L’un des plus fascinants artefact de la période pharaonique est sans conteste le buste de la reine Néfertiti. Il fait partie d’une série d’objets découverts en 1912 et dont l’exposition à Berlin l’année suivante provoqua un tremblement de terre. Demeura, lancinante, la question de la propriété d’objets arrachés à des pays sous domination étrangère.
Comme tout écolier ayant suivi sa scolarité dans un lycée français — au Caire pour ce qui me concerne —, dans les livres d’histoire de sixième, au chapitre consacré à l’Égypte pharaonique (cette période était encore au programme obligatoire et non pas optionnelle comme aujourd’hui), j’ai admiré le buste de la reine Néfertiti et découvert les statues de son époux Aménophis IV, plus connu sous le nom d’Akhénaton, le promoteur du culte d’un Dieu unique, Aton, le Dieu-soleil.
Comme tout écolier ayant grandi en Égypte, j’ai ressenti de la frustration d’avoir été privé de ces reliques par une mission allemande qui les avait emportées à Berlin à la veille de la première guerre mondiale. L’un des timbres de ma collection, imprimé le 15 octobre 1956 (voir ci-dessous), affichait le portrait de la reine pour proclamer son ancrage égyptien ; pas tout à fait hasard de l’histoire, le timbre suivant de la série, en décembre 1956, célébrait la résistance du peuple de Port-Saïd à l’invasion israélo-franco-britannique, à la suite de la nationalisation de la compagnie universelle du canal de Suez.
Pour ajouter à ma fascination pour cette légende, j’avais vibré aux planches publiées par Tintin, du Mystère de la Grande Pyramide, de E. P. Jacobs avec les aventures du professeur Blake et de son compère Mortimer, entraînés dans la recherche de la sépulture et du trésor cachés d’Akhénaton. Il avait été enterré clandestinement par ses fidèles pour éviter la profanation de sa momie ordonnée par son tout jeune fils Toutankhamon et ses successeurs sous la pression des prêtres d’Amon décidés à effacer tout bas-relief, briser toute statue, interdire toute évocation de l’hérésie de son père.
Le buste de Néfertiti envoyé à Berlin en 1913 y est resté, traversant les vicissitudes de deux guerres mondiales. Souvent exposé, parfois caché, son histoire est riche d’enseignements, non seulement sur le sort des vestiges arrachés — d’autres diraient volés — par les archéologues dans les sous-sols des pays qu’ils exploraient, mais aussi le séisme que pouvaient parfois provoquer ces artefacts, à des siècles et des milliers de kilomètres de distance.
À QUI APPARTIENNENT LES ŒUVRES D’ART ?
J’ai redécouvert cette histoire en écoutant les cours donnés au Collège de France par Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’Université technique de Berlin, sur le thème de la beauté1. Son enseignement traite de la fabuleuse épopée d’objets et de peintures déplacés au gré de l’Histoire, aussi bien les deux têtes de lapin et de rat en bronze volées lors du pillage du Palais d’été à Pékin en 1860 que le trône du royaume de Bamoun (Cameroun), cadeau au Kaiser Guillaume II en 1908, en passant par le buste de Néfertiti. De brûlantes questions se posent à propos de la propriété de ces œuvres, certaines ne venant d’ailleurs pas des colonies – comme le célèbre tableau L’Enseigne de Gersaint, peint par Antoine Watteau au XVIIIe siècle, et conservé à Berlin. La décision de l’Allemagne et du Metropolitan Museum of Art de New York de restituer à Abuja ce que l’on a appelé « les bronzes du Bénin » pillés par des soldats britanniques en 1897, a été largement saluée, jusqu’au moment où l’on a appris que le président du Nigeria avait décidé de les transférer au… descendant direct du souverain à qui ils avaient été volés et non au gouvernement central2.
Revenons à Néfertiti et à Akhénaton. Nous sommes en 1912, une mission archéologique allemande dirigée par Ludwig Borchardt fouille depuis un an le site de Tell el-Amarna, en Moyenne-Égypte, où était située l’éphémère capitale édifiée en l’honneur du dieu Aton et qui s’était substituée à Thèbes où était adoré Amon. À cette époque, l’Égypte est occupée par les Britanniques, mais la France, héritière de l’expédition de Bonaparte, a obtenu que tout ce qui est « sous le sol » — les vestiges de milliers d’années de civilisation enfouis dans le sable —, soient de sa seule responsabilité. Le Service des antiquités d’Égypte est alors dirigé par le Français Gaston Maspero qui décide souverainement aussi bien des permis de fouilles que de la « répartition » des découvertes : en principe, la moitié doit rester en Égypte, le reste revenant à la mission ayant fait la découverte.
