Il y a dans chaque étape de la vie des peuples un certain nombre de personnes qui appartiennent plus à l'étape suivante qu'à celle où elles vécurent. Par-là même, elles apparaissent à leurs contemporains sous l'aspect d'esprits exceptionnels.Car, elles sont les premières à ressentir comme une giclée puissante le premier flux des idées et des évolutions dont le courant impétueux de l'Histoire inondera leur pays plus ou moins longtemps après leur
le colonel L:otfi
L'Algérie aussi a connu des personnes de cette trempe extraordinaire qui regardent au loin pour trouver un sens à l'action collective. Fécondant le présent par leur capacité d'anticipation, elles scrutent lucidement le futur sans abdiquer ou se laisser aller au simple jeu du hasard.
Le colonel Lotfi, nom de guerre de Benali Dghine, né à Tlemcen le 7 mai 1934, fait partie de ces personnes. Il a rompu prématurément ses études pour rejoindre le maquis à l'âge de 19 ans, onze mois à peine après le déclenchement de la Révolution du 1er novembre 1954. Devenu à 24 ans (1958) l'un des dix colonels investis alors du rôle de diriger la résistance contre l'occupant, il tombera au champ d'honneur aux environs de Béchar (Sud-Oranais) le 27 mars 1960, soit 21 mois avant l'indépendance. Durant près de cinq années (du 27 octobre 1955 au 27 mars 1960), il mena une activité intense sur un double terrain: le terrain de l'action politico-militaire dans les rangs du FLN-ALN et le terrain de la réflexion sur l'avenir de l'Algérie algérienne. Lotfi comprit en effet très tôt la corrélation entre le passé, le présent et l'avenir dans le cadre d'une vision servant de phare à l'entreprise redoutable de la décolonisation. Il comprit que l'empirisme qui avait prévalu dans le déclenchement de la lutte armée en 1954 ne pouvait plus servir de base au combat pour le développement économique et social dans l'Algérie indépendante, lequel renvoie à d'autres principes et à d'autres exigences. Car il était hors de question d'opérer au hasard des circonstances selon la vieille formule du libéralisme du XIXe siècle: «Laisser-faire, laisser- passer», ni d'ignorer les altérations profondes que cette formule avait subies durant la première moitié du XXe siècle dans de nombreux pays, y compris ceux à économie libérale. C'est dire que même si la guerre de libération faisait encore rage, le colonel Lotfi était persuadé que la victoire des Algériens était inéluctable et que ces derniers devraient d'ores et déjà se fixer des objectifs sur le temps long qui éclaireraient leur action et lui donneraient un sens dans la période de l'après - guerre. Pour s'en convaincre, il suffit de parcourir le manuscrit qu'il rédigea avant sa mort, intitulé: Approche du développement économique de l'Algérie. Ce manuscrit que Daho Ould Kablia m'a fait découvrir a été édité à titre posthume en 2009.
Les accords d'Évian
Datant probablement de 1958, il intervient juste au moment de l'arrivée au pouvoir en France du général de Gaulle qui voulait en finir à tout prix avec le problème algérien. Aussi, avant de se résoudre à la négociation qui déboucha sur les accords d'Évian (18 mars 1962), essayera-t-il d'abord deux solutions simultanées:
1-la solution militaire avec des moyens considérables et des méthodes répressives démesurées utilisées par son armée;
2-la solution économique avec un discours prononcé le 3 octobre 1958 à Constantine où il annonça un «Plan de développement économique et social» pour l'Algérie. Conçu pour cinq ans (1958-1963), ce plan intervient dans un contexte où la France, sortie exsangue de la Seconde Guerre mondiale et humiliée par les Vietnamiens à Diên Biên Phu (1954), avait deux soucis majeurs:
1-le souci de redorer son image ternie au Vietnam;
2-le souci de la reconstruction et du plein emploi. Au premier, elle répondit par une concentration disproportionnée des moyens militaires pour écraser la rébellion des Algériens, tandis qu'au second elle répondit dès 1946 par la planification indicative et la prévision avec la fondation, sous la houlette de Jean Monnet (1888-1979), du Commissariat général au Plan chargé de «faire repartir l'économie» (E. Quinet, 1990). Trois plans s'étaient alors succédé dans un premier temps, entre 1947 et 1961. C'est dans ces circonstances qu'éclata l'insurrection du 1er novembre 1954 en Algérie et qu'apparut en conséquence la nécessité d'élargir à notre pays le processus de planification enclenché huit années auparavant en métropole, bien que les objectifs ne fussent pas les mêmes. Cela s'est produit à travers la création d'une commission, dite Maspétiol, chargée d'examiner «les relations financières