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Rédigé le 30/06/2023 à 19:50 | Lien permanent | Commentaires (0)
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Rédigé le 30/06/2023 à 13:47 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)
Le pouvoir policier se déploie d’abord en Occident comme un grand dispositif de capture des corps jugés anormaux : juifs, « sorcières », homosexuels, prostituées, « fous » et « folles », misérables, puis pour contrôler les indisciplines populaires et réprimer les révoltes sociales liées au développement de la grande ville bourgeoise. Mais comme l’écrit l’historien Emmanuel Blanchard, l’institution policière peut aussi être considérée « comme étant par essence coloniale »1. Elle s’enracine notamment dans la plantation esclavagiste, à travers la normalisation de milices de chasse aux esclaves fugitifs. Tout au long de la colonisation, le régime militaro-policier de répression des révoltes et d’encadrement quotidien des corps colonisés constitue un répertoire principal.
Les guerres menées par les États occidentaux contre des populations civiles du Sud ont ensuite régulièrement et profondément influencé la transformation des pouvoirs policiers. Au travers des guerres coloniales françaises et britanniques en Asie et en Afrique, celles des Néerlandais en Indonésie ou des Allemands en Afrique du Sud-Ouest, des techniques militaires classiques ont été articulées, avec des pratiques punitives ciblant les civils : chasse et capture, pillages et saccage des biens et des territoires, coercition, mutilation, humiliation et mise à mort. Ce régime de pouvoir a constitué une autre boîte à outils importante dans l’histoire de la police.
Grâce à la circulation des hauts cadres de l’État à travers les situations impériales internes et externes, un véritable transfert du savoir-faire colonial s’établit. Ainsi, après avoir pratiqué la contre-guérilla en Espagne2, le maréchal Bugeaud fut chargé de réprimer l’insurrection parisienne de 1834, puis d’écraser la résistance d’Abdelkader en Algérie en 1836. Dans son ouvrage La guerre des rues et des maisons, il théorisait la nécessité d’adapter la contre-guérilla coloniale à la répression des insurrections ouvrières métropolitaines.
De son côté, après avoir organisé la déportation des juifs de Bordeaux sous l’Occupation, le préfet Maurice Papon fut chargé de la sous-direction de l’Algérie au ministère de l’intérieur en 1945. Reconnu pour sa gestion de la contre-insurrection comme super-préfet en Algérie durant la guerre de libération, il fut nommé préfet de police de Paris en 1958 pour y soumettre « la subversion nord-africaine »3. Il transféra en métropole une doctrine, des agents, des idées et des pratiques de police issues de la guerre coloniale, puis dirigea le massacre des manifestants du 17 octobre 1961 sur le modèle répressif déployé contre les manifestations populaires de décembre 1960 en Algérie. Il restera préfet de police jusqu’en 1967.
Formé à la « pacification » coloniale en Indochine au début des années 1950, Pierre Bolotte devint directeur du cabinet du préfet d’Alger durant la guerre d’indépendance. Il y conçut des patrouilles de policiers « livrées à elles-mêmes » pour quadriller les « quartiers sensibles ». Après avoir participé à la répression durant la "Bataille d’Alger" en 1957, il fut nommé préfet de Guadeloupe où il employa à nouveau la contre-insurrection en massacrant la révolte sociale de mai 1967. Nommé en 1969 à la préfecture d’un nouveau département, le 93 (la Seine Saint-Denis), il croisera son savoir-faire colonial avec celui des anciennes brigades chargées des travailleurs immigrés pour créer une police des banlieues : la Brigade anticriminalité (BAC).
On peut parler d’une généalogie endo-coloniale pour désigner la permanence d’une colonialité à l’intérieur des métropoles impériales. L’histoire de la BAC montre que cette continuité s’inscrit aussi dans les parcours des agents de base de la police. La BAC est en effet l’héritière de la brigade nord-africaine (BNA), une unité chargée de la surveillance, du contrôle et de la répression des travailleurs arabes durant l’entre-deux-guerres. La BNA recrutait son personnel notamment parmi le corps des fonctionnaires coloniaux en Algérie. Elle quadrillait les « quartiers musulmans » en menant des raids et des rafles4, tout en appliquant des méthodes issues de l’encadrement des mendiants, des sans-abris et des prostituées.
La BNA fut dissoute à la Libération (1945) pour sa connotation explicitement raciste, mais dès 1953, la préfecture de police recréa une unité d’inspiration coloniale nommée Brigade des agressions et violences (BAV), en mettant l’accent sur une prétendue « criminalité nord-africaine ». Calquée sur l’ancienne BNA, la BAV réintégra une partie de ses anciens agents qui importèrent leur obsession du « flagrant délit ». Au cours de la guerre de libération algérienne, la BAV se développa comme une police politique des colonisés en métropole : « Nous menions à notre manière, le revolver dans une main et le Code de procédure pénale dans l’autre, une guerre que les militaires tentaient de gagner en Algérie », raconte Roger Le Taillanter, un ancien policier de la BAV5. Le sociologue Abdelmalek Sayad a montré comment la police des bidonvilles métropolitains participait aussi à importer des pratiques policières mises en œuvre en Algérie. Des forces supplétives dites « harkis », des unités de police « sanitaire et sociale » et des unités de choc y menaient, sous l’autorité du préfet de police Maurice Papon, le contrôle et la répression des habitants sur un schéma similaire à celui de la "Bataille d’Alger".
