Racisme, attentats d’extrême droite et violences
policières : la société française et son « trou de mémoire » postcolonial
Pendant la dizaine d’années qui a suivi la fin de la guerre d’Algérie, l’extrême droite et le racisme qui la caractérise se sont trouvés affaiblis et marginalisés. Mais, dès 1973, les difficultés économiques de la France leur ont donné l’occasion de réapparaître au grand jour et de croître. Le roman policier de Dominique Manotti, Marseille 73, porte sur ce moment de résurgence meurtrière, évacué de notre mémoire collective et qui n’a guère fait l’objet que du livre d’un journaliste italien, Fausto Giudice, Arabicides. Une chronique française 1970-1991 (1992). Ce polar est d’une étonnante actualité, après l’essor continu de l’extrême droite, souvent encouragé par les pouvoirs successifs dans les premières décennies du XXIe siècle, et alors que des pans entiers de la police et la gendarmerie françaises ont fait l’objet, dans cette période, d’une prise de contrôle croissante par la droite extrême.
Marseille 73. Une histoire française, de Dominique Manotti.
(Les Arènes, 2020)
La France connaît une série d’assassinats ciblés sur des Arabes, surtout des Algériens. On les tire à vue, on leur fracasse le crâne. En six mois, plus de cinquante d’entre eux sont abattus, dont une vingtaine à Marseille, épicentre du terrorisme raciste. C’est l’histoire vraie.
Onze ans après la fin de la guerre d’Algérie, les nervis de l’OAS ont été amnistiés, beaucoup sont intégrés dans l’appareil d’État et dans la police, le Front national vient à peine d’éclore. Des revanchards appellent à plastiquer les mosquées, les bistrots, les commerces arabes.
C’est le décor.
Le jeune commissaire Daquin, vingt-sept ans, a été fraîchement nommé à l’Évêché, l’hôtel de police de Marseille, lieu de toutes les compromissions, où tout se sait et rien ne sort. C’est notre héros.
Tout est prêt pour la tragédie, menée de main de maître par Dominique Manotti, avec cette écriture sèche, documentée et implacable qui a fait sa renommée. Un roman noir d’anthologie à mettre entre toutes les mains, pour ne pas oublier.
Littérature. Dominique Manotti : « La guerre
d’Algérie hante la société française »
La porosité entre le légal et l’illégal passionne la romancière, qui poursuit la voie escarpée du polar politique en entraînant son héros récurrent, le commissaire Daquin, dans le Marseille de 1973 gangrené par l’influence de l’extrême droite. Entretien.
Credit: Ulf Andersen / Aurimages/afp
Pourquoi le fantôme de la guerre d’Algérie hante-t-il
continuellement le roman ?
Dominique Manotti : La guerre d’Algérie correspond au début de mon militantisme et de ma prise de conscience. J’avais 17 ans et pendant ces deux premières années, j’ai milité autant que j’ai pu. Comme beaucoup d’historiens, je pense que la guerre d’Algérie a marqué plus profondément la société française que la guerre de 1940. Elle marque la fin de 130 ans d’histoire coloniale où s’est enracinée une mentalité profondément raciste dans ce qu’on appelle les valeurs républicaines. L’effondrement de la réalité de la domination coloniale a enlevé l’escabeau sur lequel nous étions assis. Le colonialisme n’est plus un système actif de richesse, mais un souvenir extrêmement marquant. Le racisme anti-arabe est aujourd’hui l’héritage de cela. Dans les années 1990, lorsque j’étais prof en Seine-Saint-Denis, les flics appelaient les jeunes Beurs les Fellaghas. Je n’y avais pas fait attention à l’époque de la guerre mais quand les Français parlaient des Algériens, puisque, pour eux, ils n’existaient pas en tant que peuple, ils disaient les musulmans. Notre République laïque les a confinés dans leur religion.
Que raconte votre roman de la collusion entre les différents
pouvoirs à Marseille, dans un agenda dicté
par l’extrême droite ?
Dominique Manotti Au départ, Defferre (maire de la cité phocéenne de 1953 à 1986 – NDLR) n’était pas favorable à l’arrivée des pieds-noirs à Marseille. Il a tout fait pour les en empêcher. Si une certaine droite, comme celle de Giscard et de Poniatowski, sympathisait avec l’OAS et s’est clairement engagée sur les thèmes de l’Algérie française et de l’extrême droite, ce n’est pas son cas. Mais, une fois que les pieds-noirs ont été là, Defferre a pratiqué le clientélisme électoral en subventionnant leurs associations et en rachetant « le Méridional ». Le cas de la police marseillaise est complexe. J’ai utilisé un commissaire parisien pour avoir un regard extérieur. La fin de la guerre d’Algérie, c’est aussi le rapatriement de tous les soldats de métier et des policiers, réintégrés dans les corps de fonctionnaires en France. À Marseille, il y avait beaucoup de flics pieds-noirs qui ont voulu être en position de force. D’où une phase de liquidation des Corses dans la police. À l’époque, la police ne recherche pas les assassins d’Algériens parce qu’ils savent que la population est avec eux. Quant à la justice, elle n’en a rien à foutre. J’ai trouvé dans les archives un procureur qui essaie de faire un peu mieux que les autres. Mais, à l’époque, seule l’extrême gauche se battait contre les assassinats d’Algériens.
Marseille 73. La guerre d’après
Le Front national, qui vient d’être créé, n’est encore qu’un groupuscule. Et pourtant la lepénisation des esprits bat son plein à Marseille. Il ne fait pas bon être arabe lors de cet été 1973. La guerre d’Algérie n’est pas finie pour tout le monde. Lorsque Malek Khider, 16 ans, est assassiné, l’improbable et récurrente thèse du règlement de comptes est avancée pour étouffer le meurtre. Mais Daquin, jeune commissaire parisien de 27 ans dont c’est le premier poste, ne se satisfait pas de ce mensonge. Le frère de la victime non plus. Avec une écriture incisive, Dominique Manotti éclaire les coins inexplorés de notre histoire postcoloniale en convoquant les polices marseillaises, les pieds-noirs de l’union des Français repliés d’Algérie, proche de l’OAS, le syndicat des travailleurs algériens, la justice et les médias qui ne se privent pas d’attiser le racisme. Ce beau roman, en prise avec le réel, résonne puissamment, à l’heure où des millions de manifestants demandent à la police de faire peau neuve, afin que les forces de l’ordre deviennent enfin gardiens de la paix.
« Marseille 73 ». Interview de Dominique Manotti sur Arte
« Marseille 73 ». Interview de Dominique Manotti sur Arte
http://www.micheldandelot1.com/marseille-73-la-resurgence-du-racisme-qui-n-a-cesse-de-croitre-ensuite-a214533483
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