Ted Morgan, un Américain à Alger
Mobilisé en 1955, ce journaliste, prix Pulitzer 1961, offre un regard distancié et sans faux-fuyant sur la guerre d’Algérie.
Ma bataille d’Alger, de Ted Morgan, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alfred de Montesquiou, Tallandier, 340 p., 20,50 euros
Les apparences de ce livre sont trompeuses. L’auteur ne se contente pas de livrer un témoignage déjà vu sur la bataille d’Alger. Certes, Ted Morgan raconte « sa » guerre d’Algérie. Mais ce qui fait le prix de son récit est la distance dont il fait preuve.
Distance, à bien des égards, qu’il ne contrôle pas. Parce qu’il est issu d’une double lignée, mêlée de sang français aristocrate et de pragmatisme américain, le journaliste Ted Morgan, prix Pulitzer 1961, s’est retrouvé enrôlé à l’insu de son plein gré dans une guerre dont il ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants. C’est pourquoi il propose un regard très original sur les opérations de « maintien de l’ordre » dans ce qui était encore un département français d’outre-Méditerranée.
Né Sanche de Gramont, Ted Morgan (anagramme de son nom français) compte parmi ses aïeux deux maréchaux de France et de nombreux officiers généraux. Élevé aux États-Unis, il parle français avec un sérieux accent lorsqu’il reçoit en septembre 1955, à 23 ans, un avis d’incorporation dans l’armée française. Il restera en Algérie jusque fin 1957. Il sera jeune rappelé, puis sous-officier près de Médéa, puis « journaliste » d’un journal de propagande voulu par Massu.
Ce « témoin décalé », s’il ne se sent pas partie prenante, ne cache rien de ses faiblesses, du crime de guerre qu’il commettra. Dans un style oscillant entre Hemingway et Audiard, il vit de l’intérieur la victoire militaire des parachutistes, muée en défaite politique. Il admet que la torture, pratiquée hors de l’État de droit, a permis de démanteler des réseaux FLN. Et il affirme même que Yacef Saadi, sous pression, a révélé la cachette de son second « Ali la Pointe ».
Traumatisé par ces « événements », il refusa longtemps d’écrire ses souvenirs. En tant qu’américain, marqué par la lutte contre les Britanniques pour l’indépendance, il ne se sent pas tenu par un ton « historiquement correct ». Il ne cache rien de la médiocrité des sous-officiers, de l’héroïsme de certains, du bas niveau moyen du moral des troupes. À l’américaine, l’écriture est très factuelle. Le traducteur, Alfred de Montesquiou, fut basé à Alger à la fin des années 2000 pour l’agence Associated Press. Sa plume se coule donc aisément dans les rues de la casbah algéroise.
Au soir de sa vie, Ted Morgan a conscience d’aller à l’encontre de l’histoire officielle, sur la ligne de crête des violences réciproques. Il voit dans la bataille d’Alger « un modèle réduit annonciateur » des batailles de Bagdad, de Kaboul ou d’Alep. Parce qu’« il a été coincé dans le mauvais pays au mauvais moment », la liberté de son témoignage est capitale.
À lire également : La Guerre d’Algérie, de la Toussaint rouge à l’indépendance Patrice Gélinet, Éd. Acropole-INA, 315 p., 19,90 €. L’auteur, historien et journaliste, a donné la parole en 1988 sur France Culture, au fil de dix émissions, aux principaux acteurs, militaires français, combattants du FLN et de l’OAS, pieds-noirs, journalistes et hommes politiques. Une somme passionnante et vivante à lire pour tenter de comprendre un conflit dont les cicatrices sont encore vives.
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Ted Morgan MA BATAILLE D'ALGER
«Ma Bataille d’Alger», une guerre si vile
Dix ans après sa publication aux Etats-Unis, le livre de Ted Morgan, alias Sanche de Gramont, est enfin traduit. Un récit qui n’épargne ni l’armée française ni le FLN.