entre la métropole et l'Algérie». Publié en juin 1955, le rapport de cette commission servira effectivement de base à l'évaluation des investissements nécessités par le Plan de Constantine. À ce propos, le discours par lequel De Gaulle avait annoncé ce plan le 3 octobre 1958 rappelle étrangement celui qu'il avait prononcé dans la même ville quinze années auparavant, le 12 décembre 1943, en réponse au Manifeste du peuple algérien (mars 1943) par lequel Ferhat Abbas revendiquait en pleine guerre mondiale l'instauration d'un État algérien autonome (M. Taxel et R. Chaboche, 1978). Dans un cas comme dans l'autre, De Gaulle était obsédé par le sort de l'Empire colonial français dans un monde ébranlé en ses fondations mêmes par le conflit mondial 1939-1945. Voilà en tout cas comment le Plan de Constantine a été inséré dans la série des trois plans lancés successivement en France entre 1947 et 1961. Et voilà dans quelles circonstances le colonel Lotfi crut devoir réagir au dessin du premier président de la Ve République française naissante, revenu précisément au pouvoir le 1er juin 1958 à la faveur des évènements qui se déroulaient en Algérie.
Banaliser le dessein gaulliste
À l'évidence, Lotfi avait tout compris. Il décida à sa manière de répondre à ce dessein par une approche visant à le banaliser en montrant que l'essentiel était ailleurs. Selon des témoignages recueillis par Kh. Mameri (2010) auprès de moudjahidine qui l'avaient approché, cet officier de l'ALN lisait beaucoup dès qu'il le pouvait. Aussi, tout porte à croire qu'il s'était bien documenté, non seulement sur la chose politique et sur les modalités de la guerre révolutionnaire, mais également sur la problématique de la planification pour le développement en temps de paix. En prenant connaissance du document qu'il légua à la postérité, on se rend compte en effet que Lotfi savait de quoi il parlait. D'entrée de jeu, il nota cinq principes qui, pour lui, devaient indiquer l'horizon du mouvement révolutionnaire algérien:
1-l'affirmation de la souveraineté politique et économique de l'Algérie;
2-le droit du peuple algérien libre et souverain de choisir librement la voie dans laquelle il voudrait s'engager parmi celles qui avaient alors cours dans le monde;
3- la justice sociale par une répartition équitable du revenu national, l'éradication de la faim et de la pauvreté, ainsi que la riposte à la maladie et, plus globalement, la hausse générale du niveau de vie;
4- la dévolution du pouvoir aux nationalistes et le rejet absolu des oligarchies;
5-la communauté de destin des pays de l'Afrique du Nord.
Pour Lotfi, ces principes doivent, en toutes circonstances, orienter la volonté et éclairer l'action collective après la guerre. Dans le même temps, il prend à contre-pied le dessein gaulliste en affirmant que «la libération économique est non seulement le complément (...) de la souveraineté politique, mais elle en est la condition péremptoire (afin) d'affranchir l'Algérie de toute domination». Or pour y parvenir, rien selon lui ne peut se faire dans «la précipitation ou l'improvisation». Autrement dit, l'action des dirigeants doit obéir à une stratégie, c'est-à-dire des choix raisonnés sur le moyen et le long terme, ainsi qu'à une gestion méthodique, c'est-à-dire une recherche permanente de l'efficacité des politiques publiques. C'est pourquoi l'approche préconisée par Lotfi dans son écrit dédié à la dimension économique de l'indépendance, est effectivement assimilable à un vrai plan stratégique pour le développement économique de l'Algérie indépendante. Cette approche part d'un diagnostic rigoureux qui a permis à son auteur de révéler ce qu'il qualifie, chiffres à l'appui, de «triste bilan» du système colonial dans notre pays. Un bilan qui, dit-il, «a arraché un cri d'horreur au président Roosevelt, de passage à Alger peu avant sa mort: j'ai vu la misère la plus inhumaine dans un pays aussi riche que notre Californie». Lotfi impute cette misère à «l'effondrement de l'économie algérienne depuis l'occupation» (1830), avec «une agriculture (qui) ne nourrit plus la population(...), une industrie décadente(...), un emploi dépouillé de toute signification (...), une organisation financière inappropriée». Une telle misère est d'autant plus accablante pour l'État colonial que l'oeuvre de ce dernier est qualifiée de «fiction» au regard du sort réservé aux indigènes et au sous-équipement de leur pays, en comparaison avec le niveau atteint en ce domaine et au même moment (années 1950) par certaines régions d'Afrique, par l' Inde ou encore par la Belgique, citées par Lotfi en guise d'exemples.