Au début des années 1970, les anciens agents des BAV ont recyclé leur savoir-faire en intégrant de nouvelles unités endo-coloniales, les Brigades de surveillance de nuit (BSN), véritables prototypes des BAC créées par le préfet Pierre Bolotte. Elles sont optimisées pour faire du flagrant délit dans les « quartiers immigrés » où s’étendent le chômage et la précarité. Conçues comme proactives, c’est-à-dire capables de créer les conditions de leur fonctionnement selon un terme lui-même issu du management, elles sont vite reconnues comme particulièrement productives en affaires, et donc très rentables selon les politiques dites « du chiffre », en vogue dans la nouvelle société néolibérale.
Ces continuités et ces réagencements structurent les imaginaires et les techniques de la police des cités qui prend forme en France dans les années 1970 et 1980. En novembre 1972, le policier Robert Marquet abattait Mohamed Diab, un chauffeur algérien, à l’intérieur du commissariat de Versailles. Entré dans la gendarmerie sous l’occupation puis CRS pendant toute la guerre d’Algérie, il cria : « Oui, je te tue, sale race, je te tue ! »6. Le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dénonça alors le fait qu’il y avait « en France et en Europe des colonisés : les travailleurs immigrés »7. En juin 1973, des gendarmes de Fresnes qui cherchaient un jeune Algérien de 14 ans trouvèrent Malika Yazid, sa sœur âgée de 8 ans. Un gendarme s’enferma avec elle pour mener un « interrogatoire » et obtenir des « renseignements » sur son frère. Elle en sortit dans le coma puis en mourut. En octobre 1974, lors du procès de 12 policiers poursuivis pour avoir saccagé le domicile d’un Algérien à Paris deux ans plus tôt, on apprit qu’ils l’auraient menacé en affirmant : « La guerre d’Algérie n’est pas finie. On va aller au bois de Verrières et on vous tirera dessus ».
Plus récemment, pour « sécuriser » une cité en 2005, un brigadier-major galvanisait ses troupes en criant : « On a perdu la guerre d’Algérie. Il y a quarante ans, on a baissé notre froc. C’est pas aujourd’hui qu’on va le baisser à nouveau. Pas de prisonnier, on trique ! »8. Deux Turcs furent tabassés. En avril 2020, un policier du département des Hauts-de-Seine pouvait plaisanter avec ses collègues au sujet d’un Égyptien qui avait fini dans la Seine suite à leur intervention : « Il ne sait pas nager, un bicot comme ça, ça ne nage pas »9.
Autre manifestation de cet ordre sécuritaire endo-colonial, l’impérialisme français a conjugué à l’intérieur du territoire national des pratiques de discrimination et de ségrégation socio-raciales héritées de la période coloniale. Ces inégalités structurent les champs du travail, du logement, de l’école, de la santé, des médias, des administrations, en même temps que ceux de la police, des frontières et des prisons. La « colonialité du pouvoir », selon les termes du sociologue péruvien Anibal Quijano10, réside notamment dans la reproduction de ce socio-apartheid.
On l’observe encore à travers la répression des révoltes sociales organisées à la suite de crimes policiers. À Toulouse en 1998, à Dammarie-les-Lys en 1997, en 2002 et en 2012, à Clichy-sous-Bois en 2005, à Villiers-le-Bel en 2007 et dans plusieurs villes de France durant le confinement de 2020, on peut distinguer un même schéma : boucler et contrôler un quartier populaire en l’entourant d’unités statiques, puis envoyer des unités spéciales à l’intérieur pour capturer des « suspects ». Cette articulation d’étranglement collectif et de chasse à l’homme reproduit la logique contre-insurrectionnelle et coloniale, notamment celle qui prévalait durant la "Bataille d’Alger". Il s’agit de mener une forme de guerre policière contre l’ensemble d’une population jugée indésirable parce qu’elle serait le milieu de prolifération d’une menace intérieure contre la société. Cet imaginaire a structuré « l’échelle Bui-Trong des violences urbaines », qui prétendait au début des années 2000 pouvoir repérer la formation de guérillas urbaines à partir d’incivilités, tout comme la contre-insurrection coloniale des années 1950. On l’observe encore dans l’appel du syndicat France Police en mai 2021 à constituer des checkpoints dans les quartiers populaires, sur le modèle israélien de séparation mis en place avec les territoires palestiniens.
Le chercheur britannique Mark Neocleous analyse la « sécurité » contemporaine comme une globalisation de la « pacification » coloniale. Il y observe le « jumelage du pouvoir de guerre et du pouvoir de police au nom de la construction de l’ordre libéral »11. En France, tout au long de la restructuration néolibérale, on assiste effectivement à une hybridation militaro-policière des matériels et des armements qui puise dans les répertoires coloniaux. C’est par exemple le cas des gaz toxiques et des grenades mutilantes dont l’utilisation contre des civils a été industrialisée pendant la guerre d’indépendance algérienne avant d’être transférée en métropole, notamment en mai 1968. Après avoir été généralisé dans les quartiers populaires, leur emploi se trouve désormais au centre de la gestion policière des mouvements sociaux. De même pour l’usage d’hélicoptères contre les révoltes urbaines, pratique inaugurée durant la "Bataille d’Alger".
