"Ma mère est rassurée de savoir que ses souvenirs sont fixés"
"Notre mère souffre de la maladie d'Alzheimer. Pour l'instant, les troubles sont assez mineurs mais ma sœur et moi redoutons ce jour où elle va perdre des pans entiers de ses souvenirs. Nous l'avons donc persuadée de réaliser un récit de vie avec une étudiante en lettres qui vient une fois par semaine recueillir sa parole et la retranscrire. Ma mère relit au fur et à mesure, cela semble lui faire beaucoup de bien. Elle est rassurée de savoir que ses souvenirs sont fixés." Julie, 52 ans
Face à l'angoisse que provoque cette maladie emportant avec elle le passé, les repères, sans doute aussi une part de l'identité, les écrits offrent un ancrage foncièrement apaisant. "Pas uniquement pour la personne malade, mais aussi pour l'entourage. Enfants et petits-enfants pourront puiser des souvenirs dans ce livre pour les rappeler à leur mère et grand-mère, en parler avec elle. Quand la maladie progressera, cela pourra même devenir un outil thérapeutique pour faire rejaillir, si ce n'est les événements oubliés, au moins les émotions qui leur sont attachées", note Nicole Prieur, psychologue et philosophe. Il n'est pas rare qu'un récit de vie soit ainsi entrepris lors d'un épisode douloureux de l'existence – maladie, deuil, rupture… –, comme en témoigne Valérie Jean, biographe familiale: "Pour ces gens qui font appel à moi, confier leur souffrance à un tiers afin qu'il transforme ces maux en écrits leur apparaît comme un moyen de dépasser la douleur, d'en faire un avenir possible", explique-t-elle.
"Ce récit a été l’occasion de parler de la guerre avec lui"
"À Noël dernier, mon père a offert à chaque enfant et petit-enfant le livre de sa vie qu'il a réalisé avec l'aide d'une biographe. J'ai été surpris de cette initiative car il est plutôt réservé. Et j'ai été encore plus étonné par le contenu: j'ai découvert que mon père avait été très affecté par la guerre d'Algérie qu'il a faite en tant que jeune conscrit. Il ne nous en avait jamais rien dit… Cela a été l'occasion d'en parler avec lui, en direct." Alain, 59 ans
Plusieurs fois déjà, la biographe Valérie Jean a été confrontée à un cas similaire: "À un moment, un déclic s'opère chez certaines personnes: elles réalisent que leurs enfants et petits-enfants ne connaissent qu'une toute petite partie d'ellesmêmes, de ce qu'elles ont vécu. Elles décident alors de lever le voile en réalisant un récit de vie, dans un désir d'authenticité", relate-t-elle. Parfois aussi, un long silence entretenu par quelqu'un sur une partie de son passé s'explique par un traumatisme.
"Raconter sa guerre d'Algérie était sans doute trop douloureux pour cet homme. Il a préféré enfouir ses souvenirs traumatiques, jusqu'à ce qu'ils remontent à la surface et viennent taper à la porte de sa conscience, des années plus tard! Le recours à une biographe a sans doute été plus facile pour lui que la parole directe. Cette professionnelle, par son travail d'écoute et d'écriture, a permis une certaine prise de distance avec les émotions", analyse Nicole Prieur. "Ma mission est en effet de transformer une parole spontanée, parfois sans beaucoup de filtres, en un livre socialement recevable, que les proches peuvent s'approprier", confirme la biographe.
