“Albert Camus et la guerre d’Algérie. Histoire d’un malentendu”. Voilà un sous-titre qui – par les multiples interrogations qu’il suscite – ouvre un champ à de très larges interprétations. Entre Camus, la France, les “pieds noirs”, les “indigènes”, et les intellectuels de son temps, faut-il voir dans ce terme l’amer constat qu’il y a de telles différences d’interprétations, de méprises, de propos équivoques autour de la solution que le Prix Nobel de littérature envisageait à ce conflit inextricable et qu’on s’évertuait alors pudiquement à considérer comme “des évènements” ? Faudrait-il discerner dans l’emploi du mot “malentendu” des divergences si profondes qu’elles échappent aux parties en présence ; ou enfin une interprétation plus simpliste : Camus aurait-il été “mal” entendu ? Charles Péguy écrivait :
Il y a ainsi entre le pays et sa représentation non pas un inentendu, ce qui serait grave, non pas un malentendu ce qui serait plus grave, mais un faux entendu perpétuel et universel, à qui on est sûr que rien ne peut échapper.
(La République)
Car c’est bien l’histoire d’un “faux entendu perpétuel” dont la France va célébrer en deux temps le soixantième anniversaire : le cessez-le-feu du 19 mars 1962, et la proclamation de l’Indépendance le 5 juillet. De nombreux ouvrages vont paraître cette année, s’ajoutant aux milliers que le sujet a engendré depuis la fin présumée d’un conflit qui – en définitive – n’est pas encore terminé. Il est même permis de se demander si l’on ne fait pas souffrir encore plus des générations de pieds-noirs, de harkis, d’Algériens, d’un mal inutile en sondant leurs plaies incurables. Le Prix Nobel de littérature 1911, Maurice Maeterlinck écrivait : “Il nous est impossible d’oublier le mal qu’on nous a fait, parce que le plus profond de nos instincts, celui de la conservation, est directement intéressé à ce souvenir.” C’est donc à la jeunesse qu’il appartient d’apaiser, à la fois la souffrance des anciens, et de mettre enfin un terme à cette épidémie d’incompréhension et de haine qui s’est répandue dans les âmes. Le poids de la haine est le poids le plus lourd que l’homme puisse porter sur cette terre.
“Un homme, ça s’empêche”
Et qui mieux qu’Albert Camus pourrait tenir le flambeau conducteur, le tenir haut élevé, pour nous préserver, à la fois de l’éblouissement d’une lumière trop immédiate, et des ombres fantastiques qu’elle projette aux alentours. En faisant parler Camus qui – rappelons-le – n’a pas connu l’issue du conflit, Alain Vircondelet signe peut-être l’ouvrage le plus singulier et enrichissant sur le sujet, et surtout à contre-courant des études historiques auxquelles l’ouverture des archives françaises ne fera que confirmer que – de tout temps – les hommes se sont entre-tués sauvagement pour les intérêts d’une minorité, pour les fantaisies des souverains, ou des spéculations financières. L’heure n’est pas de refaire le procès de telle ou telle partie, pas plus qu’elle n’est au repentir contre le colonialisme qui fut la grande erreur de l’Occident tout entier, et qui ne fut conduit qu’au seul profit des élites politiques et économiques des impérialismes, particulièrement britanniques. Pas plus le peuple français, que le peuple anglais ne furent des oppresseurs. On ne déconstruit pas l’histoire ; on en tire les leçons afin de ne pas la revivre. Les fils n’ont pas à porter les fautes des pères pour un niveau de folie qui ruine – aujourd’hui encore – tout espoir de réconciliation. L’heure est aux historiens d’entamer le même travail mémoriel que l’Allemagne vis-à-vis de la Shoah sur les toutes premières années de la présence française en Algérie, car c’est précisément la clé du problème. L’heure est aux “Mémoires réconciliées”, expression que j’emprunte au titre de l’excellent ouvrage de Robert Mazziotta. L’heure est surtout au souvenir et au respect des morts inutiles et abjectes, qu’elles soient “indigènes” ou françaises, et d’autant plus tragiques qu’elles sont innocentes. On n’a jamais vu une balle se détourner de sa trajectoire, un couteau tomber de la main d’un égorgeur, ou une bombe refuser d’exploser afin d’épargner les innocents. “Tuer un homme, c’est une lâcheté ! Que voulez-vous libérer par des assassinats” écrivait Ghandi. L’heure est désormais aux philosophes, aux théologiens auxquels il appartient de démontrer que cette guerre, dès 1830, est avant tout une guerre de religion et de civilisation (ce qui a visiblement échappé à Camus qui ne parlait pas l’arabe, et ne s’intéressait pas au religions en général, et à la religion musulmane en particulier). L’heure est aux islamologues, et surtout à des femmes inspirées comme Razika Adnani ou Kahina Bahloul, de prendre le relais afin de rappeler, et même de marteler deux paroles d’Albert Camus : “Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde”, et surtout : “un homme, ça s’empêche”.
