Dans un pays où l’armée est considérée comme la colonne vertébrale du système politique, la parution, fin 2018, d’un livre sur l’histoire de l’Armée nationale populaire (ANP) et de sa formation depuis la guerre de libération (1954-1962) suscite intérêt et curiosité.
Tabou réputé « inétudiable », pour reprendre de le terme de la jeune chercheuse, Saphia Arezki, auteure de l’ouvrage De l’ALN à l’ANP, la construction de l’armée algérienne 1954-1991, paru aux éditions Barzakh, l’armée algérienne nourrit fantasmes et surreprésentations.
Centre absolu du pouvoir algérien occulte, contrôlé exclusivement par une caste issue de l’Est algérien (le fameux triangle BTS – Batna-Tébessa-Souk Ahras, dans les Aurès), noyauté par d’affreux déserteurs algériens de l’armée française qui composeraient un puissant lobby secret pro-français, etc : la « grande muette » rend prolixes les commentateurs depuis l’indépendance du pays et même bien avant.
Que sa naissance ait précédé l’instauration de l’État algérien post-1962 fait d’elle une sorte d’ADN du système politique algérien dont analystes et chancelleries étrangères s’attèlent à en décoder le génome.
Or, ici, le travail de la chercheuse s’obstine à construire une approche scientifique autour de la formation de l’armée algérienne en plein conflit anticolonial, décrivant stratégies et rationalités palpables à travers des archives et des récits de vie, pour déboucher sur une continuité qui sous-tend des enjeux actuels.
Que sa naissance ait précédé l’instauration de l’État algérien post-1962 fait de l’armée une sorte d’ADN du système politique algérien
Dans sa préface, l’historienne Malika Rahal décrit le challenge d’une telle approche, inédite. « Couvrant une période longue, l’auteure tisse finement les connexions entre pré et post 1962. L’on voit par exemple les logiques de formation dans l’ALN pour saisir qu’elles ne sont pas seulement orientées vers la guerre d’indépendance – alors même que c’est l’urgence –, mais aussi vers la formation d’une armée pour l’Algérie indépendante ».
Middle East Eye : Comment cela a-t-il été possible de mener votre étude sur les récits de vie d’officiers algériens ? Pourquoi avoir ciblé ce sujet ?
Saphia Arezki : Le choix de travailler à partir des trajectoires d’individus est lié à la façon dont je suis « tombée » sur ce sujet. Je devais construire, dans le cadre d’un exercice universitaire de licence, sur une base de données.
Je lisais à la même période un livre recensant un certain nombre de chefs de région militaire. L’idée m’est alors venue de faire une base de données de ces militaires. Les premiers résultats étant intéressants, j’ai décidé d’approfondir ce travail dans le cadre d’un master de recherche en histoire que j’ai ensuite poursuivi en thèse.
L’une des raisons qui peut expliquer la persistance de ces mythes est qu’il n’y a jamais eu de travail de recherche rigoureux sur le sujet
Ainsi, ce sont les vies et les trajectoires de ces hommes qui, dès le départ, ont été au cœur de mes recherches. Je pense en effet qu’il est important d’incarner les hommes qui ont construit et façonné l’armée algérienne.
MEE : Des mythes (les officiers « français » de l’ANP, le triangle BTS, la surpuissance politique des militaires, etc.) ont été décortiqués par votre travail pour les rationnaliser : pourquoi ont-ils tellement persisté dans la doxa politique algérienne ?
SA : L’une des raisons qui peut expliquer la persistance de ces mythes est qu’il n’y a jamais eu de travail de recherche rigoureux sur le sujet, l’armée algérienne étant perçue comme une institution opaque et inaccessible, voire « inétudiable ».
De ce fait, cela laisse libre court aux spéculations et aux fantasmes qui se répandent sans jamais être réellement remis en cause ou interrogés. De plus, cela renforce les idées de surpuissance et de complot qui ne sont jamais très loin dès que l’on évoque l’ANP.
Enfin, il y a un manque d’histoire après 1962 en Algérie. Celle-ci n’a pas encore été écrite ou très peu. Ainsi, toutes les théories relatives à ces sujets, à première vue sensibles, ont pu se développer sans être discutées de manière rigoureuse et dépassionnée.