Sanche de Gramont n'a que 23 ans quand ce qu'il est alors convenu d'appeler les événements d'Algérie le rattrape par delà l'Atlantique. Depuis l'âge de 5 ans, il vit aux Etats-Unis où son père exerce les fonctions d'attaché d'aviation à l'ambassade de France à Washington. Le jeune homme, à peine diplômé de l'université de journalisme de Columbia, reçoit sa convocation sous les drapeaux. Nous sommes en 1955. Juste un an après les massacres d'Européens lors de la Toussaint sanglante de novembre 1954. Pour tous les appelés du contingent, le service militaire signifie à coup sûr un départ pour «le ciel si brûlant» de l'Algérie, comme le dit la chanson de soldats, afin d'y participer aux «opérations de maintien de l'ordre». Une dénomination proprette pour qualifier ce qui allait devenir au fil du temps une sale guerre. Le sous-lieutenant Gramont y effectuera ses vingt-quatre mois de service.
Crapahuter. «J'avais 23 ans : l'Algérie m'a fait découvrir la guerre, la mort, la torture, la trahison et le double jeu», écrit-il dans Ma Bataille d'Alger, sorti en 2006 aux Etats-Unis et traduit seulement aujourd'hui en français. Un témoignage publié au soir de sa vie. Comme pour tourner définitivement la page sur cette période qui aura conduit ce garçon issu de la vieille noblesse française à renoncer à sa nationalité française et à son nom pour adopter celui de Ted Morgan. Longtemps l'auteur a refusé que son livre soit traduit. Loin du livre de souvenirs ou du témoignage, Ma Bataille d'Alger est avant tout un formidable reportage où le narrateur est aussi un acteur du drame, mais sans jamais se départir de cette distance qui vaudra le prix Pulitzer à Ted Morgan en 1961 pour un reportage aux Etats-Unis. Les écrits, les films sur cette bataille qui se déroula pour l'essentiel dans les ruelles de la Casbah d'Alger afin de démanteler les réseaux terroristes du FLN, ne manquent pas. Mais aucun ne mêle avec une telle intensité l'intime, le quotidien d'un appelé du contingent, avec la mise à plat des faits, des événements et le rappel du contexte historique.
Sans excuser les uns ou condamner les autres, sans parti pris mais avec un réalisme glaçant, Ted Morgan démonte les rouages du mécanisme sanglant qui conduisit les membres du FLN à mener, pour la première fois, la guerre du terrorisme urbain, et les paras de l’armée française, missionnés par le commandement politique, à remplir le rôle d’auxiliaires de police et à user de la torture. Parce qu’il était déjà américain, même sous l’uniforme français, Ted Morgan ne passe rien sous silence. Ni les exactions de l’armée française ni celles du FLN. Et surtout pas les siennes. Ted Morgan raconte - comme il raconte les jours passés à crapahuter arme au poing - comment il a commis un crime de guerre après avoir frappé un prisonnier pour le faire parler jusqu’à le tuer. A Alger, l’appelé Gramont est un soldat qui ne porte plus l’uniforme, il est employé dans une gazette de propagande, mais assez proche des centres de décisions pour savoir tout ce qui se passe. A commencer bien sûr par l’utilisation systématique de la torture, connue dans toute la ville d’Alger la blanche. Une sinistre renommée qui poussait bon nombre de prisonniers à se mettre à table avant même que l’interrogatoire ne démarre vraiment.
Action terroriste. Ted Morgan n'épargne aucun des camps. Pas même celui de ceux qui résistèrent au colonialisme français. Il n'hésite pas à écorner l'image de héros façonnés au fil de l'historiographie officielle de certains chefs de guerre du FLN qui ont collaboré avec les militaires français. Ou n'ont pas hésité à livrer certains de leurs camarades pour sauver leur propre peau. Comme Yacef Saadi, le chef d'orchestre de l'action terroriste qui dénoncera sans hésitation un de ses lieutenants. Une des révélations de ce livre. Ted Morgan remettra les pieds à Alger en 1961 pour le compte du Herald Tribune. En 1977, il obtient la nationalité américaine. De son histoire française, il ne conservera qu'une anagramme : celle de Ted Morgan pour de Gramont.
par Christophe Forcari
Ma bataille d’Alger
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Alfred de Montesquiou
Préface de Serge Berstein
Tallandier
Hérodote
http://excerpts.numilog.com/books/9791021016248.pdf
lire aussi :
htts://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/2018/05/ma-bataille-dalger.html
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