps sont compliqués au Proche-Orient, le réflexe des Américains consiste d’abord à ne pas se séparer d’Israël.
On ne sait pas quelle eut été la capacité de Washington à brider la rage destructrice d’Israël après le 7 octobre, tant le sentiment d’impunité domine sa classe politique. Mais on sait que l’administration Biden était la seule en mesure d’exercer une pression pour l’amener ne serait-ce qu’à réfréner ses opérations (elle l’avait tardivement fait en 2021). Aujourd’hui, les États-Unis sont confrontés à deux enjeux liés. Le premier est de restaurer un peu leur influence perdue au Proche-Orient. Le second de réinventer une stratégie régionale. Joe Biden entend toujours y ériger un « axe de stabilité » qui, autour de pactes de défense et économiques avec Israël et avec l’Arabie saoudite, réunirait l’Égypte, les Émirats et d’autres États pour renforcer dans cette région une stratégie d’endiguement des ambitions chinoises qui obnubilent Washington. Mais avec cette guerre, s’interroge l’ex diplomate israélien Alon Pinkas, les États-Unis seront-ils « ramenés au fond du trou noir qui se nomme Moyen-Orient »1 ? Il pointe un des dilemmes auxquels Joe Biden est aujourd’hui confronté : plus il soutient Israël en vue d’une « éradication du Hamas », plus sa chance de créer son « axe de stabilité » s’amenuise. À l’inverse, s’il souhaite encore y parvenir, il lui faudra bien soumettre Israël.
COMPLICITÉ DE TUERIES « EXCESSIVES »
En attendant, il s’agit de se dépêtrer de quelques ennuis fâcheux. La revue Foreign Affairs, émanation du think tank américain Council on Foreign Relations, spécialiste des relations internationales, a publié coup sur coup la semaine dernière trois articles très intéressants. Le premier s’interroge : « Washington est-il responsable de ce qu’Israël fait de ses armes américaines ? »2. L’auteur, Brian Finucane, juriste renommé, penche pour le oui ». « Si Israël a bien commis des crimes, des officiels américains peuvent être accusés de complicité ». Or, si les lois de la guerre « permettent des morts et des destructions en grand nombre », Israël, écrit-il, n’en fait que des « interprétations restreintes ». Il ne respecte pas le principe de « proportionnalité » et ses tueries sont « excessives ». Dans « les six premiers jours de son offensive sur Gaza, l’aviation israélienne a largué plus de 6 000 bombes de plus que ne l’a fait la coalition américaine contre Daesh durant les mois que dura son opération ».
SE PRÉOCCUPER DU SORT DES PALESTINIENS
Le second article de Foreign Affairs porte sur l’urgence pour l’Amérique de réviser sa politique proche-orientale4. Signé par deux universitaires, Maria Fantapple et Vali Nasr, il promeut une stratégie de long terme centrée sur la place de l’Arabie saoudite, jugée désormais incontournable, mais aussi de l’Iran et de la Turquie. Selon eux, le regard de Washington sur le Proche-Orient avant le 7 octobre était « complètement faux ». Et cela n’a pas cessé après cette date. « La réponse globale de Washington à la guerre de Gaza a été un soutien presque sans équivoque à un assaut brutal. Il en est résulté une indignation anti-israélienne et antiaméricaine dans tout le Proche-Orient ». Aujourd’hui, les États-Unis sont dans l’obligation de « rebâtir une stratégie proche-orientale qui tienne compte de réalités longtemps ignorées. Résoudre le conflit israélo-palestinien constituera la pièce maitresse de cet effort ».
L’Iran, poursuivent-ils, est le premier bénéficiaire de ce qui advient. Car toute la région s’enfonce dans une « méfiance profonde » envers les États-Unis « incapables de mener la région vers la stabilité, et dont l’absence de vision amène les États à poursuivre d’abord leur intérêt de court terme ». Conséquence : « Washington doit revoir ses hypothèses de base », imposer à Israël de mettre fin à sa politique de « violences sans retenue ». De plus « Washington ne peut continuer de fournir des armes à ses alliés régionaux comme il l’a fait avant le 7 octobre. Au lieu de promouvoir la stabilité, cette politique a encouragé la course aux armements dans la région et la guerre ». Pour qu’une vaste négociation proche-orientale ait une chance de réussir, concluent-ils, les États-Unis « doivent se préoccuper plus largement du sort des Palestiniens, au lieu d’ignorer leur cause, en contribuant à la création d’un futur État palestinien viable ».
UNE LONGUE LISTE D’OPTIONS IMAGINABLES
Enfin, dans un troisième article, l’analyste Joost Hiltermann explique pourquoi la guerre menée par Israël, par absence d’objectifs clairs, n’offre de sortie favorable ni à Israël ni aux États-Unis5. Dans sa furie, l’armée israélienne a agi conformément à sa « doctrine Dahiya ». Élaborée après sa guerre au Liban en 2006, celle-ci stipule que lorsqu’une armée affronte un ennemi « asymétrique », la seule option consiste à user d’une « force disproportionnée » contre les civils au sein desquels il se meut. « S’en prendre à la population est le seul moyen »6. Mais Israël, envisage l’analyste, pourrait se retrouver « incapable d’achever son ambition de détruire les capacités militaires du Hamas, sauf à être coincé dans une réoccupation de Gaza qui l’obligerait à régner directement sur une population de sans-abris désespérée et en colère ». Le résultat serait l’exact inverse de ce qu’Israël souhaitait. Hiltermann en vient ensuite à lister les autres options imaginables :
- envoyer à Gaza une « force de maintien de la paix des pays arabes ». Elle n’en séduit aucun, estime-t-il ;
- réinstaller l’Autorité palestinienne (AP) à Gaza. Mais « si l’AP peine à gouverner la Cisjordanie, comment imaginer qu’elle fasse mieux à Gaza ? » Et les fonctionnaires locaux étant liés au Hamas, celui-ci rentrerait immanquablement par la fenêtre. L’option de ramener à Gaza Mohamed Dahlan, un dissident du Fatah très en cour à Washington et Abou Dhabi et jugé proche des services israéliens, parait totalement illusoire ;
- s’il ne parvient pas à « éradiquer » le Hamas, Israël peut être amené à accepter de voir la bande de Gaza toujours dirigée par lui, pas officiellement, mais en coulisse. Tout ça pour ça ?
