Dans la nuit du 23 au 24 juillet, un immense incendie a ravagé en grande partie la forêt luxuriante de Toudja, au nord-est de Béjaïa, en Kabylie. Bilan : 34 personnes ont péri, dont 16 dans le petit village de Aït-Oussalah.
Assis sur un muret, la tête entre les mains, les yeux baissés, Abdelaziz Chibane est comme perdu. Cela fait trois jours que ce trentenaire, serveur de restaurant, le corps svelte, la peau claire, une sacoche en bandoulière, pour être passé dans quasi tous les médias algériens, est devenu la figure de son village, Aït-Oussalah.
Ce hameau niché sur les hauteurs de Toudja, au nord-est de la wilaya de Béjaïa, en Kabylie, a été ravagé dans la nuit du 22 au 23 juillet par des feux de forêts dans lesquels ont péri 16 des 34 victimes des incendies qui ont touché dix autres wilayas du pays.
« Nous sommes tous morts avec eux », résume Abdelaziz à Middle East Eye. Il répète, comme à chaque visiteur, que lors de cette nuit d’horreur, il a perdu ses deux neveux, « Islam, 7 ans, et Aksel, 5 ans, sa belle-sœur, sa sœur et ses cousins ». Il sanglote avant de se reprendre. « Vous voyez tout autour… Il ne nous reste plus rien ».
« Mon père est mort pour ce pays pour que je finisse dans ce désastre. Mon corps est là, mais mon âme est partie avec les morts »
- Abderrahmane Zenoud, un habitant de Aït-Oussalah
Abdelaziz pointe du doigt les rares maisons à portée de vue, à moitié consumées, des vergers qui n’existent plus, puis, à l’horizon, une forêt qui fera désormais partie des souvenirs.
Un vieil homme s’approche avec une canne dans la main gauche et une tasse de café dans la droite, un morceau de coton dans l’oreille gauche. C’est Abderrahmane Zenoud. Ce retraité de 68 ans a perdu ses deux petits-enfants et leur mère.
« J’aurais aimé mourir moi aussi. Mon père est mort pour ce pays [comme combattant lors de la guerre d’indépendance entre 1954 et 1962] pour que je finisse dans ce désastre. Mon corps est là, mais mon âme est partie avec les morts », confie-t-il. « Tout ce que voyez ici, c’était des vergers, des pommiers dont les effluves allaient au-delà du village, des poiriers, des oliviers… Désormais, tout est brûlé… »
Soudain, un sanglot l’étreint. Son fils, Samir, le père et l’époux des disparus, la trentaine, semble lui aussi perdu. Comme si le fatalisme pouvait apaiser son chagrin, il ajoute : « Dieu a donné et Dieu a repris. »
Les yeux baissés, il s’éloigne lui aussi pour pleurer, la tête contre le mur de brique rouge, entouré de quelques hommes qui tentent de le consoler.
Suspendu à flanc de montagne, Aït-Oussalah est un hameau de 180 habitants. Quelques mètres plus bas, la route principale le relie aux autres localités de la région. C’est là que se trouve la placette du village, où est aménagé un abri aux couleurs de la JS Kabylie, le club de football de la région, et de quelques motifs représentants des bijoux berbères, une fierté locale. À côté, des oliviers centenaires ont été arrachés. Leurs racines fument encore.
« Même les cimetières ne sont pas épargnés »
À partir d’ici, on domine les quelques maisons que compte le village. Tout est quasiment carbonisé. Au fond, la mosquée « des ancêtres » a perdu sa toiture et, en contrebas, quelques tombes émergent encore de ce chaos.
Abderrahmane nous y emmène. Nous traversons le village de haut en bas. Quelques femmes, le visage fermé, ramènent de l’eau de la fontaine attenante à la mosquée. Fatiguées, elles s’arrêtent pour nous parler.
