Inscrites dans une histoire qui remonte à la colonisation et à la politique inaugurée par le futur maréchal Lyautey, les relations entre le Maroc et la France traversent depuis plusieurs mois une zone de turbulence. Pour Rabat, Emmanuel Macron a fait le choix d’Alger au détriment des intérêts vitaux du royaume.
Prévu pour le premier trimestre 2023, le voyage du chef de l’État français au Maroc a été reporté aux calendes grecques et les relations entre les deux pays se sont rapidement détériorées. En juillet 2021, les révélations du consortium de journalistes créé par Forbidden Stories ont montré qu’Emmanuel Macron et plusieurs de ses ministres avaient été espionnés, probablement par le Maroc, avec le logiciel espion israélien Pegasus. Deux mois plus tard, la décision de Paris de réduire de 50 % le quota de visas octroyés aux Marocains et aux Algériens et de 30 % celui des Tunisiens est très mal vécue au Maroc, qui contribue activement à la rétention des flux d’immigrés subsahariens en route vers l’Europe. Le royaume n’accepte pas d’être mis sur un pied d’égalité avec l’Algérie. Cette crise dans les relations bilatérales n’est qu’un épisode dans une très longue relation qui n’a jamais été ordinaire.
LE RÔLE DE LYAUTEY
Cette relation a été tissée par un militaire, Hubert Lyautey, futur maréchal, résident général de France au Maroc de 1912 à 1925. Ce monarchiste convaincu a redonné à la monarchie alaouite mise à mal par de nombreux foyers de contestation les attributs de son pouvoir. Pour lui, seul le sultan, reconnu dans son prestige, avait la capacité de souder les Marocains divisés par des séparatismes tribaux.
Durant ce protectorat français, le sultan symboliquement maintenu sur le trône a pu faire la jonction entre la puissance coloniale et la population. Alors qu’elle est en grande partie due à la personnalité de Lyautey, cette relation allait durablement marquer les liens entre les deux pays. Certes, la famille alaouite adopte les idées nationalistes dans l’après-seconde guerre mondiale, et Mohamed Ben Youssef (le futur roi Mohamed V) sera exilé en 1953, tout comme Allal Al-Fassi, le chantre du nationalisme marocain ; mais de part et d’autre, on décide d’oublier ce fâcheux épisode. Paris rétablit le sultan dans ses droits et sur son trône en 1955, et entame un processus d’indépendance négociée et obtenue le 3 mars 1956.
En 1961, Hassan II succède à son père dans un contexte de révoltes tribales que le jeune roi décide de réprimer. Il le fait avec l’aide de l’armée française qui a joué un rôle important dans la mise en place des Forces armées royales (FAR), alors qu’il était prince héritier. Paris fournit aide et matériel à la jeune armée qui sera, jusqu’aux attentats du début des années 1970, le pilier du régime.
Les relations entre les deux pays sont excellentes, mais Hassan II souhaite affranchir son pays. En juin 1963, lors de sa première visite à Paris, il plaide pour un reformatage des relations, voulant qu’elles soient fondées sur la loyauté et les valeurs partagées « car on s’enthousiasme pour les mêmes choses, et on œuvre pour les mêmes choses », dira-t-il dans l’émission de la télévision française « Cinq colonnes à la une » du 4 janvier 1963. Le message est bien reçu par le général de Gaulle qui l’avait déjà accueilli en grande pompe, voulant s’appuyer sur ce jeune roi pour établir des liens nouveaux avec le monde arabe après la crise de Suez de 1956 et la guerre d’indépendance algérienne.
L’AFFAIRE BEN BARKA
L’embellie sera de courte durée puisque deux ans plus tard, l’opposant au régime de Hassan II Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris et assassiné. Pour de Gaulle, c’est une violation de la souveraineté de la France ; il met en cause le général Mohamed Oufkir et son adjoint le colonel Ahmed Dlimi, proches de Hassan II. La France rompt ses relations diplomatiques avec le Maroc, la coopération est interrompue. Georges Pompidou tentera de normaliser les relations entre les deux pays, malgré le retrait du Maroc de la zone franc en 1973.