Au début du XXe siècle, Maspero, inquiet des grands travaux « au-dessus du sol » entrepris par les Britanniques (construction de barrages, systèmes d’irrigation, etc.) qui menacent d’inonder et par conséquent de détruire ce qui gît « sous la terre » accorde avec une grande libéralité des permis d’exhumer et d’exporter. Il écrit : « La réforme introduite depuis vingt ans dans le système d’irrigation a rendu à la culture de vastes étendues de terrains qui étaient arides depuis des siècles, imprégnant les objets qui y étaient enfermés »3. Et il appelle à « une levée en masse des érudits. » Il faut donc être très généreux avec eux, à la condition que les fouilles soient effectuées au nom d’académies, d’universités ou de gouvernements étrangers, ce qui exclut… les Égyptiens qui n’avaient ni indépendance ni universités « modernes » avec départements d’égyptologie.
TEMPÊTE SUR BERLIN
Ce que Borchardt découvre au début de décembre 1912, c’est l’atelier du sculpteur Thoutmosis, avec des statues, des sculptures, des esquisses et tout l’éventail d’un art jusque-là méconnu, qu’on appellera l’art amarnien, du nom de Tel el-Amarna. Si on était déjà fasciné à l’époque, écrit Savoy par « le monothéisme radical d’Akhénaton, la proximité de son langage religieux avec celui de l’Ancien Testament, et plus généralement la stupéfiante parenté de l’Égypte antique avec le monde biblique », on ne connaissait que peu de choses de cet art, au mieux le jugeait-on « grotesque », « caricatural », « ridicule », tellement éloigné des représentations associées à l’Égypte pharaonique. Parmi les pièces découvertes, l’une est appelée à une célébrité mondiale : le buste polychrome en calcaire et en plâtre stuqué de la reine Néfertiti, épouse d’Akhénaton.
Borchardt obtint le droit d’exporter ses découvertes en Allemagne. Il réussit à faire passer le buste subrepticement sans vraiment le déclarer. Le 5 novembre 1913, dans le Musée égyptien de Berlin, s’ouvre une exposition spéciale consacrée à Amarna avec toutes les pièces du site, sauf le buste de Néfertiti. L’archéologue craint en effet que Paris ne découvre qu’il n’a pas été très « transparent » dans ses déclarations.
Au même moment, le 20 septembre 1913, la vibrante capitale allemande, véritable centre de la création européenne, du modernisme, du féminisme, du mouvement ouvrier et du… tango, dont les nuits chaudes accueillent des touristes fortunés de tout le continent, accueille une grande exposition d’art contemporain « Der Sturm » (La Tempête), reflétant le maelstrom provoqué par le cubisme, l’expressionnisme, le futurisme, de Max Ernst à Paul Klee, de Marc Chagall à Francis Picabia.
« Il se produisit alors, explique Savoy,
quelque chose de radicalement inédit dans l’histoire de l’égyptologie et de l’appropriation collective de cultures étrangères par l’Occident : ce ne fut pas la communauté scientifique internationale qui perçut en premier l’importance sensationnelle des pièces exposées, mais un public fort disparate de profanes enthousiastes. Que Borchardt ait réussi à éviter que le buste coloré de Néfertiti soit exposé ne changea rien à l’affaire : le public berlinois fut électrisé par l’art d’Amarna.
Cette collision provoquée par la rencontre de deux civilisations séparées par trois mille ans et des milliers de kilomètres enflamma le public, fasciné par les parallèles entre ce monde d’hier et celui d’aujourd’hui, entre les bustes d’Akhénaton et la sculpture d’avant-garde. Un critique allemand alla jusqu’à saluer Thoutmosis comme « le plus grand artiste ayant jamais existé, plus contemporain que nous tous, plus fort que les expressionnistes ».