La gestion militaro-policière des luttes sociales est restée une constante dans les territoires colonisés dits « d’outre-mer », notamment durant la crise sanitaire Covid-19 aux Antilles, mais aussi pendant le référendum sur l’indépendance en Kanaky en 2021. Parallèlement, les opérations néocoloniales comme Barkhane au Sahel constituent des expériences importantes pour les gendarmes qui interviennent aussi régulièrement sur le territoire national, ainsi que pour les soldats qui quadrillent le territoire dans le cadre des opérations Vigipirate et Sentinelle.
Cette colonialité policière s’articule avec la multiplication des lois xénophobes et islamophobes depuis la fin des années 1980. Elle s’élargit à travers la montée en puissance de l’antiterrorisme comme forme de gouvernement. Comme l’avait noté Carl Schmitt, la guerre d’Algérie a constitué une expérience fondatrice pour la Ve République en ciblant les « partisans » algériens comme « terroristes », et en mettant au centre de son régime juridique des dispositifs dits d’exception comme l’état d’urgence12. À travers la déclaration d’état d’urgence de 2015 puis sa normalisation dans le droit, des dispositifs policiers de surveillance, de chasse et de capture ont été systématisés contre des musulmans et des musulmanes, rétablissant dans le droit un régime d’exception caractéristique de l’ordre colonial. Concentré de manière obsessionnelle sur une figure de l’ennemi intérieur arabo-musulman, ce régime d’exception n’a cessé de s’approfondir en multipliant les procédures d’interdiction à l’encontre des structures associatives, religieuses et culturelles musulmanes sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron.
La colonialité policière ne persiste pas comme la trace d’une époque révolue. Elle révèle la continuité d’un système de ségrégation et de discrimination socio-raciales au cœur de la société contemporaine.
https://orientxxi.info/magazine/des-violences-policieres-inscrites-dans-l-histoire
https://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/violences-polici%C3%A8res/page/2/
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/les-balles-du-14-juillet-1953-un-massacre-oublie,6494
http://emmila.canalblog.com/archives/2022/10/15/39669714.html
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Rédigé le 30/06/2023 à 13:02 dans France, Guerre d'Algérie, Société, Violences policières | Lien permanent | Commentaires (0)
DIA-30 juin 2023: Le gouvernement algérien continue à suivre avec « une très grande attention » les développements de l’affaire de la disparition « brutale et tragique » du jeune Nahel en France, a indiqué jeudi le ministère des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l’étranger, qui se dit « choqué et consterné ».
« Le ministère des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l’étranger a appris avec choc et consternation la disparition brutale et tragique du jeune Nahel et les circonstances particulièrement troublantes et préoccupantes dans lesquelles elle est intervenue », lit-on dans un communiqué du ministère.
Il a exprimé « ses très sincères condoléances à la famille du défunt et l’assure que son deuil et sa peine sont largement partagés » en Algérie, a-t-on ajouté de même source.
Le ministère dit « faire confiance au gouvernement français à assumer pleinement son devoir de protection, soucieux de la quiétude et de la sécurité dont doivent bénéficier nos ressortissants sur leur terre d’accueil ».
Il a assuré que le gouvernement algérien continuait à suivre avec « une très grande attention » les développements de cette « affaire tragique, avec le souci constant d’être aux côtés des membres de sa communauté nationale au moment de l’adversité et de l’épreuve ».
.https://www.typepad.com/site/blogs/6a00d834529ffc69e200d834529ffe69e2/post/compose?__cf_chl_rt_tk=.cwiEqZtEmDeNPF2z4emdV9bNcA6d_lND3Sa6tksCZM-1686579827-0-gaNycGzNMtA
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Rédigé le 30/06/2023 à 10:18 dans Algérie, France, Société | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 30/06/2023 à 08:07 dans Divers | Lien permanent | Commentaires (0)
Des débuts en 1954 aux derniers brasiers de 1962, les grandes étapes sont racontées par des acteurs directs dans un va et vient permanent entre les situations personnelles et les évènements : la pacification, le FLN, les émeutes du Constantinois en 1955, les embuscades, les représailles, la bataille d’Alger, les DOP, les commandos de chasse, la liquidation des harkis…
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Rédigé le 30/06/2023 à 07:16 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Élisabeth Borne a assuré vendredi 30 juin que « toutes les hypothèses » étaient sur la table alors que la droite demande l’instauration l’état d’urgence face aux émeutes qui se diffusent dans le pays. Un dispositif qui date de la guerre d’Algérie.
A droite et à l’extrême droite, de nombreuse voix se sont fait entendre pour demander l’instauration de l’état d’urgence dans les quartiers qui ont été à nouveau le théâtre de violences après la mort d’un adolescent tué par la police. La première ministre Élisabeth Borne a répondu vendredi 30 juin dans la matinée, que « toutes les hypothèses » étaient sur la table, dont l’état d’urgence.
Ce dispositif a été formalisé par une loi de 1955 durant la présidence d’Edgar Faure et créée pour faire face à la guerre d’Algérie. Prévu pour être appliquée en cas de troubles importants à l’ordre public, il renforce les pouvoirs des autorités et restreint les libertés publiques et individuelles.
C’est le conseil des ministres qui peut déclarer l’état d’urgence, sur tout ou partie du territoire. D’une durée initiale de 12 jours, celui-ci peut ensuite être prolongé par le Parlement. Concrètement, l’état d’urgence autorise le ministre de l’intérieur à interdire les rassemblements, à fermer des lieux publics, à mener des perquisitions administratives ou encore à prononcer des interdictions de séjour ou des assignations à résidence pour une durée maximale de 12 mois.