Toutefois, ce dernier ne s'arrête pas au diagnostic qui n'est qu'une étape obligée servant à confronter le côté sombre de l'héritage colonial avec les besoins légitimes et les raisons d'espérer de l'Algérie indépendante. Il argumente davantage en disant aux Algériens pourquoi l'espérance dans l'avenir est justifiée. Elle l'est, dit Lotfi, en raison de «la vocation agricole du pays» et de ses «possibilités industrielles incommensurables». Aussi est-il persuadé que «l'agriculture algérienne pourra augmenter sa production des deux tiers en cinq ans et 150% en dix ans», tandis que la production industrielle peut s'accroître «dans la proportion de 3,5 dans le même laps de temps», pendant que la pêche verra sa «production (...) sensiblement multipliée dès les cinq premières années».
Une espérance justifiée dans l'avenir
Accordant une attention particulière à l'économie industrielle dont il fait un «tour d'horizon ayant permis d'(en) préciser les données fondamentales et les possibilités», comparativement à d'autres pays, Lotfi donne des indications chiffrées sur les objectifs de production, la répartition géographique des projets, ainsi que sur la problématique du financement. Il affirme que «la production pourra presque quadrupler en cinq ans et décupler en dix ans». Ce qui, selon lui, permettra au «peuple algérien de relever son niveau de vie du simple au double». Dans ce même ordre d'idées, Lotfi ne perd pas de vue l'importance de «l'équipement social» (et celle) du «rôle de l'État, (ainsi que du) commerce extérieur».
Au total, le colonel Lotfi évite soigneusement de s'en tenir à des généralités et ne laisse rien au hasard. À l'inverse de celui initié par De Gaulle, son programme est centré sur l'intérêt exclusif de la population algérienne. En schématisant, on peut même dire que, pour lui, la guerre de libération est assimilable à un «petit djihad» contre l'occupant et que le «grand djihad» contre le sous-développement commencera dès que cette guerre aura pris fin. C'est ainsi en tout cas qu'il crut nécessaire de répondre au Plan de Constantine dont le but avéré était d'amoindrir la résistance du FLN-ALN et de maintenir l'Algérie sous occupation coloniale. En opposition à ce plan dédié au statu quo et à la conservation, un contre-plan rendu possible par ce que Lotfi qualifie de «sang nouveau de la Révolution» et dédié au mouvement, au changement et au progrès, venait donc d'être brandi par ce jeune résistant qui accéda au statut de chef de la Wilaya V (Oranie) au mois de mai 1958. Pour lui, son alternative est sûrement réalisable si elle «n'est pas laissée au libre arbitre de l'extérieur (et si elle) va de fait avec une libération économique, sociale, humaine»; faute de quoi, «elle n'est qu'un leurre». En d'autres termes, le colonel Lotfi est convaincu que «la bataille livrée pour l'Indépendance nationale» ne se terminera que le jour où l'Algérie se dotera d'une économie dégagée de toutes les servitudes susceptibles de l' «hypothéquer» et à l'énumération desquelles il consacre le chapitre 7 de son écrit. Pour terminer, cet officier de l'ALN clarifie l'architecture générale de la mise en oeuvre opérationnelle de son approche avant de conclure en substance: «L'Algérie est arrivée à un tournant de son histoire (...); une ère nouvelle d'entreprises s'ouvre aux Algériens, ils sauront l'aborder avec foi et esprit d'initiative(...).
Il est évident que l'édifice ne serait qu'un château en Espagne si certaines conditions n'étaient pas réunies. En effet, il ne suffit pas à l'Algérie de posséder des richesses matérielles et humaines (...). Il faut encore libérer les attaches qui les emprisonnent (...). Même libérées, (ces richesses doivent être) orientées, canalisées en vue de la réalisation d'objectifs précis».
Hachemi Djiar
06-05-2023
https://www.lexpressiondz.com/nationale/lotfi-et-le-projet-algerien-de-de-gaulle-368901
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