Pour « Chronique des années de braise », le réalisateur algérien obtenait la récompense suprême du Festival de Cannes. Le Tunisien Férid Boughedir, lui-même cinéaste, s’en réjouissait, à l’époque, dans JA.
Bien peu de cinématographies nationales peuvent se vanter d’avoir produit, au cours de ces dix dernières années, des cinéastes qui soient, au sens poétique du terme, d’authentiques visionnaires. L’Algérie en possède un depuis peu, et d’envergure. Mohamed Lakhdar Hamina, dont le film Chronique des années de braise a représenté l’Algérie au festival de Cannes, se classe d’emblée aux côtés des maîtres du grand spectacle, sécrétant leur propre univers, que sont le Fellini de Roma, ou le Tarkovski d’Andreï Roublev. Chronique des années de braise réussit en effet cette ambivalence, rare au cinéma, d’être un film historique relatant la naissance d’une nation et de tout un peuple en même temps qu’un film d’auteur, marqué de bout en bout par la forte personnalité de son metteur en scène, dont il demeure inséparable.
L’embrasement de la révolution
Le film, c’est l’histoire de l’Algérie sous la colonisation française (lorsque la braise couvait sous la cendre) et l’histoire du cheminement qui a conduit le peuple algérien à l’embrasement de la révolution de novembre 1954. Ce cheminement, c’est aussi celui que poursuit le personnage principal, Ahmed, un simple paysan qui passe de la misère à la prise de conscience, et de la prise de conscience à la révolte. Quittant son village à cause de la sécheresse, il affronte la ville, où il découvre la condition de prolétaire et l’injustice des colons.
Voyant sa famille décimée par le typhus, il retourne au village et fait sauter un barrage pour que les terres soient de nouveau irriguées. Capturé, il est enrôlé de force dans l’armée française et envoyé au front. C’est la Seconde Guerre mondiale, et des Algériens espèrent la victoire de Hitler (qu’ils surnomment El Hadj) qui viendra les débarrasser des Français. Ahmed, lui, pressent que ce sera kif-kif : Hitler, la France, les Américains… La fin de la guerre voit la défaite des Allemands et les revendications du peuple algérien sont noyées dans le sang lors des massacres de Sétif.
Décoré et écœuré, Ahmed assiste à la mascarade des élections où se présentent les bachaghas algériens, valets du colonialisme. Une tentative de candidature nationaliste algérienne ayant été, elle aussi, noyée dans le sang, Ahmed et ses amis n’ont plus le choix : abandonnant définitivement les mirages du « légalisme », ils passent au maquis. C’est l’explosion de novembre 1954. Ahmed se fait tuer dans un accrochage, mais son fils, qui représente l’Algérie de demain, continuera la lutte.
Les bachaghas, valets du colonialisme
Politiquement, le film va assez loin. Refusant le manichéisme qui opposerait les bons Algériens aux méchants Français, il insiste au contraire sur le rôle des bachaghas. Rappelant qu’aucun colonialisme ne peut durer s’il ne s’appuie sur des intermédiaires locaux et démontrant ainsi que les Algériens étaient colonisés et opprimés, aussi, par d’autres Algériens, le film, loin de finir dans l’exaltation facile de l’héroïsme passé, débouche au contraire sur l’époque actuelle et sur la lutte des classes, prélude à la révolution agraire… Le film ne ménage pas non plus les hommes de religion, jugés trop fatalistes (« Allah a dit : “N’oublie pas ta part dans ce monde !” », réplique le héros à l’imam qui prêche la résignation), ou aux nationalistes à l’ancienne mode qui ne croient qu’à la puissance de leur verbe.
Esthétiquement, ce film est remarquable. Retrouvant et amplifiant le style épique, les images superbes et le souffle généreux du Vent des Aurès, Lakhdar Hamina révèle un sens de la mise en scène et une maîtrise des moyens humains et matériels utilisés que lui envieraient bien des « professionnels » du cinéma à grand spectacle dans le monde. Plus encore que dans ses films précédents, le style de Lakhdar Hamina se caractérise ici par la sobriété voulue : pas de « coquetteries » formelles, pas d’esthétisme, pas de mélodrame, mais l’émotion contenue jusqu’à la dignité. La dignité, obsession de ce cinéaste qui, dans tous ses films, crie au respect de l’homme spolié. Le montage même suit ces principes en coupant très vite une scène avant qu’elle ne devienne complaisante. Avec, parfois, des éclairs romantiques, irréalistes et fantastiques, excessifs et inspirés, dont on trouvait déjà la trace dans Décembre.