La loi de 1955 souligne toutefois qu’« en aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées », la mémoire des camps de concentration nazis étant encore vive à l’époque.
Le gouvernement peut également, par décret, dissoudre les associations « qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ».
Jusqu’ici, les gouvernements successifs ont eu recours six fois à ce dispositif, dont trois fois en Algérie entre 1955 et 1961. En 1985, l’état d’urgence est appliqué en Nouvelle-Calédonie à la suite d’affrontements entre les indépendantistes et les loyalistes. En 2005, des émeutes en banlieue à la suite de la mort de deux jeunes lors d’une altercation avec la police avaient également justifié sa mise en place.
L’état d’urgence avait ensuite été déclaré pour la sixième et dernière fois suite aux attentats du 13 novembre 2015 par le gouvernement de Manuel Valls, durant la présidence de François Hollande. Il n’avait été levé que deux ans plus tard, en 2017, au moment de l’entrée en vigueur la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
Cette installation de l’état d’urgence dans la durée avait à l’époque fait l’objet de vives critiques. « La lutte contre le terrorisme est détournée : les interdictions de manifestations, perquisitions et assignations à domicile visent jusqu’aux militants », avait estimé le Syndicat de la magistrature.
L’État dispose d’un outil encore plus puissant pour ramener l’ordre, l’état de siège, prévu pour une durée de douze jours lui aussi. À la différence de l’état d’urgence, c’est l’armée qui détient les pouvoirs de police. Des juridictions militaires sont alors habilitées à juger les crimes et délits contre la sécurité de l’État.
Le président peut aussi mettre en œuvre l’article 16 de la Constitution, ce qui lui confère des pouvoirs exceptionnels pour faire face à une menace grave et immédiate pesant sur l’indépendance du pays. Le seul moment où celui-ci a été déclenché est celui du putsch des généraux d’Alger, en 1961.
Ces deux dernières dispositions, l’état de siège et les pouvoirs exceptionnels, sont inscrites dans la Constitution, à l’inverse de l’état d’urgence, qui n’est prévu que par une loi.
https://www.la-croix.com/France/Mort-Nahel-Nanterre-letat-durgence-heritage-conteste-guerre-dAlgerie-2023-06-30-1201273678
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Rédigé le 30/06/2023 à 06:39 dans Société | Lien permanent | Commentaires (0)
En mai, la biologiste Rayyanah Barnawi est devenue la première Saoudienne à effectuer une mission spatiale. Aussi remarquable soit-il, cet événement ne saurait être représentatif de la condition féminine dans le Maghreb, le Machrek et le Golfe. Pour parvenir à l’égalité des sexes, les femmes de ces régions n’ont rien à attendre d’un féminisme d’État légitimant les pouvoirs en place, car seul le combat pour la démocratie et le sécularisme est émancipateur.
Morvarid K. – De la série « Cold Lace » (Tissage progressif), 2017© Morvarid K
La vague de manifestations en Iran déclenchée par la mort de l’étudiante Mahsa Amini en septembre 2022 montre combien la question de l’émancipation des femmes est devenue centrale dans le Proche-Orient d’aujourd’hui (1). Pour examiner la question en toute rigueur, mieux vaut ne pas s’appuyer sur les positions de l’Occident, qui a souvent tendance à exploiter ou à caricaturer le sujet des inégalités entre sexes dans la région et qui s’arroge le pouvoir de libérer ou de rejeter cet autre « Autre » qu’est la femme orientale. Il convient aussi de ne pas se limiter au choix entre deux options pareillement biaisées : soit s’attaquer aux racines prétendument profondes de l’oppression des femmes au Proche-Orient, soit présenter ces dernières comme des victimes du colonialisme d’abord et de l’aspiration réactionnaire à l’authenticité culturelle ensuite (2).
Appréhender la lutte des femmes dans cette partie du monde requiert un point d’appui plus solide. Il s’agit d’interroger les termes idéologiques et politiques dans lesquels l’objet social du genre a été construit, à la fois pour l’Occident et pour les peuples du Proche-Orient eux-mêmes. C’est à ce prix seulement que l’on peut tirer au clair les héritages encombrants du passé, ainsi que les possibilités nouvelles de défier le patriarcat et de faire entendre des voix jusqu’ici marginalisées.
Parmi les nombreux dégâts causés par le colonialisme européen dans la région, peu eurent un impact aussi durable que le système de normes misogynes édicté à l’encontre des femmes. Dans le contexte de l’époque, aucune société, qu’elle fût colonisatrice ou colonisée, n’était exemplaire en matière d’égalité des sexes. Le pouvoir du patriarcat provient de son caractère quasi universel. Cependant, les concepts de genre et de privilège masculin au Proche-Orient différaient assez nettement des hiérarchies et institutions en vigueur en Europe, qui ont remodelé la région à partir du XIXe siècle.
Une différence majeure concerne les normes informelles par opposition aux codes de lois. La vie sociale au Proche-Orient était certes encadrée par des textes et les avis des juristes islamiques, mais elle offrait aussi aux femmes une latitude considérable dans maints domaines, parmi lesquels la gestion des finances, les délibérations juridiques et les signatures de contrats. À bien des égards, le système de genres inscrit dans la charia, au sujet par exemple du rôle des femmes au sein de la famille et du couple, dénotait par sa souplesse. Il portait la marque à la fois des conceptions religieuses et des besoins pragmatiques de la société.