« Dieu ne fait pas ça. Ce sont des hommes qui ont fait ça », fulmine Fatima, quinquagénaire, accusant des pyromanes d’être derrière les incendies, un discours récurrent. Des dizaines de personnes ont déjà été arrêtées par les gendarmes dans les zones sinistrées par le feu, selon des médias locaux.
En ce début de matinée, le soleil commence se faire mordant. Abderrahmane insiste pour aller au cimetière. Il désigne les tombes de ses proches : « Celle-ci est celle de ma tante. Il y a aussi ma grand-mère et là-bas, mon grand-père », explique-t-il désignant les rares tombes encore visibles mais dont les écritures sur les pierres tombales ne sont plus lisibles.
Les sépultures faites de simples pierres tombales posées à même le sol n’existent plus. Les frênes et caroubiers qui les abritaient, non plus. Car, avant d’attaquer les maisons, les flammes sont remontées de la vallée par ici.
« Est-ce juste ? Même les cimetières ne sont pas épargnés. Non, je ne blasphème pas en disant que Dieu est tellement bon qu’il ne ferait pas ça ! », persiste-t-il.
Nous remontons le village par des chemins qui montent. L’odeur âcre de chair brûlée est omniprésente. « C’est le cheptel de mes cousines qui est décimé », précise-t-il en marchant sur des ruines de vieilles maisons, dont certaines, très anciennes, étaient construites avec de simples pierres taillées. Partout, des morceaux de béton, de tuiles rouges, de parpaings, de poutres, de verres, de paillasses.
Pas d’eau potable
Abderrahmane tient à nous montrer sa maison, celle où habitaient ses neveux et sa belle-sœur. De l’extérieur, la demeure, inachevée comme la majorité des maisons d’ici, est relativement épargnée.
Son père Rabah, septuagénaire, svelte, barbe et cheveux poivre et sel, nous suit à l’étage avec la clé de l’appartement. À l’intérieur, règne la désolation. Tout est sens dessus dessous. Pourtant, ni les portes, ni les fenêtres ne sont brûlées ou brisées, à se demander comment le feu a pu entrer.
À la vue des chaussures des petits garçons, ses petits-fils disparus, le vieil homme pleure de plus belle, serrant les sandales contre lui. « Si au moins, c’est moi qui étais parti… »
Sur les hauteurs du village, les habitants ont organisé un camp de fortune dans une maison inachevée pour revoir les visiteurs et les dons. Sur une table, sont posés des cafetières, des théières et des boîtes de gâteaux.
Dans le garage de la maison d’en face, des dizaines de packs de bouteilles d’eau, de briques de lait, de rouleaux de papier toilette et autres dons sont entreposés.
« Nous dormions quand nous sommes rendus compte que le feu approchait », raconte à MEE Tahar Chibane, jeune éleveur à la barbe hirsute, entre deux gorgées de café au lait. Comme beaucoup de ses voisins, il s’est réfugié dans une maison située sur les hauteurs. Ils sont tous sains et saufs.
C’est aussi l’occasion, pour ces villageois qui ont vu l’essentiel de leurs jeunes partir en exil en Europe, surtout en France, de mettre sur la table les autres problèmes de développement qui font leur quotidien : Aït-Oussalah n’est par exemple pas relié au réseau d’eau potable.
Pour leur consommation, les habitants puisent l’eau de la fontaine ou achètent des citernes. Pourtant la région regorge d’eau. C’est de ces terres de Toudja que les Romains alimentaient en eau l’antique Saldae, l’actuelle Béjaïa, dont l’aqueduc est toujours visible.
« Les pompiers ne sont pas venus. Ce n’est que le lendemain, lundi, que des avions ont survolé le village. C’était trop tard »
- Abdelaziz Chibane, habitant de Aït-Oussalah
Ils témoignent également de l’absence de toute autorité au moment du drame.
« Les pompiers ne sont pas venus. Ce n’est que le lendemain, lundi, que des avions ont survolé le village. C’était trop tard », répète Abderrahmane. « Les autorités sont venues après. Elles ont promis des indemnisations. Mais peuvent-elles me ramener mes neveux, mes cousines ? », interroge-t-il, en présence de son frère, Abdelhamid, le père des garçons disparus, qui préfère s’en remettre à Dieu.