Il y a de la matière et la possibilité de faire de l’histoire, même si des zones d’ombre persistent
On pense souvent que toutes les archives sont inaccessibles tant en France qu’en Algérie (même s’il est vrai que l’accès aux archives nationales d’Alger est extrêmement complexe) et qu’il est donc impossible d’écrire l’histoire de l’Algérie après 1962. C’est faux.
Même s’il manque des données, même s’il n’y a pas d’archives relatives à l’armée après 1962 en Algérie, il y a de la matière et la possibilité de faire de l’histoire. Même si des zones d’ombre persistent, ce n’est pas impossible et c’est aussi ce que j’ai voulu montrer par ce livre.
MEE : La figure de Houari Boumédiène reste centrale dans la constitution et l’organisation de cette armée pendant et après la guerre de libération : quelles étaient les motivations qui l’ont poussé à entamer une telle démarche ?
AS : Est-ce lui qui a entamé cette démarche ou bien a-t-il été nommé à des postes qui lui ont permis de mettre en œuvre la structuration des forces de l’ALN stationnées aux frontières ? D’après mes recherches, c’est plutôt la seconde proposition qui est correcte.
Boumédiène a été, si vous me permettez l’expression, « au bon endroit, au bon moment », il est monté dans la hiérarchie de l’ALN à l’ombre de Boussouf (le fondateur des services secrets algériens) avant d’être nommé à la tête du Comité d’organisation militaire (COM Ouest) en 1958 où il a fait ses preuves, ce qui lui a permis deux ans plus tard d’être désigné à la tête de l’état-major général, devenant progressivement le chef de toutes ces forces.
Boumédiène a été « au bon endroit, au bon moment »
C’est là qu’il a pu mettre en place une politique efficiente de formation et de réorganisation des troupes de l’ALN (création des zones nord et sud, mise en place de bataillons le long de la frontière, etc.).
Quelle était la part d’ambition ? À quel moment a-t-il compris que celui qui aurait ces forces militaires sous ses ordres aurait un avantage décisif une fois l’indépendance acquise ? Je n’ai pas assez de sources pour répondre à cette question même s’il est bien évident que celle-ci a joué un rôle.
MEE : Apparemment, chaque crise que traverse l’ANP contribue paradoxalement à la renforcer. Pourquoi ?
AS : Tout dépend ce que vous qualifiez de crise. Je montre effectivement que les trois crises majeures qui secouent l’ANP au lendemain de l’indépendance en 1964 avec l’affaire Chaabani, le 19 juin 1965 (exécution d’un important officier de l’ALN par le président de l’époque Ahmed Ben Bella) et lors de la tentative de coup d’État de Tahar Zbiri en 1967 ont permis de renforcer l’ANP qui était une institution dont la cohésion était loin d’être gagnée en 1962.
Il me semble que le risque de voir cette institution éclater a permis de mettre en sourdine les velléités contestataires qui pouvaient couver. L’union de l’institution primant sur le reste.
MEE : Est-ce facile d’insérer une approche académique et rationnelle dans le champ des discours autour de l’armée en Algérie (ou ailleurs) ?
AS : Contrairement à ce que l’on pourrait croire – à ce que l’on m’a souvent dit lorsque j’ai entamé ces recherches –, l’armée algérienne peut être étudiée de manière académique et rationnelle, tout dépend des questionnements auxquels on cherche à répondre.
Il est important d’écrire l’histoire de cette institution afin de déconstruire les nombreux mythes qui l’entourent mais surtout de mieux comprendre son fonctionnement interne.
MEE : Quelle a été la réception de votre livre en Algérie ?
AS : Le livre est sorti il y a un peu plus de deux mois, c’est encore un peu tôt pour pouvoir répondre à cette question. Je peux simplement vous dire que les gens sont curieux et, surtout, le public intéressé par mon livre est très divers, cela me paraît très important.
Lors de discussions avec les lecteurs, je sens bien que l’armée et le fait qu’on puisse l’étudier et publier un ouvrage à son sujet suscitent de nombreuses interrogations.
On m’a par exemple demandé à plusieurs reprises si l’armée avait lu mon livre et donné son autorisation pour sa publication. Les gens étaient alors presque étonnés lorsque je répondais que seules mon éditrice et moi avions lu le livre et que l’armée n’avait pas eu son mot à dire.
https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/saphia-arezki-ecrire-lhistoire-de-larmee-algerienne-pour-deconstruire-ses-mythes
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