Le colonialisme européen a transformé ce système de deux façons. D’une part, il a figé les prescriptions de la charia, jusqu’alors sujettes à des interprétations fort dissemblables selon les communautés, en un code uniforme de lois intangibles. La frontière rigide établie entre les femmes et les hommes non mahram, c’est-à-dire sans lien de famille avec elles, illustre bien cette évolution : ce qui était jadis une ligne de conduite plus ou moins malléable et connotée religieusement constituait désormais une obligation légale imposée sous la contrainte. D’autre part, le colonialisme a ensuite gravé ces règles dans un ensemble de codes civils et pénaux imposés aux sociétés locales à coups de tribunaux, d’ordres militaires et de décisions des autorités publiques.
Sous l’effet de la domination européenne, l’ancien mélange pluraliste de normes religieuses informelles s’est donc mué en un arsenal d’impératifs n’admettant nulle exception. Cela reflétait les vues des puissances coloniales sur l’islam et sur les musulmans, considérés comme arriérés et rétifs à la civilisation, d’où il découlait que les femmes vivaient nécessairement dans l’oppression et devaient être sauvées. Mais la volonté impérialiste de « civiliser » les musulmans aboutit à l’effet inverse en soumettant les sociétés locales à un pouvoir autoritaire, à la violence en uniforme et à l’exploitation économique. Les femmes aussi en furent les victimes. Elles furent moins libérées qu’absorbées dans un nouvel appareil légal qui exprimait la vision européenne de la hiérarchie des genres.
Rien n’illustre mieux le remodelage des traditions locales sous l’effet de l’étatisation coloniale que la question des droits et des identités des personnes homosexuelles. Dans nombre de sociétés musulmanes, les conceptions du genre et de la sexualité admettaient de manière tacite une certaine ambiguïté des relations humaines et des pratiques sexuelles scripturairement interdites. Or les critères de classification retenus par le législateur occidental ont tracé une ligne de démarcation rigoureuse entre « hétéro » et « homo ». La sexualité fut codifiée de sorte à criminaliser toute pratique assimilée à une déviance. Cela eut pour effet d’extirper les relations homosexuelles de leur terrain traditionnel pour les inscrire de force dans des catégories étrangères à la culture proche-orientale (3).
S’ensuivirent une série de paradoxes dans la manière de concevoir le féminisme et les droits des femmes dans le monde occidental. Les administrateurs coloniaux châtiaient les populations musulmanes pour leur oppression des femmes, tandis que dans leurs propres pays celles-ci n’avaient ni droit de vote ni accès aux carrières politiques. En outre, dans le domaine des transactions économiques, les femmes européennes disposaient d’une autonomie largement inférieure à celle de leurs sœurs au Proche-Orient, qui pouvaient participer à des passations de contrats et contribuer à des œuvres charitables ou académiques via l’institution du waqf, la dotation de biens islamique.
De même, le mouvement d’émancipation féminine prit son essor en Occident au milieu du XXe siècle, dans un contexte où l’homosexualité restait criminalisée et où l’hétérosexualité constituait la norme indépassable. Lorsque le monde occidental s’engagea dans la reconnaissance des personnes LGBTQIA + au début des années 2000, il ne dérogea pas à la règle des « deux poids, deux mesures » : en blâmant les sociétés musulmanes pour leur condamnation des pratiques non hétérosexuelles, tout en oubliant sa propre conduite passée dans ce domaine.
Du point de vue de l’Occident, l’objectif de l’égalité des sexes dans les sociétés musulmanes ne pouvait s’atteindre qu’en y implantant ses idées. Cette façon de voir découlait de l’hégémonie qu’il avait si longtemps exercée sur les normes aux quatre coins de la planète. Mais l’injonction à un féminisme de style européen n’a jamais obtenu de résultat probant. Elle a certes encouragé l’éducation et la mobilisation des femmes bourgeoises citadines, mais en alimentant l’autoritarisme et en promouvant des stéréotypes culturels qui ignorent les identités locales. Mis en place via la construction d’un État à l’issue d’une guerre, comme en Irak et en Afghanistan, ou par des gouvernements nationaux usant de moyens technocratiques, de tels efforts ont nourri une réaction autochtone qui assimile l’émancipation féminine à l’impérialisme occidental.
Ce mécanisme s’est reproduit tout au long de l’histoire moderne. En premier lieu, dans sa forme la plus brutale, il consistait pour les gouvernements coloniaux à promulguer des lois répressives au nom de l’égalité des sexes. En Asie centrale, par exemple, l’Union soviétique procéda au dévoilement forcé des femmes dès les années 1930. La France fit de même en Algérie en 1958 (4). Si elle prit pour cible les élites traditionnelles et les autorités religieuses, cette politique eut surtout pour effet d’alimenter la confusion entre progrès et colonialisme.
Deuxièmement, la même logique était à l’œuvre au sein des régimes autoritaires eux-mêmes, sous l’inspiration ou la dépendance directe de leurs alliés du Nord. Cette version locale du « despotisme éclairé » visait à libérer « la » femme musulmane sans libérer les citoyens. Elle insère la question des droits des femmes dans l’armature d’un pouvoir autocratique qui cherche à utiliser le conservatisme séculier comme une arme contre l’opposition religieuse, de sorte à élargir la base sociale du régime. Le chah d’Iran, l’ancien roi d’Afghanistan Zaher Chah (1933-1973), l’ex-président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali (1987-2011) ou l’actuel prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salman ont tous eu recours à cette stratégie. À chaque fois, il s’agit de consentir des droits limités aux femmes pour mieux faire obstacle à toute demande de démocratisation (5). Le fait de leur accorder quelques postes ministériels, de reconnaître leurs droits à l’éducation et à une vie économique et de définir le mariage comme un contrat entre partenaires égaux constitue davantage une tactique éprouvée qu’une position de principe.
