Le 24 mars 2022, quatre membres d’une famille française sont morts après avoir sauté de leur appartement de Montreux, sur les bords du lac Léman. Un « suicide collectif », a conclu la police suisse. Dans un livre-enquête qui paraît aux Editions du sous-sol vendredi 1er septembre, la journaliste au « Monde » explore les origines de ce drame familial.
La sœur jumelle [Narjisse Feraoun-Gama, 40 ans, chirurgienne-ophtalmologue].
Puis la mère [Nasrine Feraoun-David, chirurgienne-dentiste].
Puis la petite fille de 8 ans.
Puis le fils adolescent.
Et enfin le père [Eric David, 40 ans, ingénieur du corps des Mines].
Le jour venait de se lever sur le Léman quand les cinq membres de la famille David-Feraoun ont sauté dans le vide, les uns après les autres [seul l’adolescent a survécu]. Il était environ 6 h 45 du matin. Ce fut comme une pluie de corps depuis le septième étage de l’immeuble. Cinq longues minutes, avec parfois soixante secondes entre chaque saut. A cette heure matinale, Montreux paresse et personne n’a rien vu. Les seuls témoins, un passant retraité, une voisine psychothérapeute, n’ont fait qu’entendre le son des corps sur le bitume de la rue Igor-Stravinsky. C’est là que donnent les balcons en forme de trapèzes incurvés du 35, avenue du Casino, comme des vagues déferlant sur sept étages, afin que chacun puisse profiter de la vue sur le lac s’étalant à cent mètres.
Un détail les a frappés. Les procès-verbaux des rares témoins auditifs sont formels, et le procureur, pourtant peu bavard, a tenu à souligner cette information « saisissante » : les chutes n’ont été accompagnées d’aucun cri. Les corps ont plongé sans une plainte, sans un appel au secours. Rien d’autre que le bruit de cinq corps tombés, vingt-cinq mètres plus bas, sur l’artère en pente douce plantée de huit palmiers. Sans que personne ne voie rien. Une caméra veillait, cependant. « Aujourd’hui, tout commence par des caméras de surveillance, me glisse plus tard Jean-Christophe Sauterel, le porte-parole de la police cantonale vaudoise. De nos jours, toutes les enquêtes démarrent par là. »
(…)
Une seule a enregistré la scène : celle du casino, installée par le Groupe Barrière pour guetter toute tentative d’intrusion, quelqu’un qui voudrait filer avec le jackpot. Posée près du dais de l’entrée, elle scrute jour après jour les deux rangées de palmiers de la rue Stravinsky – à gauche l’Adam’s Café, « best pub in Town », plus haut le coiffeur, à droite la pharmacie et l’horloger qui fait l’angle – une institution, la bijouterie où acheter ses montres Patek. La caméra de surveillance a un regard fixe : elle ne lève jamais les yeux au ciel. « On voit les corps tomber, mais on ne voit pas le balcon ni le point de départ, me précise le commissaire. Nous ne savons rien du saut, mais tout des chutes. » La caméra a permis de conclure, vu le laps de temps écoulé entre chaque plongeon, que le saut n’était pas groupé. Y a-t-il eu des ordres et des consignes donnés par l’un des adultes ? Impossible de savoir. Peut-être des mots murmurés, des regards et alors un autre silence dans le silence, un mystère plus épais encore ? (…) Cinq jours après le drame, la police cantonale vaudoise pouvait indiquer que « la piste du suicide collectif était privilégiée » – terme retenu un an plus tard, lors de la préclôture du dossier, en mars 2023. (…) « Aucun signe avant-coureur d’un tel passage à l’acte » n’avait été décelé, assurent alors les enquêteurs, qui ajoutent en guise d’explication : « Depuis le début de la pandémie, la famille était très intéressée par les thèses complotistes et survivalistes. »
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« J’admire ma sœur », confie la dentiste Nasrine David à l’un de ses patients croisés devant le Monoprix de la place centrale de Vernon [où sa famille s’était installée en 2008], tandis que Narjisse fait quelques courses. « Nous sommes fusionnelles. » Autant la nouvelle praticienne de l’Eure tient le reste de sa famille à distance, autant le lien quotidien avec sa jumelle s’est renforcé. Il n’y a de place pour personne d’autre dans sa vie, hormis son fils et son mari Eric, qui semble si épris.