LA RESSEMBLANCE ENTRE LE POÈTE RILKE ET AKHÉNATON
Adolf Behne, un autre jeune critique, publia dans le Dresdener Neueste Nachrichten une analyse qui résume ce tremblement de terre en Allemagne :
Aux noms les plus glorieux de l’histoire de l’art, il nous faudra désormais en ajouter un autre : celui du sculpteur Thoutmosis ! Pour cette fois, ce n’est pas un moderniste, pas un jeune prêt à tout bouleverser que je tente d’emmener au faîte de l’honneur ! […] Ce Thoutmosis se présente […] à notre âme avec une immédiateté telle qu’on en serait presque effrayé ! […] La première et la plus forte impression que l’on ressent devant ses créations, c’est l’étonnement : est-ce encore vraiment égyptien, ce que nous avons là sous les yeux ? Je fais complètement abstraction des stupéfiants parallèles avec l’art actuel, qui s’imposent pourtant à chaque pas – mais il y a là des têtes que sans réfléchir, on imaginerait provenir d’un tout autre environnement, d’œuvres funéraires gothiques. Il y a d’autres têtes qui témoignent d’un réalisme si affirmé qu’en vérité, on pense plus à Meunier ou à Rodin4 qu’à l’Égypte et Aménophis IV !
Les Cahiers socialistes évoque ces têtes qui « nous » ressemblent tellement, et dans lesquelles tous les ouvriers peuvent se reconnaître. Elles seront commentées par de nombreux écrivains, comme Thomas Mann, qui verra dans Akhénaton l’incarnation du dandy fin de siècle. Le grand poète Rainer Maria Rilke, ancien secrétaire d’Auguste Rodin, le célèbrera dans ses vers ; son amie, la femme de lettres germano-russe Lou Andreas-Salomé, lui écrira : « Tu auras sans doute remarqué toi-même ta ressemblance » avec ces bustes ?
Puis la guerre éclata et engloutit toute une époque et trois empires multicentenaires : l’Autriche-Hongrie, l’empire ottoman et la Russie tsariste. L’homme qui a succédé à Maspero au Caire, Pierre Lacau est mobilisé et va vivre pendant près de deux ans aux abords de Verdun, chargé de récupérer les cadavres. Il en conservera une haine farouche des « Boches »5 et à son retour en Égypte, il n’aura qu’une obsession : empêcher les Allemands de revenir fouiller à Tel el-Amarna et obtenir le « retour » des artefacts trouvés là-bas, notamment le buste de Néfertiti. Bien qu’il reconnaisse que leur exportation était légale et que « nous sommes légalement désarmés », il n’en proclame pas moins que « nous sommes moralement armés », ce qui n’est pas tout à fait faux, car les exportations ont été faites en cachant la valeur de ces œuvres. Borchardt a délibérément trompé le Service d’égyptologie en montrant une photo, comme il l’écrit lui-même, « afin que l’on ne puisse pas reconnaître toute la beauté du buste »6. Conséquence indirecte de ce débat, Lacau s’opposera à ce que les trésors de Toutankhamon, dont la tombe sera découverte par Howard Carter en 1922, soient envoyés à l’étranger.
Le débat va se déplacer progressivement avec l’accession de l’Égypte à l’indépendance en 1922. C’est désormais le gouvernement du Caire qui tente de faire revenir Néfertiti. Soucieuse d’améliorer ses relations avec le monde arabe, l’Allemagne de Weimar conclut un accord dans ce sens avec l’Égypte, mais Hitler reniera ces engagements et, après avoir séjourné dans des abris, durant la seconde guerre mondiale, les artefacts de Tel el-Amarna sont désormais exposés au Neues Museum de Berlin. Depuis, à intervalles réguliers, resurgit la polémique sur les restitutions, qui s’inscrit dans un débat plus vaste engagé depuis plusieurs décennies. Au début des années 2000, l’Allemagne publie un timbre à l’effigie stylisée de Néfertiti avec la mention « Berlin », comme pour marquer l’appropriation de cette œuvre par beaucoup d’Allemands après le choc de 1913. Une appropriation rejetée par une partie de la société, qui proclame, selon le titre d’un livre récent : « Néfertiti veut rentrer chez elle ».
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/nefertiti-veut-rentrer-chez-elle,6648
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ALAIN GRESH
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