Ce féminisme d’État s’intègre dans la boîte à outils d’un ordre autoritaire. Il exploite les avancées positives consenties aux femmes en vue de consolider le statut ou le prestige du régime. Il limite l’influence du religieux par un sécularisme imposé depuis le sommet de la société. C’est une stratégie que l’on a pu voir à l’œuvre au cours de la consolidation historique des régimes à parti unique, comme le Baas en Syrie ou en Irak, ou comme dans les républiques nationalistes arabes. Aujourd’hui, elle continue de cimenter le règne autocratique d’États qui usent de la tradition pour contrôler étroitement l’interprétation de l’islam, comme au Maroc et en Égypte.
Une troisième version de ce mécanisme, et non des moindres, provient des institutions multilatérales et des organisations non gouvernementales (ONG) opérant au Proche-Orient, qui mobilisent sans relâche le registre de l’émancipation des femmes et de l’égalité des sexes. Des Nations unies jusqu’aux plus petites ONG de terrain, ces intervenants soutiennent ou mettent en place des groupes de femmes et incitent les gouvernements à améliorer l’accès à l’éducation et à l’emploi de leurs populations féminines. À l’instar des autres formes d’importation du féminisme occidental, ces campagnes font l’impasse sur la démocratisation pour mettre l’accent sur des sujets sociaux et économiques fragmentaires en contournant l’État, considéré comme invalide.
Ce type d’approche a également pour effet de perpétuer le « tokénisme », c’est-à-dire une politique du symbole qui tend à présenter l’émancipation limitée d’un segment étroit de la population comme une lame de fond emportant la société tout entière. On se souvient avec quel enthousiasme les institutions occidentales accueillirent l’arrivée au pouvoir de Benazir Bhutto au Pakistan dans les années 1980 et 1990, laquelle n’eut pourtant qu’un impact très marginal sur la réalité des inégalités hommes-femmes dans le pays. Au bout du compte, les droits des femmes restent limités à une poignée de microcosmes institutionnels qui s’effondrent dès que leurs sponsors occidentaux rentrent chez eux. L’Afghanistan abandonné aux talibans en 2021 en est un exemple cuisant.
Qu’elle soit de forme coloniale, étatique ou « humanitaire », la stratégie du féminisme par en haut se heurte à deux problèmes majeurs. D’une part, elle consolide la forteresse autocratique en réduisant le concept des droits des femmes à quelques secteurs de la fonction publique. Non seulement elle ignore le problème plus général des violations des droits humains et de l’absence de libertés politiques, mais de surcroît elle autorise l’instrumentalisation de la cause des femmes par des dirigeants autoritaires. Que l’on songe, par exemple, au prince Mohammed Ben Salman, qui accorde aux Saoudiennes le droit de conduire une voiture mais qui emprisonne plusieurs militantes féministes. Le message est clair : les droits des femmes en Arabie saoudite dépendent exclusivement du pouvoir, et surtout pas des revendications exprimées par les concernées elles-mêmes. D’autre part, en imposant de manière sélective des idées importées, pareille stratégie attise l’hostilité des forces conservatrices locales, qui profitent de l’aubaine pour s’affirmer les dépositaires de l’authenticité culturelle. Ce qui renforce naturellement les courants islamistes les plus intransigeants, qui tirent prétexte de la tradition musulmane pour s’opposer à toute modification légale du statut des femmes.
Pour avoir une chance de s’imposer, les luttes féministes au Proche-Orient gagneraient à ne plus s’aligner sur les solutions toutes faites promues par l’Occident, mais à davantage se tourner vers les ressources locales et les expériences de terrain. Les précédents historiques à cet égard ne manquent pas. On peut les décliner en trois catégories.
La première regroupe les tentatives de fondre le sécularisme dans le nationalisme, à l’exemple du kémalisme en Turquie et, dans une moindre mesure, du bourguibisme en Tunisie. Inspirée sans action intrusive par l’Occident, la stratégie n’a pas envers lui de dette directe. Le but poursuivi consistait à transformer entièrement la société, jusque dans ses fondations économiques et sa structure de classes, en vue de rebâtir la nation après la fin de l’occupation coloniale. Dans ce cadre, le sécularisme constitue un projet délibéré de redéfinir les attributions de l’État, et non une arme aux mains d’un pouvoir qui monopolise et instrumentalise la religion à des fins autocratiques, comme c’est le cas aujourd’hui en Égypte, au Maroc et en Arabie saoudite. Mais, alors que le kémalisme visait rien de moins qu’à éliminer toute influence religieuse sur les institutions politiques, le bourguibisme aspirait plutôt à contrôler la religion pour la mettre au service d’un effort général de modernisation, notamment par le biais d’un ijtihad d’État (effort de réinterprétation du texte coranique et de la charia).