En revanche, c’est peut-être au niveau de la construction que Chronique des années de braise montre des imperfections. Le film, qui durait quatre heures et demie, a été ramené à trois heures, et cela n’a pas été sans nuire à son équilibre. Tel quel, il semble souvent prendre toutes les directions à la fois dans la première partie. C’est alors seulement que le rythme s’installe et que le récit cesse d’être décoratif. On pourrait également reprocher au film, muni de héros assez monolithiques, de ne pas adopter le style de psychologie en profondeur et d’adopter le style « images d’Épinal » propre à l’épopée et au récit populaire. Mais là, il semble qu’il s’agisse davantage d’un choix conscient.
Ahmed, symbole de la dignité nationale qui refuse de plier même aux heures les plus sombres de l’oppression, n’est pas, en effet, le héros du film. Le véritable héros est un personnage marginal, Miloud, le demi-fou du village (interprété par Lakhdar Hamina lui-même), qui, dans l’univers du mensonge colonial (où l’on va jusqu’à faire chanter aux Algériens l’éloge du maréchal Pétain), est le seul à oser dire la vérité. Apparaissant comme un contrepoint au récit, servant de mauvaise conscience à tous les protagonistes, ce personnage hausse le film au-delà de l’anecdote historique et le fixe à un autre niveau, moins fugitif : celui de la fable ou du conte traditionnel. Là est sans doute la véritable dimension de l’œuvre.
Longue chaîne de récits
En effet, Chronique des années de braise n’est pas un film uniquement politique, c’est-à-dire circonstanciel. Il a une autre ambition, que j’appellerai culturelle. Redonner au peuple l’image de son passé nié et oblitéré, le faire renouer avec sa continuité historique, et ce à travers les formes de récit et de sensibilité qui le concernent, est plus essentiel actuellement que n’importe quel discours politique, aussi vital que l’air qu’il respire. Il faut féliciter l’Algérie, l’un des rares pays du Tiers monde qui aient compris l’importance de l’enjeu culturel dont découle tout le reste, et qui n’hésitent pas à y engager les importants moyens financiers nécessaires. C’est pourquoi il serait vain de juger le film comme une simple reconstitution documentaire et de le critiquer au nom de l’exactitude et de la vraisemblance des détails. Autant vouloir faire jouer à un sonnet poétique le rôle d’un strict communiqué de presse…
Or, tout, dans le film de Lakhdar Hamina, ton des acteurs, style épique des images, recours au symbole, indique qu’on est au-delà du simple réalisme et que l’on est déjà au niveau du conte. Dans la longue chaîne de récits tissée de toute éternité par la culture populaire et brisée par la nuit coloniale, ce film tente de combler désespérément le maillon qui manque… Il y a, entre Lakhdar Hamina et son pays, on le sent à travers tous ses films, une véritable passion, d’où sont exclus les intermédiaires.
Sabre au clair
Par ce dernier film, il tente la folle entreprise de prendre l’Algérie à bras-le-corps, et de la présenter telle qu’il la voit, lui, à travers ses paysages et son histoire. Mais, ce faisant, il garde la tête froide : l’une des plus belles scènes du film montre la charge des cavaliers algériens à la solde des bachaghas contre la foule, qu’ils attaquent sabre au clair. Et c’est là qu’éclate pleinement le talent du metteur en scène : là où quiconque aurait mis des sons haletants et pleins de violence pour faire « participer » le spectateur à la manière des westerns, la musique, au contraire, reste sereine et limpide, comme pour dire : « Oui, des Algériens massacrent leurs frères, mais c’est déjà de la légende. Ce n’est rien, c’est l’histoire qui passe. » Le maillon retrouvé, la chaîne reconstituée.
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