La Caisse nationale de mutualité agricole (CNMA) a annoncé mercredi dans un communiqué qu’elle procéderait à l’indemnisation des victimes affectées par les incendies dans les 72 heures qui suivront l’expertise de l’état des dommages subis.
En attendant, les survivants attendent la remise des restes de leurs proches, gardés dans les hôpitaux de Béjaïa et Azeffoun (Tizi-Ouzou), plus à l’ouest, pour des analyses ADN.
À la sortie est du village, deux épaves de voitures gisent en contrebas de la route. C’est à bord de ces véhicules que seize villageois, tous des Chibane, dont les neveux de Abdelaziz et de Abderrahmane, ont été piégés par le feu.
Au moment où les flammes approchaient du village, certains ont tenté de fuir, neuf à bord d’une Renaut Kangoo et sept autres à bord d’un Dacia Duster. Ils ont été pris en étau par le feu et lorsque les agents de la protection civile sont arrivés, ils n’ont trouvé que des restes de crânes. Même les ossements étaient calcinés.
À une dizaine de kilomètres de ce hameau, Oued-Dess est situé près de la mer. C’est d’ici que le feu aurait démarré. Avant d’y arriver, nous traversons ce qui était jadis un écrin de verdure. Le noir a remplacé le vert, à tel point que l’asphalte de la route est difficile à distinguer du reste des paysages, lunaires. Les rochers sont devenus noirs. L’odeur de la cendre a remplacé celles des plantes et des fleurs. Des animaux morts gisent aux abords de la route.
Une carcasse vide au milieu du néant
La rivière, auparavant couverte de toutes sortes d’arbres et arbustes, est nue, et ses galets ont changé de couleur. Puis, en contrebas, à Dess, le restaurant Amsvridh (Le Routier) n’est qu’une carcasse vide au milieu du néant.
Des voitures calcinées témoignent de la violence du feu qui a tout consumé sur son passage. Samir, le gérant, et ses frères, sont saufs. Certains employés qui ont trouvé refuge dans la chambre froide aussi. Mais d’autres, des voisins et des militaires campés dans un casernement situé en face, ont péri. Dix soldats et une dizaines autres civils sont morts.
Ce mercredi, tout le monde est réuni à l’occasion de la visite de la ministre de la Solidarité, Kaoutar Krikou. Idir Touahri, habitant le village voisin de Aït-Ali, est en colère. Il reproche aux autorités d’avoir « empêché les villageois » de défricher les abords des habitations et de la forêt.
« Nous ne comprenons pas pourquoi, à chaque fois que quelqu’un essaie de nettoyer les bords de routes ou de forêt, les gendarmes saisissent les engins », s’offusque-t-il à MEE.
« Il y a une loi qui protège le domaine forestier. Or, souvent, les villageois construisent sans autorisation et l’État craint que, sous couvert de défrichement, des habitants s’accaparent les surfaces forestières », explique, plus loin, Bilal Aït-Aissa, l’adjoint au maire de la commune de Toudja, qui plaide pour l’assouplissement de cette loi et surtout de son adaptation à la réalité de ces villages, peu habitués à recourir à l’administration avant de construire une maison ou toute autre installation.
Le maire, Ahmed Slimani, est désespéré. Il estime que sa collectivité, dépourvue de moyens, est désarmée devant l’ampleur de la catastrophe et des besoins des villageois. « Nous sommes implantés en plein cœur la deuxième plus grande forêt de la wilaya », maugrée Bilal Ait-Aissa.
« Cela fait des années que nous demandons l’installation d’un poste avancé de la protection civile pour permettre une intervention rapide. Mais rien. D’ailleurs, les pompiers n’ont pas pu intervenir à temps parce qu’ils devaient venir d’autres communes. La route était déjà bloquée par les flammes… »
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