Les bases d’une relation solide seront jetées sous Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), fondées sur une coopération à caractère politique, économique et sécuritaire. La libéralisation de l’économie marocaine bénéficie aux entreprises françaises, le Maroc devient progressivement un allié de poids pour Paris. À deux reprises, en 1977 et 1978, les soldats marocains interviennent au Zaïre à la demande du président français, pour venir en aide au président Mobutu Sese Seko qui fait face à une rébellion. Hassan II obtient aussi de Giscard d’Estaing que l’aviation française effectue des raids contre les camps sahraouis rebelles en Mauritanie en 1977.
Les liens entre les deux pays s’inscrivent dans le contexte de la Guerre froide. Le Maroc, au même titre que l’Iran, l’Arabie saoudite ou encore l’Égypte, participe au très secret Safari Club, une alliance de services de renseignement mise en place en 1976 à l’initiative du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), ayant pour objectif de faire barrage à l’influence communiste en Afrique et au Proche-Orient. Hassan II en profite pour demander l’adhésion de son pays à la Communauté économique européenne (CEE). Il sait qu’il ne peut l’obtenir, mais c’est pour lui une manière d’exprimer sa proximité aux valeurs de l’Europe tout en faisant montre de sa loyauté, et de se distinguer des autres pays du Maghreb.
« NOTRE AMI LE ROI »
L’idylle entre la France et le Maroc est parfaite, mais en mai 1981, l’élection de François Mitterrand à la présidence déstabilise les élites marocaines, convaincues que la gauche française est plus proche de l’Algérie. Pourtant, Mitterrand refuse de jouer l’un contre l’autre les deux grands États du Maghreb. Il effectue deux voyages au Maroc, et maintient la position de neutralité officielle de la France sur le Sahara occidental. Mais il ne s’opposera pas à sa femme Danièle lorsqu’elle décide de créer un comité de vigilance sur le Sahara occidental au sein de sa propre fondation, France-Libertés. Hassan II parle d’ « épouse morganatique », et de « roturière de mauvais aloi »1, et un bras de fer s’engage sur la question des droits de humains, et des prisonniers politiques du Maroc.
En juin 1990, le discours prononcé au sommet franco-africain de La Baule par Mitterrand passe mal. Pour la première fois depuis les indépendances, un chef de l’État français conditionne, sans équivoque, l’aide économique aux efforts de démocratisation des pays demandeurs : « Il y aura une aide normale de la France à l’égard des pays africains, mais il est évident que cette aide sera plus tiède envers ceux qui se comporteraient de façon autoritaire, et plus enthousiaste envers ceux qui franchiront, avec courage, ce pas vers la démocratisation. »
Le pire est pourtant à venir. Début septembre, la prestigieuse maison d’édition Gallimard publie Notre ami le roi, de Gilles Perrault. Précis et détaillé, le livre décrit les assassinats politiques, les tortures infligées aux opposants au Derb Moulay Chérif à Casablanca2, les morts-vivants du bagne de Tazmamart… Vole ainsi en éclats l’image d’un Maroc moderne partageant les valeurs de l’Occident. Dépêché à Paris, notamment pour rencontrer son homologue français, Driss Basri le ministre marocain de l’intérieur ne parvient pas à faire bloquer l’impression et la diffusion du livre. L’année du Maroc en France est annulée, tandis que l’ouvrage sera réédité et vendu à plus de 500 000 exemplaires.