- si aucun pays arabe ni aucun Palestinien ne peut ni ne veut « remplir le vide » créé à Gaza, Israël peut-il le faire ? Nétanyahou a déclaré que « la sécurité restera dans les mains israéliennes pour une durée indéterminée ». Mais, contrairement à la frange coloniale de son gouvernement, il ne souhaite pas réoccuper Gaza. Et Biden a déjà exprimé son opposition à une réoccupation militaire par Israël. Cherchez l’erreur ;
- et si Israël poussait vers une expulsion de masse de la population gazaouie ? Un tel événement pourrait générer divers scénarios, dont une gigantesque extension de la guerre en cours. Biden n’en veut certainement pas ;
- une solution envisageable est que les institutions et les ONG internationales s’engagent dans une reconstruction de Gaza, Israël fournissant la nourriture, l’eau, le fuel et l’électricité, le soutien médical, etc. L’analyste la juge peu opératoire ;
- la pire serait qu’Israël, à défaut de sortie de crise « victorieuse » à Gaza, cherche « l’occasion en or », écrit Hilterman, pour poursuivre en Cisjordanie et à Jérusalem ce que ses forces ont déjà commis à Gaza. Cette nouvelle Nakba totale pourrait générer une guerre généralisée dans la région. Cette éventualité serait aussi possible si un pays, Israël ou l’Iran en particulier, y était amené par une erreur de calcul ou une fausse information. « La guerre qui s’en suivrait pourrait rendre sans objet tout effort d’identifier des gagnants et des perdants » ;
- une négociation diplomatique sur l’avenir des Palestiniens pourrait se mettre en place si Israël modifiait sa politique. Mais ceci impliquerait un changement d’attitude radical sur l’occupation et la colonisation. Les Israéliens la percevraient comme une lourde défaite politique. C’est très peu imaginable ;
- quant à l’administration Biden, si elle « veut réparer les énormes dégâts qu’elle a causés à la crédibilité des États-Unis par son soutien inconditionnel à Israël », elle doit comprendre que toute solution « nécessitera une pression américaine sur Israël bien plus importante qu’elle ne l’a jamais été ». Là encore, cette probabilité apparait très faible. Dès lors, conclut Hiltermann, le refus d’Israël de mettre fin à sa domination sur un autre peuple « condamne sans aucun doute des générations d’Israéliens et de Palestiniens à subir encore les mêmes horreurs ».
LE RETOUR DE L’IDÉE DES DEUX ÉTATS
Certes, ces analyses sont celles de membres de think tanks « liberals » (progressistes), l’International Crisis Group et le Carnegie Endowment for International Peace, qui évoluent dans la sphère démocrate. Mais ils sont indicatifs du vent de révolte qui, sur ce qui se passe à Gaza, monte dans le camp démocrate, surtout parmi les jeunes. Jusqu’ici, cependant, la seule idée « neuve » que la Maison Blanche a présentée pour sortir de la crise est de « revitaliser »7 l’AP — le terme est de Biden. Celle-ci, à un terme encore inconnu, formerait un gouvernement gérant à la fois la Cisjordanie et la bande de Gaza. On pourrait s’en gausser, tant les urgences sont loin de cette préoccupation. Elles se nomment cessez-le-feu et intervention internationale d’ampleur pour éviter que la tragédie humaine ne s’aggrave encore à Gaza. Mais il faudrait opposer à l’impunité israélienne des contraintes d’une vigueur inédite que Joe Biden n’a envisagée à aucun moment jusqu’ici. La Maison Blanche préfère donc parler du futur plus lointain.
Sa « nouvelle » ligne est évidente : c’est le retour aux « deux États », avec la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël. L’idée reprend du poil de la bête depuis le 7 octobre. Car on voit mal, dans l’immédiat, Palestiniens comme Israéliens être sincèrement tentés par une coexistence dans un État commun, même fédéral. Mais quand l’État palestinien adviendra-t-il et comment ? On verra plus tard. Et qui représentera les Palestiniens ? Si l’idée est d’exclure le Hamas du jeu, cela rendra toute négociation impossible. Aucun responsable palestinien n’acceptera cette exclusion sans passer illico pour un « collabo » de l’Amérique et d’Israël. Quant à ce dernier, avec l’aval massif de sa population juive, il n’a aucune intention de se retirer des territoires occupés et de Jérusalem-Est. Bref, la perspective des deux États est aujourd’hui aussi peu plausible que celle d’un État commun.
Les deux resteront impossibles tant que les États-Unis n’auront pas pris la décision d’obliger Israël à quitter définitivement dans un délai rapide les territoires palestiniens, nolens volens. C’est difficile ? Certes. Mais quelqu’un a-t-il une meilleure option ? À défaut, l’occupation militaire des Palestiniens perdurera, avec son cortège d’enfermements, de morts, d’injustices et de spoliations quotidiennes. Cela dure depuis 56 ans…
SYLVAIN CYPEL
https://orientxxi.info/magazine/les-etats-unis-en-panne-de-strategie-alternative,6912
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