L’émancipation féminine a donc partie liée avec le sécularisme, si l’on considère que séparer la sphère politique de la sphère religieuse constitue le meilleur moyen de redéfinir les liens sociaux, de réformer le cadre légal et de permettre aux femmes de participer pleinement à la vie économique et à l’action politique. Un tel projet présente néanmoins l’inconvénient de soulever l’hostilité des milieux religieux et des segments conservateurs de la société. Pour les élites traditionnelles, comme les oulémas, abandonner leurs prérogatives juridiques ainsi que leur devoir moral, c’est renoncer à tout un pan de leur influence sur la pratique de la foi, au moment même où de nouveaux acteurs religieux, comme les islamistes, accusent le sécularisme de rabaisser l’identité culturelle de la société musulmane. L’opposition sécularisme-religion se double alors d’un profond clivage politique, ainsi que le montrent la Turquie et la Tunisie d’aujourd’hui.
La deuxième option est le féminisme islamiste (6). Ce courant de pensée s’est développé dans les années 1970 dans le cadre de la réformation islamiste engagée par les Frères musulmans en Égypte, le Refah (Parti de la prospérité) en Turquie et la révolution iranienne. Il est le fruit d’un changement sociologique, les mouvements islamistes ayant essaimé dans cette même classe bourgeoise urbaine auquel s’adressait le féminisme occidental. Il répond aussi au désir exprimé par de nombreux islamistes de se distancier d’une ligne fondamentaliste radicale, enracinée dans une lecture étroite de la charia. Ce n’est pas un hasard si les féministes islamistes les plus en vue ont toutes un père connu pour son islamisme « dur », comme Zainab Al-Ghazali en Égypte (morte en 2005) ainsi que Mmes Faezeh Hachemi Rafsandjani en Iran, Soumaya Ghannouchi en Tunisie ou Nadia Yassine au Maroc.
Le mouvement qu’elles incarnent se distingue par une combinaison originale, entre foi et pratique. D’un côté, il adhère aux attributs visibles de la piété, tels que le voile, la modestie et la chasteté ; de l’autre, il milite pour l’intégration des femmes dans l’espace public à travers l’éducation et la participation à l’économie et à la vie politique. L’exégèse religieuse de ces féministes s’oppose à une lecture littérale du fiqh (la jurisprudence islamique) et privilégie une interprétation contextualisée de la charia. Elle est favorable par exemple à toute réforme qui assure aux femmes l’égalité dans les affaires de divorce et d’héritage.
Mais le féminisme islamiste n’a jamais produit un mouvement structuré. Il fut et reste piégé entre les forces conservatrices les plus rigides et la tentation du sécularisme libéral. Soit il cède sous la pression des radicaux religieux, comme en Iran, soit il finit par renoncer à ses références dogmatiques, comme c’est le cas de Mme Saïda Ounissi en Tunisie. Incapables à la fois de réformer l’islamisme de l’intérieur et de s’allier au sécularisme libéral vers l’extérieur, les féministes islamistes se heurtent à un dilemme intenable.
Reste une troisième et dernière possibilité : le féminisme démocratique, qui fonde ses revendications d’égalité sur le concept de citoyenneté. Il s’insère dans un mouvement plus général en faveur de la démocratie, comme lors des révoltes populaires du « printemps arabe » en 2011. Sourd aux débats concernant l’authenticité ou l’application de la charia, il tente d’échapper à la dichotomie — islam contre sécularisme, authenticité contre occidentalisation — qui corsète les discours publics sur le genre. C’est la raison pour laquelle ses militantes refusent de considérer le voile comme un obstacle à l’égalité : chaque femme doit pouvoir porter ce qu’elle veut sans que cela entrave les droits qui lui sont dus.
Les féministes démocratiques sont souvent jeunes. Elles expriment leurs idées sur les réseaux sociaux et se démarquent des vieilles idéologies, nationalistes ou religieuses, qui ont structuré les ères politiques passées (7). Leur militantisme ne s’articule pas en termes idéologiques, mais dans la conviction que l’égalité des sexes vient en prémices de la vie démocratique : on ne peut se dire citoyen sans adopter une vision égalitaire du monde. Conscientes des débats qui traversent le féminisme occidental, elles prennent soin de ne pas s’y engouffrer, préférant redéfinir ces discussions dans leur propre langage et dans leur propre contexte. Elles conçoivent leur lutte comme étant constitutive d’un combat plus vaste pour la démocratie. Et elles rejettent l’instrumentalisation des femmes par les régimes autocratiques. Leur sort est donc étroitement lié à la démocratisation.
De tous ces possibles, seul le féminisme démocratique peut bâtir un pont vers l’avenir. Produits de l’occupation coloniale puis de la construction nationale postcoloniale, les projets kémaliste et bourguibiste ne peuvent guère être reproduits hors de leur contexte historique spécifique. Le féminisme islamiste a été marginalisé par le courant qui l’a enfanté. Le féminisme démocratique, en revanche, fournit un vocabulaire et une vision qui permettent non seulement aux militants de redéfinir la notion de féminité, mais aussi de l’inclure dans leur exigence d’une démocratie pour tous.
Alors que les soulèvements du « printemps arabe » de 2011 ont échoué dans leurs tentatives de démocratiser le Proche-Orient (8), ils ont cependant ouvert de nouveaux horizons au féminisme démocratique. Celui-ci a survécu au mouvement né en Tunisie car ses militantes occupaient un espace politiquement sensible qui ne pouvait être démantelé. En Égypte, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi a justifié en partie son coup d’État contre-révolutionnaire de 2013 au nom des femmes qui s’estimaient menacées par le gouvernement élu des Frères musulmans. La protection des femmes ayant servi d’alibi à sa destitution de la démocratie, le régime ne peut se dédier sur ce point. De même, en Iran, la révolution islamique apporta avec elle la promesse d’élections démocratiques couplée à une valorisation des femmes considérées comme une base sociale du nouveau régime. En tant que piliers de la politique électorale et des mouvements sociaux, les Iraniennes se retrouvèrent par conséquent au centre de la mobilisation populaire.