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[Fin 2012] les David ont quitté Vernon sans crier gare, du jour au lendemain, comme si le Conseil national de l’ordre [des chirurgiens-dentistes] allait les jeter en prison. Comme si des hordes de patients pouvaient encercler leur maison, comme si des créanciers s’apprêtaient à leur réclamer de rembourser leurs emprunts sur-le-champ, comme si un danger les menaçait, derrière les collines de Vernonnet. « Ils n’ont pas même pris un camion de déménagement, tout s’est fait en voiture », dit la voisine de la rue Paul-Doumer. Leur maison est mise en vente 300 000 euros, quasiment son prix d’achat.
Le charmant cabinet médical est aussi proposé aux agences immobilières de Vernon. Un ostéopathe parisien soucieux de se mettre au vert se montre vivement intéressé. Il doit patienter un moment : Eric et Nasrine David guettent en effet le feu vert de leurs créanciers, car, comme pour l’autre maison, ils sont liés à leurs emprunts. Trois ans après leur départ précipité, le bien est finalement négocié à trois quarts de son prix initial dans une étude notariale versaillaise où le chef de famille se rend seul, muni de la procuration de sa femme.
« Tout était resté en l’état dans le cabinet, me raconte l’ostéopathe de Vernon en sirotant un whisky glaçons dans l’ancienne salle d’attente devenue un coquet salon. Un départ à la cloche de bois, comme si on leur avait dit : “Vous avez trois heures”. » La fuite de Vernon. A l’étage, des ballons et des jeux d’enfants. Au rez-de-chaussée, abandonnés, le fauteuil de dentiste, « le matériel médical, la poudre pour les pansements dentaires », détaille depuis son canapé moelleux le « repreneur » de Vernon. « Elle avait même laissé deux cents mâchoires sur les étagères ! »
C’est sur cette évocation d’une forêt d’incisives et de molaires que je me décide à quitter la compagnie de mon hôte. Je ne veux pas rater le dernier train pour Paris-Saint-Lazare. J’avale le fond de mon verre et lève les yeux vers une lithographie d’un tableau de Monet – La Tamise à Charing-Cross. L’ostéopathe suit mon regard tout à coup fixé sur un drôle d’œilleton blanc dans un coin du plafond. Il devance ma question :
« Mme Feraoun a aussi laissé des caméras de surveillance. Du “Verisure”. Trois dedans, une dehors. »
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[Le 15 mars 1962, six professeurs sont assassinés au centre social de Château-Royal, près d’Alger, par l’Organisation de l’armée secrète (OAS) en début de matinée. La victime la plus connue s’appelle Mouloud Feraoun, écrivain et futur grand-père des sœurs jumelles.]
J’ai pris rendez-vous dans un café avec Jean-Philippe Ould Aoudia. Ce médecin a passé trente ans à essayer de faire la lumière sur le massacre du 15 mars 1962 – la mort de son père, celle de [Mouloud] Feraoun, de quatre autres inspecteurs de l’éducation nationale –, et c’est honteuse que je dois avouer à ce monsieur de 82 ans venu me rejoindre à l’autre bout de Paris que je suis moins là pour lui parler de Château-Royal que du drame de Montreux. J’entends ma voix mal assurée se perdre dans des tas de circonvolutions. « Je vous explique ce qui m’amène, ce que je cherche exactement, les questions que je me pose, comment vous pourriez m’aider… » Jean-Philippe Ould Aoudia n’a pas la réputation d’un homme facile (…). Il a la critique rosse et aime la précision. Je me lance et décide d’aller au but. « Vous avez le droit de vous lever et de quitter la table si vous trouvez mes questions et mon intention indécentes. » Et j’évoque le « suicide collectif » du 24 mars 2022.
Un long silence s’installe à la table du bistrot. Je guette chaque tressaillement de son visage un brin sévère. Et puis, tout à coup, il lâche cette phrase, onze mots qui tissent un fil invisible entre lui, le valeureux fils de Salah, l’innocent fusillé, et elles, les deux jumelles du balcon de Montreux, les petites-filles de Mouloud Feraoun : « Le 15 mars 1962 a fait six victimes et vingt orphelins. »
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« C’est une drôle d’entreprise dans laquelle vous vous lancez là, me dit Jean-Philippe Ould Aoudia en évoquant mon enquête sur Montreux. Je connais la solitude et les abîmes de la recherche. Moi-même je m’y suis frotté : le massacre de Château-Royal, j’étais seul face à une énigme. » Quelques investigations ont été lancées après le meurtre collectif du 15 mars 1962. Mais dans les archives déposées à Pierrefitte, l’enquête se limite à quelques dépositions, juste quelques pages volantes. Rien de plus. Personne n’a été inculpé pour avoir assassiné Marchand, Aoudia, Feraoun, Eymard, Basset et Hammoutène. Le chef du commando, Roger Degueldre, a été condamné à mort par la cour militaire de justice le 20 juin 1962 et exécuté au Fort d’Ivry, pour onze chefs d’accusation. Mais le crime de Château-Royal n’y figure pas, alors que la police connaissait son implication.