"Ce sera un moyen de passer du temps avec mes petits-enfants"
"Mes six petits-enfants m'ont proposé d'écrire avec eux mon récit de vie. J'hésite, je crains de ne rien avoir de très intéressant à leur raconter… Eux sont persuadés du contraire. Il est vrai qu'en étant née en 1930, j'ai vécu pas mal de choses. La guerre, mais aussi l'arrivée de l'électroménager ou mon premier chéquier à mon nom. Et puis, ça me donnera un moyen de passer du temps avec eux. Je pense que je vais me laisser convaincre!" Marie-Louise, 93 ans
Bien loin de l'image donnée par ceux qui mettent leur vie en scène sur les réseaux sociaux, Marie-Louise est convaincue de la banalité de sa vie! "Cette réaction est typique des femmes de cette génération: pour elles, avoir été amoureuse, avoir éduqué ses enfants et entretenu la maison ne leur semble pas digne d'être raconté. Alors que les hommes, eux, sont souvent bien davantage assurés de l'intérêt de leur vie, surtout professionnelle", observe Valérie Jean. Les petits-enfants quant à eux sont conscients de la dimension historique du parcours de vie de leur grand-mère bientôt centenaire. "Ils aspirent à accéder à la grande Histoire, incarnée et humanisée par les petites histoires et anecdotes qu'elle pourra leur raconter sur son quotidien", souligne Nicole Prieur.
"Ce travail a permis à ma sœur de donner un sens à sa vie"
"Ma sœur est décédée d'un cancer du poumon l'année dernière. Dans l'unité de soins palliatifs où elle était, une biographe hospitalière lui a proposé d'écrire avec elle les événements importants de sa vie. Alors que ma sœur était très angoissée, ce travail l'a apaisée. Elle m'a confi é que remonter ainsi le cours du temps lui permettait de donner un sens à sa vie, de partir en ayant le sentiment d'avoir mis de l'ordre dans tout ce qu'elle avait vécu." Vincent, 65 ans
Le récit de vie peut parfois aider à se préparer à la mort. "Laisser derrière soi une trace sous la forme d'un écrit est une façon de ne pas tout à fait mourir, avance Nicole Prieur. Dans ses derniers moments, l'être humain a sans doute besoin de se dire que sa vie n'a pas été vaine, que malgré toutes les difficultés, erreurs et insatisfactions, il a vécu et réalisé de belles choses. C'est cela que les entretiens avec la biographe hospitalière ont permis à cette femme: se reconnecter au positif et au vivant de son existence. Ce faisant, elle a accédé à une forme de spiritualité", poursuit-elle. S'alléger des non-dits, conflits, rancœurs semble également un facteur d'apaisement quand la fin se profile. "Quand la biographie se fait dans ces circonstances, elle est souvent un support propice pour accorder son pardon ou le demander à autrui, pour déclarer son amour au-delà de toutes les chamailleries. Pour nettoyer en quelque sorte les scories encombrantes", constate Valérie Jean.
"Nous écrivons pour nos enfants et petits-enfants le livre de notre couple"
"Mon mari et moi avons pris l'initiative d'écrire pour nos enfants et petits-enfants le livre de notre couple. Nous y racontons comment nous nous sommes rencontrés et tombés amoureux. Nous évoquons les difficultés que nous avons eues à faire accepter notre amour à nos familles respectives, comment nous sommes parvenus à tricoter nos deux origines. Je suis alsacienne et mon mari est marocain." Jeanne, 75 ans
Quel joli cadeau pour leur descendance que cette biographie à quatre mains réalisée par Jeanne et son mari! "Les enfants et petits-enfants y trouveront sans nul doute des clés pour construire leur propre récit et ainsi conforter leur identité, pour comprendre d'où ils viennent et s'enraciner encore davantage dans leur histoire familiale. Chacun se saisira de ce livre pour le travailler psychiquement à sa manière et à son rythme, pour s'interroger sur son double héritage culturel et en réussir la synthèse harmonieuse", évoque Nicole Prieur. Peut-être ces parents ont-ils également voulu adresser un message d'espoir à leurs enfants et petits-enfants. "En racontant la genèse de leur couple, qui s'est construit au-delà des préjugés et de l'adversité, ils viennent dire aux plus jeunes: l'amour existe, il vaut la peine que l'on se batte pour lui, sans se décourager au premier obstacle", suppose Valérie Jean. Un témoignage sans doute utile alors que l'on rencontre tant de divorces et séparations.
Publié le 18/06/2023 à 05h50 par Isabelle Gravillon
https://www.notretemps.com/famille/intergeneration/sacre-famille-ecrire-le-livre-de-ma-vie-en-heritage-71555
.
Les commentaires récents