LUNE DE MIEL AVEC JACQUES CHIRAC
Avec l’élection en 1995 de Jacques Chirac, qui parle du Maroc comme de sa « seconde patrie », commence une lune de miel. Chirac effectue au Maroc sa première visite à l’étranger (1995) et y passe presque toutes ses vacances. En 1999, les deux pays signent des « accords d’exception », qui se traduisent par des rencontres bilatérales de « haut niveau », tous les deux ans. La coopération est intense sur le plan économique. Dès 1994, des exercices militaires communs sont programmés, renforcés en 2005, de manière à lutter contre le terrorisme. À cela s’ajoute le fait que Rabat est un acteur central dans la politique migratoire de l’Union européenne (UE) et de la France en particulier. Sur le Sahara occidental, la France a été le premier État à soutenir le plan de paix marocain proposé en 2007, sur la base d’une autonomie du Sahara dans un Maroc souverain. Sur ce dossier sensible de la souveraineté au Sahara, Paris défend les positions de Rabat, que ce soit au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, de la Commission européenne ou du Parlement européen.
En 2003, devant le Parlement marocain, Chirac fait l’éloge de la « transition politique et sociale sans précédent » engagée dans ce pays. Alors que la monarchie venait de réformer un code de la famille qui datait de 1957, élargissant les droits aux femmes marocaines, le président français érige ce pays en exemple face à l’extrémisme religieux.
En juillet 1999, le président Chirac écourte son voyage en Afrique pour se rendre aux funérailles de Hassan II, assurant le jeune Mohamed VI de son soutien, en lui glissant à l’oreille : « Majesté, je dois beaucoup à votre père et si vous le souhaitez, tout ce qu’il m’a donné, je m’efforcerai de vous le rendre.3 » Chirac exprimait régulièrement sa reconnaissance à Hassan II : « Je dois à Hassan II une sorte d’initiation aux complexités et aux valeurs du monde arabe et musulman. Je lui dois des analyses visionnaires sur les drames, mais aussi sur les chances de paix au Proche-Orient4 »
UNE IMPOSSIBLE NORMALITÉ
En introduisant de l’intimité dans la relation entre les deux pays, Jacques Chirac n’a pas facilité la tâche de ses successeurs qui n’ont eu de cesse de vouloir « normaliser » la relation dans un souci d’équilibre entre le Maroc et l’Algérie. François Hollande souhaitait installer des rapports apaisés avec les États du Maghreb, mais en février 2014, deux affaires provoquent une crise. Le 18 février, l’acteur espagnol Javier Bardem présente à Paris son documentaire Enfants des nuages, la dernière colonie. Très engagé aux côtés des partisans de l’autodétermination du Sahara occidental, Bardem dénonce le soutien de la France au Maroc. Rabat considère l’autorisation donnée à cette projection comme un acte hostile.
La tension monte d’un cran deux jours plus tard lorsque sept policiers se présentent à la résidence de l’ambassade du Maroc à Paris pour remettre une convocation au patron de la Direction de la surveillance du territoire (DST) (les services marocains) Abdellatif Hammouchi qui s’y trouvait quelques minutes plus tôt. Hammouchi est visé par trois plaintes, dont une pour torture. Rabat annonce la suspension des accords de coopération judiciaire entre les deux pays.
Pour le président Hollande, l’affaire est compliquée, car la lutte contre le terrorisme implique une coordination quotidienne entre les services des deux pays. Le renseignement marocain a déjà prouvé son efficacité dans l’enquête consécutive aux attentats perpétrés sur le sol français en novembre 2013, et revendiqués par l’organisation de l’État islamique (OEI). Il a permis de localiser les terroristes retranchés dans l’appartement de Saint-Denis et a orienté les enquêteurs français sur la piste belge. Cette lutte commune antiterroriste conduit Hollande à sceller la réconciliation. Il se rend à Tanger pour acter la reprise de la coopération sécuritaire, et annonce qu’Abdellatif Hammouchi sera élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur.