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Dans ce récit, je bute sans cesse sur de petits cailloux blancs, des « coïncidences exagérées », pour reprendre le titre d’un roman. A moins d’être malhonnête, le journaliste ne peut pas en faire grand-chose : ces correspondances, ces dates, ces numéros de rue ne signifient rien. J’ignore si les petites-filles de Mouloud Feraoun savaient que leur trottoir avait été foulé par d’anciennes figures de la Résistance algérienne. Peut-être même auraient-elles détesté cet entrechoquement des mémoires, elles qui ne parlaient jamais, ou si rarement, du pays où étaient nés leurs parents.
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J’ai lu quantité d’articles et de revues scientifiques sur ce trouble psychiatrique si particulier qu’est la paranoïa, faite de « méfiance excessive et irrationnelle envers les autres » et d’« idées délirantes de persécution ou de complot », entraînant un « comportement étrange ou inhabituel » et obligeant ceux qui en souffrent « à interpréter les actions ou les intentions des autres comme étant délibérément menaçantes ou malveillantes », provoquant parfois des colères, isolant un peu plus les malades du reste de la société. J’ai besoin de savoir comment cette maladie peut puiser loin, très loin, dans une généalogie.
« Vous avez entendu parler des TSPT, les troubles du stress post-traumatiques ? me répond le docteur Amine Benyamina [psychiatre à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif]. Par exemple, les gens qui ont vécu les attentats du Bataclan en 2015 sont sensibles à la moindre explosion, au moindre événement. Mouloud Feraoun a vécu la peur de manière réelle, objective. Mais cette angoisse a pu faire écho chez les générations suivantes. Il a pu creuser malgré lui le lit d’une décompensation pour une partie de sa descendance. » J’interromps son exposé. « Vous voulez dire que le danger au milieu duquel Mouloud Feraoun a vécu, ces menaces de sang et de mort dans lesquelles il évoluait, ont pu irriguer et créer, deux générations plus tard, un état traumatique ? »
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Je suis assise face au commissaire Jean-Christophe Sauterel, à Lausanne, et j’ai l’impression étrange d’entendre l’exposé d’un biographe. « On ne sait pas tout. On ne saura pas tout. On ne pourra pas tout savoir. Il y a une partie de cette histoire et de cette journée pour laquelle on n’aura pas de réponse. Il faut juste admettre que dans ce genre de situations, il y a des secrets qu’on ne connaît jamais. L’être humain n’aime pas ne pas savoir, mais voilà. Il y a des choses qui appartiennent à cette famille. »
Quoi qu’elle en dise, la police vaudoise a été d’une discrétion étonnante dans cette affaire, cadenassant le dossier de toute part. (…) Le porte-parole de la police vaudoise ne veut pas plonger dans cette histoire franco-algérienne. Je le devine agacé quoiqu’il contrôle son humeur. « En Suisse, nous ne déroulons pas le pedigree des victimes et nous n’entrons pas dans la vie privée. Nous sommes là pour faire du pénal : nous devions la vérité sur la mort de ces quatre personnes à leur famille. Y a-t-il eu infraction ? Nous avons montré que personne n’avait pu entrer dans l’appartement et pousser ses occupants. Est-ce que l’histoire familiale de ces gens apporte des éléments objectifs à la recherche d’une responsabilité devant la loi ? Non. Le reste ne nous regarde plus. Nous ne sommes pas là pour faire de la psychologie ou de la sociologie. A chacun son métier. Pour nous, l’enquête s’arrête là. »
Une collègue des jumelles avait évoqué devant moi le goût de l’écriture de Nasrine Feraoun. J’ai voulu me promener dans ce monde méconnu de l’auto-édition. Je n’ai pas eu à naviguer très longtemps pour trouver la trace d’une dentiste française qui s’évadait dans les livres et publiait de longue date des romans de science-fiction à deux voix et à la première personne.
« Ne réveille pas les enfants », d’Ariane Chemin (Editions du sous-sol, 128 pages, 18,50 euros).
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