“Les Algériens méritent réparation”
De 1939, date à laquelle Albert Camus écrit “Misère de la Kabylie”, jusqu’en 1959 où il rédige “Le premier homme”, manuscrit inachevé retrouvé dans une sacoche le jour de son accident d’automobile, et qui aurait dû être son œuvre majeure, Alain Vircondelet nous fait revivre la souffrance de cet être déchiré qui “a ce pays en travers de la gorge et je ne puis penser à rien d’autre”, mais qu’il aime autant que sa mère, car : “Une mère, vois-tu, c’est l’humanité.” Albert Camus est l’homme de tous les excès, de toutes les détresses, des rêves brisés, des utopies, de l’exil permanent, de toutes les passions – pour le théâtre et surtout les femmes – qui finissent par le faire sombrer dans la solitude et dans la dépression. Car il n’y a aucun doute : Albert Camus est bien un “écrivain Français d’Algérie”, et il n’a jamais remis en cause cette double appartenance, tout comme il n’a jamais imaginé que l’Indépendance de l’Algérie – à ses yeux inéluctable mais à laquelle il s’oppose – puisse entraîner l’expulsion de tous les Français. “La valise ou le cercueil” placarde le FLN ; “les Français d’Algérie ne sont pas tous des brutes assoiffées de sang, ni tous les Arabes des massacreurs maniaques.”, répond Camus. Jusqu’à son dernier jour, il a dénoncé le terrorisme et la répression. Suivi par Malraux, il a cru que les deux peuples pourraient cohabiter de manière fraternelle et pacifique, construire une “Algérie nouvelle” au sein d’une culture commune, à la condition préalable que la France octroie enfin les mêmes droits aux “indigènes” qu’à leurs ressortissants :
Les Algériens méritent réparation. Ils ont été utilisés, asservis d’une certaine manière, spoliés de la plupart de leurs terres, leurs mosquées ont été désacralisées pour en faire des cathédrales et des églises, leur culture jamais respectée, alors que la culture française et son histoire ont été enseignées à leurs enfants, quand une certaine partie n’était pas encore scolarisée : trop d’affronts ont été commis pour que les choses continuent ainsi.
On ne peut que regretter qu’il n’y ait pas eu – à cette époque – un rapprochement entre Albert Camus l’agnostique et Louis Massignon, “le catholique musulman” (titre de l’excellent ouvrage de Manoël Pénicaud), qui – de son côté – écrivait : “Nous ne pouvons pas espérer maintenir l’unification franco-algérienne, tant que nous nous obstinerons à la fonder sur le sang, la violence, et le mépris”.
