Dans un entretien à Mediapart, la présidente de Médecins sans frontières-France, Isabelle Defourny, alerte sur la situation catastrophique dans les hôpitaux de Gaza et l’impossibilité de sécuriser ses équipes sur place, sous le déluge de feu.
« On est en train de nous tuer ici, s’il vous plaît, faites quelque chose. Quatre ou cinq familles se sont réfugiées dans le sous-sol, les bombardements sont si proches, mes enfants pleurent et crient de peur. » Voici le SMS envoyé samedi 11 novembre par l’un des infirmiers de l’ONG Médecins sans frontières (MSF) depuis le principal hôpital de Gaza, l’hôpital Al-Shifa, pris au piège de combats entre le Hamas et l’armée israélienne.
Dans ce complexe hospitalier de 700 lits, bombardé à de multiples reprises, notamment la maternité et le service de consultations ambulatoires, la situation est « vraiment catastrophique », selon Ann Taylor, cheffe de mission de l’ONG en Palestine.
« Notre personnel et des patients se trouvent à l’intérieur de l’hôpital, où les bombardements n’ont pas cessé depuis hier. Nous demandons au gouvernement israélien de mettre fin à cette attaque sans relâche contre le système de santé de Gaza », déclare l’humanitaire, citée dans un communiqué de presse de l’ONG, diffusé samedi 11 novembre.
Deux jours plus tôt, en marge de la conférence humanitaire à l’initiative du président français, Isabelle Defourny, présidente de MSF-France, décrivait depuis Paris à Mediapart l’ampleur de la catastrophe en cours dans les structures médicales de Gaza, une ampleur jamais vue au cours de sa longue carrière dans l’humanitaire, qui l’a conduite pourtant sur des terrains de guerre extrêmement violents.
Mediapart : MSF demande d’épargner la vie des patient·es et du personnel médical pris au piège dans les hôpitaux de Gaza. Comment faites-vous pour sécuriser votre équipe dans un contexte pareil ?
Isabelle Defourny : On ne peut tout simplement plus la sécuriser et c’est tout le problème dans le nord de Gaza. On peut faire très peu pour elle aujourd’hui. C’est vous dire notre impuissance.
La situation est extrêmement complexe et tendue pour notre personnel palestinien, qui représente 300 personnes, principalement des médecins et des infirmiers. Nous vivons chaque jour dans la crainte d’apprendre la mort de l’un d’entre eux, sachant qu’eux-mêmes sont cernés par la mort.
Nous avons perdu le premier membre de notre équipe. Mohammed al-Ahel est mort le 6 novembre. Il était responsable de laboratoire. Il a été tué avec plusieurs membres de sa famille dans un bombardement israélien sur le camp de réfugiés de Chati.
Les membres de notre équipe palestinienne travaillent dans des conditions terribles, sous le stress des bombes mais aussi dans la tristesse et la douleur de ne pas réussir à mettre à l’abri leur famille, de perdre des gens de leur entourage, leur femme, leurs enfants, leurs voisins. C’est le cas de plusieurs d’entre eux.
Ils travaillent dans des conditions indignes, extrêmes. Ils manquent de tout, de place, de lumière, de médicaments, d’eau, d’hygiène, de personnel, de carburant, d’électricité. L’hygiène est fondamentale en chirurgie pour éviter les infections, réussir les opérations. Al-Shifa, par exemple, est un hôpital gigantesque mais de moins en moins de blocs opératoires tournent.
Comment est répartie votre équipe à travers la bande de Gaza ?
La majorité est descendue au sud mais un tiers a décidé de rester dans le Nord, comme à l’hôpital Al-Shifa, pour diverses raisons. Certains sont cependant remontés au nord car ils ne parvenaient pas à nourrir leur famille depuis le sud de la bande de Gaza, ne trouvaient pas de logement. Certains restent aussi parce qu’ils ont des membres de leur famille qui sont à l’hôpital, malades, blessés, ils ne veulent pas les lâcher. D’autres veulent continuer à s’occuper de la population la plus en danger et ont fait le choix personnel de rester.
Comment faites-vous malgré tout pour rester en lien avec votre équipe et l’aider dans sa mission ?
On essaie de joindre chaque membre l’un après l’autre et de rester en contact avec eux. On essaie de leur faciliter les conditions matérielles, pour trouver des logements par exemple. Les conséquences de la guerre sont telles qu’on ne peut pas verser les salaires, sauf à quelques-uns qui ont encore accès à leur compte bancaire, mais on les a rassurés. Ils continuent bien à tous travailler pour nous et ils seront payés dès que les conditions le permettront.
On a mis à disposition de notre personnel palestinien tout ce qu’on avait, nos bureaux, nos cliniques, même si ce ne sont plus des zones sûres. On leur a ouvert tous nos stocks médicaux en leur disant de les utiliser.
On notifie à l’armée israélienne les bureaux, les cliniques où sont nos équipes, mais on sait aujourd’hui que ces lieux ne sont pas protégés dans le nord de la bande de Gaza, qu’il n’y a aucun lieu sûr. L’armée israélienne a bombardé des écoles, l’Institut culturel français, etc. Dans le Sud, on leur loue des appartements et on informe aussi les Israéliens que ce sont des équipes MSF. Mais cela ne garantit pas leur sécurité.