ESPOIRS DÉÇUS AVEC EMMANUEL MACRON
La relation entre d’Emmanuel Macron et Mohamed VI s’engage bien. En juin 2017, en plein mois de ramadan, le couple présidentiel est invité à partager un iftar, ce repas qui réunit famille et amis proches pour la rupture du jeûne. Embarrassés par cette intimité, les conseillers du président Macron parlent d’une visite « simple, rapide, et dont le seul objectif est de permettre aux deux chefs d’État de faire connaissance ». Macron, qui avait effectué une visite en Algérie au cours de sa campagne électorale, se distingue de ses deux prédécesseurs Nicolas Sarkozy et François Hollande qui s’étaient d’abord rendus en Algérie, un ordre chronologique sans cesse observé jusque-là.
Mais, on l’a vu, cette lune de miel ne durera pas. Dans un climat de méfiance qu’alimentent les médias marocains proches du pouvoir, le 19 janvier 2023, le Parlement européen adopte à une large majorité un texte non contraignant visant le Maroc, l’appelant à respecter la liberté d’expression et les droits des journalistes incarcérés. Le texte condamne également les méthodes utilisées par Rabat et notamment « l’utilisation abusive d’allégations d’agressions sexuelles pour dissuader les journalistes d’exercer leurs fonctions ». La résolution fait également état de l’implication présumée du Maroc dans le scandale de corruption des eurodéputés, qui ébranle le Parlement européen depuis décembre 20225. Le Maroc réagit très vivement à cette mise en cause, d’autant qu’il estime que ce vote aurait été largement porté par les eurodéputés français de Renew Europe, notamment Stéphane Séjourné, un proche de Macron.
L’OMBRE DE L’ALGÉRIE
Ces soupçons sont aggravés par la proximité affichée entre Paris et Alger dont a témoigné la visite « officielle et d’amitié », effectuée par Macron et une partie de son gouvernement à Alger en août 2022. Macron semble décidé à « refonder et développer une relation entre la France et l’Algérie, résolument tournée vers l’avenir et au bénéfice des populations », comme l’indique le communiqué de l’Élysée. Durant le voyage en Algérie, les discussions ont porté aussi bien sur une augmentation des livraisons de gaz et de GNL à la France que sur les questions mémorielles. Les deux chefs d’État ont scellé leur réconciliation en signant une déclaration appelant à « une nouvelle dynamique irréversible ».
Mais c’est la réunion de Zéralda qui a le plus inquiété Rabat. En effet, le 26 août, Emmanuel Macron, Abdelmajid Tebboune avec leurs chefs d’états-majors des armées et du renseignement se réunissent à l’ouest d’Alger, une première depuis l’indépendance de l’Algérie. L’entretien porte sur un programme commun de défense et de sécurité, ainsi que des actions communes « dans l’intérêt de notre environnement géopolitique ». En outre, les deux États décident d’instaurer un « haut conseil de coopération » au niveau des présidences de la république. Cet accord est vécu par Rabat comme un pacte sécuritaire portant sur des actions communes au niveau régional, notamment au Sahel. Et la visite du général Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’armée algérienne à Paris les 23 et 24 janvier 2023 n’arrange pas les choses. Non seulement la France n’emboite pas le pas aux États-Unis en reconnaissant la marocanité du Sahara occidental, mais elle fait le choix de coopérer activement avec l’Algérie, qui a rompu ses relations avec le Maroc et s’oppose fermement à Rabat sur la question du Sahara occidental, pierre angulaire de la diplomatie marocaine.
Cette page tumultueuse des relations entre Paris et Rabat illustre la difficulté pour Paris de garder un équilibre entre le Maroc et l’Algérie dont les relations sont encore plus tendues depuis la rupture de leurs relations diplomatiques en décembre 2022.
Politologue, enseignante (université de Paris 1) et chercheuse associée au laboratoire Sirice (Identités, relations internationales et…
6 JUIN 2023
https://orientxxi.info/magazine/france-maroc-turbulences-dans-des-relations-tres-speciales,6497
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