La guerre des intellectuels
La guerre d’Algérie n’est pas que celle des militaires contre le FLN, c’est aussi la guerre des intellectuels. Jamais, depuis l’Affaire Dreyfus, elle n’avait atteint un tel paroxysme de violences et de controverses, comme en témoigne cette phrase de Jean-Paul Sartre citée par Alain Vircondelet, et que Jean Daniel ne lui pardonnera jamais. Elle a le malheur de prophétiser la décennie noire et sanglante en Algérie dans les années 1990, avec pour conséquence les vagues d’attentats islamistes qui vont déferler par la suite en Europe en général, et en France en particulier :
Car en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. (Préface à l’ouvrage “Les Damnés de la terre“, éditions Maspéro, 1961)
Car là est le grand mérite de l’ouvrage d’Alain Vircondelet : contextualiser avec honnêteté la pensée et l’action d’Albert Camus au sein des nombreux groupes d’intellectuels qui dominent le paysage français : les catholiques et les marxistes qui s’unissent autour de la cause algérienne. Camus est viscéralement de gauche, mais pas celle de Sartre qu’il considère comme sectaire. Il est aussi le plus Algériens des Français, et le plus Français des Algériens, mais les extrémistes et les indépendantistes les plus modérés le rejettent, tout comme il va être haï par les partisans de l’Algérie française. (Aujourd’hui encore l’étude de Camus est exclue dans son pays de naissance, et il est un “étranger” pour les jeunes algériens). C’est désormais un homme seul qui menace de sombrer dans la folie, et le combat qu’il mène en faveur de la “mesure” prend tout son sens, lorsqu’il prononce à Stockholm cette fameuse phrase qui sera si mal interprétée et trop souvent détournée : “En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère” :
Autour de lui, c’est la désertion. Il s’en rend compte, avouant qu’il a beaucoup d’ennemis. Ils avancent sans masque à présent, et délibérément le condamnent, affirmant qu’il s’est rangé du côté de la réaction. Camus mesure leur injustice.
“Ma terre perdue, je ne vaudrais plus rien.”
L’extrait de cette lettre à Maria Casarès qui demeurera le grand amour de sa vie illustre l’abandon dans lequel se trouve l’intellectuel, un don Juan désespéré, à la fois exilé, mais prisonnier de sa terre natale. Sa démission ressemble plutôt à une abdication, conséquence d’un aveu d’impuissance. À cette époque, il n’y a pas – pour les intellectuels – de ligne médiane. Stéphan Zweig s’est donné la mort parce que – nostalgique du monde d’hier –, il souffrait du monde en guerre. Camus avait choisi le silence, au risque de mourir de solitude :
C’est pourquoi dans l’impossibilité de me joindre à aucun des camps extrêmes (…) j’ai décidé de ne plus participer aux incessantes polémiques qui n’ont eu d’autre effet que de durcir en Algérie les intransigeances aux prises et de diviser un peu plus une France déjà empoisonnée par les haines et les sectes. (Chroniques algériennes)
Albert Camus, n’a pas connu les accords d’Évian. Aurait-il accepté l’exil de sa mère, qui refusait de venir à Lourmarin, car il n’y avait pas les “Arabes” ? La grande prouesse d’Alain Vircondelet est de ne pas se risquer à faire parler le philosophe outre-tombe. Il respecte sur ce point les paroles de Francine Camus – sa femme – lors du procès du général Jouhaud le 13 avril 1962. Lorsque le bâtonnier l’interroge : “Albert Camus avait-il prévu le sort qui serait fait aux Algériens ? ” Elle répond :
Je préfère ne pas parler de ses paroles, de ce qu’il a pu me dire, parce que cela autoriserait d’autres à dire, peut-être, des choses qu’il n’aurait pas dites.
Dans la longue liste des ouvrages qui vont célébrer le soixantième anniversaire des accords d’Évian, celui d’Alain Vircondelet – qui demeure l’un des grands spécialistes de Camus – fait figure d’exception, au point qu’il nous paraît incontournable. Il n’est pas une nouvelle histoire de la Guerre d’Algérie. Même si l’auteur ne nous épargne pas des pages insoutenables sur les multiples exactions commises de part et d’autre, même si certains points demeurent discutables comme l’affirmation de la création de la Nation algérienne par la France, alors qu’elle me paraît plus imputable à l’Émir Abdelkader, ce livre sur “Camus l’incompris” fera date. Les pensées de l’écrivain, “victime expiatoire du drame qui se joue devant lui” comme disait Sartre, et choisies par Alain Vircondelet sont si lumineuses, qu’elles nous le laissent entrevoir comme l’homme de la réconciliation.
Jean-Jacques BEDU
[email protected]
23 février 2022
https://marenostrum.pm/albert-camus-alain-vincondelet/
.
Les commentaires récents