Côté palestinien, nous sommes en contact avec le ministère de la santé à Gaza, qui est administré par le Hamas. Il sait où on travaille depuis des années et encore aujourd’hui, c’est avec lui qu’on discute des hôpitaux qu’il faut approvisionner, des besoins, des priorités.
Comment ne pas être instrumentalisés, en tant que membres d’ONG, par la propagande, redoutable de part et d’autre ?
Nous vivons en permanence avec cette crainte d’être instrumentalisés et pris dans le piège de la propagande. Nous devons rester une voix crédible et rigoureuse. Pour cela, nous devons maintenir une parole, une expertise médicale, professionnelle, sur ce que l’on voit, sur ce que l’on fait.
Avez-vous déjà connu une telle situation au cours de votre carrière humanitaire ?
Il est rarissime de voir une situation réunissant ces trois facteurs : des bombardements intenses, une impossibilité de fuir, et un blocus si strict que très peu d’aide humanitaire parvient à entrer. C’est ce qui provoque le carnage auquel on assiste aujourd’hui à Gaza.
À Mossoul, en Syrie, la population était complètement écrasée à la fin de la guerre mais même dans ce contexte extrêmement violent, de grands camps de déplacés avaient pu être mis en place, de la nourriture, de l’eau avaient été distribuées et tout un système de référence des blessés avait été mis en place.
Au nord-est du Nigéria, l’État du Borno était difficilement accessible, théâtre d’un niveau de violence extrême entre l’armée nigériane et Boko Haram, on a retrouvé des populations qui mouraient de faim dans des enclaves mais une majorité avait pu fuir vers Maiduguri. Lors du siège de Marioupol, en Ukraine, le CICR [Comité international de la Croix-Rouge – ndlr] avait quand même réussi à sortir des blessés.
Qu’attendez-vous de la communauté internationale ?
Pour faire notre travail, nous avons besoin d’un cessez-le-feu. Il faut que nous puissions travailler, porter secours aux civils palestiniens, il faut que l’aide humanitaire puisse entrer. Or, elle ne peut pas entrer en quantité car elle est bloquée à l’entrée. Et si elle entre, il faut pouvoir la distribuer. Sous les bombardements, ce n’est pas possible.
On a réussi à faire entrer cinq camions avec de l’équipement médical pour 800 interventions chirurgicales mais uniquement dans le Sud. Mais c’est vraiment une goutte d’eau au vu de l’ampleur des besoins. On nous parle de couloirs, de corridors humanitaires, de zones « safe » dans le Sud, mais ce sont de faux corridors humanitaires, de fausses zones « safe », car ils sont bombardés, ne sont pas adaptés à la taille de la population. On nous dit : « Vous pouvez travailler », mais à chaque étape, on est bloqués.
Nous avons mis trois semaines à faire sortir de Gaza le personnel international qui souhaitait quitter la zone, soit vingt-deux personnes. En parallèle, nous avons mis sur pied une équipe internationale de quinze personnes qui attend d’entrer dans Gaza, mais elle ne peut pas intervenir, elle est bloquée aux portes de Rafah en Égypte.
Elle est constituée de personnes très expérimentées dans les conflits, qui connaissent Gaza, des chirurgiens, des anesthésistes, des urgentistes, des logisticiens, car la logistique, c’est primordial, c’est tout l’enjeu de l’approvisionnement et du stockage pour les différents hôpitaux mais aussi pour assurer à l’équipe de quoi se nourrir, se loger, dans des bâtiments corrects, qui seront notifiés à l’armée israélienne.
Avez-vous déjà exercé à Gaza ?
J’étais à Gaza lors de la grande marche du retour en 2018 [marche de plusieurs semaines pour exprimer le « droit au retour » des réfugiés palestiniens en territoire israélien, violemment réprimée par l’État hébreu – ndlr].
C’était la première fois que j’y allais et j’ai été marquée par les conditions de vie déjà très dures, exacerbées par la densité de population, l’enfermement. J’ai été frappée par le niveau de désespoir de la population, de la jeunesse en particulier. Ces flots de jeunes qui s’avancent près de la barrière, qui savent qu’ils vont se faire tirer dessus, mais qui y vont malgré tout. Ils revenaient avec vraiment de sales blessures, des handicaps lourds, à vie.
J’ai été frappée aussi par le sort des brûlés parce que l’accès à l’électricité est ultra-limité et précaire. Avant la guerre, nous avons mis en place un programme de prise en charge des brûlés à l’hôpital Al-Shifa, car c’est un fléau à Gaza. L’électricité ne durant que quelques heures par jour, la population s’éclaire, se chauffe comme elle peut, avec des lampes à pétrole, des bougies, ce qui crée un nombre de victimes de brûlures extrêmement important. Aujourd’hui, nous sommes dans une autre dimension.
Rachida El Azzouzi
13 novembre 2023 à 20h44
https://www.mediapart.fr/journal/international/131123/msf-gaza-nos-equipes-manquent-de-tout-travaillent-dans-des-conditions-terribles
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