À travers la région tout entière, le féminisme démocratique s’est propagé au sein de la société civile depuis 2011. Il est désormais présent sur les réseaux sociaux, dans la société civile, les milieux éducatifs et les débats publics. Cette mobilisation a ouvert la porte à de nouvelles figures militantes, y compris parmi les jeunes femmes d’origine rurale ou défavorisées. Le féminisme a cessé d’être une idéologie exclusivement bourgeoise et urbaine pour devenir une vocation accessible à toutes et tous, comme en témoigne la multiplication d’écrits féministes sur les réseaux sociaux. Sa résilience a été facilitée par la migration économique de nombreux hommes du monde arabe, ainsi que par la place importante prise par les femmes dans l’économie informelle. Le reflux du « rentiérisme » a contribué lui aussi à orienter les femmes vers le marché de l’emploi, notamment dans les monarchies du Golfe, qui sont en train de nationaliser leurs forces de travail.
Ce militantisme de basse intensité n’est sans doute pas aussi visible que les changements politiques de grande ampleur, mais il n’est pas moins influent pour autant. Lié aux transformations sociologiques en cours dans les recoins les plus cachés de la vie privée, il finira inévitablement par surgir sur la scène politique. Il permet également aux citoyens d’imaginer leurs droits hors du champ de l’autoritarisme, l’égalité des sexes résultant de l’implication des forces sociales et non de manipulations autocratiques. Par-dessus tout, l’articulation entre démocratie et féminisme pourrait se révéler déterminante pour renverser la fausse opposition entre tradition et modernité. Pour les féministes démocratiques, la libre expression est le meilleur gage d’authenticité culturelle, car c’est à elle qu’aspirent tous les citoyens en demande de démocratie.
Ces processus sont en train de remodeler la vie politique dans toute la région. Le voile est de moins en moins un marqueur de modestie féminine et de plus en plus un champ de bataille politique autour de la citoyenneté. Sa nature clivante s’estompe peu à peu. En Tunisie, des femmes non voilées défient l’héritage du bourguibisme en défendant leurs sœurs voilées au nom des droits humains. Les unes comme les autres se mobilisent contre la destruction de la démocratie postrévolutionnaire engagée par le président Kaïs Saïed.
En Iran, c’est l’inverse. On y voit des femmes voilées se porter au secours de leurs camarades non voilées, dans les cortèges où elles manifestent ensemble contre la brutalité répressive du régime. Loin de se quereller autour de l’usage du voile comme choix personnel, elles protestent contre son imposition à toutes les femmes. À rebours du « féminisme par en haut » promu en Arabie saoudite, la lutte pour l’égalité des sexes en Iran se mène depuis le bas.
De fait, le soulèvement déclenché par la mort de Mahsa Amini a révélé combien l’État iranien est devenu prisonnier de son propre symbolisme. Le voile n’est pas tant un problème en soi qu’un emblème du conflit entre le régime clérical et une vaste partie de la société. Ce qui fut jadis un marqueur culturel de la révolution islamique est devenu à présent le point faible du régime. Si les autorités iraniennes abolissent le port obligatoire du voile, d’autres concessions leur seront nécessaires pour contenir une foule galvanisée. Cela ouvrirait sans doute l’écluse à des changements drastiques. Ici comme ailleurs au Proche-Orient, la campagne pour la démocratie exige de repenser religion et sécularisation dans le cadre d’une revendication universelle des droits humains qui transcende l’une et l’autre de ces deux catégories.
@TITRE au Proche-Orient
Hicham Alaoui
(Toutes les notes sont de la rédaction.)
(1) Lire Mitra Keyvan, « Les Iraniennes allument un brasier social », Le Monde diplomatique, novembre 2022.
(2) Lire Sahar Khalifa, « Femmes arabes dans le piège des images », Le Monde diplomatique, août 2015.
(3) Pour une analogie avec la situation en Afrique subsaharienne, cf. Kago Komane, « Gay-bashing in Africa is “a colonial import” », Daily Maverick, 25 juin 2019.
(4) Cf. Jean-Pierre Sereni, « Le dévoilement des femmes musulmanes en Algérie », OrientXXI, 13 septembre 2016.
(5) Lire Olfa Lamloum et Luiza Toscane, « Les femmes, alibi du pouvoir tunisien », Le Monde diplomatique, juin 1998, et Florence Beaugé, « Une libération très calculée pour les Saoudiennes », Le Monde diplomatique, juin 2018.
(6) Cf. Françoise Feugas, « Ces féministes qui réinterprètent l’islam », OrientXXI, 5 septembre 2014, et Mona Ali Allam, « Ces lectures féministes du Coran », OrientXXI, 30 octobre 2019.
(7) Lire Akram Belkaïd, « #MeToo secoue le monde arabe », Le Monde diplomatique, août 2021.
(8) Lire « Le triomphe fragile des contre-révolutions arabes », Le Monde diplomatique, septembre 2022.
Rédigé le 29/06/2023 à 21:00 dans Proche-Orient | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 29/06/2023 à 20:17 dans France, Guerre d'Algérie, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
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